Le cas Rassinier
Stalinien, déporté, négationniste

Par Jean Lacouture

Le Nouvel Observateur, 11-18 février 1999, p. 96-97

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Adresse originale de l’article (aujourd’hui disparu): http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p1788/articles/a37307-.html


Interné à Buchenwald, Paul Rassinier nia pourtant l’existence des chambres à gaz. A travers son cas, Nadine Fresco remonte aux sources de l’antisémitisme de gauche.

Il n’y a pas d’«histoire locale». A travers un village, un territoire, un personnage d’intérêt apparemment mineur, peut se dessiner d’abord, s’éclairer ensuite, une tragédie historique à l’échelle de l’univers. Ainsi Nadine Fresco a t-elle choisi de reconstituer dans sa terrible éloquence la vie de Paul Rassinier, né en 1906, précurseur et référence majeure de ce «négationnisme» qui, de Faurisson en sectateurs du lepénisme, prétend nier l’extermination planifiée du peuple juif désormais connue sous le vocable de Shoah.

Rassinier? Pourquoi arracher à l’oubli, ou plutôt à l’obscurité d’où il tenta si passionnément de sortir, ce fils de paysans catholiques du Territoire de Belfort, lui-même instituteur, militant communiste à l’époque du stalinisme primaire, rallié par dépit au socialisme de la tendance la plus aveuglément pacifiste, celle que son leader Paul Faure conduisit en 1940 à l’adhésion au système de Vichy, passé à une résistance apparemment ambiguë mais assez active pour lui valoir d’être arrêté par les nazis? Déporté aux camps de concentration de Buchenwald et de Dora, il en revint en 1945 gravement malade. Il devait mourir en 1967, à 61 ans.

Cet itinéraire de militant de gauche, puis de déporté, fondera et contribuera à accréditer la première mise en cause radicale, par Rassinier, du génocide planifié tel que le décrivaient à un monde épouvanté David Rousset, Robert Antelme, Eugen Kogon, Primo Lévi ou Germaine Tillon — négation formulée sur la base de l’argument impressionnant du «j’y étais, je n’ai pas vu cela...».

Le crédit que lui ouvrent ses souffrances, sa qualité de témoin et son passé de gauche fit de Paul Rassinier et de ses livres Passage de la ligne, le Mensonge d’Ulysse, le Véritable Procès d’Eichmann, Le Drame des juifs européens et Les Responsables de la Seconde Guerre mondiale, une source incomparable pour tous les négationnistes présents et à venir.

Cet itinéraire paradoxal a mythifié le personnage, si rébarbatif et médiocre qu’il fût, de Paul Rassinier. Les uns y ont vu un «mystère», d’autres une aventure du langage ou des chiffres, vécue par un homme répugnant à certaines formulations telles que «chambres à gaz» (il n’y en avait pas à Buchenwald) ou «holocauste». L’entreprise de Nadine Fresco tend précisément à démontrer qu’au contraire il n’y a nul mystère, mais une terrible logique dans le parcours de Rassinier, de la gauche à l’antisémitisme militant, et que cet antisémitisme préexista à la tragédie de 1940-1945. En un sens, «Fabrication d’un antisémite» est une histoire politique de la France (de gauche, surtout) de la première partie du XXe siècle, dont l’antisémitisme est une irréductible composante (Maurras ne voyait-il pas dans le régime de Vichy la revanche de l’affaire Dreyfus?).

La médiocrité même de Rassinier rend la démonstration de Fresco d’autant plus éclatante. Elle fait de ce personnage, plus significatif qu’un caractériel à la Céline, une pièce usinée dans un double atelier, le communiste et le socialiste...

Que l’antisémitisme soit «le socialisme des imbéciles» et des sectaires, on le vérifie à la lecture de maints textes recueillis «à gauche» par Nadine Fresco. On y découvre ou vérifie qu’une certaine présentation de la lutte des classes n’est qu’une culture de la haine qui débouche naturellement sur l’antisémitisme. Non sur celui de Maurras, dénonciateur de l’invasion «orientale» porteuse d’un désordre ennemi de l’«hellénisme», mais sur celui d’un Toussenel, qui ne sait pas même distinguer le capital du cosmopolitisme et le juif du banquier.. En ce sens, la lecture systématique de L’Humanité du temps d’Albert Treint, de Marcel Gitton ou du jeune Doriot vouait à l’antisémitisme populiste un esprit aussi faible et hargneux que celui de Rassinier

Passé dans le camp socialiste, le même personnage devait y découvrir deux types de ressentiments à composants antisémites: d’abord la jalousie, suscitée par Léon Blum et son entourage chez nombre de hiérarques du parti (jalousie plus intellectuelle qu’ethnique? Peut-être. Mais c’est au sein de ce parti que naîtra, autour de Marcel Déat, la fraction la plus idéologique du fascisme français). Ensuite la méfiance suscitée chez les pacifistes « fauristes » par l’antinazisme de Blum, dont ils faisaient un réflexe sémitique alors que le président du Conseil de 1936 insista pour que soit considérée une ouverture venant de Berlin et prenant la forme d’une visite du Dr. Schacht à Paris.

