Albert Memmi, Juifs et Arabes: Israël 1. Texte écrit pour un recueil de photographies, commandé par les éditions Albin Michel; reproduit par La Terre retrouvée du 20 janvier 1974. 2. Un certain nombre de lecteurs m’ont reproché de m’en être tenu jusqu’ici à l’inventaire de la condition juive en Diaspora. Bien que je croie avoir souvent montré que le sionisme se trouvait en creux dans cette condition, voilà donc ce que je pense être le rôle et la signification d’Israël dans le destin juif.

Israël

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Israël1

Vous voulez savoir ce qu’est Israël? Demandez-vous d’abord ce qu’est un Juif.

Or qu’est-ce qu’un Juif?

Une religion? Pas seulement; une nation? Il ne possède ni État ni territoire; un peuple? Il est dispersé à travers l’univers; une langue? Il en parle des centaines; une culture? Il a celle des autres peuples… Qui, Juif ou non-Juif, ne s’est essayé à ce grand jeu savant, pour abandonner bientôt, vaincu par cette constante difficulté que présente le Juif à se laisser saisir clairement et distinctement?

C’est que le Juif ne se définit pas seulement par ce qu’il est, mais aussi par ce qu’il n’est pas: le Juif n’est pas exactement d’ici, il n’est pas exactement de là, pas tout à fait de ce peuple-ci, pas entièrement de ce passé-là. Qu’il le veuille ou non, qu’on y consente ou non, il est aussi référence à un ailleurs, et le plus inquiétant: un ailleurs de nulle part. Un ailleurs qui est surtout absence, vide impossible à combler, fantôme impossible à exorciser.

Certes, il y a le Livre, sacré ou non, extraordinairement inspiré en tout cas, mais le vertige reprend aussitôt: ce livre même, référence du Juif, est lui-même référence à un ailleurs: à quelle terre évanouie, à quel temple disparu, à quels fruits étranges, dont mon père, une fois l’an, allait chercher un exemplaire je ne sais où?

Or voici que ce vide, ce fantôme, subitement devient chair pleine et se nomme Israël; ce pays imaginaire, ces fruits inconnus, Israël ma face d’ombre, mon absence aux nations, Israël ma nostalgique référence, Israël ma différence, se met à vivre — oui vraiment — est-ce que je rêve — quelque part sur le globe, bordé par une vraie mer et un fleuve, un lac aux poissons vivants, des collines fleuries et un désert où l’on meurt vraiment de soif. Ah! si l’on savait ce que signifie, en toute réalité, pour un Juif, cette ré-incarnation, cette re-naissance à l’histoire de son être collectif, jusqu’ici aérien, nuageux, évanescent, qui se met à coaguler, à durcir, à exister extraordinairement! Au fond, je vous en fais confidence: il n’en croit pas encore tout à fait ses yeux.

Certains affirment même qu’Israël est entré dans leur vie par effraction. Peut-être; mais, sitôt entré, ils l’ont reconnu: ils se sont reconnus en lui; d’où leur violence quelquefois: sans qu’ils l’aient demandé, on leur présente un miroir exact; or, on le sait, il n’est jamais commode de se regarder. Déjà, ils avaient dû se reconnaître avec honte et douleur, effroi et pitié, dans les fantômes des égorgés et des calcinés; les voici confrontés avec leur portrait en laboureurs-soldats. Et s’y refuseraient-ils que le monde entier confirme le témoignage de leur miroir, les en félicite ou les en insulte. Et, au fond d’eux-mêmes, ne sentent-ils pas quelque fierté confuse qui augmente leur stupeur et leur colère?

Je dis qu’aucun Juif aujourd’hui ne peut penser à Israël sans trouble.

Mais je ne cite ceux-là que pour mémoire et parce que leur exception confirme cette immense découverte: Israël a rendu au Juif la quasi-totalité de son être.

Reprenons ce jeu savant de tout à l’heure, que l’on pourrait bien appeler le jeu de l’artichaut… Donc, le Juif n’avait pas d’État, pas de nation, pas de drapeau, pas de terre, pas de langue, pas de culture; sa religion, à laquelle désespérément il s’accrochait, n’était jamais majoritaire, sa mémoire qu’il cultivait obstinément ne lui racontait que ses malheurs. Sait-on comment cela s’appelle? Cela se décrit, se vit et se nomme: l’oppression. Le Juif était l’un des plus vieux opprimés de l’histoire universelle: Israël a mis presque fin à l’oppression du Juif2.


Notes.

1. Texte écrit pour un recueil de photographies, commandé par les éditions Albin Michel; reproduit par La Terre retrouvée du 20 janvier 1974.

2. Un certain nombre de lecteurs m’ont reproché de m’en être tenu jusqu’ici à l’inventaire de la condition juive en Diaspora. Bien que je croie avoir souvent montré que le sionisme se trouvait en creux dans cette condition, voilà donc ce que je pense être le rôle et la signification d’Israël dans le destin juif.

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