Albert Memmi, Juifs et Arabes: Qu’est-ce qu’un Juif-Arabe? 1. A la suite du colloque avec le Colonel Kadhafi, organisé à Paris, le samedi 24 novembre 1973, par quatre grands journaux européens, Le Monde, le Times, La Stampa, Die Welt, la revue L’Arche m’avait demandé de développer les passages concernant les relations entre Juifs et Arabes en pays arabes. Ces propos, recueillis par un collaborateur de la revue, ont été publiés dans le numéro de décembre 1973-janvier 1974. 2. L’expression Juifs-Arabes n’est évidemment pas bonne. Je l’ai reprise par commodité: je voulais simplement rappeler que natifs de ces pays dits arabes, originaires de ces contrées bien avant l’arrivée des Arabes, nous en partageons, d’une manière non négligeable, les langues, les coutumes et les cultures. Si l’on s’en tient donc à cette légitimation, et non à celle de la force et du nombre, alors nous avons les mêmes droits à la terre — pas plus mais pas moins — que les Arabes musulmans. Mais notons, par la même occasion, que le terme Arabe n’est pas plus heureux appliqué à des populations si diverses, y compris celles qui se nomment et se croient arabes.

I. Les Juifs et les Arabes
 
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Qu’est-ce qu’un Juif-Arabe?

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Qu’est-ce qu’un Juif-Arabe1?

Un chef d’État arabe vient de nous faire une offre généreuse, et inédite: «Rentrez donc! nous a-t-il dit, retournez dans votre pays natal!» Cela, paraît-il, a touché beaucoup de gens, lesquels, sous le coup de l’émotion, ont cru le problème résolu. Au point qu’ils n’ont pas entendu le prix à payer en échange: une fois rentrés dans nos pays respectifs, Israël n’aurait plus de raison d’être. Car, les autres Juifs, les affreux usurpateurs européens, on les renverra aussi chez eux: effacer les traces des crématoires, rebâtir leurs quartiers rasés, je suppose. S’ils ne veulent pas s’en aller de bon gré, malgré tout, alors on entreprendra enfin une guerre définitive: là-dessus, le chef d’État a été très clair. Il paraît aussi qu’une expression a beaucoup frappé les esprits: «N’êtes-vous donc pas des Arabes comme nous, aurait-il ajouté, des Juifs-Arabes?»

Ah! la jolie expression! Nous en avions même la secrète nostalgie; oui, certes, nous fûmes des Juifs-Arabes: par les mœurs, la culture, la musique, la cuisine… Je l’ai assez écrit; mais faut-il rester un Juif-Arabe si l’on doit, pour cela, trembler pour sa vie et l’avenir de ses enfants? Si l’on doit se voir dénier sans cesse toute existence propre? On sait qu’il y a aussi des Arabes chrétiens: on ne sait pas assez à quelle indigne surenchère ils doivent se livrer pour seulement survivre. Des Juifs-Arabes, nous aurions bien voulu l’être; si nous y avons renoncé, ce sont les Arabes musulmans qui nous en ont systématiquement empêchés, pendant des siècles, avec mépris et cruauté; et il est bien trop tard pour le redevenir. Nos foyers aussi, et pas seulement ceux des Allemands et des Polonais, ont été arrachés, détruits, dispersés; objectivement, comme on dit aujourd’hui, il n’existe plus de communautés juives dans un seul pays arabe; et on ne trouvera pas un seul Juif-Arabe qui consente à retourner dans son pays natal.

Allons, je vois bien qu’il faut parler plus net: la fameuse vie idyllique des Juifs dans les pays arabes, c’est un mythe! La vérité, puisqu’on m’oblige à y revenir, est que nous étions d’abord une minorité dans un milieu hostile; comme tels, nous avions toutes les peurs, les angoisses, le sentiment constant de fragilité des trop faibles. Aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfant, dans les récits de mon père, de mes grands-parents, de mes tantes et oncles, la cohabitation avec les Arabes n’était pas seulement malaisée, elle était pleine de menaces, périodiquement mises à exécution. Il faut tout de même rappeler ce fait lourd de signification: la situation des Juifs pendant la colonisation a été plus sûre, parce que plus légalisée. Cela explique la prudence, les hésitations des choix politiques de la plupart des Juifs en pays arabes: je n’ai pas toujours approuvé ces choix, mais on ne peut reprocher cette ambiguïté aux responsables des communautés: ils ne faisaient que traduire l’anxiété tenace de leurs administrés.

