Albert Memmi, Juifs et Arabes: Qu’est-ce qu’un sioniste? 1. L’essentiel de ce texte a servi de base à une série de conférences aux U. S. A., durant l’été 1966, ainsi qu’à une première version, sous le titre «Petit Portrait d’un Juif», parue dans la première édition de L’Homme dominé, Paris, Gallimard, 1968. Par contre, il n’a pas été reproduit dans la nouvelle édition, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973, ni dans les éditions étrangères. Il a été remanié et enrichi à l’occasion de cette nouvelle publication. 2. Portrait d’un Juif, 1er éd, Gallimard, 1963 (nouvelle édition, Paris, Idées, Gallimard, 1969) et La Libération du Juif, 1er éd., Gallimard, 1966 (nouvelle édition, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972) forment un même ensemble. 3. La réaction de certains Juifs, surtout de la bourgeoisie naturellement, a été plutôt comique: ils étaient vexés d’être décrits comme opprimés, et d’être ainsi assimilés à des habitants de quelque ghetto d’Europe centrale ou d’Afrique du Nord. Que de fois ne m’ont-ils pas conseillé, avec une bienveillance sournoise, de ne pas perdre mon temps sur un sujet si parfaitement périmé et de si mauvais goût. 4. Les Juifs d’Europe ne sont plus fragiles, affirme-t-on, ni exposés. Mais il suffit qu’ils ne soient plus d’accord avec la politique de tel chef du gouvernement pour être aussitôt insultés et menacés. Je n’ai pas encore digéré la triviale insolence à notre égard du dernier président de la République française, Georges Pompidou, lequel, à un journaliste qui l’interrogeait à propos d’Israël, a répondu: «Il n’y a pas d’abonné à ce numéro.» Son prédécesseur, de Gaulle, n’a pas craint d’affirmer publiquement que nous étions un «peuple dominateur»: nous dominions qui? 5. Position contradictoire, car: ils ont à la fois peur de perdre cette universalité, qui les protège en quelque sorte de la foule de leurs concitoyens, et peur d’être soupçonnés de ne pas faire partie de ces mêmes concitoyens. Alors ils insistent tantôt sur le premier point, tantôt sur l’autre. Mais dans les deux cas, il leur paraît plus périlleux encore de reconnaître leur appartenance à la judaïcité. 6. La Libération du Juif, p. 242, éd. Gallimard. 7. Chaque fois que l’on parle de peuple juif, on objecte: «Vous revenez donc au peuple élu!» C’est encore renverser le problème. La notion de peuple juif ne dérive pas de l’élection. C’est parce qu’ils furent opprimés comme peuple que les Juifs se sont consolés avec la fameuse élection. Que cesse l’oppression et on verra bien s’ils continueront longtemps à se croire marqués, supérieurement, par Dieu (ou par le Destin). Le petit peuple grec, libre et vivant sur sa terre, a cessé depuis longtemps de traiter de Barbares tous les peuples de la terre.

I. Les Juifs et les Arabes
 
1

Qu’est-ce qu’un sioniste?

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Qu’est-ce qu’un sioniste1?

I

Les quelques lecteurs qui me font l’amitié de me suivre savent que je suis né à Tunis, en Tunisie, dans une communauté très ancienne puisque son établissement, ou sa conversion, précède de loin, dit-on, l’arrivée des Arabes au Maghreb, et de très loin, celle des différentes vagues d’Européens.

Mais bien que nous plongions ainsi dans le cœur de ces pays, nous avons été très tôt fascinés par l’aventure occidentale, par l’extraordinaire mouvement qui s’opérait à nos portes, et même au milieu de nous, en la personne des colonisateurs italiens et français. Et il était rare que les jeunes hommes n’essayent pas, à un moment au moins de leur vie, de partir tenter le sort, quitte à rentrer battus mais les yeux éblouis. Beaucoup en revenaient enrichis d’un rêve nourricier, mais définitivement plus ou moins étrangers à eux-mêmes.

J’avais donc moi aussi quitté mon pays natal, après la guerre, les camps, après des mois d’impatience rageuse et, un jour, je me suis trouvé au milieu d’une population étonnamment silencieuse, dans le nord de la France où le brouillard empêchait de voir à un mètre, où des ruines atroces s’obstinaient bizarrement à dessiner une ville fantôme, à travers des monceaux de pierres qui sentaient encore la mort. Le rêve de l’Occident s’était transformé en cauchemar, sans que je puisse retourner en arrière, vers le soleil, ma famille, la communauté, que j’avais quittés si fièrement, avec tout le dédain dont est capable un jeune homme, qui prétend partir conquérir le monde sans tourner la tête. J’en vins même à douter de la profession que j’avais choisie si ardemment, et même de la philosophie, qui me semblait alors la seule occupation possible pour un homme de quelque noblesse.

Bref, il ne me restait plus qu’à écrire, c’est-à-dire à mettre de l’ordre entre ce que j’étais et ce que je devenais; sinon, je le pressentais avec un sûr effroi, je me serais abîmé dans ce chaos: ce fut l’origine de mon premier livre.

Je n’en parlerai pas davantage, sinon pour dire qu’il s’agissait de l’histoire d’un jeune homme, qui me ressemblait évidemment beaucoup, à cheval sur deux civilisations, qui n’arrivait pas à arracher le fil qui le reliait à l’Orient, au passé, à sa langue maternelle, à sa mère étrange, analphabète, qui dansait encore des danses magiques; mais qui n’arrivait pas davantage à accepter l’Occident, sa dureté, ses injustices, ses fausses rationalisations et sa morale truquée: qui se trouve en somme à deux pas de la destruction, lorsqu’il décide de tout quitter pour un pays imaginaire, de ne plus regarder en arrière, pour ne pas se transformer en Statue de sel.

Le livre finissait mal et bien. Bien, puisque le héros arrivait tout de même à se sauver de la folie et de la mort, par cette volonté de faire peau neuve. Il se terminait toutefois par un constat de solitude; en attendant de retrouver, peut-être, les autres hommes, dans une solidarité sans illusion, mais courageuse et combative.

En un sens, toute mon œuvre ultérieure sera un effort multiple, en étoile, pour répondre aux différents problèmes soulevés, plus ou moins consciemment, dans ce premier livre.

Ainsi, lorsqu’un homme se trouve partagé, déchiré entre deux groupes, deux cultures, le mariage mixte peut lui sembler la solution idéale. Épousant une femme du groupe étranger au sien, il croit avoir surmonté son écartèlement par la synthèse la plus intime possible, celle de l’amour et de la chair. Je racontai donc dans Agar, l’histoire d’un couple, une jeune Française, catholique de l’est de la France, de cette France qui se rapproche tant des pays germaniques, blonde aux yeux bleus, avec un jeune Tunisien, juif, universitaire certes, médecin, mais attaché aux siens par toute sa sensibilité, toute son histoire, et surtout par une culpabilité sans rémission.

