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Wilhelm Cornides

«Observations sur le “transfert” des Juifs à l’intérieur du Gouvernement Général»

31 août et 1er septembre 1942

© PHDN, 2009
Reproduction interdite par quelque moyen que ce soit

Traduction des «Observations» de Wilhelm Cornides et de l’introduction de Hans Rothfels («Zur “Umsiedlung” der Juden im Generalgouvernement», Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, vol. 7 no. 3, juillet 1959, p. 333-336) qui les publia pour la première fois en 1959.

Traduction: Carole Daffini, 2009


Il s’agit, précédées d’un avertissement de l’éditeur, Hans Rothfels, des observations consignées les 31 août et 1er septembre 1942 par le sous-officier Wilhelm Cornides lors d’un voyage en Galicie, alors qu’il circulait entre Rawa-Ruska et Cholm. Rawa-Ruska est situé très près du centre de mise à mort de Belzec.

Ce texte est publié, dans sa version originale et sans l’introduction de Hans Rothfels, à l’adresse suivante:
http://www.ns-archiv.de/verfolgung/polen/rawaruska/umsiedlung.php

On pourra en faire précéder la lecture par celle de notre introduction sur Wilhelm Cornides.

Le document rédigé par Wilhelm Cornides porte le titre général de «Observations» (Beobachtung) «sur le “transfert” des Juifs à l’intérieur du Gouvernement Général». Comme titre général, Hans Rothfels a substitué «Zur» («à propos») à «Beobachtung». Notre traduction se base sur l’édition de 1959 dans les VfZ et sur les fac-similés du document original (conservé aux archives de l’Institut fur Zeitgeschichte de Munich, sous la cote ED-81).


A propos du «transfert» des Juifs à l’intérieur du Gouvernement Général

Avertissement de l’éditeur

Les documents reproduits ci-dessous ont été fournis par Wilhelm Cornides, éditeur de la revue Europa-Archiv. Il est l’auteur de ces observations d’«un sous-officier allemand» ainsi que des trois autres témoignages. L’occasion lui en a été donnée fin août-début septembre 1942 au cours d’une mission qui lui a permis de circuler «de son propre chef» à l’intérieur du Gouvernement Général et d’en savoir plus à propos des rumeurs qui circulaient en Allemagne sur le «transfert» des Juifs.

Pour ce qui est du contenu — de la réalité de ce «transfert», de son ampleur, des modalités de son déroulement — ces notes n’apportent rien de neuf. On peut remarquer que les observations sur Belzec datent du même mois que le témoignage de Kurt Gerstein sur les gazages de masse qui y avaient lieu (VfZ 1 1953, p. 177 et suiv.). On peut également établir des rapprochements quant au fond. Mais tandis que chez Gerstein (op. cit., p. 181), il s’agirait d’«une des affaires les plus secrètes» («Qui en parle est fusillé sur le champ»), il est expressément démontré ici que les faits étaient connus dans le Gouvernement Général — comme on pouvait s’en douter — et qu’on pouvait en tout cas en avoir connaissance sans trop de peine. Cependant, il va de soi, que peu de gens ont voulu ou même souhaité rendre compte par écrit de ce qu’ils avaient vu ou entendu. Par ce qu’elles révèlent, et du fait qu’elles ont été écrites à chaud, ces notes possèdent donc une certaine valeur documentaire.

H. R.

1 - Notes d’un sous-officier allemand du 31.8.1942

Rawa-Ruska (Galicie), Deutsches Haus, 31.8.1942, 14 h 30

A 12 h 19 je vis entrer en gare un train de marchandises. Sur les toits et les marche-pieds se tenaient assis des gardes armés. On pouvait voir de loin que les wagons étaient pleins à craquer d’êtres humains. Je fis demi-tour et marchai tout le long du train: il comportait 35 wagons à bétail et une voiture de voyageurs. Dans chacun des wagons se trouvaient au moins 60 Juifs (lors des transports de soldats ou de prisonniers, on y met 40 personnes, mais ici les bancs avaient été retirés et l’on pouvait voir que les détenus se tenaient debout, serrés les uns contre les autres). Les portières étaient entrouvertes, les fenêtres étaient grillagées de fil barbelé. Parmi les quelques hommes qui se trouvaient là, la plupart étaient agés; les autres personnes étaient des femmes, des jeunes filles et des enfants. Beaucoup d’enfants se pressaient aux fenêtres et dans l’entrebaillement de la porte. Les plus jeunes n’avaient sûrement pas plus de deux ans. Dès que le train s’immobilisa, les Juifs tentèrent de passer des bouteilles au dehors pour qu’on leur donne de l’eau. Mais des gardes SS se tenaient des deux côtés du train, de sorte que personne ne pouvait s’en approcher. A cet instant, un train en provenance de Jaroslau entra en gare, les passagers se hâtèrent vers la sortie sans prêter attention au convoi. Quelques Juifs qui étaient occupés à charger un camion de la Wehrmacht, agitèrent leurs bonnets en direction des détenus. J’eus une discussion avec un policier qui était en service dans la gare. Lorsque je lui demandai d’où venaient ces Juifs, il répondit:

«Ce sont vraisemblablement les derniers de Lemberg. Ça fait trois semaines que ça dure sans interruption. A Jaroslau, ils n’en ont laissé que huit, personne ne sait pourquoi.»

