Albert Memmi, Juifs et Arabes: La nation arabe et l’épine israélienne 1. Ce texte a paru dans Le Figaro littéraire du 8-14 septembre 1969, sous le titre (rédactionnel) «Israël n’est pas le vrai problème de la nation arabe». 2. Sans compter les amis qui non seulement ne leur veulent pas de bien, mais qui les utilisent au mieux de leurs propres intérêts. Les historiens évalueront un jour la responsabilité des grandes puissances dans cette affaire, d’abord la Grande-Bretagne et la France et maintenant les États-Unis et l’U.R.S.S.
   Cela dit, je n’accepte pas davantage l’explication de la conduite arabe, et de la conduite israélienne, par la seule influence étrangère. Outre que les protégés échappent toujours en quelque mesure, on l’a vu, à leurs protecteurs, à quoi donc serviraient les indépendances nationales si l’on n’en faisait pas un usage au moins relativement adulte?
3. Je ne veux pas laisser croire cependant qu’il y a une symétrie entre les deux démarches mythiques, surtout dans leurs conséquences sur l’adversaire: la démarche arabe aboutit à la destruction du protagoniste juif. Ce que l’on peut reprocher aux premiers sionistes surtout, c’est d’avoir ignoré, ou mal évalué, la présence arabe. Au fond, il n’y a pas de rôle pour les Arabes dans la mythologie israélienne; le Juif au contraire joue le rôle traditionnel du mal absolu, qu’il faut supprimer. Concrètement, les Juifs sont en danger de mort dans l’univers arabe, les Arabes absolument pas; les Arabes veulent supprimer les Israéliens, les Israéliens non, et le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient jamais. 4. On objecte ici que les Européens essayent bien de se fédérer, pourquoi pas les Arabes? Pourquoi pas en effet, à ceci près: les Européens ont d’abord formé des nations. Et si l’on objecte encore: pourquoi ne pas sauter cette étape? Pourquoi pas en effet; mais alors, il faut accepter en son sein les minorités et non exiger d’elles qu’elles disparaissent. 5. «Palestiniens» dont 300 000 au moins sont arrivés eux-mêmes dans le pays à l’époque mandataire, en même temps que les 500 000 Juifs persécutés. Et puisque l’on demande sans cesse aux réfugiés juifs de justifier leurs droits, pourquoi ne le demande-t-on jamais aux Arabes, nomades fixés ou attirés par la prospérité nouvelle de la contrée? Ou alors, si l’on admet que n’importe quel Arabe est chez lui n’importe où dans toutes les régions du monde où l’Islam a triomphé, pourquoi parler de réfugiés arabes?
   La vérité est que nous n’avons pas de chiffres sérieux, et chacun les interprète selon ses désirs ou sa tactique. Il semble bien, cependant, qu’ici la démographie plaide pour l’égalité des partenaires devant l’histoire. 800 000 Juifs environ ont quitté les pays arabes; si l’on y ajoute l’accroissement naturel, on se trouve devant un million environ de réfugiés juifs-arabes.

II. Israël, les Juifs et les Arabes
 
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La nation arabe et l’épine israélienne

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

La nation arabe et l’épine israélienne1

Jamais, paraît-il, on n’a en autant l’impression de l’impuissance, de l’inintelligibilité devant cet effroyable imbroglio du Moyen-Orient. Un diplomate égyptien, avec qui je parlais, il y a quelques jours à peine, de la nécessité au moins d’envisager une paix possible, m’a répondu tristement et, j’en suis sûr, avec un secret effroi: «On ne se met pas en travers d’une locomotive lancée. «Ce qui se passe en Israël et à ses frontières ne serait pas seulement affreux, mais irrésistible et aberrant: personne ne peut dire jusqu’où cette machine folle continuera sa course, suscitant catastrophes, ruines et haines.

Qu’on me permette de rompre cette unanimité résignée, et finalement trop commode: ce qui se passe au Moyen-Orient n’est ni plus affreux ni plus aberrant qu’ailleurs — ou alors toute l’histoire humaine est cruelle et stupide — ce qu’elle est relativement certes, mais dans cette stupidité relative, ce qui arrive aux Arabes et aux Juifs est assez lisible pour qui s’en donne la peine.

