Jeanne Favret-Saada, Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU. Droits humains et laïcité, 2010 (texte complet) 1. Quand on visite le site Internet de l’Alliance entre les civilisations. on s’aperçoit qu’il ne comporte aucun document antérieur à 2005. C’est qu’en 2005 l’Alliance entre les civilisations est devenue une institution de l’ONU et qu’elle a préféré effacer toute référence à ses origines: l’impulsion donnée par le président iranien Khatami et sa relance enthousiaste par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan. 2. Je remercie très chaleureusement Josée Contreras d’avoir relu ce texte avec son acuité et son exigence habituelles. 3. Ainsi pour l’imam Khomeini. qui en a obstinément contesté l’universalité: La Déclaration des droits de l’homme n’existe que pour tromper les nations: c’est l’opium des masses in A. Van Engeland, «Universalité des droits de l’homme et droit iranien. Application des droits de l’homme dans un pays musulman», doctorat de droit. Institut d’Études politiques de Paris, 2005, p. 48. 4. La Charte est la Constitution de l’Organisation des Nations unies. Son préambule exprime les idéaux et les buts communs de tous les peuples dont les gouvernements se sont réunis en 1945 pour tonner l’ONU. Son texte fixe les droits et les obligations des États membres, institue les organes de l’ONU et définit leurs procédures. 5. Les membres de la Commission sont élus par les États membres de l’ONU selon un quota par région du monde. Les résolutions de la Commission, ainsi que les expertises des rapporteurs spéciaux sur tel ou tel aspect particulier des droits humains et sur tel pays problématique. sont ensuite soumises au vote de l’Assemblée générale. 6. M. Amin Al-Midani. Les Droits de l’homme et l’Islam. Textes des Organisations arabes et islamiques, préface de J.-F. Collange, Association des publications de la faculté de théologie protestante, université Marc-Bloch. Strasbourg, 2003. 7. OCI, dix-neuvième conférence de ministres des Affaires étrangères, 2 août 1990, Résolution 49/19-P. 8. Un livre précédent m’avait fait approcher le système de l’ONU: J. Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale arec douze petits dessins, Les Prairies ordinaires, 2007. Depuis, trois ouvrages français ont élargi mon information, bien que je ne partage pas toutes leurs idées: J.-C. Buhrer et Cl. B. Levenson. L’ONU contre les droits de l’homme, Mille et une nuits, 2003; J.-C. Buhrer et Cl. B. Levenson, Sergio Vieira de Mello. Un espoir foudroyé, Mille et une nuits, 2004; M. Marcovich, Les Nations désunies. Comment l’ONU enterre les droits de l’homme, Jacob-Duvernet, 2008. 9. Etant bien entendu que la reconnaissance formelle de l’égalité des droits pour les deux sexes est récente dans les pays occidentaux et qu’aujourd’hui encore ils sont très loin d’en avoir tiré les conséquences idéologiques et pratiques qui s’imposeraient. 10. S. P. Huntington, «The Clash of Civilizations? The Next Pattern of Conflict Forci», Foreign Affairs, été 1993, p. 22-49. L’auteur essaiera en vain de dissiper le malentendu (il ne prophétise rien, il montre le fondement possible des futurs conflits, conséquence de la fin de la guerre froide) en publiant un livre en 1996: The Clash of Civilizations and the Remaking of the World Order, New York, Touchstone, Trad. française: Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997. On peut être en désaccord avec lui sur bien des points (c’est mon cas) sans pourtant lui prêter des idées qu’il n’a jamais eues. 11. «Congrès international de l’UNESCO sur le dialogue interreligieux et une culture de paix. Tachkent, Ouzbékistan, 14-16 septembre 2000»; CLT/ICP/ID/00/672/2000, retrace ce processus. 12. Un chercheur disposant d’un temps infini n’aurait aucun mal à trouver d’autres instances internationales séculières qui découvrent au même moment la vertu de l’interreligieux comme parade aux conflits entre États. Mon choix de l’UNESCO vient de ce qu’elle constitue le bras culturel de l’ONU et qu’elle est, depuis toujours, vouée à combattre le racisme et les discriminations — non pas à promouvoir les religions. 