Albert Memmi, Juifs et Arabes: Justice et Nation 1. Sous le titre: Unité et différences, ce texte est celui d’une communication au Congrès sioniste de Jérusalem, en 1972. Il a été prononcé devant un public israélien où se trouvaient plusieurs dignitaires de l’État juif. Il a été publié, sous ce même titre, in Cahiers Bernard Lazare, no 36, juillet-août 1972. Je n’y faisais d’ailleurs que reprendre des vues exprimées dans de multiples articles depuis 1967. 2. Le sionisme, mouvement national, doit cependant être plus socialiste que les autres, à cause de l’état spécifique où se trouve le peuple juif, dont il faut affermir le corps même.

II. Israël, les Juifs et les Arabes
 
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Justice et Nation

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Justice et Nation1

Lorsque je suis venu pour la première fois en Israël, il y a plusieurs années, un journaliste m’avait demandé quels étaient les problèmes qui m’avaient paru les plus importants. J’avais répondu alors, donc bien avant la guerre des Six Jours, que ce qui m’avait le plus inquiété était le problème arabe — c’est-à-dire, à l’époque, le problème des populations arabes vivant à l’intérieur d’Israël — et celui des communautés juives dites orientales. Ces difficultés n’avaient pas encore l’acuité qu’elles ont eue par la suite. Puis il y a eu la guerre; lorsque la guerre éclate, la tâche la plus importante pour un peuple c’est d’abord d’assurer sa survie, son salut physique. Il était normal de repousser à plus tard ce problème de la juste intégration des différentes communautés juives, et celui d’une meilleure cohabitation avec les Arabes. Naturellement aussi, notre tâche à nous, intellectuels favorables à l’existence d’Israël, fut d’aider à tout ce qui pouvait préserver l’existence collective juive de la catastrophe. Catastrophe qui, si Israël avait perdu la guerre, aurait probablement été la plus grave de son histoire, peut-être plus grave que le génocide perpétré par les nazis, à cause de l’immense espoir qu’Israël avait suscité dans l’âme du peuple juif. Toutes affaires cessantes, il ne fallait penser qu’à la victoire d’Israël. Il ne fallait en somme se préoccuper que de la dimension nationale, et laisser de côté pour le moment les problèmes sociaux. En vérité, j’ai toujours été parmi les rares intellectuels de gauche qui ont attiré l’attention sur l’importance toujours actuelle des problèmes nationaux; non seulement à l’occasion du conflit moyen-oriental, mais pour la compréhension de tous les pays du Tiers-Monde. J’ai eu souvent l’occasion de rappeler que pour bien comprendre ce qui se passait dans ces pays, il fallait en considérer non seulement les difficultés sociales mais les revendications nationales. A tort ou à raison les préoccupations nationales y sont aussi importantes que la lutte contre la misère. On peut s’en étonner, s’en attrister, mais c’est un fait. Ces peuples veulent être libérés globalement, retrouver une personnalité, quittes à s’occuper, parallèlement ou plus tard, de leurs problèmes sociaux. Je n’en suis que plus à l’aise pour rappeler aussi qu’il est impossible d’écarter indéfiniment les problèmes sociaux.

Eh bien, ce moment est probablement arrivé pour Israël, et en somme je m’en réjouis. Car c’est un signe heureux, que l’on puisse maintenant, à l’intérieur même d’Israël, poser aussi nettement les problèmes sociaux. Cela signifie que la nation n’est plus aussi angoissée par les problèmes de sa survie physique, celui de son unité, et celui des menaces de l’ennemi extérieur. Seulement, lorsque les problèmes sociaux commencent à se poser, ils deviennent aussi pressants, aussi importants pour la nation, que l’était la lutte pour la dimension nationale. En parler, revendiquer à cet égard, ce n’est pas seulement un droit, mais un devoir pour contribuer à l’édification même de la nation. Car mésestimer l’existence des classes sociales, leurs revendications économiques et culturelles, c’est peut-être mettre en question, d’une autre manière, la vie de la nation. En période de menace, il faut insister sur l’unité du peuple par-delà ses différences. En période de paix, même relative, ignorer les différences c’est risquer de nuire à l’unité réelle de la nation. Mésestimer les classes sociales qui composent la nation, c’est mettre toute la nation en péril, car si les intérêts de la société globale ignorent trop délibérément les groupes intermédiaires, s’ils écrasent trop lourdement les individus, les individus et les groupes intermédiaires se révoltent, et la nation, elle, est en danger. Il existe une dialectique entre le national et le social, que même les régimes les plus nationalistes, les plus totalitaires, ont vue, dont ils ont tenu compte, car ils savaient qu’au-delà d’un certain équilibre le système s’effondre. Bref, il faut respecter la justice sociale ou la nation éclate.