Ce qui donne toute sa saveur à la démonstration de Nadine Fresco, c’est sinon la «banalité du mal» , décrite naguère par Hannah Arendt, mais la banalité d’un parcours qu’on avait décrit comme erratique ou monstrueux. Il y a un « cas Rassinier» , certes, mais il s’inscrit naturellement dans une histoire locale (qui se résume pour lui à une cascade d’échecs, nourrissant un insupportable ressentiment), partisante (aussi bien celle du PC que celle de la SFIO) et nationale (l’explosion d’une guerre qui blesse son pacifisme sincère, et débouche sur l’épreuve inhumaine qui lui est infligée).

On ne peut se retenir de poser deux questions malséantes à hauteur de cette magistrale entreprise de clarification. D’une part à propos de sa thèse selon laquelle on ne naît pas antisémite, on le devient (d’ où le mot très fort de «fabrication» ). Que l’antisémitisme ne soit pas inscrit dans les gènes de l’individu, on en conviendra. Mais ne peut-on parler, surtout s’agissant de la première partie du siècle, de ferments sociaux agissant dès l’origine dans certains groupes économiques, religieux, familiaux? Ne peut-on parler d’un antisémitisme primal?

Une autre thèse de l’auteur de l’ouvrage est le lien établi entre antisémitisme et négationnisme. Dans le cas de Rassinier, la démonstration est faite. Mais une telle aberration ne pourrait-elle être le fait d’un type d’esprits assez médiocres pour se croire «forts», et qui par définition contestent ce qui les dépasse, par la grandeur ou par l’horreur. Rassinier est le type de cette espèce d’homme, négationniste par rancœur et par vanité. Il a toute sa vie aspiré à un rôle. La déportation lui en offre un, avec une légitimité. Il en revient doté d’un droit à s’exprimer. Et pour être tonitruant, il lui faut être contre...

Ceux qui depuis plus de vingt ans, à gauche, lui confisquent la tribune, dénoncent l’horreur des camps. Et lui, qui y a enfin acquis un droit d’opiner et qui, dans l’horreur qu’il a vécue, n’a pas constaté l’existence de chambres à gaz, voilà l’occasion de parler plus fort et plus haut que ces Blum et ces Thorez qui l’ont négligé. Et cette négation sera sa revanche, sans qu’intervienne spécifiquement l’antisémitisme

Mais tout nous dit que c’est Nadine Fresco qui a raison quand elle conclut ainsi son livre: «Paul Rassinier [est entré] dans l’armée innombrable de ceux qui font des juifs un territoire fantômatique sur lequel concentrer leur ressentiment».

On chicanera encore l’auteur sur un point. Pourquoi s’interdire de citer simplement tel témoignage patiemment sollicité? Elle nous dit en note avoir eu un entretien passionnant avec Robert Verdier (et connaissant l’homme, on la croit volontiers). Mais où est-il, ce document historique? Invalidé, ou évaporé, dilué parce qu’oral? Ici un historien amateur se croit en droit de contester la règle de l’École...

N’importe. Par l’exigence de la démarche, l’ampleur de l’enquête, la rigueur de l’argumentation, l’ingéniosité du montage, et aussi par la netteté de l’écriture, Fabrication d’un antisémite est exemplaire. A lire d’urgence. A faire lire, sans faute, par tous ceux qui croient encore que l’appartenance à la gauche est un antidote contre la plus pernicieuse et meurtrière des corruptions psychosociales.

Jean Lacouture

Fabrication d’un antisémite, par Nadine Fresco, Seuil, coll. «la Librairie du XXe siècle», 804 p., 180 F.

Nadine Fresco est historienne, chercheuse au CNRS. Fabrication d’un antisémite est son premier livre, mais elle avait déjà publié des articles sur le négationnisme dans les revues les Temps modernes (juin 1980) et Lignes (no 2, 1988). Elle a en outre présenté un recueil de textes posthumes de Norbert Bensaïd, Un médecin dans son temps.

Jean Lacouture
Le Nouvel Observateur

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