Albert Memmi, Juifs et Arabes: Une tragédie si quotidienne 1. Ce texte, paru dans L’Arche, février 1962, a été reproduit dans Documents nord-africains, 1967, Paris. 2. Tout le monde connaît le drame des travailleurs nord-africains ou portugais. Qui connaît celui des Juifs nord-africains ou égyptiens arrivant en France souvent sans un sou? Et pourtant le Musulman nord-africain peut, heureusement, retourner dans son pays natal; le Juif non.

I. Les Juifs et les Arabes
 
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Une tragédie si quotidienne

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Une tragédie si quotidienne1

Tous les vendredis soirs, paraît-il, les dames d’une organisation juive réputée ont un invité à leur dîner hebdomadaire: à la fin du repas, elles le font parler de sa spécialité professionnelle, de ses préoccupations politiques ou sociales; c’est une manière astucieuse et sympathique de se tenir au courant. Il y a quelques années déjà, de passage à Paris, je reçus l’une de ces invitations; comment refuser quelque chose à ces dames? J’avais d’ailleurs collaboré avec elles à Tunis, et j’avais apprécié à l’époque leur dévouement et leur désintéressement, rares, il faut l’avouer, chez les politiciens hommes.

Le repas terminé, fort aimablement, la présidente me demanda si je désirais parler. Ne connaissant pas les coutumes, je remerciai poliment: je n’en avais pas précisément envie. La belle présidente insista. Je crus à une politesse supplémentaire: non, je n’avais rien à dire. C’est alors que la dame à ma gauche, et qui me servait gentiment de guide, me chuchota à l’oreille.

— Vous ne pouvez pas refuser: c’est la tradition: tous les invités du vendredi soir doivent dire quelque chose.

— Ah bon… et sur quoi?

— Sur ce que vous voulez… Vous êtes libre, pourvu que vous parliez… Tenez, le judaïsme nord-africain, puisqu’il vous tient à cœur, puisque vous arrivez de Tunisie…

Si ce n’était que cela… l’aimable présidente était précisément en train de dire:

— Ce beau judaïsme nord-africain! Si pittoresque, si cher à nos cœurs! Si «authentique» (le mot était alors à la mode), si attaché à ses belles traditions…

Elle ajouta même, je m’en souviens avec netteté: «Ce grand réservoir pour le judaïsme français, ce sang neuf…»

— Mesdames, commençai-je, comment refuser une si agréable occasion de dire ce que l’on a sur le cœur?… A vrai dire, il est toujours imprudent de demander aux gens de dire ce qui leur pèse sur le cœur… Vous vous représentez donc, je le savais du reste, les Juifs d’Afrique du Nord comme des gens pittoresques, priant dans des synagogues millénaires, respectueux de traditions intactes depuis Didon de Carthage… Tout cela est évidemment vrai, en partie du moins. Mais il est une autre vérité, un autre aspect: ce judaïsme nord-africain est condamné à mort à brève échéance, dans un temps pas trop éloigné, les murs de ses ghettos recevront la pioche des démolisseurs. Je ne sais pas ce qu’il restera, alors, de ses rites touchants, de ses étonnantes familles, dont vous avez la nostalgie… L’autre aspect de la vérité est que les Juifs d’Afrique du Nord songent déjà confusément à préparer leurs ballots… Pour aller où? Pour vous rejoindre! Moi qui vous parle, je ne suis que la première hirondelle annonciatrice, une minuscule avant-garde! Préparez-vous donc à les recevoir: il y aura du travail pour tous, hélas!

Depuis un moment, je voyais un étrange remue-ménage dans l’assemblée, une espèce de malaise mal réprimé…

Nul doute, j’avais commis quelque gaffe… Ou peut-être, tout mon discours n’était-il qu’une énorme erreur: on m’avait invité comme écrivain; on voulait, je suppose, que je parle de l’île de Djerba et de sa communauté, figée depuis des siècles, des rabbins miraculeux, des coutumes ancestrales, peut-être aussi de la Méditerranée! Les cactus trapus et armés comme des hérissons, et les agaves insolentes comme des jeunes filles, dressées sur les pentes d’argile rouge trouant le ciel, etc. Voilà que je racontais la misère et le désarroi, l’affolement devant la remise en marche séculaire d’une communauté fixée au soleil depuis si longtemps qu’elle avait fini par croire à sa bonne fortune, une chance exceptionnelle dans le destin général des Juifs du monde.

