1. T. K. Kytchko, Judaïsme sans fard. Kiev. Edition de l’Académie des Sciences de la R.S.S. d’Ukraine, 1963 (bon à tirer: le 12 octobre 1963), Kytchko avait précédemment publié deux brochures: La Religion judaïque [juive], son origine et son essence (Kiev. Société Ukrainienne pour la Diffusion des Connaissances Politiques et Scientifiques, 1957); De la religion judaïque (Kiev, ibid., 1959). Voir: Les Juifs. en Europe de l’Est, no 19, janvier 1966, pp. 80-81; le texte de 1957 sera traduit en français (La Documentation Française, 1959, «Travaux et Recherches», no 1). 2. Les traductions en langues étrangères ont été réalisées en Ukraine; l’édition française mentionne Paris en tant que lieu d’édition, et se présente comme le produit d’un fictif«Centre d’Etudes franco-ukrainiennes» (sans date; 1964?). On notera. outre l’athéisme militant de l’ouvrage, son orthodoxie marxiste, marquée par l’utilisation de fragments de La question juive (1844) de Marx: «Un premier pas vers l’incorporation de l’antisémitisme dans […] la doctrine officielle» (Jacob Miller, «La doctrine soviétique et les Juifs», in Lionel Kochan [éd.], Les Juifs en Union Soviétique depuis 1917 [1970], tr. fr. M. Carrière, Paris, Calmann-Lévy, 1971, p. 70). Voir par exemple, dans l’édition française, les citations du jeune Marx (pp. 109-110: «L’argent, c’est le dieu jaloux d’Israël», etc.), et les énoncés du type: «Tout le culte judaïque – c’est la transposition en langage religieux du commerce, du marchandage» (p. 110). 3. Après Judaïsme sans fard, Kytchko publiera à Kiev Judaïsme et sionisme (Société «Znannia» de la R.S.S. d’Ukraine: existe en trad. anglaise, 1968). La publication et la large diffusion (60000 exemplaires) de cet ouvrage, comme l’attribution du diplôme d’honneur du Soviet Suprême de la R.S.S. d’Ukraine à son auteur, marquent la réhabilitation de Kytchko, dont le livre précédent avait fini par être condamné, en avril 1964, par la Commission idéologique du Comité central du P.C.U.S. (c.f. Les Juifs en Europe de l’Est. no 26, novembre 1968, p. 3, et no 27, avril 1969, p. 20). Dans ce livre destiné à «un large cercle de lecteurs», on pouvait apprendre que la religion juive est une doctrine enseignant «le vol, la trahison et la perfidie», et «une haine mortelle pour tous les autres peuples» (cf. William Korey, The Soviet Cage. Anti-Semitism in Russia, New York, The Viking Press, 1973, p. 146). Mais surtout, Kytchko montrait qu’il était le plus doué des «descendants spirituels» de l’auteur des Protocoles (W. Korey, ibid.) en assignant au judaïsme l’ultime objectif d’accomplir la promesse divine selon laquelle «le monde entier appartient aux Juifs», à travers le sionisme, créateur en Palestine d’un «pouvoir juif mondial» (W. Korey, ibid.; B. Lewis. op. cit., 1987, p. 47). Pour plus de précisions sur le contenu de ce pamphlet antijuif, voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 27. avril 1969, pp. 20-23; Jews in Eastern Europe. vol. IV. no 2, juillet 1969, pp. 25-35. Enfin, en 1972, Kytchko publiera un nouveau livre aux éditions de la Ligue de la Jeunesse communiste d’Ukraine, Le sionisme, l’ennemi de la jeunesse, où il est à la fois question de «sacrifices humains» (p. 40) et de conquête du «monde entier» (p. 148) dès lors qu’il s’agit de caractériser le judaïsme/sionisme (c.f. W. Korey, op. cit., 1973, pp. 303-304). 4. T.K. Kytchko, op. cit., 1964, p. 248. 5. Théorie de la persistance des formes du passé dans le présent, vestiges ou résidus jouant le rôle d’entraves: ici encore, l’origine de la théorie est marxienne (cf A.O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1984, pp. 27-33). 6. Avant-propos, in Kytchko, op. cit., 1964, p. 13. Sur Gr. Plotkine, voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 19, janvier 1966, p. 12. 7. Avant-propos, in Kytchko. 1964. pp. 15-16. 8. Kytchko, introduction, p. 19. 9. Avant-propos, in Kytchko, ibid., pp. 13-14. 10. Avertissement, in Kytchko, p. 12. La thèse de l’exceptionnalité négative du judaïsme est un lieu commun de la rhétorique soviétique anti-judéo-sioniste. Voir par exemple F. Maïatsky, Le judaïsme contemporain et le sionisme (1964): «Le judaïsme est la pire des religions[…]. Né de tels principes, l’Etat d’Israël ne pouvait être que le pire de tous les Etats» (cité in Jews in Eastern Europe, mai 1965, p. 16; cf Joshua Rothenberg, «La religion juive en U.R.S.S.», in L. Kochan [éd.], op. cit., 1971, p. 242; et L. Poliakov, De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, Paris, Calmann-Lévy, 1983, pp. 57-58). Allant dans le même sens, l’ouvrage de Iouri lvanov, Attention: Sionisme! (Moscou, 1969) a été massivement diffusé (75000 exemplaires); une seconde éditon augmentée a été tirée à 200000 exemplaires en 1970 (Paul Lendvai, L’Antisémitisme sans Juifs, tr. fr. J. Rovet, Paris, Fayard, 1971, pp. 13 et 20). Ivanov avait précédemment publié un article intitulé «Qu’est-ce que le sionisme?», en août 1967, reproduit dans un grand nombre de journaux soviétiques (W. Korey, op. cit., 1973, pp. 143, 344 note 3). Outre l’équation «judaïsme = sionisme = impérialisme» (voire «nazisme»), on trouve chez lvanov la dénonciation d’un complot impérialiste dirigé par «la grande bourgeoisie juive» et «l’alliance sioniste internationale» pour dominer le monde; voir notamment: Jews in Eastern Europe, juillet 1969, pp. 10-25; P. Lendvai, op. cit., 1971. pp. 13 sq.; Zev Katz, «Après la guerre de 1967», in L. Kochan, op. cit., 1971, pp. 436-437; Earl Raab,«Attitudes Toward Israel and Attitudes Toward Jews: The Relationship», in Michael Curtis (ed.), Antisemitism in the Contemporary World, Boulder et Londres, Westview Press, 1986. p. 293 (l’auteur insiste sur la reformulation d’un antisémitisme politique autour de la stigmatisation d’Israël). Pour d’autres exemples, voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 26, novembre 1968, pp. 19-28. 11. Avant-propos, in Kytchko, op. cit., 1964, p. 14. 12. Ibid.. p. 14. 13. Ibid.. pp. 14-15. 14. Ibid., p. 16. 15. Kytchko, op. cit., 1964, introduction, pp. 20-22. La dénonciation du Talmud comme «poison» pour les esprits est un lieu commun dans la littérature antijudaïque officielle de l’époque; voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 20, septembre 1966, p. 11 (sur la brochure Qu’est-ce que le Talmud? de Belensky). 16. Kytchko, op. cit., 1964, ch. 1, pp. 30-31. Les écrits de A. Osipov, en 1965, sur la conquête du monde par les Juifs au moyen de carnages et de génocides sont plus explicites et plus violents; voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 20, septembre 1966, pp.31-32. 17. Kytchko, ibid., p. 33. 18. Kytchko, ibid., ch. 7, pp. 180-181. On retrouve le thème du Juif «ennemi de tous les peuples»: le sionisme est «l’ennemi du peuple dans tous les pays» (La construction du communisme et la liquidation des vestiges de la religion, Institut des Sciences athées de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S., Ed. Naouka, 1966; cité in Les Juifs en Europe de l’Est, no 20, septembre 1966, p. 31). 19. Kytchko, op. cit., ch. 8, pp. 191-193. 20. Ibid., p. 193-196. Au «chauvinisme» et à l’«impérialisme». au «fascisme» et au «gangstérisme» (lvanov assimilait, en août 1967, le sionisme à la mafia; cf W. Korey, op. cit., 1973, p. 143), s’ajouteront progressivement, dans la propagande «antisioniste» soviétique des années 1970, le «racisme» et surtout l’accusation d’un «génocide de fait vis-à-vis des Arabes» (Lionel Dadiani, «Le sionisme, idéologie et pratique de la discrimination raciale», in Problèmes du monde contemporain – Le sionisme hier et aujourd’hui, Moscou, Académie des Sciences de l’U.R.S.S., 1976, [pp. 5-14], p. 5). On peut observer une«nazification» progressive du «judaïsme» et du«sionisme» dans le discours communiste; voir l’amendement proposé par l’Union Soviétique, le 14 octobre 1965, à la Troisième Commission des Nations Unies (Les Juifs en Europe de l’Est, no 19, janvier 1966, pp. 5 sq.). 21. Kytchko, op. cit., 1964, p. 198. 22.  Ibid., p. 199. 23.  Ibid., p. 201. 24. Ibid. 25. Ibid., pp. 199-200. On voit qu’il n’est pas question, dans les années 1960, de nier le chiffre des «six millions de Juifs» exterminés. Les attaques contre le «Joint», érigé en type des «organisations juives internationales», est un lieu commun de la mythologie antisioniste soviétique (voir le traitement de l’Alliance israélite universelle par E. Drumont, puis par les propagateurs des Protocoles); or, le «Joint» est l’abréviation de I’«American Jewish Joint Distribution Committee», association philanthropique créée en novembre 1914 pour venir en aide aux victimes juives de la Première Guerre mondiale (P. Lendvai, 1971, p. 14; L. Poliakov, 1983, p. 43). Le mythe conspirationniste s’empare de toute réalité prosaïque pour en faire du fantastique inquiétant… 26. Kytchko, op. cit., 1964, pp. 211, 212, 220. 27. Ibid., pp. 210-211. On voit que non seulement Kytchko ne distingue pas entre antijudaïsme et antisémitisme, mais qu’il confond l’un et l’autre avec l’antisionisme: «La vie a tourné en dérision les affirmations creuses des judaïstes-sionistes» (Kytchko, p. 172; je souligne). Sur ce type d’amalgame polémique chez Kytchko, voir: S. Levenberg, «Les Juifs d’U.R.S.S.: problèmes et perspectives», in L. Kochan, op. cit., 1971, p. 63; W. Korey, «La situation juridique des Juifs soviétiques: Etude historique», in ibid., p. 137. Parmi les textes précurseurs du livre de Kytchko, on mentionnera l’article de Panas Efremenko, «Les Prêtres du Dieu Jehovah», paru dans le journal ukrainien Prikarpatska Pravda, le 24 septembre 1958: l’auteur agrémente sa dénonciation d’un prétendu impératif judaïque de domination de comparaisons et d’analogies zoomorphes (Juifs et punaises); «Les punaises sont des créatures odieuses et répugnantes. Elles croissent dans des recoins sombres, sales, négligés. […] Elles sucent le sang et se nourrissent de toute espèce d’ordure» (cité in Les Juifs en Europe de l’Est, no 19, janvier 1966, p. 78). Dans la littérature «antisioniste» officielle, les «punaises» — métaphore du crime rituel — se transformeront en «pieuvre» – métaphore de la domination et du complot —; voir V. Maevski, «Les tentacules de la pieuvre», La Pravda, 15 mai 1970 (cité in tome Il). Dans le même style, on relèvera les brochures de Evguéni Evséev («candidat ès sciences historiques»): Sionisme, idéologie et politique, et le Fascisme sous l’étoile bleue (75000 exemplaires publiés par le Comité central de la Ligue de la Jeunesse communiste), l’une et l’autre parues en 1971 (W. Korey, 1973, p. 303; L. Poliakov, op. cit., 1983, pp. 67-68); voir aussi: E. Evséev, «Le fascisme sous l’étoile de David», Komsomolskaïa Pravda, 16 et 17 mai 1970. Ces textes sont plus proches encore de la thématique des Protocoles: les Juifs sont partout et omnipotents (voir P. Lendvai, op. cit., 1971. pp. 24-25). C’est également la dénonciation de la «ploutocratie» juive internationale qu’on trouve dans les divers pamphlets d’un Lev Korneev (voir Earl Raab. art. cit., in M. Curtis [éd.], 1986, pp. 292-293). Sur la reformulation soviétique du complot juif mondial, voir surtout: P. Lendvai, 1971, pp. 12sq; W. Korey, op. cit., 1973, pp. 146 sq. (à partir du tournant de 1968); Zvi Gitelman, «Soviet Antisemitism and its Perception by Soviet Jews», in M. Curtis [éd.], 1986, pp. 185 sq. Pour une vue très synthétique: Paul Giniewski, «La Perestroïka, Israël et les Juifs». Politique internationale, no 46, hiver 1989-1990, pp. 135-153; et aussi l’étude de Shmuel Ettinger, magistrale mise au point: «Le caractère de l’antisémitisme contemporain», Dispersion et Unité, no 14, 1975, [pp. 141-157], pp. 153 sq. (sur la continuité entre antisémitisme traditionnel et antisionisme radical). 28. Kytchko, op. cit., 1964, p. 212. Après la guerre des Six jours, la propagande «soviétique lancera une campagne sur le thème des «atrocités» israéliennes, semblables à celles des nazis», donc relevant du «crime contre l’humanité» ou du «génocide» (cf.. Les Juifs en Europe de l’Est, no 23, février 1968, pp. 93-101). 29. Ibid., pp. 212-213. 30. Ibid., pp. 217, 220. 31. La stigmatisation proprement antisémite du Juif en tant que Juif peut fort bien comporter certaines conditions restrictives, telle la distinction entre les «Juifs bien nés» et les autres (Action française), les «Juifs convenables» et les autres (A. Hitler, 1930), ou le «Juif international» et les juifs innocents (Henry Ford, 1920). Voir par exemple: L. Poliakov, op. cit., t. IV, 1977, pp. 277-278 (Theodor Fritsch, quant à lui, récusait la distinction fordienne entre «bons» et «mauvais» Juifs); Pierre Sorlin, L’antisémitisme allemand, Paris, Flammarion, 1969 (pour les déclarations d’Hitler en 1930).