Je ne suis pas un «ami» des Arabes, de ces fameux amis qui les poussent vers n’importe quelle aventure2; j’ai vécu au milieu d’eux une grande partie de ma vie, la plus importante, je parle leur langue, je les comprends presque dans la mesure où je me comprends moi-même. Le dessein des Arabes me semble clair, et légitime, si certains de leurs moyens me paraissent discutables ou dangereux. Je connais assez exactement les humiliations qu’ils doivent effacer, les peurs qu’ils veulent exorciser, les espoirs qui peuvent les agiter. Mais, n’étant pas seulement de leurs amis, c’est-à-dire me refusant d’avoir envers eux cette attitude, au fond paternaliste, dont je sais, moi, ce qu’elle contient de vieux mépris colonialiste mêlé à la bienveillance nouvelle, je ne réduis pas les Arabes à leurs émotions. Je les crois dignes d’avoir une politique, c’est-à-dire une conduite délibérée et rationnelle de leurs affaires collectives; plus ou moins rationnelle et plus ou moins délibérée, certes, comme chez tous les peuples. Cette conduite, on me pardonnera de le rappeler, je l’ai décrite et approuvée bien avant ces amis tout neufs: elle consiste essentiellement à obtenir les indépendances nationales, souvent contre les colonisateurs et, maintenant, à parfaire ces indépendances en construisant des sociétés nouvelles. Ces impératifs collectifs sont suffisants assurément pour fournir un idéal social et de profondes satisfactions éthiques à de nombreuses générations d’hommes.

Le dessein des Israéliens n’est pas moins clair et, si l’on n’a pas déjà choisi son camp pour des raisons étrangères à l’examen objectif, non moins légitime: il est d’achever de construire une nation juive, non seulement pour que les Israéliens actuels y vivent enfin en paix, mais aussi pour offrir un éventuel refuge aux Juifs que le malheur peut encore frapper. Et nous savons, nous voyons que cette hypothèse n’est pas encore à exclure: la condition des Juifs dans de trop nombreuses régions du globe reste précaire, menacée, non seulement potentiellement, mais hélas réellement, comme la Pologne vient d’avoir le triste déshonneur de nous le rappeler, et, il faut tout de même le dire, comme dans la plupart des pays arabes. Considérer l’aventure israélienne sans référence à la menace et à l’oppression subies par les Juifs, à travers l’histoire et encore aujourd’hui dans le monde, sans référence à la condition juive globale, c’est ne vouloir rien y comprendre. Et parler de désioniser Israël, ou d’en détruire l’appareil étatique, qui seul doit procurer protection à ces réfugiés particuliers, est évidemment le contresens le plus étonnant que l’on puisse entendre. Il s’agit en bref d’un autre dessein national, qui a pris naissance dans la misère et l’oppression3, comparable à celui des peuples arabes, et non moins honorable que le leur.

Seulement, à côté de ces données objectives, et des justes projets politiques qui en résultent, peuvent trouver place tous les développements mythiques, toutes les déviations et toutes les diversions. Ce qui n’est nullement original, là encore, et se retrouve fréquemment dans l’histoire des peuples, dans les périodes trop difficiles de leur destin. Il n’est pas aisé de construire une nation; surtout lorsque, comme les Juifs, il faut même en rebâtir le corps; ou comme la plupart des peuples arabes, fonder une économie moderne à partir d’un point voisin de zéro, et réinventer totalement des institutions politiques adaptées au monde contemporain. Pour mobiliser les énergies collectives, susciter les émotions, faire pression sur les esprits, il a fallu aux Juifs faire appel à toute la mythologie biblique. Aux Arabes, il a fallu l’idée d’une Nation arabe unique, unifiée à travers d’immenses territoires, et économiquement forte de la puissance des sources de pétrole, tôt ou tard déversées dans un patrimoine commun4. Que cette ambition n’ait jamais cessé d’occuper l’esprit des dirigeants arabes, la preuve nous en est fournie, une fois de plus, par le plus récent manifeste en sept points du El Fatah. Ce texte fameux, qui insiste tant sur le révolutionarisme des Palestiniens que le lecteur n’en voit que cet aspect, affirme que «la Palestine faisant partie de la Patrie arabe, le Mouvement de libération nationale palestinienne Fatah œuvrera pour que l’État palestinien contribue activement à l’édification d’une société arabe progressiste et unifiée» (on voit, soit dit en passant, la sincérité dont il faut créditer la fameuse déclaration pour «la Palestine démocratique et laïque» où les Juifs trouveraient une place égale à celle des Arabes). Voici le dernier coup d’État qui bouleverse un pays arabe, la Libye: que disent, aussitôt le pouvoir pris, les nouveaux dirigeants? Qu’ils fonderont leur politique «sur la liberté, le socialisme et l’unité arabe» (déclaration du nouveau Premier ministre libyen, 9 septembre 1969).