J’ai lu attentivement, avant de voter pour lui, le programme de Jérusalem; on y proclame dans le principe 3 qu’il faut «consolider l’État d’Israël parce qu’il est fondé sur les idéaux de justice et de paix exaltés par les Prophètes». C’est une grande commodité pour un peuple d’avoir des garants si prestigieux: mais il ne faut pas que les Prophètes demeurent à l’état de mythes, auxquels on tire un coup de chapeau, avant de passer à la réalité. Je suis certes convaincu que la plupart des grands leaders du sionisme caressent, dans le fond de leur cœur, l’espoir d’être rangés plus tard parmi les prophètes; alors il faut qu’ils pensent sérieusement à la justice sociale actuelle, comme les prophètes ont lutté pour la justice de leur époque. Certes l’économie d’Israël se porte assez bien, et évolue rapidement; ce qui est rassurant pour le niveau de vie futur des Israéliens. Certes, Israël n’est pas si mal placé parmi les jeunes nations dans la hiérarchie des revenus nationaux. Mais il reste que l’écart des revenus à l’intérieur du pays est encore beaucoup trop grand et risque de brouiller cette physionomie socialiste que nous espérions voir conserver par Israël. Certes, cet écart excessif existe dans de nombreuses démocraties, et il est bien plus fort en France ou en Italie. Mais une injustice n’en excuse pas une autre.

Il y a plus: si le sionisme n’est pas socialiste, alors il perd de son sens2, car le sionisme n’est pas seulement la construction d’une nation, il a voulu la normalisation sociale, économique et culturelle du peuple juif, comme d’ailleurs beaucoup de mouvements nationaux contemporains — pas tous hélas! Nous le vérifions autour de nous, parmi d’autres jeunes nations. A ce propos, je l’ai souvent rappelé, les sionistes, et beaucoup de Juifs de la Diaspora, s’imaginent que ce qui arrive aujourd’hui au peuple juif, la solution sioniste qui a été choisie, sont des événements totalement inédits. Je suis ennuyé de les décevoir et de rappeler souvent que cela n’est pas tellement original. Il y a de nombreuses oppressions à travers le monde et la solution nationale est la plus fréquente. Je ne dis pas cela pour rabaisser l’entreprise sioniste, au contraire je trouve cela très rassurant et cela légitime plus encore le sionisme, si besoin en était. Il est rassurant de penser que les problèmes que l’on vit sont aussi vécus par d’autres. Et il est bien commode de comparer ses propres solutions avec celles des autres. Entre Israël et les autres jeunes nations dans le monde d’aujourd’hui il y a assurément des comparaisons fructueuses à faire. Il m’est agréable de constater que les difficultés sociales d’Israël sont loin d’être les plus graves parmi celles des jeunes nations; mais il faut se souvenir qu’au-delà d’un certain seuil, Israël connaîtra les mêmes convulsions.