Du judaïsme au sionisme:
la démonologie communiste

Pierre André Taguieff

Les Protocoles des Sages de Sion, tome I, 1992

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Préambule (par PHDN)

Certaines modalités de l’expression des critiques portées contre Israël et le sionisme consistent à comparer, associer, assimiler, à des degrés divers, le sionisme et le fascime ou le nazisme. Ce type de discours a été inventé par l’Union Soviétique au début des années 1960 et a constitué dès le départ non pas une critique légitime, mais un discours antisémite élaboré sur des fictions mensongères, sinon délirantes et ordurières, reprenant tous les poncifs des littératures antisémites tant de tradition chrétienne que laïque, voire nazie, tout en y mêlant le jargon marxiste stalino-soviétique censé justifier ces torrents d’inepties haineuses anti-juives.

Ce sont des dizaines d’ouvrages et des centaines d’articles qui paraissent jusque dans les années 1980, dénonçant sionisme et Judaïsme selon des modalités grossièrement antisémites, voire proprement — et paradoxalement ici —, nazies. Un des moments charnières où l’antisémitisme communiste s’est éloigné des dénonciations des «cosmopolites» pour se concentrer sur celles d’un «sionisme» démonisé en avatar du nazisme est la parution en 1963 du pamphlet antisémite de Trofim Kytchko, Le Judaïsme sans Fard. Le rôle joué par le sionisme dans l’antisémitime soviétique n’est pas une inovation. Dès 1953, la principale accusation portée lors du procès Slánský était celle du «complot sioniste». Toutefois, le pamphlet de Kytchko marque une rupture par son insistance sur la collusion/proximité entre sionisme et nazisme, même s’il demeure fidèle, sous une forme «antisioniste», aux thématiques des Protocoles des Sages de Sion. L’argument central de l’accusation demeure toutefois que le sionisme serait le valet et l’instrument de l’impérialisme et du capitalisme. Ce n’est qu’après 1967 que la propagande antisémite inversera le rapport de sujétion et que le mal absolu sera incarné par le sionisme, désormais véritable maître de l’impérialisme. Les différents aspects de cette première étape de la diabolisation antisémite du sionisme effectuée par la rhétorique soviétique sont ici finement analysées par le politologue et historien Pierre-André Taguieff, dans un texte tiré de son ouvrage consacré aux Protocoles paru en 1992 (premier tome réédité, révisé, en 2004)

couverture de l’édition originale du Judaïsme sans Fard (1963)
couverture de l'édition originale du Judaisme sans Fard (1963)

Les régimes communistes européens tenteront parfois de donner une couleur plus sérieuse, plus savante à ces discours. Banalisés et aseptisés sur la forme (mais pas sur le fond), largement adoptés à l’Ouest au point de se transformer en doxa bien-pensante, ils n’en demeurent pas moins l’expression perverse d’une propagande mensongère qui n’a rien à voir avec la réalité historique et porte en elle la même virulence antisémite que ses premières manifestations, données à voir ici. On reconnaît bien cependant l’écho de ces manifestations dans certaines critiques contemporaines portées contre Israel, par des polémistes qui n’aspirent in fine qu’à sa disparition. Nous avons ajouté au texte de Pierre-André Taguieff plusieurs reproductions, effectuées par nos soins dans l’édition française du pamphlet de Kytchko, de quelques unes des illustrations antisémites qui l’accompagnaient.