Ce livre, également, finissait mal: le couple éclate, après plusieurs crises, et la naissance d’un enfant, qui impose le choix urgent et décisif d’un avenir. Je ne le crois tout de même pas pessimiste, comme on l’a dit souvent de mes œuvres. Il décrit l’échec d’un mariage, mais on peut y apprendre également tout ce qu’il ne faut pas faire pour réussir sa vie conjugale. Je ne suis nullement opposé aux mariages mixtes, je l’ai souvent précisé depuis. Je considère, je continue à considérer le couple comme une des très rares issues à la solitude de l’homme, et «il n’est pas bon que l’homme soit seul». Si un homme trouve dans une femme, quelle qu’elle soit, la fin de ses angoisses, il doit tout faire pour s’unir à elle, tout mettre en œuvre pour préserver cet extraordinaire bonheur que l’enfant déjà recherche avidement: la communion la plus confiante possible avec un autre être. J’ajoute enfin que l’une des conquêtes de l’Occident que j’admire le plus est l’autonomie de la personne: si un homme et une femme estiment qu’ils ont besoin de vivre ensemble, personne n’a le droit de les en empêcher, ni au nom des groupes, ni au nom de quelque philosophie.

Toutefois, le problème que je me posai était le suivant [:] lorsque des groupes sont en conflit, et souvent en conflit grave, dans la conjoncture coloniale par exemple, ou en milieu antisémite, ou dans la crise actuelle entre Noirs et Blancs, le mariage mixte peut-il réparer le déchirement des individus? J’ai conclu que non. Le risque très fréquent, au contraire, était que la guerre des groupes éclate à l’intérieur des couples; qu’on s’y harcèle, avec les soupçons et les mots des tribus respectives. C’est ce qui arrive à mes malheureux héros.

Voilà comment, en tout cas, j’ai été amené à examiner les conflits mêmes qui poussent les groupes les uns contre les autres: ce fut l’origine du Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur. Comme la plupart de mes livres, celui-ci se trouva donc avoir |deux significations. Il correspondait d’abord à un problème qui me préoccupait à un moment précis de mon existence: que signifiait le drame colonial où j’étais engagé? Pour y répondre, je partis donc d’une expérience vécue, de ma propre vie, pour faire le portrait d’un type d’homme, dans une condition sociale et historique particulièrement difficile à vivre. Je n’ai pu faire le portrait du colonisé et même celui du colonisateur, que parce que j’étais moi-même indigène dans un pays de colonisation, parce que j’ai vécu la relation coloniale, avant même d’en avoir pris conscience. Ayant pâti des institutions et des mœurs coloniales, ayant éprouvé le poids des privilèges du colonisateur, il m’a suffi plus tard de m’adresser à mes souvenirs, d’interroger les cicatrices d’une si longue humiliation, dont certaines ne s’effaceront jamais, pour reconstruire, trait par trait, l’homme colonisé.

Le deuxième résultat de cette investigation systématique de mon expérience coloniale fut la découverte d’un certain nombre de mécanismes qui liaient les deux partenaires de la colonisation, et qui éclairaient d’une manière étonnante, me sembla-t-il, leurs conduites respectives. Ce fut alors, pour moi d’abord, des découvertes fascinantes. Et encore, n’avais-je pas encore vu clairement que ce duo, si bien réglé qu’il contenait rarement un geste, une image ou une phrase sans réplique, se retrouvait chez d’autres hommes, dans d’autres conditions similaires.

Or, lorsque j’en vins, tout naturellement, je vais dire pourquoi, à aborder cet autre aspect de ma vie: ma dimension d’homme juif, ce travail préalable se révéla infiniment précieux. En somme, j’étais en possession de l’essentiel de ma méthode de travail: ce va-et-vient entre un concret, vécu, expérimenté, dont je connais intimement les nuances, dont je peux parler avec certitude, et une hypothèse généralisante, une stylisation, que je peux confronter à tout moment avec cette expérience, et qu’on ne pourra donc jamais taxer d’arbitraire. Certes, cette expérience unique, cette réflexion à partir de ma propre vie, aussi attentive soit-elle, n’aurait pas suffi à fonder en droit de tels portraits. Mais, que diable, ce qui m’était arrivé ne m’arrivait pas à moi tout seul, sur une île déserte! Pas un seul de mes sentiments, de ces conduites dans cette période tourmentée, que nous n’ayons âprement comparés, confrontés, jugés! Comment n’aurais-je pas su ce qui était partagé par tous et ce qui m’était personnel? Ce qui me liait et ce qui m’opposait aux gens qui m’entouraient? Il suffirait, pensais-je, de repérer soigneusement l’accidentel et le répétitif, il suffirait d’avertir le lecteur, expressément, chaque fois que j’aurais cédé au plaisir de la notation pittoresque. C’est ainsi que, conscient moi-même des précautions à prendre pour une extrapolation légitime de ce concret privé, j’ai essayé de gommer tout ce qui aurait été surcharge inutile ou spécification excessive, donc nuisible aux justes contours de ces portraits. Et je dois dire que sauf quelques critiques, réfractaires par principe, ou pour des raisons politiques ou à l’élaboration même de ces portraits, le gros de mes lecteurs a, somme toute, avalisé cette démarche en se reconnaissant dans ses résultats. Tant il est vrai que, par-delà leurs spécificités, les oppressions sont comparables; que n’importe quel homme dominé retrouve l’essentiel de sa condition chez les autres, par-delà des particularités géographiques ou historiques, les masques ou les alibis les plus divers…

Mais j’anticipe. Pour l’heure, ai-je dit, j’étais encore préoccupé par un projet particulier, obsédant, et, je le sentais bien, nécessaire: il me fallait faire mon portrait d’homme juif. Ce n’était pas non plus un hasard; et pourquoi cette nécessité?

La colonisation était achevée. L’Afrique du Nord, pays après pays, avait obtenu son indépendance, à laquelle j’avais applaudi, quels que soient les doutes, les difficultés, les désespoirs quelquefois, qui pouvaient nous assaillir selon les jours. J’avais même fini par collaborer d’assez près avec les jeunes nationalistes, puisque j’ai contribué à fonder le premier hebdomadaire destourien de l’époque, et que j’en ai dirigé les pages culturelles pendant quelques années. On a cru m’embarrasser en me reprochant cette prétendue contradiction: après avoir approuvé la libération du Maghreb, voilà que je m’attelais à un examen du destin juif séparé, qui supposait donc une espèce de divorce avec les communautés musulmanes d’Afrique du Nord. Je n’y vois, moi, aucune contradiction; ou alors, on va le voir, ce sont les contradictions mêmes de l’existence juive. Car, je le voyais bien, je l’expérimentais tous les jours: notre destin ne coïncidait pas avec celui de ces jeunes nations, heureusement écloses. Ayant déblayé avec tant d’entêtement l’aspect colonial de ma vie, comment n’aurais-je pas examiné alors, avec la même rigueur, son aspect juif? Précisément, parce que le préalable colonial avait disparu, je me trouvais face à face avec ma problématique juive. Je ne regrette donc rien, ni d’avoir contribué, si peu que ce soit, à la juste cause des colonisés maghrébins, ni d’avoir entrepris l’inventaire de l’oppression juive: puisqu’il s agit bien d’une autre oppression majeure.

Car, naturellement, une fois encore, c’est cela même qui m’apparut le plus important, qui heurta le plus. Ce rapprochement avec le colonisé, et les dévoilements inévitables de la condition juive vécue, embarrassèrent considérablement un certain nombre de mes lecteurs, juifs et non juifs d’ailleurs, conservateurs et progressistes.