Car, sur la période qui a précédé la colonisation, la mémoire collective des Juifs de Tunis ne laisse aucun doute. Il suffit de reprendre les quelques récits, les quelques contes qui nous en restent: c’est une sombre période. Les communautés juives vivaient dans les ténèbres de l’histoire, l’arbitraire et la peur, sous des monarques tout-puissants, dont les décisions ne pouvaient être ni abolies ni même discutées. Tout le monde, direz-vous, était soumis à ces monarques, sultans, beys ou deys. Oui, mais les Juifs n’étaient pas seulement livrés au monarque, mais à l’homme de la rue. Mon grand-père portait encore des signes vestimentaires distinctifs; et il vivait à une époque où tout passant juif était susceptible de recevoir des coups sur la tête de tout Musulman qu’il rencontrait. Cet aimable rituel avait même un nom: la chtáká, et comportait une formule sacramentelle, que j’ai oubliée. Un arabisant français m’a objecté, lors d’une réunion: «En pays d’Islam, les Chrétiens n’étaient pas mieux lotis.» C’est vrai; et alors? C’est un argument à double tranchant: il signifie en somme que personne, aucun minoritaire, ne vivait en paix et dans la dignité dans un pays à majorité arabe! Cela dit, il y avait tout de même une différence considérable: les Chrétiens étaient en général des étrangers, et en tant que tels protégés par leurs nations. Si un pirate barbaresque, ou un émir quelconque, voulait réduire un missionnaire en esclavage, il se heurtait au gouvernement du pays d’où ce missionnaire était originaire, voire au Vatican, aux Chevaliers de Malte. Mais personne n’allait sauver un Juif, parce que les Juifs, eux, étaient nés dans ces pays, et comme tels livrés aux volontés de «leurs» monarques. Jamais, je dis bien jamais — à part peut-être deux ou trois époques très circonstancielles, comme la période andalouse et encore — les Juifs n’ont vécu en pays arabes autrement que comme des gens diminués, exposés et périodiquement assommés, massacrés, pour qu’ils se souviennent bien de leur condition.

Sous la colonisation donc, la vie des Juifs acquiert un certain degré de sécurité, même pour les classes les plus pauvres, alors que traditionnellement il n’y avait guère que les Juifs les plus riches, ceux de la ville européenne, qui aient vécu à peu près convenablement. Dans ces quartiers, la population était mêlée, et ces Juifs, italiens ou français, étaient en général moins en contact avec la population arabe. Même ceux-là, toutefois, restaient des citoyens de seconde zone, soumis de temps en temps à une explosion de colère populaire, que les colonisateurs — Français, Anglais ou Italiens — ne contenaient pas toujours à temps, par indifférence ou par tactique.

J’ai vécu les alertes du ghetto, les portes et les fenêtres qui se fermaient, mon père qui arrivait en courant après avoir verrouillé son magasin en hâte parce que des rumeurs sur l’imminence d’un pogrom s’étaient répandues. Mes parents faisaient des provisions dans l’attente d’un siège, qui ne venait pas nécessairement d’ailleurs, mais cela donnait la mesure de notre angoisse, de notre insécurité permanente. Nous nous sentions alors abandonnés de toute la terre, y compris hélas des autorités du Protectorat. Que ces autorités aient utilisé sciemment ces mouvements à des fins de politique intérieure, comme dérivatif à une éventuelle révolte contre le pouvoir colonisateur, je n’en ai pas de preuves. Mais c’est ce que nous ressentions, nous les Juifs des quartiers pauvres tout au moins. Mon propre père était convaincu que lorsque les tirailleurs tunisiens partirent pour le front durant la guerre, la population juive leur fut clairement livrée. Nous pensions que les autorités françaises et tunisiennes fermaient au moins les yeux sur les exactions des soldats, ou des mécontents, qui se défoulaient ainsi sur le ghetto. Comme les carabiniers de la chanson, la police ne venait pas, ou arrivait seulement plusieurs heures après.

Un peu avant la fin de la colonisation, nous avons vécu une aventure commune avec l’Europe: l’occupation allemande.