A L’EST, RIEN DE NOUVEAU: MASQUES ET VISAGES DES PROTOCOLES

La carrière des Protocoles, dans les pays de l’Est, ne s’est pas interrompue après la défaite des armées «blanches», qui avaient massivement exploité le document à des fins de propagande, et installé durablement dans l’opinion occidentale le stéréotype du «judéo-bolchevisme». L’antisémitisme stalinien, tel qu’il a commencé à se manifester clairement dans les années trente, apparaît à bien des égards comme une variante euphémisée de la vision conspirationniste issue des Protocoles: on y retrouve, surtout à partir de 1948, la conviction que des Juifs («sionistes», «cosmopolites sans racines») complotent contre le «peuple soviétique» et son guide suprême, aidés en cela par les forces de «l’impérialisme» et de la haute finance «apatride». Le mythe de la conspiration juive mondiale, s’il demeure présent dans le discours communiste/soviétique, sous Staline et après Staline, s’adapte aux règles de formation des énoncés de la «langue de bois». Il en résulte notamment la production d’un antisémitisme paradoxal, proprement soviétique, consistant à faire de l’antisémitisme tout en dénonçant «le racisme et l’antisémitisme», selon la formule rituelle. L’invocation de la position antiraciste — donc anti-antisémite — joue le double rôle de condition d’acceptabilité des attaques contre les Juifs (désignés par des substituts lexicaux: les sionistes», ou l’insistance sur les patronymes «juifs») et de masque de la vision antijuive du monde qu’elles présupposent (les Juifs traîtres, hypocrites, dominateurs, etc.). Ce paradoxe est constitutif de l’antisémitisme symbolique contemporain: on produit et l’on reproduit des stéréotypes antijuifs tout en «condamnant fermement» l’antisémitisme (1re figure de la judéophobie paradoxale), ou en condamnant à la fois le sionisme et l’antisémitisme (2e figure, comportant l’assimilation du sionisme à un «-isme» démonisé). Quelles que soient les métamorphoses et les contextualisations du mythe, celui-ci apparaît toujours sous la forme d’un «complot sioniste» lié aux «forces réactionnaires», à «l’impérialisme » ou au «chauvinisme ». De nombreux pamphlets officiels ou semi-officiels, publiés dans les années 1960 et 1970, illustrent cette métamorphose «antisioniste» de la fable du «complot juif mondial». Celui de Trofim Korneevytch Kytchko, Judaïsme sans fard (1963)1, est l’un des plus typiques, sous son habillage universitaire et son orthodoxie communiste affichée. La récusation du judaïsme et du sionisme y est totale, mais c’est surtout par l’usage et la réactivation des stéréotypes antijuifs traditionnels que s’opère la stigmatisation maximale du Juif comme catégorie essentialisée (malgré certaines précautions rhétoriques). L’appel au mépris et l’incitation à la haine ne perdent nullement leur virulence, d’être portés et suscités par la suggestion, l’insinuation, l’usage des connotations et les jeux du sous-entendu.

On retrouve jusque chez les antisémites sans fard de «Pamiat» certains procédés de masquage et de brouillage ritualisés par l’antisémitisme symbolique de type stalinien (dénonciation du «sionisme»). La rhétorique antijuive des traditio-nationalistes russes contemporains — dont le mouvement «Pamiat» fournit un échantillon non dénué d’équivoques — se distingue cependant de l’antisémitisme stalinien par trois caractéristiques: d’abord, l’appel à défendre le patrimoine culturel de type religieux, impliquant un respect absolu pour la religion nationale russe, l’orthodoxie (alors que l’antisémitisme stalinien impliquait un athéisme militant); ensuite, la référence expresse au texte des Protocoles, en tant que preuve de l’existence d’un «complot sioniste» ou «sionisto-maçonnique» visant la domination du monde à travers la destruction de la Russie; enfin, la dénonciation du caractère «juif» ou «sioniste» de la Révolution bolchevique (chez certains leaders au moins). Il reste que le noyau dur du mythe, l’idée d’un complot juif ou judéo-maçonnique, se retrouve en tout ou en partie, en personne (citation des Protocoles) ou en miettes, à l’état pur ou mélangé (avec l’«anti-impérialisme», par exemple), dans les deux types de textes que nous considérerons, le communiste et l’anticommuniste.

Du judaïsme au sionisme: la démonologie communiste

Imprimé à la fin de 1963 et diffusé à 12000 exemplaires au début de 1964 en langue ukrainienne, le pamphlet antijuif/antisioniste de T.K. Kytchko, Judaïsme sans fard, est représentatif de la littérature soviétique de propagande expressément dirigée contre«le sionisme» à travers une critique «matérialiste» de la religion judaïque. Ce document permet donc d’illustrer le discours «antisioniste» d’Etat tel qu’il se présentait avant la Guerre des Six Jours (juin 1967). Les autorités soviétiques ont à l’évidence favorisé la diffusion massive de ce pamphlet, présenté comme une étude «scientifique» rédigée par un expert, en ce qu’il a immédiatement été traduit en plusieurs langues, dont l’anglais et le français2. Nous suivrons la traduction française, dont la première page de couverture comporte les indications suivantes: «Cercle d’études franco-ukrainiennes, Etudes et documents, no 1, “Judaïsme sans fard” de T.K. Kytchko, texte intégral, traduit de l’ukrainien, préface de l’éditeur, Paris.» D’autres précisions sont fournies, apparemment incompatibles avec les précédentes: l’ouvrage aurait été composé à l’«imprimerie de l’Edition de l’Académie des Sciences de la R.S.S. d’Ukraine», et publié à Kiev3. Il s’agit bien d’un texte officiel, qui rassemble la plupart des stéréotypes antijuifs exploités par les innombrables articles de presse consacrés, dans les pays communistes d’Europe de l’Est, à la dénonciation du «sionisme», assimilé au «judaïsme». La simple lecture de la table des matières donne une idée du ton et du style propres à cette littérature pamphlétaire déguisée (en «étude scientifique»):

Dans l’avant-propos signé par A. Vvedenskyi («docteur ès sciences historiques») et Gr. Plotkine («écrivain»), le cadre idéologique du livre est défini par l’impératif de lutte contre «l’obscurantisme religieux», instrument des forces «réactionnaires». La dénonciation du fait religieux se légitime «scientifiquement» par le classique recours à la théorie des «survivances»5, impliquant une conception évolutionniste du «progrès» vers le communisme et l’athéisme:

«Avançant à pas de géants vers les hauteurs lumineuses du communisme, nous ne pouvons pas nous montrer conciliants vis-à-vis des survivances du passé qui subsistent encore dans la conscience de certains hommes. Le nouveau programme du Parti communiste de l’Union Soviétique souligne particulièrement la nécessité de mener systématiquement une propagande athéiste scientifique et d’expliquer avec patience le manque de fondement des croyances religieuses qui ont germé, dans le passé, sous l’effet de la domination des hommes par les forces élémentaires de la nature et de l’oppression sociale, et en raison de l’ignorance des vraies causes des phénomènes naturels et sociaux»6.

Bref, s’il faut lutter contre les religions, c’est pour défendre le progrès contre les gardiens de «l’arriération humaine»:

«Les religieux du monde entier retrouvent en général un langage commun malgré les dogmes contradictoires de leurs religions: c’est le langage de la haine pour le progrès humain, pour tout ce qui est clair et d’avant-garde. Sur cette base se retrouvent le prêtre catholique, le mufti, le rabbin et le pope»7.

Le contenu de la propagande d’Etat en faveur de l’athéisme est brièvement exposé dans l’introduction rédigée par Kytchko:

«L’histoire de la société ne connaît pas un seul cas où la religion ait soutenu une initiative progressiste ou une découverte scientifique. Non, on ne peut attendre cela de la religion! De tout temps, et auprès de tous les peuples, la religion s’est présentée, depuis son apparition jusqu’à nos jours, comme une force réactionnaire, dirigée contre la lumière, et l’esprit. Elle condamne les croyants à la passivité, les obnubile, obscurcit leur conscience et désarme leur volonté de lutter pour une vie meilleure. Sous le capitalisme, les préjugés religieux empêchent les travailleurs de prendre clairement conscience de leurs intérêts de classe, de la nécessité de lutter contre les oppresseurs et contre l’injustice. De notre temps, un homme croyant ne peut devenir un bâtisseur du communisme de grande valeur. C’est pourquoi, c’est un devoir pour toute la société soviétique de mener une lutte irréductible contre tous les préjugés religieux»8.

On reconnaît dans ces propos les clichés de la vulgate marxiste-léniniste visant le phénomène religieux en général, au nom du «matérialisme» et de la «science». C’est dans cet océan de lieux communs et de stéréotypes antireligieux que va se distinguer le cas du judaïsme. La critique des religions en général n’est qu’une tactique de mise en acceptabilité de la dénonciation criminalisante du judaïsme. Car si toutes les religions sont «obscurantistes», il en est certaines qui le sont plus que d’autres. Le judaïsme fait partie de ces religions particulièrement réactionnaires et «trompeuses». Cette spécificité négative du judaïsme, renforcée ou plutôt aggravée par l’existence d’Israël, est ainsi caractérisée dans l’avant-propos:

«Parmi les religions qui obscurcissent la conscience des travailleurs, le judaïsme occupe une place qui n’est pas la dernière. Comme en témoigne l’histoire, il a toujours été au service des intérêts des classes possédantes et utilisé par elles pour détourner les classes juives pauvres de la lutte contre l’injustice sociale. Mais le judaïsme a acquis une teinte particulièrement réactionnaire ces derniers temps, depuis qu’il a été proclamé religion d’Etat de l’Etat d’Israël. Induits en erreur par les promesses des propagandistes bourgeois, des hommes de 74 pays sont venus s’établir en Israël. Bien qu’ils soient tous d’origine juive, ils n’ont rien en commun en dehors des croyances judaïques; ils parlent les langues des peuples parmi lesquels ils ont vécu et dont ils ont assimilé la culture; ils ont des coutumes et des goûts différents. Pour cette raison, le gouvernement d’Israël favorise, plus que n’importe quel autre, l’épanouissement de l’obscurantisme religieux avec l’espoir qu’il contribuera à fondre en “une seule nation” les groupes d’immigrants les plus divers»9.