Je me rappelle une controverse entre l’écrivain américain Henry Miller et l’une de mes amies grecques, Mimica Kranaki, elle-même écrivain…

— Ah, monsieur Miller! disait Mimica! Ah, cher et admirable Miller, comme nous vous aimons d’aimer tant la Grèce et les Grecs! Mais hélas! vous n’avez vu que le soleil et le bleu du ciel, vous n’avez entendu que les chansons des joyeux buveurs de raki et les plaisanteries des artisans!… La Grèce, voyez-vous, monsieur Miller, c’est également la misère, la maladie et la mort des enfants.

Cependant, je ne voulais vraiment pas heurter mes auditrices. J’avais simplement dit la vérité; et comme d’habitude, j’avais provoqué le malaise et la colère. Mais j’étais invité ce soir-là, et j’ai voulu me rattraper. J’ajoutai précipitamment:

— Ah, mesdames! Vous avez là une tâche magnifique, à la hauteur de votre courage, de votre dévouement, et de votre efficacité. Songez à ces milliers de malheureux, de femmes, d’enfants, de sans-travail, qui vont tout abandonner. Formez dès maintenant des comités d’accueil! Songez à leur trouver des logis, du travail, des médicaments, des vêtements!

Les visages s’étaient alors complètement fermés. Qu’avais-je fait, qu’avais-je dit? Manifestement, je venais d’ajouter une deuxième gaffe à la première. La présidente se leva, me remercia du bout des lèvres, puis, désespérément, essaya de fermer la parenthèse que j’avais ouverte par mon discours. Elle était tout à fait désolée pour les Nord-Africains, bien sûr, mais elle ne pensait pas, vraiment non, que leur situation devait devenir si dramatique. J’avais probablement beaucoup exagéré… J’étais un pessimiste ou un lyrique! Ah, ces Méditerranéens!

L’hirondelle, puisque hirondelle il y a, ne fait pas le printemps, c’est connu; l’avant-garde ne fait pas le gros de la troupe…

Et surtout, ajouta-t-elle fermement, leur organisation ne s’occupait absolument pas de la Diaspora. Tous leurs efforts devaient se concentrer sur le magnifique pays d’Israël: c’était là, ma dernière gaffe. Je m’assis et essayai de me faire oublier pour le reste de la soirée.

Il y a quelques jours, le rédacteur en chef d’une revue juive m’a téléphoné.

— Pouvez-vous me faire un papier sur les réfugiés d’Afrique du Nord?

— Non, dis-je, je n’ai rien à dire de plus sur les Juifs d’Afrique du Nord que ce que j’ai déjà mis dans mes livres. Quant à l’événement, je ne suis pas journaliste. Et puis, à quoi cela sert-il? Ils sont là maintenant: il n’y a qu’à les voir, pour comprendre…

Salomon me répondit:

— Vous vous trompez, on ne les voit pas; les réfugiés ne se promènent pas sur les Champs-Elysées ou sur le boulevard de Courcelles. Votre texte aura un but précis: nous voulons porter à la connaissance de nos coreligionnaires la grande misère de nos réfugiés. Je voudrais que vous les touchiez, que vous leur expliquiez qu’il y a un nouveau drame dans la judaïcité2… drame pudique, sans assassinats, Dieu merci, mais drame tout de même… Mon cher Memmi, je vous demande instamment de nous aider.

— Et où peut-on rencontrer des réfugiés? demandai-je mollement.

Le Rédacteur en chef se chargea du reste. Démarches et rendez-vous. Rendez-vous fut pris pour moi dans l’un de ces centres d’accueil pour Juifs nord-africains. C’est ainsi que pendant quelques heures, effondré sur une chaise, j’ai vu les Juifs nord-africains en effet: je les ai vus et entendus:

— Une chambre!… J’ai trouvé une chambre!… Mais il faut 250 000 francs…

— Et de combien disposez-vous? demande patiemment le responsable du centre d’accueil.

Un silence.

— Rien… 20 000 francs.

Puis, très vite, avec cette rapidité de parole que je connais si bien:

— Mais, je peux rembourser, vous savez!… J’ai déjà du travail, je vous signe des traites, je vous trouve une garantie, mon frère est là, depuis un an, je peux commencer à vous rembourser dès le mois prochain, un peu chaque fois…

M. Slama remplit une fiche: «Nom… épouse, nombre d’enfants… (trois, quatre, cinq, plus la vieille mère…) profession, date d’arrivée, etc.

— Bien, repassez nous voir, dans quelques jours…

— … C’est que j’ai rendez-vous avec le propriétaire demain matin, et nous sommes trois postulants pour cette même chambre!