Si je me permets de dénoncer ici ce mythe arabe, ou cet alibi, c’est d’abord parce que je n’ai pas hésité, auparavant, à examiner longuement et à dénoncer un certain nombre de mythes juifs traditionnels et encore vivaces. J’ai publié naguère deux livres sur la condition juive contemporaine, qui m’ont certes procuré quelques amis supplémentaires, mais qui ont irrité et définitivement détourné de mon travail plus de lecteurs encore. Au surplus, la lutte contre les déviations éventuelles des leaders juifs, contre la mythologie juive, on peut compter sur les intellectuels juifs pour la mener. La réfutation des élucubrations des quelques partisans d’un très grand Israël est faite quotidiennement en Israël même, et il existe assurément une gauche juive puissante même en Israël. J’aurais tellement aimé que les intellectuels arabes dénoncent avec une virulence cent fois moindre leurs chefs et les idéologies officielles. Non pour le plaisir d’assister à de telles joutes, mais parce que, j’en suis convaincu, de tels échanges publics sont finalement plus salutaires que cette fausse unanimité fondée sur une solidarité sentimentale ou terrorisée.

Si je me permets enfin de parler d’un problème qui regarde surtout les Arabes, c’est non seulement parce que tout cela, finalement, retentit sur notre destin commun, mais parce que j’ai soutenu la cause de divers peuples arabes (et non la cause du peuple arabe), lorsque c’était une folie de le faire: c’est trop facile aujourd’hui. Ou alors, si l’on veut continuer, il faut rechercher encore l’attitude la plus difficile, la plus coûteuse pour soi-même, la seule digne et la seule réellement profitable aux Arabes. De même que ce n’était pas rendre service aux colonisés que d’approuver complaisamment toutes leurs opinions et toutes leurs conduites, ce n’est pas aider les Arabes que de les encourager dans la poursuite de leurs mythes et contre-mythes.

Or, il me paraît clairement, d’accord en cela avec certains des meilleurs esprits arabes, qui n’osent s’exprimer, que l’Unité arabe, la Nation arabe unique relèvent d’un futur mythique; comme l’image, qui en découle, d’un Israël-épine dans le corps de cette Nation arabe. L’effacement d’Israël de la carte du Moyen-Orient, car c’est de cela qu’il s’agit fondamentalement, fait ainsi partie intégrante de l’un des mythes des Arabes modernes et, bien que le conflit date de loin, de l’un des mythes de la décolonisation.

J’ai montré ailleurs que l’une des caractéristiques du mythe est sa commodité: l’unité du monde arabe devrait donner collectivement aux peuples arabes la puissance politique qui manque séparément à chacun, la prospérité économique, en centralisant des richesses inégalement réparties et fort mal gérées; un renouveau culturel, fondé sur une langue commune et une littérature prospère, parce que comprise dans une aire géographique considérable. Seulement, ce séduisant programme ne correspond guère aux réalités du monde arabe contemporain: il est évident que nous avons dorénavant affaire à une série de jeunes nations, trop jalouses d’elles-mêmes pour accepter longtemps encore une quelconque fusion, où elles risqueraient de perdre une autonomie chèrement conquise. Sans compter l’obstacle de régimes politiques, de structures sociales, d’intérêts, de philosophies mêmes, tellement divergents. On le voit bien déjà aux énormes difficultés d’une réalisation qui pourrait sembler la plus accessible, celle d’un Maghreb uni; on sait où ont abouti les longs efforts de l’Égypte pour former une seule nation avec la seule Syrie. Et il est vrai, à propos de commodité, qu’il est difficile à ces jeunes nations de ne pas se demander avec inquiétude si cette unification se ferait en faveur de tous, ou au profit d’un seul. L’Égypte a été jusqu’ici le candidat le mieux placé; on commence à murmurer le nom de l’Algérie.

On voit, dans la construction, la place et le rôle d’Israël: curieusement, à la fois négatifs et positifs, et, de toute manière, très importants. Il est une entrave insupportable à la réalisation d’un dessein si grandiose. En même temps, la lutte contre lui doit mobiliser toutes les énergies arabes, cimenter des peuples si divers, concilier des intérêts contradictoires, museler les opposants intérieurs. En somme, il alimente et confirme le mythe, soulignant son impossibilité et, à la fois, rapportant cette impossibilité à une cause fortuite: bien que l’échec soit constant, tous les espoirs restent permis, puisque la cause en est extérieure aux Arabes: le mythe peut rester inentamé.