Cette dénonciation du caractère instrumental du judaïsme en Israël ne constitue pas le noyau de l’antisionisme communiste. Celui-ci postule l’assimilation entre judaïsme et sionisme, afin de pouvoir dénoncer l’alliance internationale de toutes les forces «obscurantistes» et «réactionnaires» dans le cadre de la vision d’un complot «impérialiste» contre les «forces de progrès». C’est dans cette offensive «impérialiste» mondiale que le judaïsme/sionisme remplit une fonction essentielle. Il s’agit donc de le caractériser dans sa différence négative, laquelle le conduit naturellement dans le camp des pires exploiteurs et exterminateurs. La brève présentation inaugurale du livre de Kytchko est centrée sur cette stigmatisation singularisante du judaïsme:

«L’auteur de ce livre dévoile au lecteur le sens véritable de la religion judaïque (judaïsme) – celle qui, parmi les antiques religions du monde entier, a absorbé et condensé tout ce qu’il y a de plus réactionnaire et de plus antihumain dans le contenu des religions modernes. Dans cet ouvrage sont cités de nombreux exemples de la façon dont les Juifs honnêtes rompent irrévocablement avec la Thora et le Talmud, ayant compris que ces livres ne sont pas autre chose qu’un moyen de tromper sournoisement les croyants. Ce livre est destiné à de vastes couches de lecteurs»10.

Bref le judaïsme est la pire des religions. Mais le danger qu’il représente pour le «progrès humain» vient surtout de son indistinction d’avec le «chauvinisme» de l’Etat d’Israël, fondé sur l’exploitation de classe:

«Le judaïsme non seulement se confond intimement avec le sionisme, mais sert aussi de carte-maîtresse dans les louches intrigues des politiciens bourgeois d’Israël qui tendent à faire rentrer dans leur jeu le plus grand nombre possible d’hommes simples: de toute évidence, le nouvel Etat capitaliste a besoin d’une main-d’œuvre bon marché et de soldats pour la réalisation de ses plans d’agressions militaires. Le sionisme, mouvement nationaliste bourgeois juif, créé à la fin du siècle dernier, continue à jouer, aujourd’hui encore, son rôle réactionnaire, néfaste dans la vie du peuple juif. Le premier à formuler les bases idéologiques du sionisme fut son leader, ancien feuilletonniste d’un journal viennois, Theodor Herzl, connu pour sa servilité à l’égard des gouvernements réactionnaires de différents Etats»11.

Les auteurs de l’avant-propos continuent en recourant à l’interprétation standard du nationalisme juif en tant que mode de diversion ou de détournement, lieu commun de la rhétorique communiste:

«Herzl a consacré ses forces à détourner le peuple juif de la lutte des classes, à aiguiser les sentiments nationalistes et à semer l’hostilité entre les travailleurs juifs et les prolétaires des autres nationalités. Les sionistes affirment qu’entre Juifs il ne peut y avoir de luttes de classes, parce qu’ils sont tous égaux et frères devant Dieu. En invitant les Juifs de pays différents “à retourner à la Terre Promise”, le gouvernement d’Israël leur promet des conditions de vie paradisiaques et spécialement l’égalité absolue devant la loi, indépendamment de la condition sociale»12.

Dès 1963-1964, surgit la double mise en équivalence: «sionisme = racisme», et «sionisme = fascisme/nazisme», mais seulement à titre d’arguments criminalisants d’appoint. On lit par exemple dans l’avant-propos:

«En réalité, non seulement les couches pauvres du peuple juif sont exploitées par la bourgeoisie de la façon la plus féroce, mais en outre, tous les Juifs sont divisés, selon la théorie raciste modifiée répandue en Israël, en plusieurs catégories: les “vrais Juifs”, c’est-à-dire ceux qui sont nés en Palestine ou qui y sont depuis plusieurs dizaines d’années; les “Juifs authentiques” de type ibérique, les “Juifs inférieurs” de l’Europe de l’Est et les soi-disant “Juifs noirs” originaires d’Asie et d’Afrique. En stigmatisant avec indignation les antisémites de toutes les couleurs et en soulignant “l’éveil de la conscience héroïque parmi les prolétaires juifs”, le grand Lénine a condamné, en même temps, avec vigueur, les efforts faits par les sionistes et les “bundistes” pour séparer les travailleurs juifs du mouvement prolétarien général et pour les tromper avec les mots d’ordre nationalistes. La vie elle-même a justifié les sages prévisions de Lénine. Les documents du procès sensationnel du super-bandit hitlérien Adolphe Eichmann ont appris au monde qu’un grand nombre de dirigeants sionistes, par ailleurs zélés propagateurs du judaïsme, avaient été en contact direct avec la Gestapo. Ce n’est pas par hasard qu’Eichmann a déclaré pendant la guerre à deux d’entre eux – Richard Lowenhertz et Reche Kastner – “si je n’étais pas Allemand, mais Juif, je serais alors le sioniste le plus fanatique qu’on puisse imaginer”… Peut-on établir plus clairement la similitude des conceptions des bourgeois nationalistes et des fascistes?»13.

Kytchko est présenté comme un expert particulièrement qualifié pour dénoncer l’imposture et la menace incarnées par le judaïsme et le sionisme:

«Le livre de T.K. Kytchko, Judaïsme sans fard, est peut-être le premier ouvrage foncièrement athée publié en Ukraine; il dénonce sous tous ses aspects l’essence réactionnaire de l’idéologie judaïque actuelle. T.K. Kytchko est connu dans notre société non seulement en tant que propagandiste de l’athéisme hautement qualifié, mais aussi en tant qu’auteur d’une série de travaux sur le judaïsme. Deux de ses livres La religion judaïque, son origine et son essence (1957), et De la religion judaïque (1959), qui ont été édités par l’Association pour la propagation des connaissances politiques et scientifiques en République S.S. d’Ukraine, sont bien connus non seulement dans notre pays, mais aussi au-delà des frontières, et, notamment, en Israël. Dans le Judaïsme sans fard, l’auteur montre, en s’appuyant sur l’analyse de nombreux faits et documents, le caractère réactionnaire de la théologie judaïque et son hostilité à l’égard des transformations socialistes dans notre pays. […] En dénonçant l’essence réactionnaire de la religion judaïque, l’auteur démontre l’action antisoviétique et contre-révolutionnaire du clergé dans le passé. L’action contraire aux intérêts du peuple menée par le clergé judaïque n’a pas cessé avec la grande victoire d’Octobre. Les serviteurs du judaïsme ainsi que ceux des autres religions, ont continué à former un camp uni avec les régions des classes exploitantes déchues et les milieux dirigeants des pays bourgeois»14.

L’amalgame judaïsme/sionisme permet à la fois de dénoncer l’obscurantisme religieux en général, le caractère réactionnaire de «l’Etat agressif bourgeois-nationaliste d’Israël» et son rôle comme «défenseur de l’impérialisme». Et partant, de souligner la spécificité négative du judaïsme, partie prenante dans le complot impérialiste contre les «forces de progrès». Dans son introduction, Kytchko affirme ainsi, enfilant clichés et lieux communs du jargon de bois:

«Comme toutes les religions en général, le judaïsme n’a toujours servi qu’aux riches et aux exploiteurs et il a été utilisé par eux en tant qu’arme d’oppression spirituelle des travailleurs. […] La religion judaïque, en principe, ne se distingue en rien des autres religions. Comme toutes les autres croyances, elle est une représentation aussi déformée et inexacte de la réalité environnante, que peut être une idéologie étrangère et hostile [sic], anti-scientifique et réactionnaire. Malheureusement, parmi certains Juifs de notre pays, il en est qui considèrent le judaïsme comme faisant inévitablement partie du caractère national juif. On rencontre encore des manifestations du nationalisme bourgeois juif sioniste dont les racines plongent dans le judaïsme. Depuis la création de l’Etat d’Israël bourgeois-sioniste, où le judaïsme est devenu non seulement religion d’Etat, mais aussi idéologie officielle des sionistes en Israël, le problème du judaïsme touche non seulement les domaines philosophiques et historiques mais aussi l’économie et la politique. Comme le remarque le Programme du Parti communiste de l’U.R.S.S., à notre époque, à côté du chauvinisme et du racisme, “c’est le cléricalisme qui acquiert une importance de plus en plus grande dans l’arsenal politique et idéologique de l’impérialisme” et qui, d’accord avec les monopoles et le capital financier, ne se borne plus à la propagande religieuse. En créant des partis politiques, des syndicats, des organisations de jeunes, etc., la réaction cléricale tend à influencer la conscience des hommes. Le judaïsme, qui est aujourd’hui la religion officielle de l’Etat agressif bourgeois-nationaliste d’Israël, ne se laisse pas distancer sous ce rapport. Il joue un rôle profondément réactionnaire, antipopulaire et il est exploité par la bourgeoisie juive des pays capitalistes en tant que moyen de tromper et d’opprimer spirituellement les travailleurs juifs. […] En contrepartie de ces tendances, le lecteur trouvera dans notre livre des informations exactes sur l’origine des Juifs, sur la Thora, sur le Talmud, sur la religion juive, et son attitude à l’égard de la science, de la femme et de la jeunesse. Il apprendra beaucoup de choses sur les finesses de la perfide morale juive, sur l’essence de certaines fêtes et de certains rites juifs et sur leurs effets nocifs quant aux croyants eux-mêmes et à notre société. Dans la partie terminale du livre, il est question des moyens de vaincre les survivances du judaïsme parmi les Juifs de notre pays»15.