Pour les traditionalistes juifs, cela se conçoit: le destin juif est un destin de gloire et d’élection, comme l’on sait. Comment osais-je parler de malheur d’être juif, d’anxiété, de catastrophes périodiques et même d’humiliation permanente? Pourquoi insister sur les manifestations et conséquences de l’oppression subie par le Juif, même dans les pays dits civilisés? L’essentiel n’était-il pas cette extraordinaire mission confiée par Dieu, et pour laquelle ils étaient prêts à tout accepter, à tout supporter? Or, comparant leur idéologie avec ses bases historiques concrètes, la confrontant avec cette réalité sordide et souvent sanglante, j’en révélais le caractère mythique. Du coup, je les désarmais, je dissipais cette couverture de nuages, les laissant nus devant les horreurs agressives de l’histoire. Ils se défendirent contre moi, sinon contre nos ennemis communs, m’accusant pêle-mêle de dévaloriser le passé, la tradition juive, de désespérer la jeunesse, suggérant que ma qualité de Juif oriental m’empêchait de comprendre l’Occident, ou même que je délirais tout simplement, et cent autres sottises, dues à leur angoisse, alors que je pense fermement que la prise de conscience d’une situation réelle est le premier pas vers la libération.

Les amis du progrès avaient d’autres étranges pudeurs… au nom de l’avenir cette fois. Ils préféraient, eux, nier le réel plutôt que d’être contrariés dans leur marche triomphale vers le progrès et l’unification du monde. Or, insistant sur la menace persistante, et la séparation du Juif, je semais la division. Alors que je reste convaincu qu’on ne hâte pas véritablement le progrès en fermant les yeux sur les misères réelles des hommes et sur les ignominies de l’histoire. Ainsi, l’on m’a vivement reproché d’avoir écrit, durant la guerre d’Algérie, que les ouvriers n’étaient pas indemnes de racisme, et qu’ils avaient même largement consenti aux guerres coloniales. L’on s’indignait maintenant que je dise que l’antisémitisme était largement représenté dans toutes les classes de la société. N’aurait-on pas lutté plus efficacement contre les guerres coloniales si l’on avait mieux tenu compte du racisme de l’ensemble des Français? Ne vaut-il pas mieux considérer l’antisémitisme latent, si l’on veut agir sérieusement sur la condition juive?

Il était comique, en tout cas, de trouver tant de mauvaise humeur, à propos de l’oppression du Juif, chez ceux-là mêmes qui m’avaient tant loué lorsque j’avais peint l’oppression coloniale. Pourquoi? Parce qu’ils ne croyaient pas que le Juif fût opprimé? Pour d’autres raisons, que je n’ose pas envisager? Pour moi, il y avait d’aussi bonnes raisons pour décrire et dénoncer l’une que l’autre, et mieux encore: si je n’avais été colonisé que par hasard, je demeurais juif par nécessité. Or, à chaque pas, je retrouvais les mêmes mécanismes, les mêmes schémas d’accusation, d’humiliation, de carences objectives que chez le colonisé. Je dirai même sans détour que dans ces deux livres, le Portrait d’un Juif et La libération du Juif2, par-delà le Juif, j’ai souvent pensé à n’importe quel opprimé; que la richesse de la description, l’ampleur des détails et l’intelligence de l’oppression viennent autant de cette constante visée que de l’analyse d’une condition que je connais particulièrement bien de l’intérieur.

Enfin, dans mon itinéraire propre, cette étape était inévitable. Je ne pouvais pas l’esquiver sans fausser le sens même de toute ma recherche. Je sais bien que la plupart de mes confrères, écrivains ou journalistes juifs, préfèrent mettre entre parenthèses cet aspect d’eux-mêmes. Je ne leur jette pas la pierre; chacun se débrouille comme il peut entre sa vie et son œuvre. Cela m’était impossible, puisque toute ma démarche était une espèce de bilan; que chaque pas, chaque dévoilement, était indispensable à la poursuite de l’entreprise.

II

Voilà où j’en étais au moment de la publication de ces deux livres, et ce qu’ils signifiaient dans l’ensemble de mon travail:

— Je continuais de poursuivre obstinément cet inventaire de ma vie commencé avec La Statue de sel. Ce qui explique l’espèce de sévérité, que l’on m’a tant reprochée, envers les miens souvent: c’est d’abord une sévérité envers moi-même.

— J’essayais de tracer le portrait de l’homme juif. Mon propre portrait, et, par extension, celui de l’homme juif en général.

— J’avançais ainsi, touche après touche, mécanisme après mécanisme, personnage après personnage, dans ce projet d’un portrait de l’opprimé contemporain, que j’espère bien achever un jour, si un tel projet peut avoir une fin.

Il est temps d’ajouter maintenant que cette généralisation continue ne fut pas, non plus, le fruit d’une ambition grandissante, d’une boulimie, qui me seraient venues tardivement et sans nécessité. Ce sont d’abord mes lecteurs qui m’y ont contraint, mes lecteurs colonisés, mes lecteurs noirs, puis mes lecteurs juifs. Sans eux, peut-être me serais-je tenu à une espèce de confession, sans m’astreindre à cette comparaison systématique, puis à une extension de plus en plus générale. J’avais intitulé mon premier livre Portrait d’un Juif, il est vrai, par prudence, pour insister sur ce qu’il contenait d’expérience vécue. Je me suis vite aperçu que pour répondre à cette question: «Qui suis-je, moi, en tant que Juif?», il fallait répondre, au moins en filigrane, à cette question plus générale: «Qu’est-ce qu’un Juif?» Puis, surtout, ce recoupement, cette accumulation concordante des expériences, je les vérifiais tous les jours, ils s’imposaient à moi, par les lettres que je recevais, par les lecteurs que je rencontrais, ou tout simplement par les conduites que je constatais autour de moi. Je n’en avais, certes, pas besoin pour les Juifs orientaux, que je pouvais reconstruire les yeux fermés; mais, que de fois, au cours d’un débat public, un Juif polonais, russe, s’est levé pour confirmer que nos aventures, nos inquiétudes, nos espoirs, furent similaires à travers des colorations locales différentes. Si je remplaçais l’arabe, qui est ma langue maternelle, par le yiddish, je retrouverais la même ambiguïté de tant de Juifs vis-à-vis du langage, la même séparation intime entre une langue maternelle secrète, encore parlée avec les parents, mais sans efficacité sociale, et la langue de la majorité, outil impersonnel, mais indispensable aux rapports avec les autres. Si l’on néglige le couscous des Tunisiens et la carpe farcie des Polonais, détails savoureux mais adoptés aux hasards de la longue marche, on constate la même atmosphère du Shabbat chez tous les Juifs croyants.

Cela signifie en somme qu’il existe une condition juive commune; commune à la très grande majorité des Juifs, sinon à tous. Et, naturellement, par-delà les particularités sociales, les nuances culturelles, les contingences historiques, qui donnent sa physionomie originale à chaque judaïcité.

