54. Il faudrait, pour traiter cette question délicate, faire la part des différences entre les générations. Les plus jeunes ont, souvent, la volonté de connaître le passé de leur pays (voir la très belle histoire d'Anna Rosmus qui, adolescente, participe, en 1979, à un concours d'historiens en herbe, se penche sur le passé nazi de sa ville, Passau, et est littéralement ostracisée par sa communauté. Paul Verhoeven en a tiré un film A Nasty Girl). Le succès du téléfilm Holocauste, cette même année 1979, montre qu'il faut éviter les schémas réducteurs. 55. Et alors qu'à Bitburg, en avril, le chancelier Kohl s'est recueilli avec Ronald Reagan dans un cimetière où reposent de nombreux Waffen SS. 56. La guerre civile européenne 1917-1945, National-socialisme et bolchévisme, Éd. des Syrtes, Paris, 2000. 57. Le livre de Hillgruber porte aussi un titre ambigu : Un double déclin (ou Une double apocalypse, Zweierlei Untergang), la destruction du Reich allemand et la fin du judaïsme européen. Associer les deux drames, n'est-ce pas introduire un lien de causalité ? Post hoc, ergo propter hoc (après cela, donc à cause de cela !)...

Le nazisme : controverses et interprétations

Enrique Leon

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III.  Vraies et fausses querelles :
3.  La "querelle des historiens" (Historikerstreit)

III-3.  La "querelle des historiens" (Historikerstreit)

Le 6 juin 1986, Ernst Nolte publie dans la Frankfurter AZ, prestigieux quotidien de centre-droit, un article intitulé "Un passé qui ne veut pas passer". Le 11 juillet 1986, le philosophe Jürgen Habermas réagit violemment et affirme que si le « travail de deuil » n'a pu avoir lieu en Allemagne depuis la guerre, c'est parce que les Allemands n'ont jamais envisagé d'admettre leur « culpabilité ». C'est le point de départ d'une polémique qui a mobilisé la majeure partie des historiens d'Allemagne de l'Ouest pendant deux ans environ.

Elle éclate dans un contexte politique bien particulier. La perspective de la réunification semble durablement éloignée, les chrétiens-démocrates sont solidement au pouvoir et, pour beaucoup d'Allemands, il s'agit de repenser ces années de dictature et de barbarie. Non pas seulement refouler le passé, mais accompagner l'entrée de la RFA dans une ère post-nationale loin des errements du sonderweg54. En 1985, à l'occasion de la célébration du 40e anniversaire du 8 mai55, Martin Broszat, se prononce « pour une historisation du national-socialisme ». Il le dit très clairement, « peut-on faire du national-socialisme un objet d'histoire comme les autres ? » Les a priori politiques, idéologiques et moraux doivent être abandonnés. Pas de « leçon de morale obligatoire » ni de dilution dans la longue durée de l'histoire allemande, mais une volonté de comprendre la singularité et la complexité du phénomène nazi. Dialoguant avec Saul Friedländer, l'historien munichois enfonce le clou : « mettre Auschwitz au centre du tableau, c'est écrire l'histoire rétrospectivement. Or, Auschwitz n'a pu se dérouler que loin du centre de l'action et contre une minorité qui avait été écartée de la société. » Mais peut-on vraiment relativiser l'histoire du nazisme, « normaliser » l'étude de ce passé ? Saul Friedländer, citant Hannah Arendt (Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1966), rappelle que le régime nazi est le seul qui ait voulu « décider qui doit et ne doit pas habiter cette planète ». Il n'y avait aucune normalité dans un pays où les tueries de masse étaient la règle. Et, à Broszat qui ajoute que, par respect pour les victimes, histoire et mémoire doivent être dissociées, il répond que, pour arriver à une véritable compréhension entre historiens héritiers des bourreaux et historiens héritiers des victimes, il faudrait que les premiers (re)trouvent le sens de leur responsabilité historique...