Caricature usant d’un poncif purement antisémite, le Juif comme escroc
caricature antisémite escrocs des synagogues

Le pamphlet officiel de Kytchko ne se contente pas de présenter, sous la forme d’une synthèse, les principaux motifs de la dénonciation du judaïsme et du sionisme. Il expose, à l’occasion d’un rappel «historique», les vieilles accusations antijuives que Le Juif du Talmud de Rohling ou les Protocoles ont déjà contribué à diffuser au-delà même des frontières de l’Occident. Les accusations oscillent entre deux pôles: d’une part, le pôle de la cruauté juive, la barbarie sanguinaire des Juifs se manifestant clairement dans les «exterminations» décrites par la Bible; d’autre part, le pôle de la volonté de domination, où l’on stigmatise la propension juive à conquérir et mettre en esclavage les autres peuples pour les exploiter. Donnons quelques échantillons de ce discours accusatoire, qui se présente comme une simple exposition «d’informations exactes»:

«Après avoir fait irruption dans le Chanaan, les barbares juifs exterminèrent sans pitié la population locale et en pillèrent les biens, quoique les tribus de Chanaan ne leur aient opposé aucune résistance. Le pays fut alors divisé en 31 royaumes. Chaque roitelet gouvernait une seule ville et les champs et pâturages environnants. Il n’y avait pas de liens durables entre ces royaumes ou leurs tribus, qui n’eurent pas l’idée d’organiser en commun leurs forces contre l’ennemi commun. Avec une facilité particulière, les conquérants s’emparaient des villages des campagnes dont les habitants fuyaient en proie à la panique, parce qu’ils étaient menacés d’extermination ou d’esclavage. Les villes chanaanéennes opposèrent une certaine résistance, ce qui valut à certaines d’entre elles de subsister assez longtemps, entourées par les envahisseurs. A cette époque, les habitants de la Palestine avaient déjà appris à construire des réservoirs en pierre, revêtus à l’intérieur de ciment calcaire. Cela rendait possible la collecte et la conservation des eaux de pluie pour les besoins d’habitation et d’irrigation. C’est bien dans ce pays que les Juifs se sont installés très rapidement. Et c’est de là qu’ils ont progressivement étendu leur domination sur les vallées, en s’emparant en fin de compte des villes chanaanéennes qui résistaient encore. […] Ayant conquis par les armes les terres des Chanaanéens, les Israélites envahisseurs firent des anciens propriétaires de ces terres leurs esclaves et les ont forcés à travailler pour eux. A d’autres Chanaanéens, qui s’étaient soumis volontairement, les tribus israéliennes [sic] laissèrent leurs terres et leurs biens, mais les tinrent en état de dépendance dans tous les autres domaines en les transformant en population sans droits»16.

A travers cette narration, c’est une opération d’essentialisation négative du Juif qui se réalise: les «barbares juifs» sont des «Israélites envahisseurs» et des «tribus israéliennes» colonisatrices; et le texte«historique» laisse entendre que les Juifs se sont toujours comportés en conquérants et esclavagistes, de telle sorte que le lecteur peut en inférer que, du traitement des «Chanaanéens» à celui des Palestiniens d’aujourd’hui, il y a continuité et permanence. Mais l’essentialisme ne s’arrête pas à la construction d’un type juif «éternel», dominateur et cruel; il permet tout autant de donner une nouvelle vie, sous couvert d’une «explication» matérialiste, au stéréotype du Juif à la fois inapte à l’invention et très apte à l’imitation:

«En communiquant avec les peuples voisins, Phéniciens, Philistins et Egyptiens, les Juifs apprirent certains métiers: fabrication des armes (Kharach), construction de fortifications et d’immeubles (meher). En faisant fondre les métaux, ils fabriquaient des objets décoratifs divers. Mais, en tant qu’oppresseur, l’Etat juif ne pouvait pas encourager sa population à une participation plus active au travail de production. C’est pourquoi, il n’est pas étonnant que ce peuple n’ait rien créé de remarquable dans le domaine de l’industrie, de même que dans le domaine de l’agriculture ou de la culture. Voilà qui dément les affirmations sans fondement des théologiens juifs et des bourgeois nationalistes israéliens sur l’histoire exceptionnelle du peuple juif, sur son rôle particulièrement important dans la culture universelle, sur le caractère “élu” de la nation juive»17.

Autre réactivation d’une accusation stéréotypée: la présentation de la circoncision «à la juive» comme preuve d’exclusivisme et de sauvagerie. Kytchko écrit ainsi:

«Les rabbins considèrent la circoncision comme un rite “d’origine juive”, mais une telle affirmation est contraire à la vérité historique. Ce rite a fait son apparition dans des temps très anciens, longtemps avant l’avènement de la religion judaïque et signifiait simplement une forme atténuée de sacrifice humain. […] Au lieu de sacrifier l’homme dans sa totalité, on décida de n’en sacrifier qu’une partie: la chair extérieure. La mutilation des organes sexuels était considérée comme un sacrifice particulièrement important. […] La religion judaïque a enrobé ce rite cruel d’un esprit réactionnaire. Elle a proclamé la circoncision comme le signe particulier de la nationalité juive, c’est-à-dire qu’elle lui a donné un caractère expressément religieux et nationaliste. Ceci peut être établi facilement à partir des textes de la Bible. Le sens profond du rite est devenu l’acquisition d’un signe d’appartenance à “son peuple”, aux Juifs, signe qui, en même temps, inculque le mépris et même la haine envers ceux qui ne l’ont pas. De plus, ce rite est accompli d’une manière sauvage»18.

La construction de l’image répulsive du Juif (comme type essentialisé), une fois achevée, l’ethnotype négatif s’avère comporter les ingrédients suivants: un peuple barbare, particulièrement cruel, exterminant sans pitié les peuples voisins, ou les colonisant et les exploitant au nom d’une prétendue supériorité conférée par une fictive «élection» (le «mythe du peuple élu» donnant à celui-ci tous les droits), un peuple de conquérants et de dominateurs, soutenu par une religion aux rituels particulièrement sauvages, espèce de conservatoire des antiques sacrifices humains, un peuple enfin inapte à l’invention, culturellement stérile, imitateur, voleur des créations d’autrui, et pour finir haineux et méprisant, rusé, fourbe, hypocrite (effets d’une morale «perfide»).

L’application de cette image répulsive du Juif à l’analyse du «sionisme» peut dès lors s’opérer avec une efficacité symbolique maximale, sous la condition de l’intégrer dans l’idéologie «anti-impérialiste» (comprenant un anti-nationalisme de principe), dont l’une des évidences premières est que le «sionisme» constitue la forme juive prise par le «nationalisme bourgeois» à la fin du XIXesiècle, lui-même héritier du «judaïsme». Dans un chapitre intitulé «La vie dément le mensonge sioniste», Kytchko récite ainsi la leçon de l’antisionisme officiel:

«Chaque religion s’est toujours accompagnée de nationalisme, étant et demeurant opposée au patriotisme, à l’internationalisme. Le judaïsme est précisément le fondement idéologique du nationalisme bourgeois juif. Le sionisme est né à la fin du XIXe siècle, parmi les bourgeois juifs des Etats-Unis, d’Angleterre, de France, d’Autriche, d’Allemagne, de Russie et d’autres pays; il est apparu comme le courant politique international des bourgeois-nationalistes. Peu après, l’esprit du nationalisme s’est imposé à toutes les couches de la population juive et s’est infiltré dans chaque détail de sa vie quotidienne et spirituelle. A cette époque, la religion juive est devenue plus particulièrement militante et nationaliste. Au temps de l’impérialisme, lorsque toutes les contradictions du capitalisme s’accentuent à l’extrême, appelant ainsi son déclin inévitable, la bourgeoisie a plus spécialement besoin de la religion pour renforcer son pouvoir. A l’intérieur du pays, en essayant à tout prix de sauvegarder et renforcer le régime capitaliste, la bourgeoisie fait appel à la superstition en tant que moyen ayant fait ses preuves pour s’attacher la soumission des masses, en tant que méthode pour détourner l’attention des masses de la lutte révolutionnaire. Les exploiteurs et leurs idéologues comprennent bien qu’il sera plus facile de venir à bout des croyants, ceux-ci ayant été élevés dans un esprit de soumission et dans la condition d’esclaves. La foi aveugle dans “l’écriture sainte” et dans les prescriptions “divines” de la Bible, enchaînent la volonté de l’homme, obnubilent sa conscience, détournent et neutralisent sa volonté de lutter activement pour une vie meilleure sur la terre. La hiérarchie ecclésiastique des pays capitalistes exploite à fond la religion afin de sauvegarder ses empires coloniaux, [d’]opprimer les peuples, [de] justifier l’agression des Etats impérialistes en général et, plus particulièrement, lorsqu’il s’agit du Proche-Orient. C’est le destin de chaque religion, et le rôle social joué par le judaïsme et le sionisme contemporains est d’être une idéologie réactionnaire, nationaliste, transie de mystique et dirigée contre les tâches révolutionnaires et internationales du prolétariat. On ne peut comprendre les raisons de la naissance et de l’extension du sionisme qu’en analysant les conditions historiques réelles dans lesquelles se sont trouvés les Juifs dans la deuxième diaspora. En s’établissant principalement dans les villes, ils sont devenus la plupart du temps des intermédiaires entre la ville et la campagne, dont les relations étaient encore peu développées à l’époque. A l’époque féodale, groupés en communautés- kahals isolées les unes des autres, les Juifs dépendaient totalement de leurs supérieurs religieux, les rabbins, qui ont toujours servi les gens riches, s’alliant à ces derniers pour opprimer la masse pauvre de leur coreligionnaires»19.