D’abord la menace et le risque communs, périodiquement réalisés. J’ai écrit qu’il n’était jamais facile d’être juif, que la conscience de l’être n’était jamais tout à fait sereine. On me l’a contesté, avec violence quelquefois, comme si j’avais nié qu’il y eût, en même temps, des joies et des fiertés propres aux Juifs. Pourtant, dès mon premier livre, j’ai décrit la nappe blanche du vendredi soir, l’odeur entêtante des narcisses jaunes et blancs, les promenades du samedi matin, dans cette extraordinaire impression de paix cosmique, et cette invincible aspiration à l’accord universel, qui est au cœur de tout Juif. J’ai convenu qu’il pouvait y avoir quelque orgueil à faire partie de ce peuple, qui a donné la Bible aux hommes, qui a fondé la morale d’une grande partie du monde, et même a survécu à tant de catastrophes; qui, peut-être, y a gagné une acuité remarquable et, bizarrement, une tendresse illimitée envers le genre humain.

Seulement, j’ai montré aussi que ces bonheurs du Juif se payent exagérément cher; qu’ils sont contigus à la menace, qui ne cesse de rôder, même autour des capitales, et même dedans; que l’anxiété juive est ainsi entretenue, relancée par l’écho, jamais totalement éteint, des gémissements des Juifs opprimés, spoliés, tués, quelque part dans le monde. Certes, ce malheur n’est pas toujours aussi intense, partout, en même temps; certes, il varie suivant les hasards de la géographie et les avatars de l’histoire; nul doute que la réussite économique aide considérablement le Juif à vivre; nul doute que le tempérament individuel tempère ou accentue l’angoisse: bref, le Juif n’éprouve pas sans cesse, fort heureusement, sa dimension juive. Seulement, il suffit qu’il y pense pour qu’il en éprouve aussitôt, à côté de l’orgueil, l’angoisse et la menace virtuelle.

Mais soit. On m’a si souvent répété que certains n’ont jamais eu conscience de cette angoisse et de cette menace, que je veux bien faire semblant de les croire. Bien que la mauvaise foi soit souvent la seule défense possible contre un réel sauvage3. Bien que, même s’il était vrai que des individus arrivent à oublier, à se distraire de ce destin collectif, la collectivité, elle, n’oublie pas: la conscience collective de n’importe laquelle des communautés juives dans le monde est toujours vigilante, jamais complètement assoupie.
 

Il est temps de passer ici à la deuxième caractéristique de l’existence juive: être juif, ce n’est pas seulement en avoir conscience, c’est subir une condition objective. Je reviendrai sur cette notion, capitale dans cet itinéraire, et dans toutes mes démarches similaires. Etre juif ne consiste pas seulement en un ensemble d’impressions, de sentiments, d’inquiétudes ou de bonheurs, que l’on peut éprouver ou ne pas éprouver. De sorte que l’on pourrait affirmer, avec une apparence de tranquillité, comme on l’entend dire quelquefois: «Je me sens très peu juif», et croire ainsi que l’on a liquidé le problème avec un haussement d’épaules. La judéité n’est pas seulement une manière d’être, plus ou moins fugace, de la subjectivité. Etre juif est une condition, qui s’impose à tout Juif, en grande partie de l’extérieur: puisqu’elle est en grande partie le résultat des relations entre Juifs et non-Juifs. Or, ces relations, le Juif peut s’en accommoder, il peut feindre de ne rien y trouver d’hostile, il peut prétendre en avoir rarement conscience, il peut même y goûter un plaisir particulier: il ne peut jamais s’en distraire longtemps, sans une adresse constante, et une bonne volonté appliquée.

Nous retrouvons naturellement ici toute la négativité objective de toute existence d’un homme opprimé. Pour le Juif, elle se résume en un mot: l’antisémitisme. Il ne faut pas qu’une si longue habitude de l’iniquité en émousse le scandale. Il faut répéter que la démarche antisémite est toujours la même; depuis le dénigrement mondain, presque enjoué, qui prend la peine des masques et des alibis, jusqu’au meurtre. Tant que ce refus du Juif reste vivace, je ne serai jamais sûr de ne pas voir un jour un groupe d’hommes basculer dans une fureur meurtrière contre les Juifs. D’une manière générale, d’ailleurs, je ne suis nullement convaincu que les temps des génocides soient révolus, on vient encore de le voir.

C’est qu’il ne s’agit pas seulement de mots et d’opinions, devant lesquels on pourrait opposer seulement des arguments. Un philosophe célèbre, Jean-Paul Sartre, a écrit qu’un Juif est un homme considéré comme tel par les autres. Cela me paraît bien insuffisant. Un Juif, pour moi, est surtout un homme traité comme tel par les autres; et susceptible d’être traité plus mal encore. Le Juif n’est pas seulement accusé, calomnié, noirci jusqu’au mythe, il est réellement menacé, séparé, exclu, en danger de mort périodique. Certes, là encore, le poids de l’oppression est variable; elle est tantôt institutionnelle et légale, comme dans certains pays arabes, tantôt diffuse et implicite, comme en Europe; elle est tantôt paroxystique, comme il y a seulement trente ans, tantôt honteuse, presque aimable, comme nous le voyons aujourd’hui dans les grandes métropoles. Mais je prétends qu’elle est toujours là, facile à décrire, même dans cet univers prétendument civilisé. J’ai essayé de la mettre en évidence dans la vie politique du Juif, dans sa vie économique, dans les relations du Juif avec la religion des autres, avec la culture dominante, etc.

Troisième point enfin: être juif, c’est aussi une appartenance positive, à un groupe et à une culture; et pas seulement une lourde négativité.

Il est amusant de noter que si l’anxiété, et le malheur objectif, sont violemment niés par les milieux traditionalistes, l’existence d’une tradition culturelle juive, l’affirmation d’une communauté culturelle sont aussi violemment niées par les libéraux. Ces mêmes libéraux, qui soutiennent pourtant si fortement, et à juste titre, la libération culturelle de tous les peuples opprimés; et même quelquefois n’importe quelle réclamation idéologique de ces peuples, fût-elle aliénante à son tour. Je me suis demandé souvent si la présence parmi eux de nombreux intellectuels juifs n’est pas cause de cette pudeur. En tout cas, leur refus n’est possible qu’à la faveur d’une équivoque et d’un aveuglement devant un fait.

Le fait est l’appartenance évidente à une culture et à un groupe de la très grande majorité des Juifs dans le monde. Les libéraux ont trop tendance à oublier comment vivent, sentent et pensent les masses juives. Or, je croyais naïvement qu’il fallait «coller aux masses» pour entreprendre une action politique juste,

L’équivoque porte sur la notion de culture. Tantôt ils la réduisent à la religion juive; or, n’étant pas croyants (ce qui est légitime), ils suppriment le problème d’un trait de plume (ce qui est léger), dans un univers culturel où la religion commande encore l’existence du plus grand nombre. Tantôt ils confessent, avec une fausse humilité, leur ignorance des textes traditionnels, la Bible, le Talmud, le Zohar, pour conclure qu’ils ne participent en rien à cette culture, si elle existe, si elle n’est pas déjà morte et enterrée. C’est que, pour eux, la culture est surtout un ensemble de textes. Or, la culture d’un peuple n’est pas seulement livresque: elle est ce monument, baroque et foisonnant, d’institutions, de rites, d’habitudes collectives, d’attitudes mentales. Un Juif peut n’avoir jamais vu un exemplaire du Zohar, ignorer qu’il existe deux Talmud; il est pourtant de culture juive, parce qu’il enterre ses morts d’une certaine manière et se réjouit à sa manière à la naissance des nouveau-nés. Traits de culture, comme les cérémonies du mariage, ou le rituel culinaire, dont parlent en détail ces livres prestigieux, qu’il n’a pourtant jamais lus. Dans cette perspective, infiniment plus vraie, et plus large, que celle de nos nouveaux scribes, presque tout Juif participe, plus ou moins certes, comme dans toute participation, à cet univers culturel commun. Et si ce n’est lui, c’est son frère, son oncle ou son cousin.