Le deuxième problème, qu’il nous a fallu mettre entre parenthèses, est celui des ethnies; il faut maintenant y revenir. C’est un problème très grave, bien qu’il ne soit pas, lui non plus, spécifique à Israël. Dans le monde entier, et cette fois pas seulement dans les jeunes nations, nous assistons à un réveil des ethnies. Que l’on trouve cela logique ou aberrant, que l’on en soit content ou malheureux, c’est encore un fait. Même dans des pays aussi vieux, apparemment aussi solides que la France ou l’Angleterre, il y a un réveil des régions ou des nationalités. Aujourd’hui en France par exemple, tout de même plus ancienne et plus structurée que le jeune Israël, on assiste à un tel réveil de revendications régionales, que si le pouvoir central n’y pense pas plus sérieusement, il risque de rencontrer bientôt d’énormes difficultés. De Gaulle, qui connaissait bien son peuple, l’avait pressenti.

Or je dois ici à mon grand regret me faire l’écho d’un trouble profond qui nous a agités devant certaines paroles très malheureuses prononcées au plus haut niveau de l’État israélien. J’ai lu dans un grand journal une interview du chef de l’État, Mme Golda Meir: irritée, je suppose, par ces revendications, elle y parlait de gens qui arrivaient de grottes, qui utilisaient les baignoires comme réserves à légumes, et qui se servaient des pyjamas, offerts par l’État, en guise de chiffons ou même de drapeaux; à propos d’une partie bien précise de la population, c’est-à-dire certains Orientaux, elle les a même accusés de paresse congénitale! Je dois vous dire combien j’en ai été navré; et je vais ajouter ceci, parce qu’il faut que ce soit dit ici et que c’est mon métier de dire: j’ajoute que ce genre de phrases m’a rappelé une sombre période de ma vie. C’est un langage raciste, celui de dominants s’exprimant sur une population dominée, ce qui devrait être absurde en Israël. Comment un chef socialiste, dont je respecte habituellement le flair politique, le si complet dévouement à sa nation, a-t-il pu à ce point se tromper dans l’évaluation d’une situation pour prononcer de pareilles phrases! Un homme politique sait que ses paroles ont infiniment plus de résonance que celles d’un écrivain, ou celles d’un journaliste, justement parce que nous pouvons nous exprimer plus librement, sans trop de souci de plaire ou de déplaire. A Paris, nous avons passé beaucoup de temps, et fait beaucoup d’efforts, pour expliquer, sinon pour excuser, de telles déclarations. Nous avons essayé de comprendre les difficultés du gouvernement israélien devant des populations aux niveaux économiques et socio-culturels si différents. Mais ces explications et ces éventuelles excuses ne peuvent suffire longtemps: il faut maintenant s’atteler aux solutions de ces difficultés. Le pire serait en tout cas de nier ces problèmes. En Algérie, par exemple, il existe un problème kabyle. On ne le sait peut-être pas assez, car le gouvernement algérien fait tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas laisser se poser publiquement ce problème. Mais les Kabyles, eux, le vivent cruellement, et, tôt ou tard, le problème éclatera de nouveau. A moins que les dirigeants algériens, d’habitude politiquement avertis, ne soient en train de résoudre le problème sans trop en parler — ce que je leur souhaite. On a vu comment les choses se sont soldées au Pakistan. Entre les Anglais et les Irlandais, vous voyez comment vont les événements. L’Afrique noire est périodiquement et atrocement secouée par des convulsions comparables. Ces conflits ne sont pas seulement des conflits de classe à classe, selon le schéma marxiste; ils sont en outre des conflits d’ethnie à ethnie; que nous en soyons étonnés ne doit pas nous empêcher de le reconnaître. Il faut admettre que les diverses dominations à l’intérieur d’une nation ne sont pas moins graves que les dominations de nation à nation. Je ne suis pas de ceux qui croient à un machiavélisme systématique, et toujours volontaire, chez les hommes politiques ou les groupes politiques dominants. Je ne crois pas que les dirigeants israéliens, ou une partie de la population, aient voulu consciemment utiliser les Sépharades pour les tâches inférieures, ou les aient systématiquement empêchés d’accéder aux fonctions de direction ou à la propriété. Il existe certes des mécanismes sociaux qui semblent nous échapper. Lorsqu’un groupe économiquement, sociologiquement fort, se trouve en présence d’un groupe sociologiquement moins fort, il se produit hélas, par une espèce de fatalité, un écrasement du groupe faible. C’est ce qui s’est probablement passé pour les Sépharades et les Askénazes. Les uns sont venus plus tôt dans le pays, y ont occupé naturellement les premières places et ont formé une espèce d’élite; mais aussi une espèce de féodalité. De toute manière, c’est la tâche des leaders, des dirigeants de la nation, de veiller à ce que s’atténue ou même disparaisse le plus rapidement possible ce rapport de forces. Sinon, ce peuple tombe socialement malade. Il faut reconnaître les différences, puis il faut promouvoir, par-delà les différences, la totale égalité des ethnies. Ce respect des différentes ethnies, cette lutte contre la domination d’une ethnie par une autre, cela aussi s’appelle le socialisme.

