Contre le pillage

Compte Rendu de
Comment l'idée vint à M. Rassinier


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Paul Rassinier et le futur d'une négation

par Nicolas Weill

Le Monde, 16 février 1996

A travers la figure de cet homme de gauche, résistant et déporté, Florent Brayard analyse la genèse d'un courant qui nie la réalité des chambres à gaz et qui, par ce biais, prétend contester celle du génocide. En démontant ce discours, l'historien s'interroge : comment des thèses aussi friables ont-elles pu se consolider ?

COMMENT L'IDÉE VINT A M. RASSINIER ? Naissance du révisionnisme. de Florent Brayard. Préface de Pierre Vidal-Naquet. Fayard, 464 p., 160 F.

Comment un érudit provincial, un instituteur, pensionné de guerre à plus de 100%, un politicien local du Territoire de Belfort aux ambitions déçues, communiste d'abord, SFIO ensuite, en vint à inventer un phénomène mondial? Cette histoire-là est celle de Paul Rassinier (1906-1967) et du courant dont il est le fondateur : celui qui prétend nier la réalité des chambres à gaz et, par ce biais, celle du génocide. C'est à cette histoire qu'un tout jeune chercheur d'une trentaine d'années à peine vient de consacrer, pour la première fois, une tentative d'approche biographique.

Florent Brayard, au lieu de mettre les thèses de Rassinier à l'épreuve des acquis les plus récents de l'historiographie du génocide, cherche à dévoiler, grâce à l'analyse minutieuse des textes du fondateur, la faiblesse interne d'un discours qui se donne pour de la vérité persécutée. Comment ? En s'astreignant « à ne citer que les documents que[Rassinier] aurait pu connaître, les ouvrages qu'il aurait dû lire, les certitudes historiographiques qui lui étaient contemporaines, et contre lesquelles il s'élevait néanmoins ». Même si cette critique textuelle ne parvient pas toujours à se tenir aussi loin que l'auteur le voudrait de l'« exercice de réfutation », elle rend celui-ci plus convaincant que jamais, et là réside assurément le grand mérite de son livre. Ainsi, montre Florent Brayard, quand Paul Rassinier prétend réduire à quelques témoignages les preuves du génocide, pour en dénoncer le peu de crédibilité, il ne se soucie guère d'aller lui-même aux archives, comme le font, à la même époque, Léon Poliakov ou Raul Hilberg. Toute l'entreprise de Rassinier consiste à récuser les témoins gênants pour sa thèse : Miklos Nyiszli, qui fut médecin à Auschwitz, ou Kurt Gerstein, ce SS qui assista à des gazages au camp d'extermination de Belzec en août 1942. Rassinier leur oppose une rhétorique qui, au mieux, se ramène au délire logique, à un doute pathologique à force d'être systématique.

Il ne cesse par exemple de confondre dans son esprit et celui de ses lecteurs la capacité d'une installation avec son utilisation effective et semble n'accorder foi qu'à l'arithmétique pure devenue plus réelle que la réalité historique, surtout quand elle est utilisée pour contester le bilan du génocide. L'historien Hans Rothfels « écrit [...] que, 600.000 personnes ayant péri à Belzec, l'évaluation de Gerstein à 15 000 personnes par jour n'a rien d'invraisemblable [...]. Ce camp ayant officiellement commencé à exterminer en mars 1942 et cessé en décembre de la même année ([...], cela fit neuf mois: 270 jours =15.000 x 270 =4.050.000 personnes, et non 600.000. Telle est la qualité des professeurs qui enseignent dans nos universités! », s'indigne Rassinier dans Le Drame des juifs européens. « Ce calcul pour les camps de Treblinka et Sobibor, continue Florent Brayard, Rassinier arrivait pour ces trois camps au total de « 28 350 personnes. Toutes juives. [...] Voilà ce qu'on ose nous présenter comme un témoignage "digne de foi". »

A la fragilité de la démonstration, appuyée sur des sophismes mathématiques, s'ajoute la défaillance de l'érudition. Florent Brayard l'établit : il faut attendre le début des années 60 pour que Rassinier daigne jeter un coup d'oeil aux comptes rendus du procès de Nuremberg, au protocole de la conférence de la « solution finale » de Wannsee ou au Bréviaire de la haine de Poliakov, pourtant tous disponibles depuis plus d'une dizaine d'années . Ses sources sont, la plupart du temps, de seconde main, extraites de leur contexte ou puisées dans la littérature antisémite du temps.