Et, comme dans toute démarche d’un homme dominé, même la plus positive, il y a un envers, j’ajoute ceci, qui me paraît également important: être juif, c’est aussi ne pas être de la même culture que les autres. J’aime donner cet exemple simple: nous vivons toujours, même en Occident, dans des sociétés fondamentalement religieuses, même si elles se sont laïcisées en surface. Les grandes fêtes religieuses rythment la vie des peuples et fournissent les occasions de communion collective. Et c’est normal et légitime. Il serait étonnant que la religion d’un groupe, qui a si longtemps imprégné la totalité de sa vie, ne se prolonge pas dans ses institutions. Il n’y a pas de scandale à voir une majorité imposer spontanément ses nostalgies, ses joies et ses deuils. Seulement, le Juif, comme tout minoritaire, est relativement exclu de la mémoire collective, de l’héritage culturel toujours vivace. Certes, il peut s’en accommoder, il peut même retirer quelque orgueil de cette solitude, qui n’est peut-être pas sans noblesse. Je constate simplement le résultat: une espèce de hiatus constant entre la vie publique du citoyen juif et sa vie privée. Lorsque la nation, dont il fait partie, fête les Pâques, il doit s’arrêter de travailler; lorsque sa propre Pâque arrive, il n’a pas toujours le droit de chômer. Bref, être juif, c’est aussi ne pas participer complètement à la culture dominante, ne pas aller au même temple que ses concitoyens, ne pas vivre les mêmes rythmes collectifs, ne pas réagir toujours avec la même sensibilité, avec toutes les conséquences pratiques que tout cela implique. Par-delà sa positivité, peut-être à cause même de cette positivité, l’existence juive est toujours affligée d’un lourd coefficient négatif. Ce qui est, je l’ai assez montré, l’un des signes les plus manifestes de l’oppression.

Il y a quelques années, on s’en souvient, une espèce de référendum intellectuel avait réuni un certain nombre de personnalités juives autour de la question: «Qu’est-ce qu’un Juif?» Voilà quelle aurait été ma réponse. Être juif, pour moi, c’est:

— Avoir conscience de l’être
— C’est une condition objective
— C’est appartenir à une certaine culture.

Ce qui ne serait pas dramatique, si je n’avais découvert en même temps qu’il s’agissait:

— De la conscience d’un malheur
— D’une condition d’oppression
— D’une culture aliénée.

Arrivé là, cependant, je me rendais bien compte que je soulevais une nouvelle question, aussi grave que la réponse. En supposant que vous ayez raison, dans ce sombre inventaire, me disait-on, quel remède y voyez-vous? On me pressait de répondre au plus vite à ce nouveau problème. J’ai dû souvent me défendre contre cette exigence du lecteur. Pourtant, un écrivain peut décrire correctement une oppression, il n’est pas sûr qu’il en voie toujours clairement le dénouement. Un critique a été jusqu’à dire que mon projet n’aurait jamais de suite, parce que j’étais moi-même plus embarrassé que mes lecteurs, par ce cul-de-sac où je les avais conduits: que le Juif restait un opprimé.

III

La nouvelle question était celle-ci: si telle est la condition du Juif, toujours menacé, dans un monde toujours foncièrement hostile, comment la transformer?

Je m’avisai d’abord que les réponses de l’homme à son destin ne sont pas illimitées: à travers leur multiplicité apparente, les parades du Juif sont facilement classables. On découvre vite qu’un grand nombre d’entre elles fonctionnent d’après un même mécanisme, plus ou moins caché: celui du refus de soi. Un deuxième groupe relève de l’affirmation de soi. Je me suis donc attelé à examiner systématiquement les démarches du refus de soi, en commençant par les plus évidentes, ou les plus banales, jusqu’aux plus subtiles, aux plus inattendues ou aux plus embarrassantes. J’ai appliqué pour cela la même méthode que dans mon précédent livre: j’ai raconté comment j’ai vécu moi-même ces expériences; sans m’interdire de compléter, de confronter avec l’expérience des gens qui m’entouraient, pour remonter à des traits typiques. Chemin faisant, je me suis demandé si chacune de ces démarches pouvait apporter la libération recherchée.

Ainsi, cette manie bénigne, si répandue en Europe: le changement de nom m’a révélé pourtant une dialectique fort éclairante: un refus de soi, aussitôt contrarié par une résistance à ce refus. J’ai pu montrer, dans un grand nombre de cas, la volonté de conserver un lien, plus ou moins masqué, avec l’ancien nom. De sorte que le nouveau n’est presque jamais choisi au hasard, mais suivant des critères implicites.

L’humour juif m’a semblé une véritable mine de procédés, affectifs et intellectuels, plus ou moins conscients, grâce auxquels le Juif essaie de se défendre, de désarmer ses assaillants, ou d’atténuer sa propre angoisse. Voilà pourquoi un si grand nombre d’histoires juives parlent d’argent: c’est un des thèmes favoris de l’accusation et le Juif doit s’en expliquer.

L’assimilation est un phénomène commun à toutes les communautés juives dans le monde: le Juif s’est toujours assimilé. Ce fut certes nécessaire et il serait absurde de l’en condamner, comme l’exigent certains. Et pourtant! A y regarder de près, on découvre que l’assimilation s’accompagne d’une espèce de vertige, où le Juif s’accroche à ce qu’il fut, pour ne pas se fondre au milieu des autres. Sans cesse il s’invente de nouvelles machines de survie, qui alimentent sa différence.

Cependant, l’assimilation ne va pas assez loin; la vraie assimilation, dans une société encore religieuse, serait la conversion. Seule la conversion permettrait de passer définitivement dans le groupe majoritaire: elle sauverait au moins une partie des enfants. Mais j’ai montré aussi de quels désordres elle se paye.

J’ai parlé du mariage mixte presque dans tous mes livres.

Je ne peux reprendre ici toutes ces analyses et j’admets fort bien que l’on en discute le détail. On peut trouver que je dramatise tel point, que je glisse sur tel autre. Ma sensibilité, mon tempérament propre ont largement coloré ces descriptions, j’en conviens d’avance. On peut me contester telle application, telle hypothèse, on peut refuser telle généralisation. Ce qui m’importe est que l’on retienne cette leçon globale: dans une condition d’oppression le refus de soi ne résout rien.

