Albert Memmi, Juifs et Arabes: Questions au colonel Kadhafi 1. Le temps de parole de chaque participant au Colloque ayant été limité, ce texte n’a pu être prononcé intégralement. Il a été cependant reproduit dans sa presque totalité par divers journaux dès le lendemain. 2. Bien qu’il n’y ait pas de livre exhaustif sur notre vie en pays à majorité arabe, on peut consulter avec fruit quelques historiens plus sérieux que les autres: Antoine Fattal, Louis Gardet, Robert Brunschvicg, G. E. von Grunebaum, Bernard Lewis, G. Vajda. Un petit livre passionné écrit par une Juive égyptienne qui signe Bent Masria peut renseigner utilement sur Les Juifs en Égypte. 3. Personne ne songerait à interdire au futur État palestinien de recevoir des Palestiniens du monde entier ou même des Syriens ou des Marocains, s’il le décidait en toute souveraineté. Nul n’a davantage le droit de contester à Israël la possibilité de demeurer ouvert à n’importe quel Juif en danger.

I. Les Juifs et les Arabes
 
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Questions au colonel Kadhafi

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Questions au colonel Kadhafi1

Monsieur le Président,

Je me limiterai à vous poser quelques questions dans une perspective que personne ici, probablement, ne pourra emprunter:

Je suis un écrivain juif, né dans un pays à majorité arabe, qui parle arabe, qui n’a quitté ce pays qu’à la fin de son adolescence, et qui conserve avec les populations qui y habitent, et leur culture, des liens très forts.

D’autre part j’ai très tôt compris et approuvé, et soutenu, la renaissance nationale des peuples arabes, pour laquelle j’ai œuvré par la plume, et quelquefois physiquement.

Ceci pour vous dire que je suis l’un de ceux ici, et peut-être dans le monde, qui vous comprennent le mieux: mais ceci donne à mes questions un poids particulier et j’ose espérer de vous une attention particulière.
 

Est-il exact que vous ayez déclaré que vous ne venez pas discuter de l’importance de territoires à rendre ou de frontières à rectifier, ou même d’un arrangement au sujet des Arabes de Palestine, mais de reprendre et de poursuivre la guerre jusqu’à la disparition complète d’Israël?

Si cette information est vraie, comment pouvez-vous mettre en question aussi radicalement le mouvement de libération national juif, et l’État qui en découle, alors que vous êtes l’une des expressions du mouvement national arabe? Pourquoi les Juifs, seuls, n’auraient-ils pas le droit à ce qui vous paraît le plus sacré, après votre foi religieuse: à une nation?
 

Est-il exact que vous ayez déclaré que les Juifs européens ayant été renvoyés en Europe, seuls les Juifs nés en pays arabes pourraient continuer à y vivre?

Croyez-vous sérieusement que les Juifs d’Allemagne ou de Pologne, du moins les quelques survivants, puissent retourner vivre dans des lieux où leurs parents, femmes, hommes, enfants, ont été brûlés dans des fours à gaz?

Que feriez-vous alors des enfants de ces Juifs nés depuis en Israël et qui forment dorénavant 25% de la population?

Croyez-vous que les Juifs nés en pays arabes puissent retourner vivre dans des pays dont ils ont été chassés, avant d’être spoliés et massacrés? D’autant que vous voulez la restauration intégrale de l’Islam, allant, m’a-t-on dit, jusqu’à couper la main droite aux voleurs et renvoyer les femmes au harem ou à la promiscuité polygamique. Ceci, naturellement, vous regarde. Mais croyez-vous que l’on puisse retourner vivre sous de telles lois quand on n’est pas musulman, à supposer que les Musulmans y consentent?
 

Est-il exact que vous ayez déclaré que les Juifs ont toujours vécu paisiblement dans les pays arabes? Et que vous n’en voulez pas aux Juifs mais aux sionistes?

Croiriez-vous sérieusement à ce mythe, complaisamment répandu pour la persuasion des Occidentaux, que la vie des Juifs en pays arabes a été idyllique?