En tout cas, pour ce qui nous occupe, tout se passe comme si la réalisation du dessein arabe devait nécessairement exiger la destruction du dessein juif. Et, malheureusement, mythe ou réalité, la conduite des chefs arabes est fondamentalement inspirée par cette idée. Il n’est pas interdit de penser, au surplus, que la leçon des conseillers allemands du Caire se conjugue particulièrement bien avec cette conclusion. La diversion et le catalyseur antisémites furent l’un des meilleurs outils psychologiques des nazis: la destruction des Juifs, épine dans le corps du Reich, puis dans celui de l’Europe, était l’une des conditions préalables nécessaire à la construction du nouvel Empire. Il n’y a presque plus de Juifs dans les pays arabes et, en tout cas, l’argument éveillerait des méfiances: mais, dorénavant, il y a l’État d’Israël dans le corps de la Nation arabe: Israël devient le Juif des pays arabes.

Voilà pourquoi les chefs arabes refusent et refuseront, pour longtemps peut-être, tout compromis: accepter le moindre compromis, c’est entrer dans la voie de la paix et de la coexistence; cesser de considérer Israël comme l’Ennemi absolu, le danger suprême, c’est abandonner ce recours parfait, toujours disponible à chaque difficulté: c’est renoncer au mythe. Alors dans cette perspective, tout est bon; d’où la précipitation, effarante pour des observateurs objectifs, à déclarer l’incendie d’El Aqsa l’œuvre criminelle et diabolique des Juifs.

Je reviens d’Algérie; je laisse de côté pour une autre occasion tout ce qui me lie à ce peuple qui a tant payé pour sa libération, la gratitude pour la manière dont il nous a reçus, les amitiés que j’y ai retrouvées. Comment ne pas voir, cependant, à quel point le problème judéo-arabe est manifestement exploité par les dirigeants actuels pour les besoins d’une politique intérieure et extérieure par ailleurs pleine de promesses? Tous les jours, j’ai lu le Moudjahid, le seul quotidien de l’Algérie libre: il est composé de deux parties, inégales heureusement: la première est consacrée à vanter les réalisations du gouvernement, ce qui est légitime; la seconde à galvaniser les énergies du peuple contre le terrible ennemi impérialiste qui n’est pas, comme on pourrait le croire, l’Europe ou les États-Unis, ou l’U.R.S.S. bien entendu… mais le danger israélien. Et ceci, tous les jours que Dieu a faits pendant tout mon séjour. Comment ne pas supposer que le Moudjahid est ainsi intentionnellement composé, bâti sur ce rythme binaire et manichéen? Israël est une diversion trop efficace, sur le plan intérieur, pour éliminer les opposants, au sein d’un peuple «toujours en guerre» (quelle guerre?); et sur le plan extérieur si Alger décidait de se poser, concurremment avec l’Égypte, en leader du monde arabe — ce à quoi, m’a-t-on dit, elle se prépare activement. L’alibi est décidément trop commode. Car, enfin, quel autre rapport peut-il y avoir entre la réalité algérienne, les soucis véritables des dirigeants algériens, et leurs inquiétudes fictives au sujet d’une menace israélienne?

Mais, objectera-t-on, l’exemple est trop avantageux: Alger est loin; l’Algérie n’a pas de frontières communes avec Israël, ne supporte pas la charge de réfugiés. Les problèmes sont tout de même réels avec les pays arabes limitrophes! Où ai-je dit que les démarches mythiques, ou de diversion, ne supposent pas de problèmes véritables? Au contraire, ils naissent de problèmes trop réels, trop difficiles à résoudre précisément. L’exemple algérien est trop beau, c’est vrai, mais il illustre bien le passage à la limite d’un même mécanisme: Israël n’aurait-il aucune incidence sur la vie des peuples arabes, qu’il serait encore utilisable.