Je l’ai vérifié à propos de tous les autres portraits d’homme dominé: le refus de soi provoque de telles distorsions, de telles destructions dans l’âme et la conduite de l’opprimé, qu’il serait déjà une solution trop coûteuse. Trop souvent il dégénère en haine de soi. Et surtout, finalement, le refus de soi va dans le sens même de l’oppression! Que souhaite, en somme, l’oppresseur, sinon la destruction de sa victime? Sa soumission totale, c’est-à-dire sa néantisation psychologique et, plus ou moins obscurément, son écrasement physique: je suis persuadé qu’au bout de l’oppression, se trouve la mort de l’opprimé. En tout cas, se refuser, c’est au moins se résigner à l’oppression; se refuser, c’est consentir à sa mutilation. Telle est l’absurdité du refus de soi: démarche pour alléger l’oppression, il aboutit à y contribuer.
 

L’affirmation de soi peut sembler plus saine, et plus digne. Plus efficace aussi: le premier pas vers la libération doit être de commencer par s’accepter. (Bien qu’on ne saurait faire grief à un opprimé de se refuser, et que tout opprimé se refuse plus ou moins.) Aujourd’hui, certes, il existe de nombreux Juifs-fiers-de-l’être, surtout parmi la jeunesse, probablement à la suite de la fondation de l’État d’Israël. Mais enfin, me disais-je, s’affirmer comme Juif, ce n’est pas seulement acheter des oranges de Jaffa, applaudir les danseurs israéliens de passage, et verser aux œuvres! Il me fallait, de toute évidence, aller plus loin: rechercher quel était le contenu de cette affirmation: s’affirmer comme Juif, c’est affirmer quoi? Quel est le contenu positif de la judéité?

Il fallait en somme rechercher ce que signifiait l’appartenance à un groupe, le respect de ses valeurs et de ses institutions. Réservons un instant la solidarité de destin avec tout un groupe d’hommes. Le problème des valeurs communes était déjà un problème redoutable, surtout quand il s’agissait du Juif, devenu véritablement l’homme d’une idéologie. Ce qui est, d’ailleurs, l’un des signes de son abstraction, de sa mise à l’écart du monde des hommes. Que pourrait offrir au Juif d’aujourd’hui le judaïsme, la religion et la culture juives? J’ai dû passer en revue les principaux thèmes de la pensée juive traditionnelle, ainsi que les manifestations actuelles d’une culture juive. Il serait trop long de reprendre ici mes différentes analyses du monothéisme, du messianisme ou de l’élection, de ce qu’ils peuvent signifier réellement pour l’homme juif. Je me contenterai de l’exemple de la culture juive contemporaine.

Il m’apparut clairement que les notions d’art juif, de littérature, de philosophie juive étaient nécessairement équivoques et fragiles. La culture vivante du Juif est constamment tentée par la culture majoritaire et menacée d’être absorbée par elle. Je le répète, je ne trouve pas aberrante cette victoire spontanée de la culture du grand nombre. D’ailleurs, un peintre juif, un romancier juif veulent, tout naturellement, être simplement des artistes. Chagall se fâche, comme Soutine ou Modigliani, lorsqu’on le caractérise comme un peintre juif: cela lui paraît une sournoise limitation. Mais, du même coup, l’artiste juif est automatiquement récupéré par la culture du pays où il vit; la symbiose s’effectue constamment au profit des cultures dominantes.

Cette victoire n’est ni aberrante, ni scandaleuse. Supposons que le Juif arrive à constituer une culture propre, au milieu de l’univers culturel des autres, en serait-il sauvé? Nous avons une image de ce domaine réservé, préservé, véritable royaume dans un royaume: il nous est fourni par la tradition. Aucun traditionaliste, aussi sévère soit-il, n’arrive à vivre complètement hors du monde des autres. Il n’échappe à ce que j’ai appelé l’enkystement, à ce ghetto spirituel, que par une série de compromis, d’adaptations, d’assimilations successives. D’une manière générale, la culture d’un minoritaire est condamnée à naviguer entre la sclérose et l’évanouissement.

Pour répondre à une objection que l’on m’a souvent faite: je n’ai jamais nié les avantages qu’a pu procurer ce resserrement sur soi. Ainsi, j’ai dit le rôle historique et encore actuel de la religion juive dans la survie collective de ce peuple: la religion demeure longtemps la colonne vertébrale de tout peuple opprimé. (J’aurais souhaité toutefois que les traditionalistes prissent la peine de répondre sérieusement, c’est-à-dire en détail, à mes analyses, au lieu de les récuser en bloc, comme attentatoires.)

Mais je m’étais posé une question précise: est-ce que la fidélité à la religion, la confirmation de la tradition, religieuse ou non, pourrait sauver le Juif de l’hostilité des autres? Car, enfin, tel était mon propos dans cette longue recherche. J’ai répondu: non, en effet. Je n’ai hélas pas envie d’ironiser, mais aucune prière, aucun rituel n’a jamais dévié le bras des assassins. L’antisémite se moque totalement de l’indice de fréquentation de la synagogue; à moins, au contraire, qu’il ne s’offusque de voir tant de Juifs sur le trottoir les jours du Grand Pardon. Sans compter que ce repli sur soi ne peut qu’augmenter la séparation du Juif. Car, nous y voilà à nouveau: l’affirmation de soi, dans une condition d’oppression, finit à son tour par confirmer l’oppression.

La tragique vérité est que, dans une condition d’oppression, ni le refus de soi ni l’affirmation de soi ne peuvent délivrer l’opprimé. Pire encore, paradoxalement, ils aggravent son malheur.
 

Il faut bien revenir à ce trait fondamental: la condition juive est une condition objective. Etre juif, ce n’est pas seulement être croyant, ou non; être attaché ou non à certaines valeurs ethniques; ce n’est pas seulement être ainsi considéré par les autres; s’accepter ou se refuser comme Juif n’y change pas grand-chose. Etre juif, c’est subir le destin objectif d’un même groupe d’hommes.

Cela signifie que ce n’est pas seulement une affaire d’opinion, mais un ensemble de faits, de traits, de conduites, et surtout de traitements subis. Par suite, si l’on veut transformer cette condition, il ne suffira jamais de s’attaquer à l’opinion des uns et des autres, Juifs et non-Juifs: il faudra bouleverser les relations objectives qui lient les Juifs aux non-Juifs.

J’ai donc étudié principalement deux essais de solutions, qui se sont soldés par deux échecs: le dialogue avec les hommes de gauche, et le dialogue avec les Chrétiens. Or, dans les deux cas, la condition juive concrète, le Juif vivant, sont escamotés au profit d’une idéologie. Le raisonnement des hommes de gauche procède de cette simplification passe-partout qu’ils appliquent à tant de problèmes: faisons la Révolution, disent-ils en gros, et le drame juif se résoudra de lui-même. Ainsi l’un de mes camarades d’Université, pourtant futur psychiatre, affirmait avec assurance qu’après la révolution, il n’y aurait plus d’impuissants sexuels. L’exemple de l’U.R.S.S. et des démocraties populaires ne semble guère confirmer cette thèse. D’une manière plus précise, j’ai montré que les marxistes, à la suite de Marx lui-même, appliquent au problème juif un schéma manifestement déplacé: ils s’obstinent à le comprendre en termes économiques et de lutte des classes, alors qu’il s’agit d’un phénomène spécifique.