13. Kofi Annan, fonctionnaire de l’ONU depuis 1962, en avait expérimenté par le menu toutes les pesanteurs. 14. La Résolution 52/15 de l’Assemblée générale de l’ONU proclamait l’année 2000 «Année internationale de la culture de la paix». Son programme prenait la suite de celui de l’«Année internationale de la tolérance» (1995). 15. Leurs relations étaient nécessairement complexes et ambivalentes, sans quoi Khatami n’aurait jamais pu accéder à la présidence. Khatami avait été élevé dans le sérail, et il soutenait l’institution du Guide suprême de la Révolution. Voir, par exemple, Le Monde des 18 mai, 8 juin, 3 août et 26 novembre 1997. 16. http://www.oic.orgarench/conf/is/8/8th-is-summits.htm#declaration/ 17. «[…] il n’y a pas de place pour la dictature d’un groupe ou d’une personne, ni même la tyrannie de la majorité contre la minorité. L’homme doit être vénéré et ses droits respectés. Le gouvernement y est le serviteur et non le maitre du peuple […], auquel il doit rendre des comptes», Le Monde, 11 décembre 1997. Les deux discours parfaitement contradictoires de Khamenei et Khatami seront néanmoins publiés comme documents officiels de la rencontre de Téhéran. 18. Il suffit de lire le compte rendu de ce sommet de Téhéran et sa «Proclamation» pour le voir. De la même manière, Khatami s’arrangera, en septembre 1998, pour glisser panni les 175 pages d’une belliqueuse Déclaradon de Durban pour le nouveau millénaire, où le NAM annonce l’inéluctable triomphe du «Sud» sa proposition d’une paix mondiale par «l’alliance des civilisations». 19. A. Van Engeland, op. cit., p. 52. 20. Une guerre désastreuse avait opposé l’Iran à l’Irak de 1980 à 1988; et l’Arabie Saoudite (qui avait soutenu l’Irak pendant cette guerre) s’était toujours posée en championne de l’islam sunnite contre l’Iran chiite. 21. La seule décision importante de cette Conférence fut l’institution d’un haut commissaire aux droits de l’homme, censé coordonner le travail de la Commission avec les différentes instances de l’ONU et les gouvernements. Nommé par le secrétaire général de l’ONU, il est indépendant de la Commission. Comme on peut le supposer, en 1993 déjà, l’Iran menait le groupe des États qui s’opposaient à la création du Haut Commissariat. 22. A/53/PV. 8. 23. Remarque d’une citoyenne critique: les humains indifférents ou hostiles à ces trois religions parce qu’ils adhèrent à une autre, ainsi que les humains indifférents ou hostiles à toute religion, n’ont donc aucune place dans ces «civilisations» ni même à l’ONU. 24. Khatami pense honorer les juifs et les chrétiens en appelant sur leurs propres «prophètes» la même paix que sur le sien; or les juifs ne considèrent pas Abraham et Moïse comme des êtres «divins» et les chrétiens jugent blasphématoire que le Fils de Dieu soit rabaissé au modeste statut de «prophète», même «divin». 25. Inutile de préciser que cette «raison» est au service d’un plan divin du salut, pas au service d’une émancipation de l’homme des contraintes de la religion. Thomas d’Aquin, Jean-Paul II et Benoit XVI n’ont pas une conception différente de la «raison». 26. Périodiquement, l’Assemblée générale claironne que telle année sera placée sous le signe d’une valeur (1995, la tolérance) ou d’une conduite sur laquelle elle veut attirer l’attention (2000, la culture de la paix). La puissante machine de l’ONU se met ensuite en branle, les juristes explorent la relation de la valeur en question avec la Charte et la Déclaration universelle, un grand nombre de rencontres à travers la planète sont organisées (entre experts. intellectuels • éminents., universités, ONG…), quantité de publications lui sont consacrées. Ce flot de paroles et de textes, qui se déverse pendant environ cinq ans, nourrit parfois une modification des normes, c’est-à-dire l’adaptation de la Charte et de la Déclaration à des situations nouvelles. Parfois, il retombe aussi comme un soufflé mal cuit. 27. Seule la fin du discours est directement politique. Khatami condamne fermement et sans restriction aucune le terrorisme, la prolifération nucléaire et les armes de destruction massive. Il fait aussi l’éloge de la famille (dont il regrette l’affaiblissement dans Ies «pays industrialisés»), des femmes et de leurs justes droits (nonobstant les incontournabless «différences entre hommes et femmes», et des jeunes, avenir du monde. 