La poutre du «sionisme» utilisée contre le mur de la fraternité des travailleurs
La poutre du sionisme utilisée contre le mur de la fraternité des travailleurs

A la lumière de la théorie de la lutte des classes, la fonction réelle du sionisme se dévoile; il suffit de faire appel au modèle du «détournement» tactique, lequel ne prend tout son sens que dans le cadre de la théorie du complot impérialiste contre les travailleurs du monde entier; le «sionisme» ne serait donc lui-même qu’un mythe machiavéliquement construit pour tromper le prolétariat juif:

«A la suite du développement du capitalisme parmi les Juifs et d’autres peuples, la division des hommes en classes sociales n’a cessé de s’accroître. Une partie des Juifs est parvenue à s’infiltrer au sein de la bourgeoisie et n’opprimait pas moins ses coreligionnaires que la bourgeoisie des autres nationalités n’opprimait les travailleurs. La plupart des Juifs sont devenus des prolétaires et, par nécessité vitale, se joignirent aux travailleurs des autres nationalités pour lutter contre la classe bourgeoise. Pour détourner les Juifs travailleurs de leur participation à la lutte révolutionnaire contre la classe bourgeoise juive, ses idéologues — les sionistes — ont inventé le problème national juif, en dissimulant consciemment l’oppression nationale et politique, particulièrement forte au temps de l’impérialisme, qui touchait la plus grande partie de la population du globe. […] En jouant un double jeu, les sionistes leurraient les Juifs prolétaires […]. Suite à cette politique perfide de la bourgeoisie juive, des organisations sionistes ont vu le jour dans tous les pays du monde.[…] L’idée d’une large colonisation de la terre “terre sainte” par les Juifs, naquit, à l’époque, chez l’agresseur anglais Sir Lawrence Olifant. Elle ne fut pas la conséquence d’un sentiment de compassion envers le peuple juif mais avait pour but de renforcer la position des envahisseurs anglais au Proche-Orient […]. Le sionisme est apparu dans l’arène politique comme un ennemi irréductible du mouvement révolutionnaire ouvrier, comme une forme de l’idéologie nationaliste de la grande bourgeoisie juive qui représentait l’impérialisme et l’oppression colonialiste envers les peuples du Proche-Orient. Ainsi, le sionisme, qui a pris forme officiellement en Suisse en 1897, par la création de l’organisation mondiale sioniste, s’est rallié, dès sa naissance, aux impérialistes-colonisateurs et est devenu l’ennemi du mouvement national de libération des peuples opprimés. C’est ce que souhaitait le père idéologique du sionisme, Théodore Herzl. De pair avec les sionistes et les colonialistes impérialistes, marchaient les serviteurs du judaïsme»20.

L’amalgame polémique aujourd’hui standardisé, dans la dénonciation de l’«américano-sionisme», est l’une des évidences centrales, apparaissant sous diverses formulations, de la vision antijudaïque/antisioniste de ce pamphlet communiste:

«Actuellement, dans tous les pays capitalistes, rabbins et sionistes marchent vers le même but qui est de renforcer l’Etat d’Israël, centre de la superstition judaïque et serre du sionisme — ce chauvinisme juif bourgeois. Autrement dit, ces frères jumeaux ont fidèlement servi la réaction dans le passé, ont exécuté et exécutent toujours les ordres des colonialistes d’outre-Atlantique et attisent, pour plaire à ces derniers, des conflits dans le Proche-Orient. L’attitude des sionistes à l’égard de la lutte révolutionnaire et des intérêts de leur propre peuple est la conséquence logique de leurs positions antipatriotiques et cosmopolitiques. Les sionistes ne considèrent pas comme patrie le pays où ils sont nés et où ils vivent et refusent les devoirs civiques envers le pays où ils vivent et qui les nourrit»21.

Les «sionistes» sont ainsi désignés comme des traîtres à toute patrie, des traîtres par essence. Le système des oppositions manichéennes est fort simple: nationalisme (chauvinisme) versus patriotisme = cosmopolitisme versus internationalisme. La base de réduction de ces deux oppositions mises en analogie est bien sûr l’opposition de classe: bourgeoisie versus prolétariat.

Sur la base d’une telle mythologie antisioniste, disons primaire, va s’élever une construction où le bricolage de la théorie du complot (le«complot impérialiste») s’inscrit dans une vision démonologique, élaborée à partir d’un certain nombre d’amalgames entre judaïsme, sionisme, antisémitisme, fascisme et racisme. L’antisionisme démonologique consiste ici à supposer l’existence d’une secrète alliance, d’une complicité tenue secrète, entre les «cléricaux réactionnaires judaïstes»22, les organisations sionistes, les régimes dits «fascistes» (en langue stalinienne), et en particulier le national-socialisme, les milieux antisémites et racistes. Sous la présupposition que l’antisémitisme n’existe plus depuis longtemps en U.R.S.S., qu’il n’existe donc que «l’antisémitisme fasciste»23:

«Dans sa réponse au philosophe anglais Bertrand Russell, N.S. Khrouchtchev a prouvé avec la plus claire évidence que tout le tapage provoqué par un prétendu antisémitisme qui existerait en U.R.S.S. n’était qu’une invention grossière, une diffamation malveillante des hommes soviétiques et de notre pays. En Union Soviétique, il n’y a pas et il n’y a jamais eu de politique antisémite, du fait que le caractère de notre Etat socialiste multinational exclut la possibilité d’une telle politique»24.

A une question de fait, il est ainsi répondu par une affirmation de principe.

Le dessin (noter les traits «juifs» classiques de la caricature antisémite) inventant le mensonge d’une collusion sionisme-nazisme
Le dessin (noter les traits juifs classiques de la caricature antisémite)  inventant le mensonge d'une collusion sionisme-nazisme

Donnons maintenant un échantillon de la rhétorique antisioniste maximaliste, où la démonisation du Juif va jusqu’à le «nazifier», l’identifier en tant qu’hitlérien ou agent du fascisme/nazisme:

«En outre, l’antisémitisme a causé également de grands torts aux travailleurs juifs. On connaît la politique antisémite des Etats fascistes, plus spécialement l’Allemagne, qui a anéanti six millions de Juifs. Cependant, dès l’arrivée au pouvoir des fascistes, au moment même où Hitler se manifestait violemment par ses pogromes, le rabbin principal à Berlin déclarait à la presse que “les ennemis véritables du judaïsme” sont les communistes et il voulait démontrer que le judaïsme mène une lutte ouverte contre le bolchevisme; et il ajouta que la dictature hitlérienne était “l’idéal des Juifs allemands”. Comme on l’a appris depuis, les meneurs sionistes du “Joint”, en étroite collaboration avec la banque américaine “Dillon Reed and Co”, ont joué, après la Première Guerre mondiale, un rôle capital en faveur de la renaissance du militarisme allemand et ont favorisé l’accession au pouvoir de Hitler. En récompense d’un tel service, les dirigeants fascistes de l’Allemagne sont allés jusqu’à nommer “aryen d’honneur” le banquier juif bien connu, Mendelson et ont fait largement appel aux services de la banque de cet “aryen”»25.

Dénonciation des relations commerciales entre Israel et l’Allemagne de l’Ouest nazifiée, instrumentalisant la Shoah à fins «antisionistes»
Dénonciation des relations commerciales entre Israel et l'Allemagne de l'Ouest nazifiée

Le thème de l’alliance entre le judaïsme et/ou le sionisme et «l’oligarchie financière de l’Occident» complète le tableau de la conspiration cosmopolite dirigée contre «le communisme, l’Union Soviétique et d’autres pays socialistes»26:

«Les âmes-sœurs des sionistes, des rabbins et des néo-fascistes se font mutuellement écho. […] En dehors des impérialistes des Etats-Unis, d’Angleterre et de France, les sionistes israéliens entretiennent également des relations avec les néo-fascistes de la République Fédérale Allemande, pratiquent en même temps une politique discriminatoire à l’égard de la minorité arabe de leur pays et transforment Israël en base américaine au Proche-Orient. Les synagogues et les organisations religieuses qui leur sont liées soutiennent actuellement dans les pays bourgeois la politique de la bourgeoisie, menaçant de châtiments effroyables ceux qui soutiennent les communistes, et répandent des calomnies sur l’U.R.S.S. et les démocraties populaires. […] Ceci est plus particulièrement visible en Israël, où la religion judaïque a une très forte influence et bénéficie du soutien total de l’Etat. Une importante partie du clergé israélien accorde ouvertement sa bénédiction à la politique agressive d’Israël, politique qui est en contradiction évidente avec les intérêts nationaux du peuple de ce pays. En exploitant les légendes de l’ancien Testament, les capitalistes juifs et leurs serviteurs idéologiques, — les sionistes, — alliés aux rabbins d’Israël, attisent des passions religieuses et nationales en incitant les Juifs à s’opposer aux autres peuples qui habitent la Palestine, avant tout aux Arabes. Les rabbins et les sionistes s’efforcent en même temps d’étouffer l’indignation des pauvres et des chômeurs en les exhortant à l’humilité et au repentir. Le gouvernement d’Israël invite le peuple à se soumettre à l’oligarchie financière étrangère et notamment aux impérialistes des Etats-Unis. Il faut préciser que cette alliance entre l’oligarchie financière de l’Occident et le sionisme existe déjà depuis quelques dizaines d’années. Comme on le sait, les monopolistes anglais et américains ont réussi à soumettre le sionisme dès sa naissance lorsque celui-ci ne rêvait encore que de la création d’un Etat juif bourgeois»27.