M. Slama soupire:

— Voyons, il faut que j’en parle au Comité: le Comité ne peut pas tenir réunion vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Mon Dieu, qu’est-ce que je vais faire! Je n’aurai pas cette chambre!

M. Slama m’explique:

— La plupart du temps, ils sont nombreux sur une même chambre, le moindre trou! Les propriétaires l’ont vite compris… C’est normal d’ailleurs, c’est la loi du commerce… Ils ne se donnent même plus la peine de les voir séparément; au contraire, ils donnent le même rendez-vous à tout le monde, ils font le même speech à l’assemblée, puis attendent: 250 000 francs! 260 000 francs, 280 000 francs, c’est au plus offrant…

Une grande et belle jeune femme brune, d’apparence corse, strictement vêtue de noir, fichu, jupe et corsage, sourcils noirs sans fard, le regard brillant, sûre d’elle-même. Elle vient également déjà avec une proposition.

— Et où êtes-vous logée, maintenant, lui demande M. Slama?

— Chez mon beau-père: ils ont deux pièces, plutôt une pièce et une entrée; nous, nous couchons dans l’entrée, par terre. Et puis vous savez, mon beau-frère doit partir tôt à son travail, il faut enjamber les corps pour passer…

Et puis, les cabinets…

— Combien êtes-vous?

— Cinq pour mon beau-frère et six pour nous.

Au début, me dit M. Slama, ils sont presque toujours bien accueillis.

— Ah, mon père! Ah, ma sœur!

On s’embrasse, on est heureux de se retrouver. Puis le temps passe, les jours, les mois, la promiscuité devient intolérable. Ce n’est pas manque de solidarité, au contraire, elle est admirable. Mais la misère, l’habitude… Combien d’occupants de beaux appartements supporteraient des invités perpétuels, et dans de telles conditions?

Un comptable: propret, serré dans un imperméable, cheveux blancs, allure étonnante de petit fonctionnaire français, même pour l’accent, qui pourrait être de Bourgogne. Il vient pour un logement et du travail.

— Non, excusez-moi, lui dit le représentant du centre d’accueil, c’est le contraire: le travail d’abord, le logement après… C’est un principe du Centre… que l’on essaie de respecter, car devant certaines détresses il faut quelquefois marcher sur les principes. Mais dans la mesure du possible, on aide d’abord les gens à travailler, car il faut qu’ils deviennent solvables…

— Que voulez-vous, cet argent, nous en avons si peu, que nous voulons le récupérer à tout prix, même par petites gorgées; il nous resservira encore.

D’ailleurs, de ces deux problèmes essentiels, le logement et le travail, le travail est relativement le moins difficile à résoudre. Car il existe au moins. Non qu’il n’y ait pas de difficultés de ce côté-là; le déclassement par exemple, presque systématique, souvent dramatique.

— Que faisiez-vous à Casablanca?

— Comptable.

— Et maintenant?

— Manutentionnaire.

— Que faisiez-vous à Constantine?

— Pâtissier.

— Et maintenant?

— Manutentionnaire.

Manutentionnaire: c’est le mot. générique, savant pour dire «homme de peine». Quand les hommes sont jeunes, qu’ils ont encore les reins solides et les muscles rééducables, ça va. La race est bonne d’ailleurs, travailleuse, pleine de bonne volonté, de vitalité: «Je travaillerai, je rembourserai! J’accepte n’importe quoi!» Mais à cinquante ans, c’est trop dur. Si l’on ajoute le dépaysement, le changement de climat…

Il y a quelquefois des difficultés plus subtiles: le travail du samedi, par exemple. Certains, à qui le Centre propose du travail, reviennent avec horreur: il faudrait travailler le samedi! Après avoir passé toute sa vie à respecter le Shabbat! Commencer maintenant! Jamais!

— Que faites-vous dans ce cas?

— Nous essayons de faire coïncider ces ouvriers, ces employés, avec des patrons juifs. Ce n’est pas très facile évidemment. L’un de nos protégés s’absentait régulièrement à toutes les fêtes juives, prétextant qu’il était malade; jusqu’à ce que l’on découvre cette étonnante coïncidence entre ses indispositions et le calendrier rituel. Un autre refusait toute promotion, tout avantage, pour ne pas quitter un poste où il ne travaillait pas le samedi.

Mais enfin, on trouve du travail; c’est une énorme chance dans la conjoncture.