Le troisième point, je vous en demande pardon d’avance, est certainement l’un des plus pénibles à traiter, mais il faut qu’il soit également abordé. J’ai peur que beaucoup d’entre vous, qui m’applaudissaient tout à l’heure, ne veuillent plus m’approuver du tout. Mais si vous avez admis ma bonne foi pour la première partie de cette analyse, pourquoi me refuseriez-vous votre confiance pour celle-ci? Mon argument se résume en somme à ceci: si vous convenez qu’on ne saurait tolérer longtemps une injustice au sein de la nation, sans risque d’en voir souffrir toute la nation, alors vous devriez convenir que la place, le rôle, la puissance des croyants sont excessifs en Israël. Afin d’éviter d’inutiles polémiques, je rappelle que je n’ai jamais mésestimé l’importance et le poids du facteur religieux dans la vie collective du peuple juif. La religion a été historiquement le facteur le plus important pour l’unité et la survie de ce peuple. Ce que je dis n’est ni accidentel ni démagogique. J’ai consacré beaucoup de pages sur la place et la signification du phénomène religieux chez beaucoup d’autres nations opprimées. Mais il est vrai aussi qu’il existe aujourd’hui des millions de Juifs non croyants qui n’acceptent pas et n’accepteront jamais que leur vie soit réglée par des principes et des croyances qui ne sont plus les leurs. (Je remercie les gens qui ont applaudi, mais je vous répète que je ne cherchais pas un effet trop facile.) Cette affaire me paraît très grave. Hier soir, je me trouvais dans un restaurant de Jérusalem. J’y ai vu trois jeunes gens, qui sont des militants sionistes certainement de première qualité. J’ai bavardé un instant avec eux. Ces jeunes gens, dont l’un s’installe en Israël, probablement suivi par les deux autres, voulaient une tasse de lait et un sandwich à la viande. On a refusé de les servir. Ces jeunes hommes ne se sont pas soumis, ils sont partis parlementer avec la direction. Rien n’y a fait. Il fallait voir leur colère et leur indignation, je regrette de le dire, un peu méprisantes. On me demande souvent: «Puisque vous êtes professeur, que vous approchez les jeunes gens dans les universités, comment se fait-il qu’il n’y ait pas davantage encore de sionistes parmi eux? Comment se fait-il que tant de ces jeunes hommes, intelligents, efficaces, dévoués à d’autres partis politiques, n’adhèrent pas plus souvent à des organisations juives?» Il y a naturellement beaucoup d’explications à cela, et cela demanderait une étude entière. Je dois cependant dire que beaucoup d’entre eux — et je veux dire ceux qui s’affirment comme Juifs, et non ceux qui se nient comme tels — n’acceptent pas que la renaissance nationale du peuple juif les oblige à des croyances et à des pratiques qui n’ont plus de signification pour eux. Ils ne comprennent pas qu’ils doivent à la fois lutter pour la liberté politique et pour une nouvelle servitude intellectuelle. Pour eux, toutes les oppressions vont ensemble et toutes les libertés vont ensemble. Je ne cacherai pas que telle est aussi mon opinion. J’ajoute, une fois de plus, que ceci n’est pas un drame particulier à Israël et aux Juifs, contrairement à ce que soutiennent les croyants, pour faire croire à un sens inouï de la religion juive. J’ai retrouvé exactement les mêmes problèmes dans les jeunes nations du Tiers-Monde; en particulier parmi les Arabes; il m’arrive très souvent d’en parler avec mes étudiants qui viennent de toutes les parties du monde. Je sais que beaucoup d’entre vous n’aiment pas tellement cette comparaison, mais ils ont tort, car elle est très instructive. Pourquoi ne pas voir qu’en mettant la religion dans la constitution — bien qu’il n’y ait pas de constitution en Israël, mais c’est tout comme — en continuant à ne pas procéder à une séparation entre le religieux et le profane, en laissant aux croyants une place trop importante, vu leur nombre, dans la conduite des affaires politiques, les sionistes se conduisent exactement comme ces États musulmans, dont ils se moquent, ou comme ces nations chrétiennes de style espagnol, qu’ils réprouvent. Ainsi, il existe actuellement une violente condamnation des mariages mixtes en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Or dès le premier soir j’ai entendu ici même, à cette même tribune, un grand rabbin dénoncer les mariages mixtes.