Le «sionisme» est ainsi dénoncé comme une forme de colonialisme, et Israël décrypté comme une pièce maîtresse du dispositif impérialiste:

«Les banquiers américains, tout comme leurs partenaires anglais; allemands et français, considéraient le sionisme comme une affaire coloniale ayant ses avantages.[…] Aujourd’hui, Israël avec le sionisme et le judaïsme est considéré par les impérialistes américains comme une tête de pont, une pièce d’artillerie maîtresse pour bombarder le monde arabe»28.

Face à l’argument des persécutions subies par les Juifs, qui justifie la création d’un Etat-nation où les Juifs seraient enfin en sécurité, Kytchko se contente d’ironiser:

«Pour “justifier” idéologiquement la thèse prônant la nécessité d’une immigration continue des Juifs en Israël et pour “trouver des raisons” à l’agression contre les Etats arabes voisins, les sionistes font état des “souffrances séculaires” endurées par le peuple juif; ils propagent l’idée de “la nation juive dans le monde entier”, aspirant en même temps, non pas à la libération des peuples de l’oppression impérialiste, mais à ‘‘l’absorption“, c’est-à-dire à la réunion de tous les Juifs en Israel Quant aux ”souffrances séculaires" de richards juifs tels Ginsburg, Brodsky, Poliakov, Rothschild, Morgentau, Leamen et autres millionnaires ou milliardaires, il est inutile d’en parler»29.

Dans cette variante soviétique du complot impérialiste à deux têtes, l’américaine et la sioniste, c’est la première qui est supposée dominer la seconde; mais cette désignation de l’ennemi principal — «l’impérialisme» (américain) — conforme à l’idéologie officielle, ne s’accorde guère avec la stigmatisation singulière du judaïsme/sionisme qui fait le contenu essentiel du pamphlet. II nous semble qu’il s’agit là d’une simple concession faite à la propagande d’époque, dénonçant le sionisme comme un «instrument» de l’impérialisme; car, parfois, ce sont les Etats-Unis qui se présentent comme «sionisés»:

«Sous le label des firmes israéliennes, c’est le capital américain qui agit, et ses intérêts sont défendus par l’Etat d’Israël. […] Actuellement, les centres du sionisme sont les Etats-Unis et Israël. Les dirigeants de l’organisation sioniste mondiale voyagent dans les autres Etats et y propagent leurs idées. […] Vers quoi tendent les sionistes d’aujourd’hui? Que désirent-ils? – Comme auparavant, ils veulent rassembler tous les Juifs en Israël et renforcer ainsi cet Etat-marionnette en tant qu’incarnation du sionisme. Les leaders du sionisme mènent une campagne intense de calomnies dirigées contre le communisme, l’Union Soviétique et d’autres pays socialistes»30.

Bref, voir le judaïsme «sans fard», c’est aussi décrypter la vraie nature du sionisme: une machine de guerre contre le communisme. Mais c’est surtout réaliser une essentialisation de second degré, moins biologisante que «culturelle», s’appliquant soit au judaïsme comme tel (intrinsèquement pervers), soit à tous les Juifs à l’exception des Juifs radicalement déjudaïsés, les seuls «Juifs honnêtes» — convertis au «diamat» et à l’«histmat». Le stéréotype chrétien des «Juifs perfides» se métamorphose en «perfide morale juive»31.

 

Source: Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, tome I: Un faux et ses usages dans le siècle, Paris: Berg International, 1992, chapitre VI, «A l'Est rien de nouveau. Masques et visages des Protocoles», section 1, «Du judaïsme au sionisme, la démonologie communiste», p. 215-235.


Notes.

1. T. K. Kytchko, Judaïsme sans fard. Kiev. Edition de l’Académie des Sciences de la R.S.S. d’Ukraine, 1963 (bon à tirer: le 12 octobre 1963), Kytchko avait précédemment publié deux brochures: La Religion judaïque [juive], son origine et son essence (Kiev. Société Ukrainienne pour la Diffusion des Connaissances Politiques et Scientifiques, 1957); De la religion judaïque (Kiev, ibid., 1959). Voir: Les Juifs. en Europe de l’Est, no 19, janvier 1966, pp. 80-81; le texte de 1957 sera traduit en français (La Documentation Française, 1959, «Travaux et Recherches», no 1).

2. Les traductions en langues étrangères ont été réalisées en Ukraine; l’édition française mentionne Paris en tant que lieu d’édition, et se présente comme le produit d’un fictif«Centre d’Etudes franco-ukrainiennes» (sans date; 1964?). On notera. outre l’athéisme militant de l’ouvrage, son orthodoxie marxiste, marquée par l’utilisation de fragments de La question juive (1844) de Marx: «Un premier pas vers l’incorporation de l’antisémitisme dans […] la doctrine officielle» (Jacob Miller, «La doctrine soviétique et les Juifs», in Lionel Kochan [éd.], Les Juifs en Union Soviétique depuis 1917 [1970], tr. fr. M. Carrière, Paris, Calmann-Lévy, 1971, p. 70). Voir par exemple, dans l’édition française, les citations du jeune Marx (pp. 109-110: «L’argent, c’est le dieu jaloux d’Israël», etc.), et les énoncés du type: «Tout le culte judaïque – c’est la transposition en langage religieux du commerce, du marchandage» (p. 110).

3. Après Judaïsme sans fard, Kytchko publiera à Kiev Judaïsme et sionisme (Société «Znannia» de la R.S.S. d’Ukraine: existe en trad. anglaise, 1968). La publication et la large diffusion (60000 exemplaires) de cet ouvrage, comme l’attribution du diplôme d’honneur du Soviet Suprême de la R.S.S. d’Ukraine à son auteur, marquent la réhabilitation de Kytchko, dont le livre précédent avait fini par être condamné, en avril 1964, par la Commission idéologique du Comité central du P.C.U.S. (c.f. Les Juifs en Europe de l’Est. no 26, novembre 1968, p. 3, et no 27, avril 1969, p. 20). Dans ce livre destiné à «un large cercle de lecteurs», on pouvait apprendre que la religion juive est une doctrine enseignant «le vol, la trahison et la perfidie», et «une haine mortelle pour tous les autres peuples» (cf. William Korey, The Soviet Cage. Anti-Semitism in Russia, New York, The Viking Press, 1973, p. 146). Mais surtout, Kytchko montrait qu’il était le plus doué des «descendants spirituels» de l’auteur des Protocoles (W. Korey, ibid.) en assignant au judaïsme l’ultime objectif d’accomplir la promesse divine selon laquelle «le monde entier appartient aux Juifs», à travers le sionisme, créateur en Palestine d’un «pouvoir juif mondial» (W. Korey, ibid.; B. Lewis. op. cit., 1987, p. 47). Pour plus de précisions sur le contenu de ce pamphlet antijuif, voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 27. avril 1969, pp. 20-23; Jews in Eastern Europe. vol. IV. no 2, juillet 1969, pp. 25-35. Enfin, en 1972, Kytchko publiera un nouveau livre aux éditions de la Ligue de la Jeunesse communiste d’Ukraine, Le sionisme, l’ennemi de la jeunesse, où il est à la fois question de «sacrifices humains» (p. 40) et de conquête du «monde entier» (p. 148) dès lors qu’il s’agit de caractériser le judaïsme/sionisme (c.f. W. Korey, op. cit., 1973, pp. 303-304).

4. T.K. Kytchko, op. cit., 1964, p. 248.

5. Théorie de la persistance des formes du passé dans le présent, vestiges ou résidus jouant le rôle d’entraves: ici encore, l’origine de la théorie est marxienne (cf A.O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1984, pp. 27-33).

6. Avant-propos, in Kytchko, op. cit., 1964, p. 13. Sur Gr. Plotkine, voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 19, janvier 1966, p. 12.