Le drame lancinant, terrible, commun à tous est d’avoir un toit. Certains, à leur arrivée ici, sont convenables, correctement vêtus et d’une assurance suffisante devant leur destin. Ne l’oubliez pas: en majorité nos clients sont des membres des classes moyennes (les riches ne bougent pas encore, et d’ailleurs, ils ne viendront pas nous voir. Les très pauvres sont souvent en Israël). Pauvres petits employés! Pauvres artisans! Au bout de quelques mois, ils dégringolent; les vêtements se fripent, le regard devient éperdu! Souvent, c’est la maladie: c’est alors la catastrophe: l’hôpital et les enfants à l’assistance publique! «Vous savez, vous, monsieur Memmi, me dit M. Slama, ce que signifie pour un Juif de Tunisie cette séparation de la famille, les enfants à l’Assistance.» Oui, je le sais! La chaleur de nos foyers, la solidarité familiale, l’horreur de l’administration anonyme…

J’ai le vertige, la nausée devant ce défilé depuis le matin, cette litanie de la misère et de l’affolement.

— … De quoi disposez-vous?

— De rien…

— J’ai une bague, la voici.

De grands yeux noirs. Quels beaux yeux! Grands, larges, déchirés sur la tempe, ivres de noir et de douceur… Quels beaux enfants, plus tard, cela ferait dans la judaïcité française! Comme je me réjouirais si j’étais de ce judaïsme exsangue, de ces familles trop vieilles, trop pâles, comme toutes les vieilles familles d’ailleurs. Comme je me réjouirais de ce beau sang tout neuf, de ce renouvellement, ce rajeunissement, par ce beau peuple, vivace comme le solide cactus, en effet, et l’agave insolente qui troue le ciel…

— Mais pourquoi ces pâtissiers et ces comptables ont-ils si peu d’argent?

— C’est l’histoire du dinar: parce qu’ils n’ont rien pu emporter. Juste un dinar, mille francs… ils essayent bien de le placer, plaisante amèrement M. Slama, chez le premier chauffeur de taxi de la gare de Lyon. Ils se font insulter: Retourne chez ton Bourguiba!

On leur permet de partir, à condition de partir tout nus. Malgré les ordres, ils essayent d’emporter un matelas, des couvertures, quelques vêtements; généralement, ils sont obligés de les abandonner au port, à la douane. Sur le pont du bateau, ils sont réduits à leurs personnes physiques et aux vêtements qu’ils portent sur le dos.

— Mais pourquoi avez-vous ainsi tout quitté pour venir ici? Les yeux merveilleux hésitent, s’affolent, la femme éclate en sanglots.

— Je ne pouvais plus… mon mari surtout… il faisait comme une dépression nerveuse… Il n’avait plus de marchandises depuis des mois, il ne gagnait plus un sou, alors il fermait son magasin et rentrait à 11 heures du matin… il pleurait comme un enfant… les voisins me disaient: «Si ça continue, il va devenir fou!»

Il vaut mieux voir la vérité: par la force ou en douceur, les pays arabes, même les plus modérés, liquident leurs juifs. Pourtant je n’ai pas entendu beaucoup de récriminations proprement politiques. Des impossibilités plutôt; leur destin de Juifs les obligeait à prendre une autre route. Ils sont de culture française: ils ne pouvaient pas concevoir un avenir de langue arabe pour leurs enfants. Surtout, ce fut la fatalité de la machine économique, qui s’était mise à broyer du Juif, parce qu’elle avait des ratés. Histoire banale et fréquente dans de nombreux pays en crise: c’est le plus fragile qui craque ou qui doit payer.

La corporation des bouchers s’est trouvée ainsi littéralement et systématiquement ruinée: le système fiduciaire était encore mal au point; on a supposé que tous les bouchers étaient nécessairement riches: d’où taxes sur taxes, jusqu’à dépôt du bilan. D’ailleurs les amateurs de viande cachère disparaissant progressivement, les bouchers juifs étaient, de toute manière, condamnés. Un chapelier vend dix formes de chapeaux; il est soupçonné de vouloir quitter le pays et dénoncé aux autorités: aussitôt il est condamné à indemniser tous ses ouvriers. Il n’en a pas les moyens: il doit vendre son atelier pour y arriver. Le voilà obligé de partir: il jure ses grands dieux qu’il n’en avait pas l’intention. C’est l’histoire de la mouche et du pavé qui écrase la tête du dormeur. Quoi qu’il en soit, par mégarde ou par volonté délibérée, le Juif est toujours écrasé.