J’ai raconté dans La Statue de sel comment nous avons été froidement abandonnés aux Allemands par les autorités françaises. Mais il me faut ajouter que nous baignions également dans une population arabe hostile… C’est la raison pour laquelle très peu d’entre nous purent passer les lignes pour rejoindre les Alliés. Quelques-uns l’ont fait malgré tout; ils furent en général dénoncés et pris.

Cette affreuse période, pourtant, nous avons eu tendance à l’oublier avec l’indépendance de la Tunisie. Peu de Juifs, il faut le reconnaître, ont pris une part active au combat pour l’indépendance mais, en somme, pas tellement moins que la grande masse des Tunisiens non juifs. Par contre, nos intellectuels, dont les communistes, qui étaient fort nombreux, ont pris nettement position en faveur de cette indépendance; quelques-uns se sont battus dans les rangs du Destour. J’ai fait moi-même partie de la petite équipe qui a fondé le journal Jeune Afrique vers 1956, quelque temps avant l’indépendance de la Tunisie. Ce qui m’a coûté plus tard assez cher.

Après l’indépendance, en tout cas, la bourgeoisie, une partie notable de la population juive, ont cru qu’elles pouvaient collaborer avec les autorités nouvelles, qu’il était possible de s’entendre avec la population tunisienne. Nous étions des citoyens tunisiens, et nous avions décidé sincèrement de «jouer le jeu». Mais qu’ont fait les Tunisiens? Tout comme les Marocains et les Algériens, ils ont liquidé — avec intelligence et souplesse — leurs communautés juives. Ils ne se sont pas livrés à des brutalités ouvertes comme dans d’autres pays arabes; ce qui d’ailleurs aurait été difficile après tant de services rendus, l’aide d’une grande partie de nos intellectuels; à cause aussi de l’opinion mondiale, qui s’intéressait de près à ce qui se passait dans nos pays; de l’aide américaine dont ils avaient un pressant besoin; mais ils ont étranglé économiquement la population juive. Pour les commerçants, c’était facile: il suffisait de ne pas renouveler les patentes, de refuser les licences d’importation; en même temps, on avantageait leurs concurrents musulmans. Dans l’administration, ce n’était pas plus compliqué: on n’engageait pas les Juifs; ou on mettait les anciens agents dans des difficultés linguistiques insurmontables que l’on n’imposait guère aux Musulmans. De temps en temps, on envoyait en prison un ingénieur, ou un grand commis, sur des accusations mystérieuses, kafkaïennes, qui affolaient tous les autres.

Sans compter, évidemment, le rôle joué par la proximité relative du conflit israélo-arabe: à chaque crise, à chaque événement un peu important, la populace déferlait, brûlait les magasins juifs; cela s’est encore passé pendant la guerre de Kippour. Bourguiba n’a probablement jamais été hostile aux Juifs; mais il y avait toujours ce fameux «retard», qui faisait que la police n’arrivait que lorsque les magasins avaient été pillés et brûlés. Comment s’étonner après cela que l’exode, vers la France et vers Israël, ait continué et se soit même accéléré?

J’ai moi-même quitté la Tunisie, pour des raisons professionnelles, certes, parce que je voulais rejoindre les milieux littéraires, mais aussi parce que je n’aurais pas pu vivre longtemps dans cette atmosphère de ségrégation sournoise, et parfois ouverte.

Il n’est pas question, naturellement, de regretter les positions de justice historique que nous avons prises en faveur des peuples arabes. Je ne regrette rien, ni d’avoir écrit le Portrait du colonisé, ni d’avoir applaudi aux indépendances des peuples du Maghreb. J’ai du reste continué à défendre les Arabes en Europe même dans d’innombrables démarches et papiers, signatures, manifestes… Mais il faudrait tout de même le dire une fois: nous défendions les Arabes parce qu’ils étaient des opprimés. S’ils ne le sont plus, s’ils deviennent à leur tour des oppresseurs, ou s’ils ont des régimes politiques injustes, je ne vois pas pourquoi on ne leur demanderait pas des comptes. Maintenant, des nations arabes existent, avec une politique étrangère, des classes sociales, avec des riches et des pauvres. D’ailleurs: contrairement à beaucoup, je n’ai jamais voulu croire (ce que répétaient naïvement les libéraux et sournoisement les communistes) qu’il n’y aurait pas de problèmes après l’indépendance, que nos pays seraient des États laïcs, où les Européens, les Juifs et les Musulmans cohabiteraient en bonne intelligence.