«Et où vont-ils ensuite?», interrogeai-je.

«Belzec», dit-il.

«Et après?».

«Poison.»

«Au gaz?», demandai-je. Il haussa les épaules. Puis il se contenta de dire:

«A ce que je crois, au début ils étaient toujours fusillés.»

Je viens d’avoir une discussion avec deux soldats du Front-Stalag 325, ici même au Deutsches Haus. Ils m’ont dit que dernièrement il passait chaque jour des convois, la plupart du temps de nuit. Hier, c’est un train de 70 wagons qui serait passé.

Dans le train en provenance de Rawa-Ruska et à destination de Cholm, 17 h 30.

Lorsque nous sommes montés dans le train à 16 heures 40, un train de marchandises vide est entré en gare. Je l’ai longé à deux reprises et j’ai compté; il y avait 56 wagons. Des chiffres étaient inscrits à la craie sur les portières, 60, 70, une seule fois 90, parfois 40, il s’agissait sans doute du nombre de Juifs par wagon. Dans le compartiment, je discutai avec la femme d’un agent de la police ferroviaire, qui est ici en ce moment car elle rend visite à son mari. Elle me dit qu’il passe tous les jours des convois, parfois ce sont même des Juifs allemands. Hier, on a retrouvé six cadavres d’enfants sur le parcours du train. Selon cette femme, ce sont les Juifs eux-mêmes qui auraient assassiné les enfants; en fait, ils sont sans doute morts pendant le voyage. L’agent de la police ferroviaire qui part avec nous en tant que contrôleur, est monté dans notre compartiment. Il a confirmé les déclarations de la femme à propos des cadavres d’enfants qui ont été retrouvés hier sur le parcours du train. «Est-ce que les Juifs savent ce qui les attend?» ai-je demandé. Elle a répondu:

«Ceux qui viennent de loin ne savent sans doute rien, mais dans les environs, près d’ici, ils le savent déjà. Du coup, ils essaient de s’enfuir quand ils voient qu’on vient les chercher. Ainsi, par exemple, récemment à Cholm, on en a abattu trois dans la rue qui traverse la ville.»

«Pour l’administration ferroviaire, ces trains circulent sous le nom de convois de transfert», fit remarquer l’agent.

Et d’ajouter qu’après l’assassinat de Heydrich, sont passés plusieurs convois de Tchèques. Le camp de Belzec serait situé le long de la ligne de chemins de fer. La femme a promis de me le montrer, lorsque nous passerons.

17 heures 40:

Court arrêt. En face, venant dans notre direction, un nouveau convoi s’immobilise. Je discute avec les policiers qui voyagent à l’avant, dans la voiture de voyageurs. Je leur demande: «Est-ce que ce train retourne dans le Reich?». L’un d’eux ricane: «Tu sais d’où on vient, hein? Eh oui, on n’arrête pas de travailler.» Le train repartit, les wagons étaient vides et l’intérieur soigneusement balayé, il y en avait 35. Selon toute probabilité, il s’agissait du train que j’ai vu à 1 heure en gare de Rawa-Ruska.

18 heures 20:

Nous sommes passés devant le camp de Belzec. D’abord, nous avons roulé un certain temps à travers de hautes forêts de pins. Puis la femme s’écria: «Voilà, c’est là», et on ne vit qu’une haute haie de sapins. On percevait distinctement une odeur douçâtre et pénétrante.

«Ils commencent déjà à puer», dit-elle.

«Mais non, c’est le gaz», répondit l’agent en riant.

Dans l’intervalle — nous avions parcouru environ 200 mètres — l’odeur douçâtre s’était transformée en une âcre odeur d’incendie.

«Ça vient du crématoire» dit l’agent.

