Albert Memmi, Juifs et Arabes: Le Juif colonisé 1. Ce texte a paru dans la revue L’Arche, juin-juillet 1967.

I. Les Juifs et les Arabes
 
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Le Juif colonisé

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Le Juif colonisé1

On dit que les peuples heureux n’ont pas d’histoire; et les plus malheureux, donc! Qui s’est soucié de nous, dans toute l’agitation de cette dernière décennie? Les colonisés se sont décolonisés, les colonisateurs ont cessé de l’être; et c’est bien: mais nous? Qui s’est demandé ce que nous sommes devenus? Ce que nous avons pensé, senti, supporté? Sait-on seulement que, nous aussi, nous avons été colonisés, et pas seulement par les Français, par les Arabes aussi, et depuis des siècles? Que notre ghetto fut l’un des plus misérables du monde; que notre exode fut l’un des plus lamentables?

Moi-même, je n’ai jamais essayé d’en traiter longuement, sérieusement. J’ai rédigé un livre entier sur la colonisation, j’y ai esquissé un Portrait du colonisé; qu’y ai-je écrit sur le Juif colonisé? Quelques lignes. Je me disais vaguement qu’il n’était pas de bonne méthode de tout dire à la fois, ce qui n’était pas faux; qu’on pouvait trouver une espèce d’inventaire de la vie juive maghrébine dans mes romans… Mais que le Juif ait été bel et bien un colonisé, avec toutes les carences, les humiliations et les destructions subies par les autres colonisés, les conduites réactionnelles, relationnelles de tout homme dominé, je ne l’ai jamais dit nettement, et il faudra bien que je m’en explique un jour, ne fût-ce que pour ma propre édification.

Il est probable que, maillons trop faibles, nous ne voulions chagriner ni les Français ni les Arabes: ce qui est bien une marque supplémentaire de notre aliénation. Mais il est probable aussi que nous n’avions pas une vue claire de notre situation parce que nous préférions ne pas en avoir: la conclusion, les conduites à tenir nous auraient fait trop peur.
 

Quels furent la condition, la physionomie et le rôle des Juifs dans les pays de colonisation? Ils présentent, je crois, deux traits spécifiques, que j’ai tout de même suggérés, trop rapidement, dans le Portrait du colonisé: relativement à la condition juive en général et relativement aux autres colonisés.

Dans la mesure où un dénominateur commun affecte, en colonie, tout ce qui n’est pas colonisateur, la physionomie du Juif nord-africain coïncide largement avec celle du colonisé: la condition juive nord-africaine est aussi une condition de colonisé. La situation faite aux Juifs, leurs réactions face aux événements auraient été d’excellents signes pour l’interprétation de la colonisation. La condition coloniale n’est nullement accidentelle et secondaire, mais au contraire indispensable à la compréhension du judaïsme maghrébin.

Politiquement, les Juifs tunisiens et marocains font partie des colonisés. Je laisse de côté les Algériens, puisqu’il est de mode de les différencier; et bien que je sois persuadé que la distinction est formelle. Le colonisateur l’a ainsi voulu: sans le dire toujours ouvertement, il a soigneusement dosé l’occidentalisation légale et politique des Juifs. La naturalisation n’a jamais été tolérée qu’au compte-gouttes; le Juif tunisien, par exemple, n’a pu accéder aux fonctions publiques que quelques années avant l’indépendance, etc. En fait, le Juif colonisé a partagé avec le colonisé les limitations et les brimades coloniales.

Mais cette oppression historique, bien réelle, n’a pas été vécue par le Juif de la même manière que par le Musulman. Sociologiquement, psychologiquement, le problème du Juif est plus complexe que celui du Musulman: en gros, on peut dire que le portrait original du Juif nord-africain jaillit de deux ambiguïtés .

La première est une ambiguïté historique, qui tient au sens de la colonisation; à l’origine, l’arrivée des Européens, qui fut une catastrophe pour les Musulmans, fut une espèce de libération pour les Juifs. L’interprétation de cet événement, capital dans l’histoire des Nord-Africains, pèsera lourdement, laissera une trace à peu près définitive dans l’attitude profonde des uns et des autres. Quels que furent, par la suite, les revendications des Juifs, les graves reproches qu’ils adressèrent aux colonisateurs, ils leur conservèrent un fond d’indulgence. Non en tant que colonisateurs, bien sûr, mais en tant que représentants de l’Europe. Aujourd’hui qu’ils ont à repenser leurs relations avec leurs concitoyens musulmans, les Juifs nord-africains n’aiment pas beaucoup évoquer cet attachement. Je crois que c’est un tort. Dans une période de construction, il y a intérêt, pour tout le monde, que le bilan soit exact et complet.