Bien entendu, dois-je le préciser, il n’est pas question de retirer aux croyants la juste place qu’ils doivent occuper dans l’État juif. Ce n’est pas nous, les non-croyants ou les laïcs, qui manquons de tolérance, ce sont eux. L’État juif a été fait aussi pour que les Juifs croyants puissent exercer librement leur religion. Ce que nous leur demandons, par contre, et cela ne me paraît pas exorbitant: c’est qu’ils n’exigent pas de nous ce que nous n’exigeons pas d’eux. Nous ne leur demandons pas qu’ils renoncent, le moins du monde, à leurs croyances ou à leurs pratiques: pourquoi nous demandent-ils d’avoir des croyances qui nous paraissent insensées, ou que nous nous livrions à des pratiques aberrantes? Si l’on voulait réfléchir avec calme à cette exigence, elle apparaîtrait vraiment folle, logiquement contradictoire: peut-on demander à quelqu’un de croire?

Et puis il y a un problème humain, douloureux, dont je suis ahuri de voir avec quelle facilité les croyants font bon marché; j’ai donc entendu dès le premier soir un grand rabbin exiger la condamnation formelle des mariages mixtes. Or, quelques jours avant de venir ici, dans une réunion d’intellectuels parisiens, tous pro-israéliens ou même sionistes, la plupart d’entre eux avaient fait des mariages mixtes. Qu’allez-vous donc en faire? Allez-vous les condamner et les rejeter? Est-ce que vous pensez à leurs enfants? Allons-nous continuer à tolérer cette comédie d’une excommunication et de discussions épuisantes et humiliantes? Je sais que beaucoup d’entre vous pensent aux aspects négatifs des mariages mixtes, ont peur de leurs résultats sur le corps collectif. Mais pourquoi ne pas penser aussi à l’aspect positif, à l’enrichissement qui en résulte pour le peuple juif? A ces nouveaux alliés que sont les conjoints de mariages mixtes? Il est même faux, historiquement, que le peuple juif ait vécu ainsi toujours enfermé sur lui-même. C’est là, en vérité, une mentalité persistante de ghetto. Il y eut de grandes périodes où le prosélytisme a largement existé; où il y eut des ethnies différentes au sein du peuple juif; il y a eu plusieurs royaumes juifs à travers le monde; on ne le sait pas assez, on ne le dit pas souvent. Et même maintenant, enfin, par quelle fiction niera-t-on que le peuple juif est le produit de multiples ethnies? Cette bataille, encore, entre les gens qui sont pour un univers ouvert, une nation ouverte, et ceux qui veulent restreindre la nation aux seuls croyants, se poursuit également dans tout le Tiers-Monde, dans toutes les jeunes nations. Cette lutte met aux prises les forces les plus généreuses, les plus intelligentes et les puissances les plus conservatrices. Bref, une libération nationale peut, à la rigueur, utiliser la religion, elle ne doit pas exiger un brevet de foi des citoyens incroyants. Sinon, là encore, à vouloir resserrer exagérément P unité de la nation, on risque de l’étouffer, de la rendre invivable.