Peu après, la clôture prit fin. On vit un poste de garde devant lequel se tenaient des sentinelles SS. Deux voies menaient à l’intérieur du camp. L’une des voies était un embranchement de la voie principale, l’autre passait sur une plaque tournante et menait hors du camp, vers une série de remises, à 250 mètres environ de ce dernier. Un wagon de marchandises se trouvait justement sur la plaque tournante. Plusieurs Juifs étaient occupés à faire tourner la plate-forme. Des sentinelles SS, l’arme sous le bras, se tenaient près d’eux. Une des remises était ouverte, on voyait distinctement qu’elle était remplie jusqu’au plafond de ballots de vêtements. Comme nous nous éloignions, j’ai jeté un dernier regard vers le camp. La clôture en était trop haute pour qu’on puisse y voir quoi que ce soit. La femme dit qu’on pouvait parfois, en passant, voir monter de la fumée du camp. Mais quant à moi je ne pus rien remarquer de tel. Selon mon estimation, le camp fait environ 800 mètres de long sur 400 mètres de large.

2 - Autres témoignages

a)Récit d’un agent de la police ferroviaire travaillant à la gare de triage de Reichshof, le 30.8.1942:

«Le 1.9., à Reichshof, on va poser une plaque de marbre frappée de lettres d’or, parce que la ville est a présent judenfrei. Il passe presque chaque jour des convois de Juifs dans la gare de triage, ils repartent aussitôt, et reviennent, en général le soir même, avec l’intérieur soigneusement balayé. À Jaroslau, dernièrement, 6000 Juifs ont été tués en un seul jour.»

b)Récit d’un ingénieur, au Deutsches Haus de Rawa-Ruska, le 30.8.1942 au soir:

«Lors des travaux qui ont eu lieu ici pour construire le champ de manœuvres, on a utilisé, en plus des Polonais et des prisonniers de guerre, des Juifs, qui ont été en majorité emmenés depuis. Le rendement de ces équipes (qui comptaient aussi des femmes) correspondait en moyenne à 30 % de ce qui aurait été réalisé par des ouvriers allemands. Il est vrai que ces personnes ne recevaient de nous que du pain; le reste, elles devaient se le trouver elles-mêmes. Récemment, à Lemberg, j’ai assisté par hasard au chargement d’un convoi de ce genre. Les wagons se trouvaient au pied d’un talus. Jamais de ma vie, je n’oublierai le spectacle de ces gens qui descendaient la pente sous les coups de bâtons et de cravaches des SS, qui les poussaient ensuite dans les wagons.»

A ce récit, les larmes sont montées aux yeux de mon interlocuteur. C’était un homme d’environ 26 ans, il portait l’insigne du parti. Un Allemand des Sudètes, maître d’œuvre de profession, qui était assis à la même table, ajouta:

«Récemment, on a eu un SS complètement ivre à notre cantine, il pleurait comme un gosse. Il disait qu’il était en service à Belzec et que si ça durait encore deux semaines comme ça, il se suiciderait parce qu’il n’en pouvait plus.»

c)Récit d’un policier, le 1.9.1942, dans le restaurant de l’hôtel de ville de Cholm:

«Les policiers qui accompagnent les convois de Juifs n’ont pas le droit d’entrer dans le camp. La SS et le service spécial ukrainien (une formation policière constituée de volontaires ukrainiens) sont seuls à y pénétrer. Pour eux, c’est une bonne affaire. Récemment, nous avons eu un Ukrainien chez nous, il avait toute une liasse de billets de banque, des montres, de l’or et toutes sortes de choses. Ils trouvent tout ça lorsqu’ils rassemblent et chargent les vêtements.»

Je demandai au policier de quelle manière les Juifs étaient tués, il répondit:

«On leur dit qu’ils doivent aller à l’épouillage et qu’ils doivent retirer leurs vêtements, puis ils entrent dans une pièce, dans laquelle on introduit d’abord de l’air chaud dans lequel on a déjà mêlé une petite quantité de gaz. Ça suffit pour endormir. Le reste vient ensuite. Ils sont brûlés aussitôt après.»

Lorsque je lui demandais la raison d’une telle entreprise, le policier me dit:

«Jusqu’à maintenant, les Juifs ont été partout utilisés comme main d’œuvre par la SS, la Wehrmacht, etc. C’est comme ça qu’ils ont forcément péché pas mal d’informations que maintenant ils transmettent aux Russes. Voilà pourquoi il faut qu’ils disparaissent. En plus, ils sont responsables de tout le marché noir et de la hausse illicite des prix qui ont lieu ici. Lorsqu’il n’y aura plus de Juifs, on pourra retrouver des prix raisonnables.»
 

Remarque: Rawa-Ruska est située à environ 80 km au Nord-Ouest de Lemberg. Belzec se trouve sur la ligne Lemberg-Cholm, à environ 40 km au Nord-Ouest de Rawa-Ruska.


 
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