28. Ceci, sans méme tenir compte du fait que les «religions» n’ont jamais démontré leur empressement à traiter en égales avec des autorités séculières. 29. A/53/L.23/Rev.1. Javad Zarif ne manque pas d’invoquer l’autorité des sommets de Téhéran (OCI, 1997) et de Durban (NAM, 1998) afin de montrer qu’il ne parle pas seulement au nom de l’Iran. 30. C’est moi qui souligne. 31. «Je puis assurer l’Assemblée que ce ne sont là que des aberrations et non pas la nonne. En fait, les dernières décennies…». D’où ce diplomate tient-il sa certitude quant au jugement qu’il convient de porter sur les faits, lui qui n’est pas un «prophète divin» ni même un historien? 32. A/51/201. C’est moi qui souligne. La Résolution de l’ONU du 20 décembre 1993 (A/RES/48/126) chargeait l’UNESCO de diriger et de coordonner la future «Année mondiale de la tolérance». 33. C’est moi qui souligne. 34. A/RES/53/22. Cette résolution a été votée le 4 novembre 1998. bien qu’elle soit parfois. datée du jour de diffusion du document, soit k 18 novembre 1998. 35. La revue Controverses a consacré dans son no 9, en novembre 2008, un dossier à l’Alliance des civilisations dans la ligne de pensée de l’historienne britannique Bat Ye’or. je suis en total désaccord avec la thèse selon laquelle des pays «islamiques» offensifs dicteraient leur conduite à une ONU et à un «Occident» apeurés. L’OCI est effectivement offensive mais elle tient à participer au concert des nations tandis que l’ONU est moins apeurée que déstabilisée, ne sachant sur quel registre jouer pour contenir les prétentions de l’OCI. En somme, de part et d’autre, on avance sans relâche ses pions — comme je le montre dans ce texte. 36. HR/98/81. Le ministre des Affaires étrangères d’Iran en a fait la demande conjointe au Haut Commissariat et à l’OCI. 37. A/54/60. 38. A/54/291. 39. 11 décembre 1998. A/53/PV. 89, p. 10-11. 40. A/CONF. 157/23. 41. Malgré ces considérations sur la Déclaration universelle, l’Iran subit, périodiquement, des admonestations pour sa mauvaise conduite en matière de droits humains. Voir, par exemple, 9 décembre 1998, A/RES/158; 4 décembre 2000, A/RES/55/114; 19 décembre 2001, A/RES/56/171. Sans doute les tentatives de réforme dans ce domaine ont-elles été régulièrement barrées par le Guide qui tient solidement en main la police, la justice et les miliciens (bassidjis) qui assassinent intellectuel(le)s. journalistes et opposant(e)s. Mais Khatami l’a supporté assez bien, au point de se représenter à la présidence de la République et d’y être réélu en juin 2001. Voir Le Monde, 29 décembre 2001, «Iran: le courant réformateur pratiquement neutralisé». 42. Le texte fera partie des documents de l’ONU pour la 54e Assemblée générale: A/54/116. Annexes du document. 43. Douze notes infra-apagjnales indiquent les références coraniques relatives à ces principes. 44. L’OCI, elle, doit jouer un rôle d’avant-garde dans la promotion de la culture du dialogue, aussi bien au sein du monde islamique qu’au niveau mondial (A/54/116, Annexes, Partie C, point 6). 45. A/54/263. «Dialogue entre les civilisations: un nouveau paradigme.» Le représentant de l’Iran à l’ONU, Hadi Nejad-Hosseinian. précise qu’il agit en application de la Résolution 53/22 de l’Assemblée générale. 46. Le représentant de l’Inde se dit contrarié par le ton monothéiste de cette Alliance entre les civilisations. 47. À Oxford, devant le Centre d’études islamiques (SG/SM/7049); au Canada, dans une allocution à la jeunesse (SG/T/2200), etc. 48. Conférence de l’UNESCO à Paris, 5 septembre 2000. Mohammed Khatami et Kofi Annan y assistent. Ce dernier publie un communiqué disant qu’«il doit être permis dans une civilisation de l’universel de ne pas être d’accord»: la «société mondiale» est «fondée sur la compassion et la tolérance, pas sur une vérité unique (SG/SM/7526). 49. Liste des personnalités dans PI/1284, 5 septembre 2000. 