Les Chrétiens, eux, s’obstinent depuis des siècles à poser le problème en termes théologiques. Certes, c’est leur langage. Mais cela leur évite également d’avoir à s’occuper de la transformation concrète de la condition faite aux Juifs. Par exemple, de lutter sérieusement contre le racisme réel, et pas seulement métaphysique, de leurs troupes. Le dernier concile semble instaurer un tournant et il faut naturellement s’en réjouir. Mais ce pas timide doit être suivi d’une véritable course dans cette direction: la reconnaissance de l’oppression, sociale et historique particulière, subie par le Juif, dans le monde chrétien et la nécessité d’une action continue pour la faire cesser.

En vérité, ni les uns ni les autres n’ont vu, ou n’ont voulu voir la spécificité de la problématique juive. Cette notion de spécificité est devenue l’un de mes outils les plus sûrs dans cette longue enquête sur les hommes dominés. J’ai beaucoup insisté jusqu’ici sur les ressemblances entre les diverses oppressions, ce qui autorise à parler de l’homme dominé. Mais chaque figure incarnée de cet homme possède scs traits originaux. Et le portrait du colonisé ne saurait dispenser de celui du Juif, ou de celui du Noir. Voilà pourquoi j’ai rédigé juste après le Portrait du Juif un livre sur L’Homme dominé, qui est une extension et une vérification de ces quelques thèmes, mais aussi une comparaison systématique, ressemblances et différences, entre les différents opprimés.

Une autre raison de l’importance de cette notion de spécificité: on ne peut proposer une libération efficace, si l’on n’a pas cerné la spécificité de chaque condition. Voilà pourquoi j’ai tant protesté quand on a voulu ramener le problème colonial à la lutte des classes, puis maintenant le problème juif, c’est-à-dire, en définitive, au schéma économique patrons/ouvriers. Ce sont de telles réductions qui ont réduit à l’impuissance l’idéologie de la gauche européenne.

Quel est donc le sens spécifique de l’oppression du Juif?
 

Qu’ai-je fait jusqu’ici?

J’ai montré que le Juif fut historiquement un opprimé, qu’il le demeure encore largement. J’ai décrit les différents aspects de cette oppression. J’ai tenu compte de l’allégement actuel du malheur juif dans de nombreux pays; mais je ne suis pas persuadé de la disparition inéluctable de l’antisémitisme4. Puis, j’ai éliminé les fausses solutions: le retour à la foi, par exemple, ou l’installation dans un universalisme abstrait. J’ai rappelé quelques vérités utiles: en gros, malgré la résistance du Juif, l’assimilation est davantage refusée aux Juifs par les autres, que refusée par les Juifs eux-mêmes. Sans quoi, le Juif aurait tout de même disparu.

J’ai été tenté de m’arrêter là. Comme, naguère, j’avais été tenté de m’arrêter à la fin de la description du colonisé et du colonisateur, sans conclure d’abord à la destruction inévitable de la colonisation. Puis j’ai tout de même ainsi conclu: ce qui a retenu l’attention de la plupart de mes critiques sur ce seul point brûlant, au détriment de tout le corps de l’ouvrage.

Naturellement, après cette hésitation, cette fois encore, j’ai poursuivi et proposé la solution qui me paraissait la seule convenable. Et, bien entendu, je crois profondément à la suite logique de ce qui va suivre.
 

Quel est donc le sens de l’oppression du Juif? J’ai montré, en somme, que les Juifs ne sont pas opprimés seulement dans l’exercice de leur religion ou seulement comme groupe religieux; ils ne sont pas opprimés seulement comme groupe culturel; ils ne le sont pas seulement dans l’exercice de leurs droits politiques; ou seulement dans leurs activités économiques, etc. Les Juifs sont opprimés dans toutes leurs dimensions collectives. Autrement dit, il faut bien prononcer le mot: ils sont opprimés comme peuple.

Ce mot fait bondir beaucoup d’intellectuels juifs, je le sais bien, qui veulent nier désespérément toute unité juive. Il est vrai que cette unité est l’un des thèmes de l’accusation et que nos intellectuels redoutent, à juste titre, de sembler approuver l’adversaire. Ils craignent ainsi de devenir suspects au peuple au milieu duquel ils vivent. Sans compter peut-être un motif moins noble5: s’ils appartiennent à un seul peuple, alors finie cette universalité, qui leur donne cet air de juges désintéressés dans toutes les causes de l’humanité!

Mais là encore, il vaut mieux regarder en face cette vérité: que nous le voulions ou non, on nous considère ainsi: comme une catégorie particulière d’étrangers, et on nous traite comme tels. Les masses juives, elles, le savent et en tiennent compte, contrairement à nos universalistes. Les masses juives n’ont jamais qu’une confiance limitée dans leurs concitoyens. C’est pourquoi elles confirment sans cesse leur unité, elles savent que leur seul recours, dans la catastrophe, est celui des autres communautés juives, pour l’instant épargnées. Et qu’on cesse de répéter stupidement: c’est une solidarité inadmissible! c’est du racisme à l’envers et autres sottises! C’est une réaction naturelle de défense d’un groupe en danger. Qu’on cesse d’abord de persécuter les Juifs et l’on verra bien après ce qu’il y a lieu de leur reprocher…

Donc les Juifs sont opprimés comme peuple. Si l’on admet que la libération doit se faire en fonction de la spécificité de chaque oppression, alors nous pouvons maintenant faire un pas de plus: opprimés comme peuple, les Juifs ne seront réellement libérés qu’en tant que peuple. Or aujourd’hui, la libération des peuples garde encore la physionomie nationale.

J’ai souvent averti que ce dernier pas est moins logiquement nécessaire que les précédents dans l’itinéraire des peuples. C’est naturel, puisqu’il concerne une prévision, et non l’analyse de faits déjà accomplis. On peut en outre regretter que l’histoire humaine ait pris cette physionomie nationale. Mais c’est ainsi: il semble probable que la libération du Juif comme tel, comme celle des autres peuples, doit passer par la reconstruction de toutes ses dimensions d’homme, individuelles et collectives. Et que cette reconstruction passe par la réafirmation nationale.
 

Voici comment j’en suis venu à Israël. Pas à pas, logiquement, et pas du tout par quelque emportement passionnel ou religieux. On peut n’en être pas ravi; longtemps je ne l’étais pas tellement, et je l’ai écrit. Mais là encore on doit s’incliner devant la réalité: la réalité juive est substantiellement liée à Israël, mythes et vérités. On peut mieux le comprendre par comparaison: peut-on séparer les Arabes du Coran et de leur ère géographique? Les Français, non seulement de la France, mais de leurs traditions culturelles?