La seconde est l’ambiguïté commune avec tout colonisé. Dans un premier moment de l’itinéraire du colonisé il y a presque toujours un véritable élan vers le colonisateur. La condition de colonisé est une condition de malheur: asservissement politique, exploitation économique et déchéance culturelle. Le colonisateur représente, dans ces ténèbres, le prestige et la force, le confort matériel et la supériorité spirituelle. Ouvertement ou non, le colonisé se met à vouloir ardemment lui ressembler. Et le Juif colonisé n’est pas en reste. Mieux encore: cet élan sauveur se conjugue chez lui avec une sympathie foncière. Il copiera avec enthousiasme les mœurs, les vêtements, la nourriture du colonisateur. Je ne vais pas revenir ici sur la description du «candidat à l’assimilation»; on pourrait reprendre tout le chapitre en changeant le mot «colonisé» par le mot «Juif».

Mais à partir de là, l’évolution du Juif et de son concitoyen non juif va diverger à nouveau. Et ce point est encore capital.

J’ai essayé de mettre en évidence l’échec de l’assimilation, et mieux son impossibilité dans les conditions de la colonisation contemporaine. Refusé par le colonisateur, le colonisé ne pouvait que se reprendre; bientôt, il retourne à ses traditions, à ses propres valeurs, qu’il revivifie, où il retrouve des raisons de vivre et de combattre: pour le Juif, ce retour à soi ne se produit pas, du moins, dans les mêmes conditions. La deuxième démarche, la deuxième réponse du colonisé est quasi inexistante. Et pour cause: ces traditions et ces valeurs ne sont pas les siennes. Allons plus loin: si le Juif devait faire un véritable retour à soi, ce n’est pas là qu’il aboutirait nécessairement.

Je sais bien que ce que je dis là est encore assez grave; mais je pense fermement qu’il vaut mieux voir clair et dire toute la vérité quelle qu’elle soit: comment le Juif colonisé peut-il se reprendre au nom de l’arabisme, par exemple, ou de l’Islam? Or la jeune nation tunisienne, la nation marocaine se veulent des «États arabes, de religion islamique». Et je tiens à le préciser: on ne peut leur en faire sérieusement grief. On ne fonde pas une nation seulement contre les autres nations, il faut lui donner un contenu, des valeurs positives. On peut discuter ces valeurs, on peut en proposer d’autres (la justice sociale , le socialisme, que sais-je?…): il ne faut pas oublier, cependant, que ces valeurs n’ont de chance d’être adoptées que si elles sont reconnues par un peuple, s’il consent à les reconnaître siennes. La seule idéologie qui pouvait, pour le moment du moins, réussir dans les pays arabes était évidemment l’Islam et l’arabisme. Les chefs marocains et tunisiens ne pouvaient fonder que des nations arabes et islamiques; qu’ils l’aient individuellement souhaité ou non. Le leur reprocher, c’est leur reprocher d’entreprendre leur renaissance nationale. Et, après tout, dans cette perspective, le problème n’est pas fondamentalement différent en Israël où l’État est loin d’être laïc.

Mais alors que devient le Juif colonisé dans cette aventure? Trois solutions, semble-t-il, s’offrent à lui. Non des solutions qu’il imagine, mais que l’histoire lui impose, qui sont dans la suite cohérente de cette analyse:

1) La première serait de poursuivre, malgré tout, le processus d’assimilation aux Européens. Le passé oriental est définitivement refusé, la marche vers l’Occident continue à paraître la seule issue libératrice. Mais les conditions ont changé: avec l’indépendance du Maghreb, la situation de l’Européen lui-même devient précaire. A plus forte raison, celle d’un Juif qui s’obstine à suivre ce modèle européen. La leçon pratique de ce nouvel état de choses est vite apparue: quitter le pays en même temps que les Français. D’où la naissance d’un fort courant d’immigration vers la France; courant qui a toujours existé, mais qui n’a jamais été aussi important.

On a voulu y voir surtout le signe de l’inquiétude des Juifs nord-africains sur leur sort matériel ou même sur leurs personnes physiques. Peut-être aussi. Mais je ne crois pas que ce soit l’essentiel: le sens véritable, en tout cas le plus important de cet exode est celui-ci: identifiant leur avenir à celui des Français, ils croient, à tort ou à raison, que cet avenir est stoppé en Afrique du Nord: langue et culture arabes remplaçant la langue et la culture françaises; orientation politique nouvelle vers l’Orient et la Ligue arabe, etc.