Cela dit, bien entendu, il y a des contradictions

réelles entre les deux desseins, juif et arabe; des conflits d’intérêts sur tel ou tel point, des litiges frontaliers possibles, des divergences de conceptions politiques, des problèmes de population: mais, finalement, pas davantage qu’entre deux autres nations arabes ou musulmanes. L’Irak vient d’expulser plusieurs dizaines de milliers d’iraniens: la guerre n’en a pas éclaté pour autant et personne ne parle mythiquement d’effacer son adversaire de la carte. L’Algérie et le Maroc se sont fait une véritable guerre, qui a causé beaucoup plus de victimes qu’on ne le sait en Europe, pour une affaire de bornes frontières. La Tunisie et l’Algérie ont failli recourir aux armes pour une autre affaire du même genre. Si le problème israélo-arabe était débarrassé de ses développements et diversions mythiques, il ne serait pas plus difficile à résoudre que ceux qui font regarder avec inquiétude l’Algérie par ses deux voisins, la Tunisie et le Maroc, l’Égypte par l’Algérie et la Libye, l’Irak par la malheureuse Jordanie laquelle, d’ailleurs, craint tout le monde sans exception. Faut-il encore que les leaders arabes cessent d’utiliser, pour réaliser leurs desseins — dont une large partie, je le répète, est légitime — le projet épique de la disparition de l’État d’Israël, dont on se demande quelquefois dans quelle mesure exacte ils sont eux-mêmes dupes.

Épuré de cette dimension, que devient alors le problème judéo-arabe? Simplement celui d’une coexistence pacifique — certes non exempte de difficultés — mais quelle coexistence n’en comporte pas? Quelle vie commune n’exige pas des compromis et des concessions de part et d’autre? Si l’on quitte la région de l’absolu mythique, où l’on se projette vainqueur absolu sur le cadavre de l’autre, on retrouve certes des questions plus simples et plus difficiles à la fois, mais ayant cette qualité incomparable, supérieure à toutes celles de n’importe quel mythe: de comporter des solutions. Ce n’est pas le lieu ici de proposer des mesures précises et détaillées, mais il suffit d’y repenser, par-delà la phraséologie et l’enflure de l’heure, qui rendent en effet le problème, tragique en apparence et parfaitement opaque, pour voir qu’il s’agira de réorganisation géographique de la région, d’inventaire sérieux des ressources, et, osons le dire, d’entériner un échange de populations. Car, oui, même le problème des réfugiés n’est pas insoluble, comme on veut le croire. Se rappelle-t-on assez que 800 000 réfugiés juifs ont quitté les pays arabes, dont les trois quarts vivent maintenant en Israël? Que les Juifs orientaux atteignent bientôt la moitié de la population israélienne? (Je ne parle pas des réfugiés d’Europe, puisqu’on admet froidement qu’ils pourraient «retourner»;? On préfère ne pas insister.) Pense-t-on sérieusement que vont «retourner» aussi ces 800 000, autant réfugiés que les autres, sans une valise quelquefois — 400 000 de l’Afrique du Nord, et 400 000 de ces mêmes pays du Moyen-Orient qui ne les veulent pas en Israël? N’aurait-il pas été plus sage — ou moins mythique — alors de ne pas les obliger à partir?

Mais les Palestiniens, insistera-t-on, ont acquis maintenant une vocation nationale. Eh bien, soit: qu’ils fassent alors des propositions territoriales précises, à l’échelle de toute la région, et pas pour le seul Israël; qu’ils adoptent une pensée politique sérieuse. Ces Palestiniens5, dont les pays arabes ont nié jusqu’ici l’existence, et qu’ils sont bien heureux maintenant de découvrir pour continuer à alimenter leur mythe et leur diversion absolutistes, il faut leur reconnaître le droit à l’existence, et même à l’existence nationale: mais qu’ils n’enfourchent pas, à leur tour, le même mythe et ne déclarent, eux aussi, que ce qu’ils veulent, c’est la reconquête de toute la Palestine et la «fin de l’État sioniste…»c’est-à-dire la même impossible apocalypse.

De toute manière, enfin, il n’existe pas de problème historique sans solution, si l’on accepte sincèrement de s’y atteler et de payer le coût de cette solution. La non-reconnaissance d’Israël, c’est-à-dire la mise en question continue de son existence par la guérilla et la guerre d’usure, amenant fatalement la guerre périodique (car c’est cela que signifie cette non-reconnaissance, et non seulement une mesure juridique, comme on le croit quelquefois), ce conflit ouvert est la plus mauvaise solution, la plus coûteuse, pour Israël certes, mais aussi pour toutes les jeunes nations arabes. Quels que soient les avantages qu’y trouvent certains leaders et certaines classes dirigeantes, le prix global payé par les peuples est exorbitant: cette politique de guerre épuise d’avance les possibilités de leurs économies, entrave toute démocratisation, fait stagner les développements culturels, sans compter le gaspillage des vies. Suivant une dialectique que j’ai décrite ailleurs, si le mythe vient aider à supporter une situation difficile, il demande en retour à être nourri, il entretient à nouveau cette même situation. D’où sa nocivité. Quelles qu’en soient les séductions, le romantisme révolutionnaire est aussi nuisible que le réactionnaire. Le réactionnaire s’évertue à empêcher tout changement, à revenir au passé; le romantisme révolutionnaire s’engage dans de fausses voies et, finalement, accumule autour de lui ruines, deuils et lassitude.