50. Giandomenico Picco reconnaît cette situation dans son premier rapport, le 12 novembre 1999 (A/54/546). «En effet, les débats [sur la notion de civilisation] pourraient étre source de malentendus politiques et culturels, susceptible d’avoir l’effet inverse de celui que l’Assemblée générale avait à l’esprit en adoptant à l’unanimité la résolution 53/22». 51. Pourtant, aucun entomologiste de la vie sociale n’a jamais observé que les religions soient l’élément fondamental des civilisations et qu’elles ne veuillent qu’encourager la paix. mais quelques idéologues ont construit des propositions de ce genre. 52. Il fallait oser une affirmation pareille, qui est démentie par un nombre infini d’ouvrages historiques. 53. «Identité», «culture» et «civilisation» sont des mots interchangeables chez ces orateurs comme chez Huntington. 54. Sur le flottement perpétuel entre ce qui est et ce qui pourrait être, voir Kofi Annan (SC/SM/7526. 5 septembre 2000): «Il existe bien une civilisation mondiale unique qui brasse et développe les idées et croyances de l’humanité de manière pacifique et féconde. Cette civilisation doit être définie par sa tolérance pour la dissension, son attachement à la diversité culturelle, sa certitude que l’homme a des droits fondamentaux et universel et sa conviction que chacun, partout, a son mot à dire sur la façon dont il est gouverné. C’est une civilisation que nous avons le devoir de défendre et de promouvoir en ce début de siècle.» 55. A/54/546, 12 novembre 1999. 56. A/56/87, annexe. 57. A/55/PV. 3. 58. Outre les travaux déjà cités, j’ai bénéficié des sources suivantes: les chroniques de Jean-Claude Buhrer pour le journal Le Monde et pour Reporter sans .frontières; le très riche recueil de témoignages et de réflexions sur le colloque organisé à Paris, le 7 décembre 2001, par Malka Marcovich et Bernice Dubois, Durban et après et enfin le rapport de Malka Marcovich de février 2009. Je la remercie de m’avoir communiqué ces deux textes qu’on trouvera sur son site: http://malkamarcovich.canalblog.com. 59. A/RES/52/111, le 12 décembre 1997. 60. Au fil des ans. les justifications israéliennes se modifient. mais la politique reste la même. Cf. Alhadji Bouba Nouhou, Israël et l’Afrique, une relation mouvementée, Khartala, Paris, 2003. 61. Encore un effet de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme à Vienne (1993), à l’issue de laquelle a été créé un poste de «rapporteur spécial sur le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée». C’est d’ailleurs l’intitulé complet de la Conférence de 2001. 62. Par exemple, le régime national-socialiste allemand, l’esclavagisme africain et européen, l’apartheid sud-africain. Inutile de dire que la dénonciation de l’esclavagisme en Mauritanie et au Soudan ne fait pas recette à la Commission des droits de l’homme. Quant au passé esclavagiste de nombreux pays «musulmans», il ne peut pas meme être évoqué. 63. Par exemple, les castes en Inde, le génocide des Tutsis, la relégation des peuples autochtones, les guerres provoquées par l’implosion de la Yougoslavie. 64. Le 14 décembre 1973, la Résolution 3151/G/XXVIII avait «condamné en particulier l’alliance impie entre le racisme sud-africain et le sionisme et l’impérialisme israélien» — cette «alliance impie» consistant, de la part d’Israël, en fournitures d’armes et soutiens politique, militaire et financier. Puis, le 10 novembre 1975, la Résolution 3379 (XXX) concluait que l’Assemblée générale «considère que le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale». 65. 16 décembre 1991, Résolution 46/86, «Élimination du racisme et de la discrimination raciale»: l’Assemblée générale «décide de déclarer nulle la conclusion contenue dans le dispositif de sa Résolution 3379 du 10 novembre 1975». 66. Il s’agit de la décennie 1994-2004. En 2001, on sait déjà que c’est un échec. 67. Les États de l’OCI sont obstinément muets quand ce problème est évoqué à la tribune. Car ils ne reconnaissent aucunement le rôle passé des Arabes dans la traite négrière, ni le maintien de l’esclavage, aujourd’hui encore, dans certains pays comme la Mauritanie ou le Soudan. 68. Sur ce point. les pays africains sont d’ailleurs loin d’être unanimes. 