Je savais même que nous n’aurions pas grande place dans le pays après l’indépendance. Les jeunes nations sont très exclusives; en outre il n’y a pas de grande compatibilité entre les constitutions arabes et la laïcité. C’est du reste ce que le colonel Kadhafi a rappelé opportunément il y a peu; il n’a fait que dire tout haut ce que les autres pensent tout bas. J’étais également conscient du problème des petits Européens, des petits Blancs; mais je pensais que tout cela était l’inévitable fin d’un établissement condamné par l’histoire. Je pensais, malgré tout, que le pari méritait d’être tenté. Après tout, nous n’avions jamais eu une très grande place; il suffirait qu’on nous laissât vivre en paix. C’était un drame, mais un drame historique, et non une tragédie; des solutions, médiocres, existaient. Eh bien, ce ne fut même pas possible: nous avons été tous obligés de partir, chacun à son tour.

Là-dessus, donc, j’arrivai en France, et me trouvai confronté avec ce racontar qui courait les salons de la gauche parisienne: les Juifs auraient toujours vécu en parfaite entente avec les Arabes. On me félicitait presque d’être né dans des pays où le racisme, la xénophobie étaient inconnus. Cela me faisait rire; j’avais entendu tant de sottises sur l’Afrique du Nord, et venant des gens les mieux intentionnés, que je n’y réagissais pas tellement, c’est vrai. Ce bavardage a commencé à me préoccuper lorsqu’il devint un argument politique, c’est-à-dire depuis 1967. Les Arabes s’avisèrent alors de se servir de cette contrevérité, qui tomba en outre dans un terrain très favorable: la réaction contre Israël après sa victoire. Il est temps maintenant de dénoncer cette imposture.

Si j’avais à expliquer la réussite de ce mythe, j’énumérerais cinq facteurs convergents: le premier est le fruit de la propagande arabe: «Les Arabes n’ont jamais fait de mal aux Juifs, pourquoi les Juifs viennent-ils les spolier de leurs terres, alors que la responsabilité du malheur juif est strictement européenne? Toute la responsabilité du conflit du Moyen-Orient incombe aux Juifs d’Europe. Les Juifs arabes n’ont jamais voulu fonder un pays séparé et sont pleins d’une confiante amitié pour les Arabes musulmans.» Ce qui est doublement faux: les Juifs arabes se méfient des Musulmans plus encore que les Européens et rêvaient d’Eretz-Israël bien avant les Russes et les Polonais.

Le second argument est dû aux cogitations d’une partie de la gauche européenne: les Arabes étaient des opprimés, donc ils ne pouvaient pas être antisémites. Ce qui est d’un manichéisme stupide: comme si on ne pouvait pas être un opprimé et être raciste! Comme si les ouvriers n’étaient pas xénophobes! En outre, la ficelle est trop grosse: il s’agit de combattre avec bonne conscience le sionisme, qui gêne l’U.R.S.S.

Le troisième vient du fait des historiens contemporains, y compris, chose curieuse, des historiens juifs occidentaux. Ayant subi l’affreuse tuerie nazie, ces derniers ne pouvaient même pas concevoir pareille chose ailleurs. Or, si l’on excepte les crématoires, l’ensemble des victimes des pogroms russes, polonais et allemands, n’excède probablement pas l’ensemble des petits pogroms successifs perpétrés dans les pays arabes. L’histoire juive a été jusqu’ici écrite par des Juifs occidentaux, il n’y a pas eu de grand historien juif oriental: du coup, on ne connaît du malheur juif que ses aspects occidentaux. On se souvient de l’absurde distinction faite par Jules Isaac, mieux inspiré d’habitude, entre «vrai» et «faux» antisémitisme, le «vrai» étant le résultat du christianisme. La vérité est que ce n’est pas seulement le christianisme qui crée l’antisémitisme, mais le fait que le Juif soit minoritaire, que ce soit en Chrétienté ou en Islam. En faisant de l’antisémitisme une création chrétienne, je regrette de le dire, Isaac a minimisé la tragédie des Juifs des pays arabes, et contribué à fausser les esprits.

Quatrième facteur: celui de nombreux Israéliens; angoissés à l’idée de leur coexistence avec leurs voisins arabes, ils veulent croire qu’elle a existé dans le passé, sans quoi ce serait à désespérer de l’entreprise! Alors que pour survivre, il vaut mieux tenir compte lucidement de l’environnement.