7. Avant-propos, in Kytchko. 1964. pp. 15-16.

8. Kytchko, introduction, p. 19.

9. Avant-propos, in Kytchko, ibid., pp. 13-14.

10. Avertissement, in Kytchko, p. 12. La thèse de l’exceptionnalité négative du judaïsme est un lieu commun de la rhétorique soviétique anti-judéo-sioniste. Voir par exemple F. Maïatsky, Le judaïsme contemporain et le sionisme (1964): «Le judaïsme est la pire des religions[…]. Né de tels principes, l’Etat d’Israël ne pouvait être que le pire de tous les Etats» (cité in Jews in Eastern Europe, mai 1965, p. 16; cf Joshua Rothenberg, «La religion juive en U.R.S.S.», in L. Kochan [éd.], op. cit., 1971, p. 242; et L. Poliakov, De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, Paris, Calmann-Lévy, 1983, pp. 57-58). Allant dans le même sens, l’ouvrage de Iouri lvanov, Attention: Sionisme! (Moscou, 1969) a été massivement diffusé (75000 exemplaires); une seconde éditon augmentée a été tirée à 200000 exemplaires en 1970 (Paul Lendvai, L’Antisémitisme sans Juifs, tr. fr. J. Rovet, Paris, Fayard, 1971, pp. 13 et 20). Ivanov avait précédemment publié un article intitulé «Qu’est-ce que le sionisme?», en août 1967, reproduit dans un grand nombre de journaux soviétiques (W. Korey, op. cit., 1973, pp. 143, 344 note 3). Outre l’équation «judaïsme = sionisme = impérialisme» (voire «nazisme»), on trouve chez lvanov la dénonciation d’un complot impérialiste dirigé par «la grande bourgeoisie juive» et «l’alliance sioniste internationale» pour dominer le monde; voir notamment: Jews in Eastern Europe, juillet 1969, pp. 10-25; P. Lendvai, op. cit., 1971. pp. 13 sq.; Zev Katz, «Après la guerre de 1967», in L. Kochan, op. cit., 1971, pp. 436-437; Earl Raab,«Attitudes Toward Israel and Attitudes Toward Jews: The Relationship», in Michael Curtis (ed.), Antisemitism in the Contemporary World, Boulder et Londres, Westview Press, 1986. p. 293 (l’auteur insiste sur la reformulation d’un antisémitisme politique autour de la stigmatisation d’Israël). Pour d’autres exemples, voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 26, novembre 1968, pp. 19-28.

11. Avant-propos, in Kytchko, op. cit., 1964, p. 14.

12.Ibid.. p. 14.

13.Ibid.. pp. 14-15.

14.Ibid., p. 16.

15. Kytchko, op. cit., 1964, introduction, pp. 20-22. La dénonciation du Talmud comme «poison» pour les esprits est un lieu commun dans la littérature antijudaïque officielle de l’époque; voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 20, septembre 1966, p. 11 (sur la brochure Qu’est-ce que le Talmud? de Belensky).

16. Kytchko, op. cit., 1964, ch. 1, pp. 30-31. Les écrits de A. Osipov, en 1965, sur la conquête du monde par les Juifs au moyen de carnages et de génocides sont plus explicites et plus violents; voir: Les Juifs en Europe de l’Est, no 20, septembre 1966, pp.31-32.

17. Kytchko, ibid., p. 33.

18. Kytchko, ibid., ch. 7, pp. 180-181. On retrouve le thème du Juif «ennemi de tous les peuples»: le sionisme est «l’ennemi du peuple dans tous les pays» (La construction du communisme et la liquidation des vestiges de la religion, Institut des Sciences athées de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S., Ed. Naouka, 1966; cité in Les Juifs en Europe de l’Est, no 20, septembre 1966, p. 31).

19. Kytchko, op. cit., ch. 8, pp. 191-193.

20.Ibid., p. 193-196. Au «chauvinisme» et à l’«impérialisme». au «fascisme» et au «gangstérisme» (lvanov assimilait, en août 1967, le sionisme à la mafia; cf W. Korey, op. cit., 1973, p. 143), s’ajouteront progressivement, dans la propagande «antisioniste» soviétique des années 1970, le «racisme» et surtout l’accusation d’un «génocide de fait vis-à-vis des Arabes» (Lionel Dadiani, «Le sionisme, idéologie et pratique de la discrimination raciale», in Problèmes du monde contemporain – Le sionisme hier et aujourd’hui, Moscou, Académie des Sciences de l’U.R.S.S., 1976, [pp. 5-14], p. 5). On peut observer une«nazification» progressive du «judaïsme» et du«sionisme» dans le discours communiste; voir l’amendement proposé par l’Union Soviétique, le 14 octobre 1965, à la Troisième Commission des Nations Unies (Les Juifs en Europe de l’Est, no 19, janvier 1966, pp. 5 sq.).

21. Kytchko, op. cit., 1964, p. 198.

22.Ibid., p. 199.

23.Ibid., p. 201.

24.Ibid.

25.Ibid., pp. 199-200. On voit qu’il n’est pas question, dans les années 1960, de nier le chiffre des «six millions de Juifs» exterminés. Les attaques contre le «Joint», érigé en type des «organisations juives internationales», est un lieu commun de la mythologie antisioniste soviétique (voir le traitement de l’Alliance israélite universelle par E. Drumont, puis par les propagateurs des Protocoles); or, le «Joint» est l’abréviation de I’«American Jewish Joint Distribution Committee», association philanthropique créée en novembre 1914 pour venir en aide aux victimes juives de la Première Guerre mondiale (P. Lendvai, 1971, p. 14; L. Poliakov, 1983, p. 43). Le mythe conspirationniste s’empare de toute réalité prosaïque pour en faire du fantastique inquiétant…

26. Kytchko, op. cit., 1964, pp. 211, 212, 220.

27.Ibid., pp. 210-211. On voit que non seulement Kytchko ne distingue pas entre antijudaïsme et antisémitisme, mais qu’il confond l’un et l’autre avec l’antisionisme: «La vie a tourné en dérision les affirmations creuses des judaïstes-sionistes» (Kytchko, p. 172; je souligne). Sur ce type d’amalgame polémique chez Kytchko, voir: S. Levenberg, «Les Juifs d’U.R.S.S.: problèmes et perspectives», in L. Kochan, op. cit., 1971, p. 63; W. Korey, «La situation juridique des Juifs soviétiques: Etude historique», in ibid., p. 137. Parmi les textes précurseurs du livre de Kytchko, on mentionnera l’article de Panas Efremenko, «Les Prêtres du Dieu Jehovah», paru dans le journal ukrainien Prikarpatska Pravda, le 24 septembre 1958: l’auteur agrémente sa dénonciation d’un prétendu impératif judaïque de domination de comparaisons et d’analogies zoomorphes (Juifs et punaises); «Les punaises sont des créatures odieuses et répugnantes. Elles croissent dans des recoins sombres, sales, négligés. […] Elles sucent le sang et se nourrissent de toute espèce d’ordure» (cité in Les Juifs en Europe de l’Est, no 19, janvier 1966, p. 78). Dans la littérature «antisioniste» officielle, les «punaises» — métaphore du crime rituel — se transformeront en «pieuvre» – métaphore de la domination et du complot —; voir V. Maevski, «Les tentacules de la pieuvre», La Pravda, 15 mai 1970 (cité in tome Il). Dans le même style, on relèvera les brochures de Evguéni Evséev («candidat ès sciences historiques»): Sionisme, idéologie et politique, et le Fascisme sous l’étoile bleue (75000 exemplaires publiés par le Comité central de la Ligue de la Jeunesse communiste), l’une et l’autre parues en 1971 (W. Korey, 1973, p. 303; L. Poliakov, op. cit., 1983, pp. 67-68); voir aussi: E. Evséev, «Le fascisme sous l’étoile de David», Komsomolskaïa Pravda, 16 et 17 mai 1970. Ces textes sont plus proches encore de la thématique des Protocoles: les Juifs sont partout et omnipotents (voir P. Lendvai, op. cit., 1971. pp. 24-25). C’est également la dénonciation de la «ploutocratie» juive internationale qu’on trouve dans les divers pamphlets d’un Lev Korneev (voir Earl Raab. art. cit., in M. Curtis [éd.], 1986, pp. 292-293). Sur la reformulation soviétique du complot juif mondial, voir surtout: P. Lendvai, 1971, pp. 12sq; W. Korey, op. cit., 1973, pp. 146 sq. (à partir du tournant de 1968); Zvi Gitelman, «Soviet Antisemitism and its Perception by Soviet Jews», in M. Curtis [éd.], 1986, pp. 185 sq. Pour une vue très synthétique: Paul Giniewski, «La Perestroïka, Israël et les Juifs». Politique internationale, no 46, hiver 1989-1990, pp. 135-153; et aussi l’étude de Shmuel Ettinger, magistrale mise au point: «Le caractère de l’antisémitisme contemporain», Dispersion et Unité, no 14, 1975, [pp. 141-157], pp. 153 sq. (sur la continuité entre antisémitisme traditionnel et antisionisme radical).

28. Kytchko, op. cit., 1964, p. 212. Après la guerre des Six jours, la propagande «soviétique lancera une campagne sur le thème des «atrocités» israéliennes, semblables à celles des nazis», donc relevant du «crime contre l’humanité» ou du «génocide» (cf.. Les Juifs en Europe de l’Est, no 23, février 1968, pp. 93-101).

29.Ibid., pp. 212-213.

30.Ibid., pp. 217, 220.

31. La stigmatisation proprement antisémite du Juif en tant que Juif peut fort bien comporter certaines conditions restrictives, telle la distinction entre les «Juifs bien nés» et les autres (Action française), les «Juifs convenables» et les autres (A. Hitler, 1930), ou le «Juif international» et les juifs innocents (Henry Ford, 1920). Voir par exemple: L. Poliakov, op. cit., t. IV, 1977, pp. 277-278 (Theodor Fritsch, quant à lui, récusait la distinction fordienne entre «bons» et «mauvais» Juifs); Pierre Sorlin, L’antisémitisme allemand, Paris, Flammarion, 1969 (pour les déclarations d’Hitler en 1930).

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