69. Le ministre canadien des Affaires étrangères, John Manley: «Nous n’avons jamais cru et nous continuons à ne pas croire que cette confèrence soit un lieu approprié pour singulariser un pays [Israël] ou pour traiter de sujets spécifiques à une région [l’Afrique].» Pour finir, le Canada ne se retirera pas de la Conférence et bataillera vaillamment. 70. Il est à noter toutefois que tout au long de la Conférence et les mois suivants, Louis Michel se dépensera sans compter pour arracher aux délégués une Déclaration et un Programme d’action dépourvus de «langage de haine». La délégation française conduite par Charles Josselin, délégué à la francophonie et à la coopération, jouera aussi un rôle important. 71. Elle a cru bien faire en février 2001, lors de la réunion interétatique de Téhéran à laquelle participaient les chef d’États de l’OCI, en se couvrant la téte d’un foulard «islamique». 72. Les responsables du Sangoco ont vite fait de stigmatiser tout rappel aux règles démocratiques comme «un acte de suprématie blanche». 73. Devant les protestations, le matériel antisémite est rangé sous les tables du stand mais distribué à qui le demande. 74. Les quelque trois mille ONG présentes à Durban se sont organisées. dès les réunions préparatoires. en une quarantaine de «caucus», regroupements d’associations travaillant sur: des problèmes particuliers («Genre»), des groupes discriminés (les Roms, les Dalits ou intouchables de l’Inde, les Juifs, les Palestiniens) ou des ensembles régionaux («Européens», «Europe centrale et de l’Est», «Africains et descendants d’Africains») pour les groupes qui envisagent une action coordonnée à cette échelle. Dans le «caucus juif», on ne parle pas d’Israël, mais de l’antisémitisme. 75. Témoignage de Fiammetta Venner: «Lorsque l’on demandait que ceux qui hurlaient des slogans racistes se présentent, il nous était répondu que, ne soutenant pas la Palestine, ne soutenant pas la lutte contre l’islamophobie, nous étions forcément blancs, forcément sionistes, forcément juifs», Durban et après, op. cit. 76. Cet argument, peaufiné par le représentant de l’Algérie au Comité des droits de l’homme aura une importante postérité. 77. «Nous sommes offensés, diront-ils, par le fait qu’un des pires dictateurs de notre monde contemporain, notoirement connu pour ses violations des droits humains, ait été invité à intervenir à cette réunion d’ONG. En écoutant Fidel, nous nous demandions pourquoi les organisateurs n’avaient pas invité Alexander Loukachenko, Turkmenbachi, Saddam Hussein ou un dirigeant du régime taliban», in Durban et après, op. cit. L’auteur de ce texte, membre du Comité d’orpnisation du forum, est bien placé pour savoir que le Sangoco a pris la décision d’inviter Fidel Castro sans en référer à quiconque. 78. Par exemple, sur l’antisémitisme contemporain (dont la rubrique aura disparu entre-temps). 79. Fodé Sylla, de SOS-Racisme, a été accusé de «sionisme» pour avoir évoqué la traite négrière transsaharienne. 80. «Ces documents contiennent un langage impropre qui incite précisément à la haine et au racisme que la réunion de Durban avait pour but de combattre» déclare la représentante du «caucus» à la presse. Et elle publie un communiqué: «Nous ne pouvons que déplorer le fait qu’un événement d’une telle importance pour les Roms et pour d’autres victimes de discrimination ait été apparemment détourné par des activistes partiaux qui voulaient imposer leurs propres priorités». 81. F. Venner, Durban et après, op. cit. 82. Nous affirmons que ces documents ne peuvent être considérés comme adoptés par le Forum des ONG et ne sont pas des documents consensuels. Nous pensons que ce processus flou a permis l’introduction dans les documents de concepts et de langages inacceptables. 83. De fait, ce sera le seul «caucus» que la Conrence officielle n’entendra pas. Parmi les associations françaises, SOS-Racisme. le MRAP, la LICRA — pour ne parler que des plus connues — protestent. Fodé Sylla, de SOS-Racisme et député européen, témoignera plusieurs fois à son retour, scandalisé par la conjuration du silence autour de la Conférence de Durban. 84. A/CONF. 189/12.

Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU. Droits humains et laïcité

Jeanne Favret-Saada

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Lire les présentations…

Introduction (par PHDN): ethnologue, philosophe, anthropologue, Jeann Favret-Saada a produit une œuvre puissante, innovante, rigoureuse dans plusieurs champs de la connaissance. Au XXIe siècle, elle s’est intéressée à l’emprise et aux tentatives d’emprise des religions sur les sociétés dans plusieurs ouvrages importants. Celui que nous mettons en ligne, épuisé, décrit comment, entre 1998 et 2001, l’ONU a, par pure pusillanimité, spectaculairement et définitivement abandonné les valeurs universelles des Droits de l’Homme et de la laïcité, seules garantes des droits et de l’égalité des personnes — notamment des femmes —, sous les coups de boutoirs de régimes autoritaires musulmans. Les notes ont été renumérotées pour la présente édition en ligne.

Présentation de l’éditeur: L’Avenir d’une illusion — comme on sait, l’illusion en question désigne les «idées religieuses», toutes religions confondues — est le quatrième des vingt livres qui ont changé le monde — pour le journal Le Monde qui les republie. Changé le monde? Est-ce si sûr? Déjà, en l’écrivant, Freud émet un sérieux doute : «On pourrait me demander pourquoi j’écris des choses dont l’inefficacité me semble assurée.» Après la lecture du présent essai, le doute redouble : dans ces pages rigoureuses, Jeanne Favret-Saada met au jour l’emprise inquiétante de ladite illusion là où, statutairement, elle ne devait pas prendre place: dans une organisation dont la raison laïque est le principe même du consensus qu’elle vise à établir entre les États — l’Organisation des Nations unies. Replier les présentations…


SOMMAIRE

  1. Nous, les peuples et les individus
    Le paradoxe des droits humainsUn consensus problématiqueLa Déclaration des droits de l’homme en islamUn épisode ignoré
  2. Un rêve prémonitoire
  3. La divine surprise iranienne
    Une rencontre improbableL’hostilité passée de l’Iran à la Déclaration universelle des droits de l’hommeLa théologie occupe le site du politiqueLa morale prend le relais de la religionLa Résolution 53/22Essais et erreursLe Coran, créateur des droits humains universels
  4. La paix mondiale par la prédication mondiale
    Kofi Annan met en branle le système de l’ONULa posture de l’historien sans sa méthodeLa paix par la rééducation langagièreL’impossible dialogueL’apothéose du religieux
  5. Le retour du refoulé
    La lutte finale contre le racismeIsraël, État « raciste »Un programme mondial de mesures concrètesDeux conditions rédhibitoiresSus au fiascoLa discorde généralisée

Prologue

L’Organisation des Nations unies voudrait insérer tous les États de la planète dans un dispositif d’élaboration permanente de normes politiques communes. Cette ambition est, par définition, laïque, au sens où elle est indépendante de toute conviction religieuse particulière et où elle présuppose l’existence d’un ordre du politique clairement séparé du religieux. Toute religion, en effet, peut prétendre détenir des normes universelles mais, tant qu’elle n’aura pas convaincu l’humanité entière d’y adhérer, ses préceptes ne vaudront que pour ses fidèles et demeureront d’application particulière. En revanche, l’édification de l’ONU repose sur la formulation de ce qui peut faire consensus parmi les humains, au-delà de la religion et de toute autre particularité.

De façon inévitable, l’ONU est donc en permanence le lieu privilégié où les religions tentent d’acquérir un poids politique. Mon travail interroge la pratique de cette organisation pendant une courte période qui débute en 1998 et s’achève en 2001 — année placée sous les signes conjoints de l’Alliance entre les civilisations et de la Conférence mondiale contre le racisme. Les rêves de la première vinrent se briser sur les réalités de la seconde, et les attentats du 11 Septembre surgirent à point nommé pour rejeter les deux événements dans l’oubli1.