La controverse va s'amplifier bientôt, dans la mesure où certains historiens vont dangereusement minimiser la radicale malignité du IIIe Reich. C'est bien évidemment le cas du plus « sulfureux » de ces auteurs, Ernst Nolte, que François Furet a sorti de son relatif isolement en acceptant de dialoguer avec lui (Fascisme et communisme, Plon, 1998). Ses thèses, récemment systématisées56, ne sont pas nouvelles. Au début des années 70, lors d'un séminaire à Harvard, il affirmait devant un auditoire médusé que l'idée de la solution finale se rencontrait déjà chez Marx: puisqu'« il a prêché l'annihilation d'une classe toute entière, la bourgeoisie ». En 1986, il suggère qu'Auschwitz n'est qu'une imitation, une réponse au Goulag. L'assassinat racial des nationaux-socialistes serait la conséquence logique de l'assassinat de classe des bolcheviks. Hitler n'a-t-il pas simplement fait aux juifs ce que la "terreur rouge" avait fait aux "blancs" puis aux koulaks, infligeant aux juifs - assimilés aux bolcheviks - une "action asiatique" par crainte de subir le même sort des mains du monstre communiste ? Il s'agirait donc d'un « assassinat préventif » ! D'ailleurs, les juifs ne sont-ils pas des « prisonniers de guerre » dans la mesure où Chaïm Weizmann, président de la Jewish Agency for Palestine, a affirmé, dès le 5 septembre 1939, que les juifs du monde entier se battront aux côtés de l'Angleterre et des démocraties ?

Mais, Nolte n'est pas le seul à se livrer à cette relecture singulière du passé nazi. Andreas Hillgruber, professeur à l'université de Cologne, essaie, quant à lui, de démontrer que les buts de guerre des Alliés étaient inspirés par la quête séculaire de la puissance et de la supériorité. Le Reich n'a pas été détruit en réponse aux atrocités du régime nazi puisque celles-ci étaient ignorées ( ?), mais par haine de la Prusse et de ce qu'elle représentait. Il s'intéresse au front oriental en 1944-1945 et récuse le concept de « libération ». Pour lui, les « efforts désespérés et sacrificiels » des soldats de la Wehrmacht pour protéger la population et leur heimat et pour défendre la civilisation s'imposaient face à la barbarie de l'Armée rouge57.

La controverse s'étend rapidement parmi les historiens allemands, recoupant assez largement la coupure droite/gauche. Mais, tout le monde s'accorde sur le fait qu'il est exclu d'institutionnaliser l'oubli. Pour Michael Stürmer, spécialiste de l'Allemagne bismarckienne et conseiller d'Helmut Kohl, il faut que la RFA récupère l'intégralité du passé allemand, car « dans un pays sans mémoire, tout est possible ». Faut-il aborder ce passé sans honte afin de restaurer une unité nationale brisée ou, au contraire, avec le sens d'une responsabilité collective à assumer ? La chute du Mur démultiplie les enjeux et fait, plus que jamais, de l'Allemagne une « nation mémorielle ».

       


Notes.

54. Il faudrait, pour traiter cette question délicate, faire la part des différences entre les générations. Les plus jeunes ont, souvent, la volonté de connaître le passé de leur pays (voir la très belle histoire d'Anna Rosmus qui, adolescente, participe, en 1979, à un concours d'historiens en herbe, se penche sur le passé nazi de sa ville, Passau, et est littéralement ostracisée par sa communauté. Paul Verhoeven en a tiré un film A Nasty Girl). Le succès du téléfilm Holocauste, cette même année 1979, montre qu'il faut éviter les schémas réducteurs.

55. Et alors qu'à Bitburg, en avril, le chancelier Kohl s'est recueilli avec Ronald Reagan dans un cimetière où reposent de nombreux Waffen SS.

56. La guerre civile européenne 1917-1945, National-socialisme et bolchévisme, Éd. des Syrtes, Paris, 2000.

57. Le livre de Hillgruber porte aussi un titre ambigu : Un double déclin (ou Une double apocalypse, Zweierlei Untergang), la destruction du Reich allemand et la fin du judaïsme européen. Associer les deux drames, n'est-ce pas introduire un lien de causalité ? Post hoc, ergo propter hoc (après cela, donc à cause de cela !)...

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16/02/2003