Cinquième facteur, enfin: c’est notre complicité, Juifs des pays arabes, c’est notre complaisance, plus ou moins inconscientes, de déracinés, qui ont tendance à embellir le passé, qui, dans leur regret de l’Orient natal, minimisent, ou effacent complètement, le souvenir des persécutions. Dans nos souvenirs, notre imagination, c’était une vie tout à fait merveilleuse, alors que nos propres journaux de l’époque témoignent du contraire.

Ah! j’aurais tellement voulu que tout cela fût vrai! Que nous ayons eu une existence originale par rapport à la condition juive habituelle! Malheureusement tout cela est archi-faux: les Juifs ont vécu très mal dans les pays à domination arabe. L’État d’Israël n’est pas le résultat du seul malheur des Juifs d’Europe. On peut fort bien, contrairement à ce que pense — si pensée il y a — une partie de la gauche européenne, se libérer de l’oppression, et se transformer en oppresseur à son tour, par exemple opprimer ses propres minorités. Comme on le voit si souvent chez tant de nations nouvelles.

Et maintenant?

Maintenant, il n’est plus question pour nous de retourner dans un pays arabe, comme on nous y invite, d’ailleurs fallacieusement. Une telle idée semblerait grotesque à tous les Juifs qui ont fui ces pays, les potences de l’Irak, les viols, les sodomies des prisons égyptiennes, l’aliénation politique et culturelle, l’étranglement économique des pays les plus modérés. L’attitude des Arabes à notre égard ne me semble guère différente de ce qu’elle a toujours été. Les Arabes n’ont jamais que toléré l’existence des minorités juives. Ils ne sont pas encore revenus de leur surprise de voir leurs anciens subalternes relever la tête et même vouloir conquérir leur indépendance nationale! Ils ne connaissaient qu’une réponse: il faut leur couper la tête; les Arabes veulent la destruction d’Israël. On avait beaucoup espéré du sommet d’Alger. Or que demande-t-il? Deux points reviennent comme un leitmotiv: la restitution de tous les territoires occupés par Israël, et le rétablissement des Palestiniens dans la plénitude de leurs droits nationaux. Le premier argument pourrait encore faire illusion, mais le second? A quoi cela revient-il? A installer les Palestiniens en maîtres à Haïfa ou à Jaffa? C’est-à-dire la fin d’Israël. Si ce n’est pas cela, s’il ne s’agit que d’un partage, pourquoi ne le dit-on pas? Au contraire, les Palestiniens n’ont jamais cessé de réclamer la totalité de la région; et les «sommets» arabes se suivent et se ressemblent: Le sommet d’Alger relaye celui de Khartoum; il n’y a aucune différence fondamentale. C’est-à-dire encore que la position officielle, implicite ou avouée, brutale ou tactique, des Arabes, n’est que la perpétuation de l’antisémitisme dont nous avons eu l’expérience. Aujourd’hui comme hier, c’est notre vie qui est en jeu. Il faudra bien qu’un jour les Arabes musulmans admettent que, nous aussi, Juifs-Arabes2, si l’on veut, nous avons droit à l’existence et à la dignité.


Notes.

1. A la suite du colloque avec le Colonel Kadhafi, organisé à Paris, le samedi 24 novembre 1973, par quatre grands journaux européens, Le Monde, le Times, La Stampa, Die Welt, la revue L’Arche m’avait demandé de développer les passages concernant les relations entre Juifs et Arabes en pays arabes. Ces propos, recueillis par un collaborateur de la revue, ont été publiés dans le numéro de décembre 1973-janvier 1974.

2. L’expression Juifs-Arabes n’est évidemment pas bonne. Je l’ai reprise par commodité: je voulais simple¬ ment rappeler que natifs de ces pays dits arabes, origi¬ naires de ces contrées bien avant l’arrivée des Arabes, nous en partageons, d’une manière non négligeable, les langues, les coutumes et les cultures. Si l’on s’en tient donc à cette légitimation, et non à celle de la force et du nombre, alors nous avons les mêmes droits à la terre — pas plus mais pas moins — que les Arabes musulmans. Mais notons, par la même occasion, que le terme Arabe n’est pas plus heureux appliqué à des populations si di¬ verses, y compris celles qui se nomment et se croient arabes.

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