Ce texte2 rapporte ces deux histoires: celle des origines religieuses de l’Alliance entre les civilisations et celle du racisme à la Conférence mondiale contre le racisme. Deux histoires oubliées ou méconnues et qui pourtant devraient être au centre de nos réflexions de simples citoyens.


1
Nous, les peuples et les individus

Le paradoxe des droits humains

Selon le principe fondamental des droits humains, tout individu possède des droits universels inhérents à sa personne, inaliénables et donc opposables en toute circonstance à la société et aux pouvoirs. C’est une conception universaliste et égalitaire que les innombrables victimes d’oppression, où qu’elles soient dans le monde et quelle que soit leur culture, n’ont aucune difficulté à reconnaître. Par contre, les États fondés sur la suprématie d’autres principes — par exemple la «race», l’ethnie ou la religion — refusent de reconnaître ces droits fondamentaux des individus au nom de ce qu’on appelle aupurd’hui le multiculturalisme, le droit supposé des Etats à s’organiser selon des principes locaux, hérités de leur tradition locale et à faire valoir cette prétention dans les instances internationales.

Ces partisans du multiculturalisme s’estiment également autorisés à critiquer le fondement universel des droits humains au prétexte que les États qui s’en réclament ne cessent de les fouler aux pieds3. Mais cet argument n’est pas pertinent, car les pays qui revendiquent leurs valeurs locales traditionnelles sont exactement aussi inconséquents. Il suffit, pour le vérifier, d’énumérer les infractions innombrables aux «Droits de l’homme en islam» (et notamment à ceux qui concernent les femmes) commises dans les cinquante-sept pays de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), laquelle prétend appliquer les commandements d’une religion de justice et d’égalité entre les êtres, et de paix entre les nations.

Reste que «nous, les peuples» comme dit le préambule de la Charte des Nations unies4, nous, les individus citoyens et citoyennes des États, nous, les victimes potentielles d’infractions aux droits humains, nous n’avons qu’un seul moyen de faire valoir nos droits à l’égalité, à la sécurité, à la liberté, etc.: en appeler à la Constitution et aux lois de nos pays, ainsi qu’aux déclarations, conventions et pactes internationaux auxquels nos gouvernements ont souscrit. C’est là un grand paradoxe: les droits des individus leur sont reconnus par des lois internationales qui sont censées pouvoir sanctionner, pour non-respect, l’État même qui a adopté ces lois.

Inutile de dire que ce paradoxe entraîne une extrême fragilité des droits humains. Leur force réside uniquement dans le fait que les sociétés politiques s’accordent sur l’idée que quelque chose préexiste à la loi (les droits inaliénables des personnes humaines). La même conviction partagée ouvre la possibilité d’un minimum d’ordre international. C’est ce qui a joué depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale: on a voulu sortir des alliances bilatérales, introduire une instance internationale chargée d’éviter les conflits annés, et cela n’a pu se faire qu’au nom de principes universels et égalitaires pour la défense des individus. Le préambule de la Charte des Nations unies dit bien: «Nous, les peuples» et non pas «Nous, les États», alors que ce texte organise les relations entre des États. Grâce à quoi, «nous, les individus» disposons théoriquement d’un recours international au cas où nos propres États refuseraient de respecter nos droits fondamentaux.

Un consensus problématique

La Déclaration universelle des droits humains de 1948, qui définit les droits des personnes face aux États et renforce l’autorité de la Charte, n’avait pas une idée claire des droits de ces personnes quand elles sont de sexe féminin: elle les envisageait seulement sous le rapport du mariage et de la famille, et elle tenait l’État pour leur protecteur naturel contre les personnes de sexe masculin — pères, frères et maris abusifs. De 1952 (Convention sur les droits politiques des femmes) à 1979 (Convention pour l’élimination de toutes les discriminations à l’encontre des femmes), il faudra la longue marche des mouvements et associations féministes pour que les femmes soient enfin englobées dans les «droits de l’homme».