Quels dirigeants arabes, suffisamment courageux et lucides, comprendront enfin que le vrai problème de leurs pays est maintenant celui de la reconstruction intérieure, et qu’ils doivent mobiliser les forces de leurs peuples dans ce seul but, au lieu d’en gaspiller une énorme part, habilement croient-ils, pour un combat inutile? Qu’il est vain d’espérer, ou de le feindre, l’impossible disparition d’un jeune État, aussi nécessaire que les leurs, puisque jailli d’un même puissant besoin collectif, donc décidé à lutter avec une entière obstination pour survivre? A ces dirigeants potentiels, puis-je suggérer ce test négatif: qu’on imagine, ce qu’à Dieu ne plaise, Israël disparu, en quoi les difficultés arabes auront-elles diminué d’un pouce?


Notes.

1. Ce texte a paru dans Le Figaro littéraire du 8-14 septembre 1969, sous le titre (rédactionnel) «Israël n’est pas le vrai problème de la nation arabe».

2. Sans compter les amis qui non seulement ne leur veulent pas de bien, mais qui les utilisent au mieux de leurs propres intérêts. Les historiens évalueront un jour la responsabilité des grandes puissances dans cette affaire, d’abord la Grande-Bretagne et la France et maintenant les États-Unis et l’U.R.S.S.
   Cela dit, je n’accepte pas davantage l’explication de la conduite arabe, et de la conduite israélienne, par la seule influence étrangère. Outre que les protégés échappent toujours en quelque mesure, on l’a vu, à leurs protecteurs, à quoi donc serviraient les indépendances nationales si l’on n’en faisait pas un usage au moins relativement adulte?

3. Je ne veux pas laisser croire cependant qu’il y a une symétrie entre les deux démarches mythiques, surtout dans leurs conséquences sur l’adversaire: la démarche arabe aboutit à la destruction du protagoniste juif. Ce que l’on peut reprocher aux premiers sionistes surtout, c’est d’avoir ignoré, ou mal évalué, la présence arabe. Au fond, il n’y a pas de rôle pour les Arabes dans la mythologie israélienne; le Juif au contraire joue le rôle traditionnel du mal absolu, qu’il faut supprimer. Concrètement, les Juifs sont en danger de mort dans l’univers arabe, les Arabes absolument pas; les Arabes veulent supprimer les Israéliens, les Israéliens non, et le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient jamais.

4. On objecte ici que les Européens essayent bien de se fédérer, pourquoi pas les Arabes? Pourquoi pas en effet, à ceci près: les Européens ont d’abord formé des nations. Et si l’on objecte encore: pourquoi ne pas sauter cette étape? Pourquoi pas en effet; mais alors, il faut accepter en son sein les minorités et non exiger d’elles qu’elles disparaissent.

5.«Palestiniens» dont 300 000 au moins sont arrivés eux-mêmes dans le pays à l’époque mandataire, en même temps que les 500 000 Juifs persécutés. Et puisque l’on demande sans cesse aux réfugiés juifs de justifier leurs droits, pourquoi ne le demande-t-on jamais aux Arabes, nomades fixés ou attirés par la prospérité nouvelle de la contrée? Ou alors, si l’on admet que n’importe quel Arabe est chez lui n’importe où dans toutes les régions du monde où l’Islam a triomphé, pourquoi parler de réfugiés arabes?
   La vérité est que nous n’avons pas de chiffres sérieux, et chacun les interprète selon ses désirs ou sa tactique. Il semble bien, cependant, qu’ici la démographie plaide pour l’égalité des partenaires devant l’histoire. 800 000 Juifs environ ont quitté les pays arabes; si l’on y ajoute l’accroissement naturel, on se trouve devant un million environ de réfugiés juifs-arabes.

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