En 1912 encore, des Juifs qui osaient quitter leurs quartiers au Maroc étaient obligés de se déchausser, comme si toute la terre marocaine était sainte pour eux et qu’ils devenaient sacrilèges s’ils la touchaient. Dans ce même Maroc, en 1907, a lieu un grand massacre de Juifs à Casablanca, avec les accompagnements habituels, viols, femmes enlevées dans les montagnes, centaines de demeures et d’échoppes brûlées, etc.; en 1912, grand massacre à Fez; 1948, à Oujda et dans d’autres villes. En Algérie, en 1934: massacre de Constantine, 24 morts, des dizaines et des dizaines de blessés graves. En Égypte, massacres en 1948, agrémentés cette fois par des centaines de bombes. À Aden, en 1946, l’autorité locale déclare: les Juifs ne doivent pas vivre comme des hommes; quelques mois plus tard 82 morts et 76 blessés, les 2/3 des magasins pillés et brûlés. En Irak, entre le 2 et le 3 juin 1941, 600 tués, 1 000 blessés graves, pillages, viols, incendies, 1 000 maisons détruites, 600 magasins pillés… Pour nous en tenir à votre propre pays, les 4 et 5 novembre 1945, massacre à Tripoli, les 6 et 7 novembre, à Zanzour, Zaouia, Foussabar, Ziltaïn, etc., des filles et des femmes violées devant les leurs, des femmes enceintes éventrées, les bébés arrachés, des enfants brisés à coups de barres de fer. En 1967, malgré la protection du roi Idriss, 100 personnes sont encore massacrées… Tout cela se trouve dans les journaux de l’époque, y compris les journaux arabes locaux.

On nous jette constamment à la figure l’erreur, peut-être, de Deïr Yassine: ah! Nous avons subi cent, mille Deïr Yassine! Et pas seulement en Russie, en Allemagne ou en Pologne, mais bel et bien de la part des populations arabes, sans que le monde s’en soit jamais ému! (Au moment où je corrige les épreuves de ce livre, nous parvient la nouvelle du massacre de Kyriat Schmoné: douleur et ironie de l’histoire; ces malheureux mitraillés dans leurs lits, ces enfants précipités par les fenêtres sont tous des réfugiés nord-africains! Des «Juifs-Arabes»!…)

Mais qu’ai-je besoin de références et de rappels historiques. Mon propre grand-père, mon père gardaient la terreur des coups sur la tête que pouvait leur donner n’importe quel passant arabe. J’ai joué moi-même enfant dans les ruelles d’une ville arabe — comme vous, je suppose, monsieur le Président: vous rappelez-vous ce que vous pensiez des jeunes Juifs et comment vous les traitiez? Moi, je m’en souviens trop bien, hélas!

Ne me dites pas, je vous prie, que tout cela est le résultat du sionisme: c’est encore un mythe.

Sauf en deux ou trois périodes, sur lesquelles on dit d’ailleurs beaucoup de sottises, cette vie idyllique n’a jamais existé. Plus encore, les Juifs étaient non seulement livrés à la populace mais avaient un statut qui légitimait en quelque sorte cette servitude. Ce statut, nous le connaissons bien: depuis les Abbassides, il est dans la Charte d’Omar: en gros, dans le meilleur des cas, le Juif est protégé comme un chien qui fait partie des biens mobiliers, mais s’il relève la tête ou se conduit en homme, on doit l’assommer pour qu’il se souvienne toujours de sa condition2.

Nous avons ici un témoin de choix, entre de nombreux autres: le Père de Foucauld, qui n’était pas suspect de beaucoup aimer les Juifs, voulant voyager incognito parmi les Arabes, eut l’idée saugrenue de se déguiser en Juif: lisez donc ce long récit de toutes les humiliations et menaces que dut supporter ce Juif provisoire!

La vérité est que nous avons vécu en pays arabes dans la peur et l’humiliation. Je ne reprendrai pas ici une autre litanie: celle des massacres d’avant le sionisme; je la tiens à votre disposition. La vérité est que ces jeunes Juifs des pays arabes étaient sionistes avant Auschwitz; l’État d’Israël n’est pas le résultat d’Auschwitz mais de la condition juive tout entière, y compris dans les pays arabes.
 

Est-il exact que vous ayez déclaré que si les Juifs voulaient absolument un État, ils n’avaient qu’à le fonder en Europe ou en Amérique?

Est-ce donc à vous, si soucieux des valeurs de votre peuple, que je dirai que l’on ne fonde pas un État n’importe où et avec n’importe quelles valeurs?

Pourquoi, nous, Juifs de ces pays à majorité arabe, irions-nous fonder un État en Europe — pourquoi pas au pôle Nord — alors que nous sommes nés sur les bords de la Méditerranée, à laquelle nous sommes attachés, vous le comprendrez mieux que personne. Pourquoi cette terre, que vous appelez arabe, parce que vous y êtes en majorité, ne serait-elle pas partiellement à nous? Nous, dont les ancêtres, berbères judaïsés, étaient souvent plus anciens que les vôtres. Suffit-il d’être né arabe pour avoir droit à tout et d’être né juif pour n’avoir droit à rien, sinon à être condamné à rester éternellement des citoyens de seconde zone, exposés à l’humiliation et aux massacres périodiques? Et si vous vouliez éviter sérieusement que nous nous groupions dans ce coin de terre, que nous avons appelé Israël, pour renouer avec une très vieille tradition, pourquoi nous avoir traqués, chassés, dans toutes les régions où votre pouvoir s’étend?
 