Reste à savoir si Rassinier a été le premier « négationniste » au sens propre du terme, ou bien, comme semble le suggérer le titre de l'ouvrage, un simple « révisionniste » ? Certes, lorsque paraît, en 1950, Le Mensonge d'Ulysse, on peut croire qu'il n'est question que de s'en prendre aux exagérations contenues dans certains récits de déportés. Cependant, si Rassinier n'écarte pas complètement la possibilité qu'il y ait bien eu des chambres à gaz, il tend à faire croire que leur utilisation à des fins meurtrières fut exceptionnelle, le fait de quelques officiers pris de folie criminelle, et en tout cas nullement l'instrument d'un génocide programmé.

AU NOM DU PACIFISME

Le legs de Rassinier est donc bien une version minimisée du génocide, la disculpation des dirigeants du IIIe Reich ainsi que de l'Allemagne, au nom du pacifisme, dont il fut un militant acharné. Dès 1951, l'objectif est d'ailleurs fixé : « Si les Allemands nient tout, écrit Rassinier, ils ne sont pas très loin de la vérité. »

Qu'une construction aussi friable ait pu résister au temps, voilà un mystère dont les clés se trouvaient sans doute dans la vie de Paul Rassinier. Or l'aspect purement biographique du travail de Florent Brayard demeure décevant. Tout commence, pour lui, à la déportation de Rassinier à Dora, en 1944. Les décennies de militantisme politique, marquées notamment par un complexe d'amour-haine entretenu avec le Parti communiste, ne sont évoquées qu'en quelques pages. Par ses liens et sa correspondance suivie avec Albert Paraz, épigone de Céline, chroniqueur dans l'hebdomadaire d'extrême droite Rivarol, par la sympathie que lui manifestent Maurice Bardèche, le beau-frère de Brasillach, Céline lui-même, par le soutien des « non-conformistes » du Crapouillot de Galtier-Boissière ou d'un antisémite déclaré, Henry Coston, Rassinier, l'ancien déporté résistant, s'enfonce effectivement dans le marigot d'une extrême-droite en cours de recomposition à laquelle il apporte une inestimable «bourgeoise ».

Pourtant, si Paul Rassinier a pu éveiller des sympathies plus inattendues, comme celle d'un Jean Paulhan en révolte contre les prétendus excès de l'épuration, si ce véritable graphomane a pu contribuer fort longtemps à des bulletins pacifistes, anarchistes et syndicalistes, n'est-ce pas que le terreau dans lequel s'enracine cette figure de « Système » dépasse les limites de l'anticommunisme radical ou des nostalgiques du nazisme ? A la fin d'un ouvrage passionnant, le lecteur reste somme toute assez peu renseigné sur l'origine de l'« idée » Florent Brayard suggère certes que le sentiment de culpabilité propre à bien des survivants des camps, voire le traitement de faveur dont Rassinier a joui au Revier (à l'infirmerie du camp), puis au service d'un maître-chien SS, pourrait expliquer bien des choses. Mais cette piste-là se perd dans les sables.

SYNDROME DE STOCKHOLM

Tous les survivants ne se mirent pas, on le sait, à l'instar de Rassinier, à nier l'existence des chambres à gaz. Les premières manifestations, décelées par Florent Brayard chez Rassinier, du célèbre « syndrome de Stockholm » où l'on voit la victime adopter le parti de son bourreau constituent d'autres hypothèses intéressantes. Mais elles demeurent à étayer. Cela supposerait un travail de mise en relation de textes, ici fort bien analysés dans leur structure aberrante, avec la réalité d'une existence, qui reste en revanche fantomatique. A cet égard, la biographie de Rassinier que Nadine Fresco s'apprête à publier au Seuil, à l'automne, devrait éclairer ces zones d'ombre, en montrant, entre autres, comment un homme de gauche, après la Shoah, peut glisser dans l'antisémitisme, en en proposant une version modernisée.

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15/10/2000