— Voulez-vous quelques statistiques? m’a demandé M. Slama pour conclure, le chiffre des arrivées, pour ces derniers mois? le nombre moyen d’enfants?

ou…

Non, je ne voulais pas de statistiques, je n’étais pas venu pour cela; Michel Salomon ne m’a même pas demandé une analyse sociologique, elle a été faite plusieurs fois dans sa revue, même excellemment… Non, il m’a demandé de voir et de raconter. Je n’ai même pas voulu faire du pathétique. Simplement j’ai vu et je raconte: c’est insoutenable, cela ne peut pas attendre. Si je ne vous ai pas convaincu, si vous ne me croyez pas, si vous hésitez, faites un tour au centre d’accueil. Et après cela dites-vous, répétez-vous, que tous ceux-là ne sont encore qu’une avant-garde minime; que le mouvement va s’accentuer, que le gros de la troupe ne s’est pas encore ébranlé. Et nous n’en sommes encore qu’à la Tunisie et au Maroc, quelle que soit la solution l’Algérie fournira bientôt son contingent. Le gros de la troupe arrivera bientôt, il faut se préparer à le recevoir. «Pourquoi ici?» ai-je entendu quelquefois. Où voulez-vous qu’ils aillent? Où peuvent-ils aller, sinon là où ils trouveront d’autres Juifs? où ils peuvent s’appuyer sur la judaïcité?

Ils pourraient aller en Israël, m’a-t-on dit également. Ils y vont aussi. Une partie y va, une partie vient en France. C’est ainsi. A moins de les traiter autoritairement, comme des personnes déplacées ou du bétail, il faut se résigner à ce choix. Pour le moment, ils viennent nombreux ici. Les raisons de ce choix sont complexes; ils quittent des pays arabes, ils refusent d’aller vivre dans un pays entouré du monde arabe: il faut laisser se décanter cette angoisse. Ils sont de langue et de culture françaises: il leur semble plus facile de se débrouiller en France. Laissons faire le temps. Certains, qui s’installent ici, repartiront pour Israël. En attendant, il faut recevoir ceux qui arrivent. Je répète ce que je disais, il y a dix ans, à mes camarades sionistes: Israël est le cœur et la tête; Israël est le cœur de notre cœur maintenant… mais la Diaspora est le grand corps souffrant. Quels que soient notre souci constant et vigilant, notre solidarité totale, définitive, avec Israël, nous ne devons jamais abandonner ce grand corps dispersé, écartelé et toujours menacé; ce corps sans lequel, après tout, Israël n’aurait eu aucun sens.

A tous je dis, et surtout à cette communauté française, qui doit supporter le plus lourd, c’est vrai: ne les repoussez pas, quelles que soient vos raisons, même si vous les croyez bonnes. De toute façon, ils viendront. Que faire pour eux? Je m’excuse d’avoir à le dire si crûment: pour le moment, c’est une affaire d’argent; il faudra beaucoup d’argent dans les mois qui suivent. C’est une chance que l’histoire n’exige de nous, actuellement, que de l’argent. Nous devons remercier le ciel qu’un grand pays accepte de recevoir les nôtres sans trop d’hésitation. Qu’il en soit lui aussi grandement remercié. Nous devons nous réjouir que nos derniers immigrés nous posent si peu de problèmes d’adaptation. Ils parlent français, ils passeront inaperçus, ils ne «susciteront pas l’antisémitisme», comme on dit. Ils sont travailleurs, courageux, sains, solvables: «Je rembourserai jusqu’au dernier sou!» «Voyez mes mains», nous disait une ancienne femme d’affaires; maintenant, elle empaquette des bonbons à leur sortie du four: les mains élégantes, fines et soignées, s’étaient transformées en boudins rouges; mais elle ne se plaignait pas: «J’accepte n’importe quoi, je vous rembourserai…» Allez-vous, allons-nous, pour de si simples, de si faciles questions d’argent, laisser mourir les vieux, casser les adultes et prostituer les filles? Ce ne sont pas des images: j’ai vu se flétrir des hommes de quarante ans en quelques mois, et j’ai vu plusieurs de leurs filles aux alentours de la porte Saint-Martin, de petites brunettes potelées encore, aux joues encore rouges et enfantines. Ce sont nos filles, les filles d’Israël, les enfants de notre petit frère Joseph. Depuis quand, chez nous, les oncles abandonnent-ils leurs neveux?


Notes.

1. Ce texte, paru dans L’Arche, février 1962, a été reproduit dans Documents nord-africains, 1967, Paris.

2. Tout le monde connaît le drame des travailleurs nord-africains ou portugais. Qui connaît celui des Juifs nord-africains ou égyptiens arrivant en France souvent sans un sou? Et pourtant le Musulman nord-africain peut, heureusement, retourner dans son pays natal; le Juif non.

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