Enfin, j’arrive à un dernier point: le difficile problème des Arabes palestiniens. Je sais combien il serait facile ici de se laisser aller à la démagogie, à l’étourderie, aux facilités verbales. Les gens qui vous répètent qu’il faut tout simplement ouvrir vos portes, rendre immédiatement tous les territoires occupés depuis la guerre de 69, ou même depuis 1947, cesser de croire à l’hostilité arabe, n’ont pas grand-chose à perdre dans cette affaire, ou sont des niais. Car il est exact que beaucoup d’Arabes dans le monde, beaucoup de leurs dirigeants, sont obsédés par l’existence d’Israël, et souhaitent réellement sa disparition de la carte, de cette carte géographique qu’ils croient être le lieu de la grande nation arabe unie. Beaucoup d’Arabes, peut-être politiquement sincères, n’ont pas compris l’importance et la signification du sionisme, c’est-à-dire du fait national juif. C’est cette même erreur que commettent beaucoup d’hommes de gauche dans le monde. Si ces Arabes et ces gens de gauche avaient compris que le sionisme est l’expression de tout un peuple, à l’égal des expressions contemporaines de ces jeunes nations, ils ne diraient pas tant de sottises et n’entretiendraient pas l’espoir de voir raser la construction israélienne. On ne déracine pas l’investissement de tout un peuple, à moins de porter atteinte à son être propre. Je sais que cette agression définitive, cette nouvelle solution finale, ne déplairait pas à certains. D’autres, qui se croient moins radicaux et moins hostiles, ne tiennent pas un raisonnement moins absurde. Ils vous disent: Israël existe, soit, mais alors qu’il cesse d’être sioniste. Cela prouve encore à quel point ils n’ont pas davantage compris le sens du sionisme: car séparer la Diaspora d’Israël, c’est enlever toute signification à Israël, puisque Israël a été fait par et pour les Juifs de la Diaspora.

Cela dit — et je suis navré d’avoir à répéter de telles banales évidences — il est impossible et dangereux de continuer à ignorer le fait palestinien. Je précise bien que je ne confonds pas et ne mélange pas le problème palestinien avec celui du problème des nations arabes déjà constituées. Ces affaires de frontières me paraissent en définitive peu importantes, je veux dire du point de vue du droit et de la morale internationaux. Les frontières ne sont jamais que l’expression d’un rapport de forces et des exigences de sécurité de chacun. Il faut que chacun y trouve son compte. Il n’y a pas de raison éternelle pour que l’Égypte garde tout le Sinaï, ou telle ou telle partie, ni, bien entendu, qu’Israël réoccupe tout le Sinaï. Il n’y a d’ailleurs jamais de telles raisons en histoire, à moins d’en faire un ensemble de mythes. Les seules raisons qui existent sont des besoins économiques, des arguments de force, et, accessoirement hélas, de justice politique. Pour ce qui nous occupe, il faut que l’un et l’autre trouvent un statu quo qui convienne à leurs intérêts et à leur sécurité. C’est une affaire de marchandage et non de principe. Plus important, me semble-t-il, est le problème des Arabes proprement palestiniens: précisément, peut-être, parce que, contrairement aux apparences, il n’y a pas deux forces en présence. Certains Israéliens ont fini par penser qu’ils sont seuls à pouvoir décider, à croire que les choses finiront par se tasser avec le temps: c’est là une erreur grave. Parce que, là encore, nous assistons à un réveil national. Si l’on admet que les revendications nationales de notre époque sont tenaces, comme je le crois et le répète, alors il ne faut pas s’aveugler sur le sens de l’agitation des Palestiniens. Tôt ou tard il faudra considérer la dimension nationale des Palestiniens. Je ne suis pas un homme politique, un praticien de l’action gouvernementale, qui certes a ses lois; je ne sais avec quelle rapidité il faut enregistrer ce processus, et quelles mesures pratiques il faut envisager. Je sais aussi que les hommes politiques, liés par leurs promesses publiques, ne peuvent pas toujours parler clairement, tandis qu’il nous est plus facile à nous, hommes de plume, d’exprimer notre pensée. Je sais aussi que leurs tâches sont souvent contraires ou même contradictoires, et qu’ils peuvent être obligés de ne pas heurter de front telle ou telle partie de leurs électeurs. Il est donc possible que beaucoup de dirigeants israéliens, dans le fond de leur pensée, gardent ce souci. Ils savent, je le souhaite du moins, que le fait palestinien est également un fait national, et qu’il faudra mettre au point une solution dans ce sens. Ceux d’entre eux qui ne croient pas du tout à cette interprétation, ou qui jugent qu’elle est totalement contraire à l’existence d’Israël, doivent alors entreprendre beaucoup plus sérieusement l’intégration des Palestiniens, en commençant par l’aspect économique. Ce qui n’est pas possible dans tous les cas: c’est de laisser éternellement les choses en l’état. Même l’utilisation d’une trentaine de milliers de travailleurs provisoires n’est pas suffisante. Je sais aussi que les deux propositions, qui ne sont contradictoires qu’en apparence, l’intégration économique et politique des Palestiniens dans l’État d’Israël, ou une entité nationale à côté d’Israël, n’obtiendront pas facilement l’approbation des Palestiniens eux-mêmes, dont beaucoup, il est vrai, ne songent qu’à reconquérir tout Israël. Mais c’est tout de même dans ce sens qu’il faut agir. Donner l’impression qu’on ne cherche aucune solution à ce problème est certainement la position la plus désastreuse, tôt ou tard, car elle cultive le désespoir et la haine, d’où il ne sort jamais rien de bon.