On me dit que dans toute cette affaire vous êtes motivé surtout par le sort des Arabes de Palestine: si oui, comment concilieriez-vous cette rumeur avec votre constante affirmation de l’unité de la nation arabe? Les Arabes de Palestine vivent un drame, certes, comme nous; mais il ne faudra pas oublier, à la table de négociations, qu’ils ne sont guère plus nombreux que nous; qu’ils sont, eux aussi, souvent venus d’ailleurs, comme nous. Le malheur des Arabes de Palestine aura été finalement d’avoir été déplacés, à l’intérieur d’une même nation si vaste, d’une cinquantaine de kilomètres. Est-ce tellement grave, ou alors notre malheur à nous, Juifs des pays arabes, est infiniment plus important, puisque nous avons été déplacés à des milliers de kilomètres, après avoir tout perdu également. Et nous sommes un million trois cent mille aujourd’hui, c’est-à-dire la moitié de la population d’Israël, ce qui, ajouté aux 25% de fils d’Occidentaux nés dans le pays, porte à 75% la population autochtone: en somme si l’on veut se tenir à cette arithmétique dérisoire, en Israël les Juifs sont chez eux au même titre, au moins, que les Arabes. Mais je vous répète qu’Israël est le résultat de toute la condition juive, partout dans le monde, c’est-à-dire également d’Auschwitz, et que les Juifs allemands, polonais, ou russes, sont également chez eux. Et nul n’a le droit de nous contester la possibilité de recueillir nos rescapés, ceux d’hier et ceux de l’avenir, hélas3!

Or on nous dit que vous venez en France pour acheter encore des armes et pour accentuer le chantage au pétrole. Si oui, ne serait-il pas désastreux de relancer encore le conflit alors que de nombreux pays arabes s’orientent enfin vers un arrangement qui mettrait fin à nos souffrances réciproques? Vous connaissez l’adage qui dit qu’un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès. N’est-il pas temps de trouver entre nous un arrangement même médiocre?
 

Monsieur le Président, votre langage, celui du cœur et de la détermination née de la dignité retrouvée, je le connais bien; je le comprends d’autant mieux qu’il est le mien et celui de nos jeunes générations, les vôtres et les nôtres.

Ne croyez-vous pas que vous sous-estimez la détermination non seulement des Israéliens mais celle des Juifs du monde entier? Les nouvelles générations juives ne défendent pas leurs promenades en voiture le dimanche ou les gadgets que l’on fabrique avec les résidus du pétrole: elles savent qu’il s’agit de leur existence physique et culturelle.

Lorsque deux déterminations aussi fortes — c’est-à-dire fondées sur l’existence même — s’affrontent, il peut en résulter d’interminables malheurs ou de grands bienfaits. Vous avez découvert aujourd’hui l’arme du pétrole: demain, les Juifs découvriront la riposte appropriée. Ne croyez-vous pas que nous pourrions arrêter là ce suicide réciproque, auquel peut-être de puissants intérêts applaudissent en secret?

Ne pensez-vous pas que nous pourrions renoncer, les uns et les autres, aux contentieux du passé, aussi cruels soient-ils; que nous devrions faire l’effort pour dépasser nos mythologies réciproques?

Ne pourrions-nous pas enfin unir nos génies retrouvés, pour construire un monde où nous aurons chacun notre nation, notre libre État, unis cette fois non par des mythes contradictoires et destructeurs mais par les bienfaits de l’économie et de la culture?

Je vous suggère, monsieur le Président, non seulement de renoncer à l’achat de nouvelles armes mais, avec la même généreuse ardeur qui vous anime, d’être le promoteur d’une grande conférence, à Tripoli ou à Tel-Aviv, ou dans un pays neutre, à Genève par exemple, sinon à Paris hélas, où se rencontreraient fraternellement, non seulement des Arabes et des Juifs mais aussi, naturellement, des Israéliens et des Palestiniens. Pour un tel dialogue, je suis, moi, Juif né parmi les Arabes, à votre disposition.


Notes.

1. Le temps de parole de chaque participant au Colloque ayant été limité, ce texte n’a pu être prononcé intégralement. Il a été cependant reproduit dans sa presque totalité par divers journaux dès le lendemain.

2. Bien qu’il n’y ait pas de livre exhaustif sur notre vie en pays à majorité arabe, on peut consulter avec fruit quelques historiens plus sérieux que les autres: Antoine Fattal, Louis Gardet, Robert Brunschvicg, G. E. von Grunebaum, Bernard Lewis, G. Vajda. Un petit livre passionné écrit par une Juive égyptienne qui signe Bent Masria peut renseigner utilement sur Les Juifs en Égypte.

3. Personne ne songerait à interdire au futur État palestinien de recevoir des Palestiniens du monde entier ou même des Syriens ou des Marocains, s’il le décidait en toute souveraineté. Nul n’a davantage le droit de contester à Israël la possibilité de demeurer ouvert à n’importe quel Juif en danger.

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