Ils iront donc en France, à Paris ou à Nice. Ils n’àuront peut-être fait que changer de problème, mais ils sortent ici des cadres de notre propos.

2) La deuxième solution est d’adopter le sort nouveau du colonisé non juif, comme on l’a partagé, bon gré mal gré, dans les jours d’oppression. Avec la fin de la colonisation, les Maghrébins ont changé; ils ont conquis la liberté, ils vont découvrir les responsabilités politiques des hommes modernes. Avec le temps, la vie dans une Afrique du Nord libre ne devrait pas différer de celle de l’Europe.

Le Juif ex-colonisé décide d’être un Tunisien ou un Marocain loyal, comme les Juifs français sont d’abord des Français loyaux. Les nationalistes tunisiens et marocains les y invitent quelquefois, ne fût-ce que du bout des lèvres. On a dit à ce propos: tactique. Pas seulement; il n’y a jamais tactique pure. Si une tactique est adoptée, c’est qu’elle correspond plus ou moins aux exigences d’une certaine réalité. Les nationalistes voudraient-ils seulement donner l’impression qu’ils sont démocrates et laïques, que cet effort est déjà significatif.

Mais le Juif qui fait ce choix demandera tôt ou tard que cet effort soit poursuivi et accentué. S’il se soumet aux lois et aux coutumes du nouvel État, il souhaite, en échange, que ces lois et ces coutumes ne soient pas tellement particularistes qu’il ne puisse les vivre sans malaise, ou même sans conflit grave. Il veut supposer que la physionomie actuelle de la nation nouvelle est provisoire, qu’elle évoluera; il luttera pour cette évolution. Comme les Juifs français ou anglais lutteraient contre un gouvernement réactionnaire ou clérical. A condition, évidemment, que cette lutte lui soit permise; que sa qualité de Juif ne le rende tellement suspect qu’il soit condamné à la même prudente immobilité dont il avait l’habitude. Or c’est, hélas, ce qui arrive le plus souvent.

3) La troisième solution est le retour à soi, totalement juif. L’assimilation au colonisateur ayant échoué, l’intégration à l’ex-colonisé jugée impossible, on redevient Juif avec tout ce que cela peut impliquer aujourd’hui. Les Juifs européens hésitent davantage devant la signification totale de ce retour: ils ont déjà une nationalité, un drapeau, des cadres politiques et sociaux qui leur sont familiers, qu’ils estiment leurs. Pour le Juif nord-africain, qui n’a jamais connu de nationalité et d’histoire propres (tout comme les autres colonisés), le judaïsme redevient tout, répond à tout: tradition et religion, culture et politique.

On aura compris que la conclusion nécessaire est ici le sionisme et le départ en Israël: ce fut, c’est encore la conclusion de nombreux jeunes gens, qui entraînent aussi leur famille. Cela ne va évidemment pas sans difficultés.

Ainsi, alors que pour la très grande majorité des Musulmans la solution est unique et évidente (libération et reconstruction d’eux-mêmes), il était impossible de rassembler tous les Juifs colonisés sur une entreprise unique. S’il avait intérêt à voir finir la colonisation, le Juif colonisé hésitait sur ce qu’il désirait après. Et les trois solutions décrites furent également adoptées parce qu’elles répondaient à trois exigences aussi fortes: maintenir une option européenne (option effectuée et confirmée malgré les vives erreurs de la colonisation, ne l’oublions pas); continuer à associer son destin au pays natal, auquel on est finalement le mieux accordé (l’expérience aurait été certainement légitime, si elle avait été possible); refaire une existence juive plus complète par un retour aux sources et la conquête de la dimension nationale, ce qui était une manière pour les Juifs maghrébins de liquider leur propre oppression coloniale. Tout compte fait, je ne crois pas que l’éthique politique puisse condamner telle ou telle attitude. A une condition essentiellement ambiguë ne pouvait pas répondre une seule solution. Il est clair toutefois que le parallèle exact du retour à soi des colonisés musulmans, la véritable renaissance spécifique des Juifs maghrébins seraient leur reconstruction et affirmation nationales: en l’occurrence l’État d’Israël,


Notes.

1. Ce texte a paru dans la revue L’Arche, juin-juillet 1967.

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