Voilà, me semble-t-il, ce qu’un observateur qui s’efforce d’être objectif (malgré son attachement profond à Israël) voit comme problèmes importants dans la vie de votre jeune nation. Et c’est là, me semble-t-il, que résident la plupart des causes du malaise de vos jeunes hommes. A cet âge, ils ont besoin, plus que nous, de cohérence logique et de morale. Il me paraît désastreux de feindre de ne pas comprendre l’impatience de ces jeunes manifestants, qui crient, au moment où je parle, devant la porte du palais des congrès. Je ne suis pas pour des manifestations désordonnées et des violences aveugles. Mais je ne crois pas non plus que les mettre en prison soit une solution efficace, comme on l’a fait pour certains, m’a-t-on dit. Et si j’en avais la possibilité, je demanderais la clémence pour ceux qui viennent d’être arrêtés.

Je me rends compte de ce qu’il y a d’outrecuidant à parler ainsi, de l’extérieur, de problèmes graves, à tant de gens qui les vivent; alors qu’on ne partage pas quotidiennement leurs difficultés. Pour mon excuse, je dirai simplement: si nous répétons que l’affirmation, la consolidation, l’unité du peuple juif sont les conditions de sa survie, les droits et les devoirs — le droit et le devoir de parler en particulier — ne sauraient être le seul apanage des Israéliens. Et je ne me serais sûrement pas imposé ce désagréable devoir de heurter les Israéliens, si je n’avais l’impression de contribuer, pour si peu que ce soit, à l’élucidation de leurs problèmes, donc un tout petit peu à leur résolution. C’est-à-dire à l’essentiel, par-delà les critiques indispensables: la survie d’Israël.


Notes.

1. Sous le titre: Unité et différences, ce texte est celui d’une communication au Congrès sioniste de Jérusalem, en 1972. Il a été prononcé devant un public israélien où se trouvaient plusieurs dignitaires de l’État juif. Il a été publié, sous ce même titre, in Cahiers Bernard Lazare, no 36, juillet-août 1972. Je n’y faisais d’ailleurs que reprendre des vues exprimées dans de multiples articles depuis 1967.

2. Le sionisme, mouvement national, doit cependant être plus socialiste que les autres, à cause de l’état spécifique où se trouve le peuple juif, dont il faut affermir le corps même.

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