On m’a d’ailleurs reproché cet enthousiasme modéré (on m’a reproché d’avoir conclu par Israël; on m’a reproché de ne pas y avoir apporté plus de ferveur). Mais j’ai voulu faire un inventaire méthodique et voir où il menait. C’est pourquoi je n’ai pas davantage épargné les critiques à ce jeune État; ses erreurs politiques ou ses complaisances théocratiques; j’ai fait des réserves sur l’exiguïté de son territoire; j’ai insisté, depuis toujours, sur la nécessité d’améliorer en priorité ses relations avec le monde arabe. («La réconciliation judéo-arabe, ai-je écrit très tôt, est notre prochaine tâche la plus urgente, la plus nécessaire, historiquement et moralement6.») Tout cela, toutefois, relève de la critique de détails. Ce qui est essentiel et indiscutable est ceci: dorénavant, l’État d’Israël fait partie du destin de tout Juif dans le monde, qui continue à se reconnaître comme Juif. Quelles que soient les hésitations, ou même les condamnations, que peut soulever telle de ses actions, son existence ne saurait être mise en question par aucun Juif dans le monde, sans qu’il se nuise gravement à lui-même. Quant aux non-Juifs, les libéraux surtout, ils doivent comprendre qu’Israël représente le résultat, encore fragile, de la libération du Juif, tout comme la décolonisation représente la libération des peuples arabes ou noirs d’Asie et d’Afrique.

J’ai reconnu aussi qu’une libération coûte cher, tant qu’elle n’est pas achevée; que la voie n’en est pas toujours aisée, ni matériellement ni même moralement. Ainsi pour le problème arabe: malheureusement, ai-je souvent noté, il n’y a pas d’harmonie préétablie entre les intérêts de tous les opprimés. Le conflit entre Juifs et Arabes est l’une des absurdités de l’histoire: un conflit entre deux peuples opprimés. Il nous faut pourtant le surmonter, en tenant compte de deux aspirations également légitimes.

Je n’ai pas caché, enfin, que ces liens nouveaux, cette solidarité sentimentale au moins avec ce nouvel État, risquaient d’ajouter à la suspicion où a toujours vécu le Juif dans le monde. Mais nous avons toujours été en danger, je ne crois pas que nous puissions l’être davantage. Au moins, soyons-le avec dignité. Et surtout, là encore, il faut renverser la perspective de l’accusation. Si les Juifs n’avaient pas tant été accusés, menacés et périodiquement empêchés de vivre, ils n’auraient pas cherché à s’assurer un refuge possible. C’est trop d’outrecuidance de la part de gens qui nous ont persécutés durant des siècles, qui ont fait de nous des citoyens de seconde zone, souvent malgré leurs propres lois, d’oser nous reprocher cette ambiguïté, qu’ils ont cultivée en nous, quels que fussent nos protestations, nos efforts et les gages souvent indignes que nous leur donnions: ce que l’on appelle la double allégeance nous a été imposé; nous n’aurions pas demandé mieux que de n’en avoir pas besoin!
 

Qu’est-ce qu’un sioniste enfin?

C’est quelqu’un, Juif ou non-Juif, qui ayant constaté que la condition juive est une condition d’oppression, trouve légitime la reconstruction d’un État juif: pour faire cesser cette oppression, et pour redonner aux Juifs, à l’instar des autres peuples, leurs dimensions d’hommes libres.

Ou encore, qui estime souhaitable la libération du Juif comme tel.

Naturellement, personne n’est tenu d’être sioniste. Si l’on n’est pas juif, on peut juger qu’il y a des causes plus importantes ou qui contredisent celle-là. Si l’on est juif, on peut ne pas se croire obligé de confirmer son appartenance à son peuple, fût-il en danger; on peut ne pas se vouloir juif et préparer lentement l’assimilation de ses enfants; on peut même ne pas tellement tenir à la liberté; se contenter d’une semi-servitude et parer aux menaces lorsqu’elles se présentent. Après tout, c’est une affaire d’estomac.

On l’a vu, je n’ai rien absolument condamné. Je ne crois pas à l’éternité des peuples et le peuple juif peut un jour disparaître; l’appartenance à un peuple n’est pas pour moi un lien mystique7 et je tiens à la liberté du choix de chacun, même si elle se révèle souvent illusoire.

Mais si l’on pense qu’il est important pour un opprimé de reprendre sa vie en main, ce que je crois; si l’on pense qu’il est nécessaire, pour cela, qu’il prenne conscience de ce qu’il est et de sa place exacte parmi les hommes; qu’il est nécessaire, en fonction de ces données, qu’il s’attelle à la transformation de sa condition, alors, concernant les Juifs, on est sioniste.

On voit que, ce faisant, non seulement on ne renonce pas aux grands idéaux contemporains de justice sociale et d’égalité des peuples: on les confirme.


Notes.

1. L’essentiel de ce texte a servi de base à une série de conférences aux U. S. A., durant l’été 1966, ainsi qu’à une première version, sous le titre «Petit Portrait d’un Juif», parue dans la première édition de L’Homme dominé, Paris, Gallimard, 1968. Par contre, il n’a pas été reproduit dans la nouvelle édition, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973, ni dans les éditions étrangères. Il a été remanié et enrichi à l’occasion de cette nouvelle publication.

2.Portrait d’un Juif, 1er éd, Gallimard, 1963 (nouvelle édition, Paris, Idées, Gallimard, 1969) et La Libération du Juif, 1er éd., Gallimard, 1966 (nouvelle édition, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972) forment un même ensemble.

3. La réaction de certains Juifs, surtout de la bourgeoisie naturellement, a été plutôt comique: ils étaient vexés d’être décrits comme opprimés, et d’être ainsi assimilés à des habitants de quelque ghetto d’Europe centrale ou d’Afrique du Nord. Que de fois ne m’ont-ils pas conseillé, avec une bienveillance sournoise, de ne pas perdre mon temps sur un sujet si parfaitement périmé et de si mauvais goût.

4. Les Juifs d’Europe ne sont plus fragiles, affirme-t-on, ni exposés. Mais il suffit qu’ils ne soient plus d’accord avec la politique de tel chef du gouvernement pour être aussitôt insultés et menacés. Je n’ai pas encore digéré la triviale insolence à notre égard du dernier président de la République française, Georges Pompidou, lequel, à un journaliste qui l’interrogeait à propos d’Israël, a répondu: «Il n’y a pas d’abonné à ce numéro.» Son prédécesseur, de Gaulle, n’a pas craint d’affirmer publiquement que nous étions un «peuple dominateur»: nous dominions qui?

5. Position contradictoire, car: ils ont à la fois peur de perdre cette universalité, qui les protège en quelque sorte de la foule de leurs concitoyens, et peur d’être soupçonnés de ne pas faire partie de ces mêmes concitoyens. Alors ils insistent tantôt sur le premier point, tantôt sur l’autre. Mais dans les deux cas, il leur paraît plus périlleux encore de reconnaître leur appartenance à la judaïcité.

6.La Libération du Juif, p. 242, éd. Gallimard.

7. Chaque fois que l’on parle de peuple juif, on objecte: «Vous revenez donc au peuple élu!» C’est encore renverser le problème. La notion de peuple juif ne dérive pas de l’élection. C’est parce qu’ils furent opprimés comme peuple que les Juifs se sont consolés avec la fameuse élection. Que cesse l’oppression et on verra bien s’ils continueront longtemps à se croire marqués, supérieurement, par Dieu (ou par le Destin). Le petit peuple grec, libre et vivant sur sa terre, a cessé depuis longtemps de traiter de Barbares tous les peuples de la terre.

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