Pourtant, même si la Déclaration de 1948 avait une conception étroite des droits humains, tous les États membres de l’ONU n’y souscrivirent pas. S’en abstinrent: les pays communistes et l’Afrique du Sud raciste, sous des prétextes différents. L’Arabie Saoudite, pour des raisons qui concernaient d’une part les femmes — pas question de les considérer comme des égales, fit-ce dans le cadre du mariage et de la famille —, et d’autre part la laïcité — pas question d’accepter l’existence d’un principe universel qui ne soit ni divin ni coranique; pas question de dissocier l’autorité politique de la religion; pas question d’admettre la liberté d’opinion religieuse, le droit de quitter sa religion ou de n’en avoir aucune.

Même une fois que la Charte, la Déclaration universelle et les divers pactes et conventions qui en sont issus eurent acquis une force juridique contraignante, certains États refusèrent d’en signer tel article (comme celui qui aurait interdit à la France coloniale d’établir des bordels militaires), et certains États les accueillirent avec enthousiasme mais ne cessèrent de les piétiner (ce fut le cas — entre bien d’autres — du régime impérial iranien). Car l’ONU, organisation internationale dont l’autorité se fonde sur l’accord de ses membres, dispose de peu de moyens de sanction.

C’est seulement en 1967 que la Commission des droits de l’homme reçut la mission de contrôler la violation des nouvelles normes internationales, en s’appuyant sur un appareil bureaucratique qui n’en finira plus de se compliquer et de démontrer, trop souvent, son inefficacité5. On doit cependant noter que les rares progrès accomplis dans le respect des droits humains le furent grâce à la Déclaration universelle qui demeure, aujourd’hui encore, le seul texte porteur d’un projet d’une organisation internationale œuvrant pour la paix, la justice et l’égalité.

En 1969, des États membres de l’ONU se regroupent en une Organisation de la Conférence islamique siégeant à Djeddah (Arabie Saoudite). Leur liste montre d’étranges particularités: certains États disent appartenir à cette «conférence islamique» bien que leur Constitution les définisse comme séculiers (la Turquie, la Syrie, l’Irak); d’autres, où les musulmans sont minoritaires, y figurent (le Guyana, le Surinam, l’Ouganda, la Côte d’Ivoire); d’autres enfin, qui comptent des dizaines de millions de musulmans, n’y sont qu’au titre d’observateurs (la Chine, l’Inde et la Russie). Néanmoins, cette Organisation accrédite la fiction d’une «communauté islamique» fondamentalement unie et dont l’OCI serait l’unique représentant autorisé.

Comme membre de l’ONU, chacun des États de l’OCI est censé souscrire à la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux pactes et conventions qui lui donnent force juridique. Dès la promulgation de la Charte de l’OCI (1972) l’ONU n’a pas manqué de rappeler aux États «islamiques» l’obligation de respecter les nonnes internationales avant les normes régionales. Un rappel qui n’a pas empêché la mise en chantier d’une «Déclaration des droits de l’homme en islam». Plusieurs projets vont se succéder sans aboutir jusqu’en 1990 — les plus anciens étant les moins conservateurs, notamment en ce qui concerne les droits des femmes6.

La Déclaration des droits de l’homme en islam

Dans sa Déclaration du Caire en 1990. l’OCI fait se référer les droits humains à la «Ummah islamique» (la communauté des peuples soudés par la vénération du Coran) et les soumet à la «Charia» (l’ensemble des normes religieuses régissant la société, ici présenté comme uniforme et invariable)7. D’une part, la Déclaration du Caire pose que la «Unimah islamique dont Dieu a fait la meilleure Communautés constitue, pour l’humanité entière, le modèle d’une «civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi»; et qu’à ce titre la «Ummah peut et doit éclairer l’«humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes», et apporter «des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste». D’autre part, cette Déclaration institue la «Charia» en principe suprême: les droits humains en seront déduits, en tout cas ils ne sauraient entrer en contradiction avec elle. L’article final précise d’ailleurs que «la Charia est l’unique référence pour l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus dans la présente Déclarations.

Ce texte stipule que tous les peuples et les individus, qu’ils relèvent ou non de l’islam, devront à terme obéir à ses nonnes. Or ces droits «universels» de l’homme «en islam» ne comportent pas la liberté, pour l’individu, de professer la religion de son choix, celle de quitter sa religion ou celle de n’en pratiquer aucune. La liberté d’expression est garantie, mais seulement pour autant qu’elle n’est pas en contradiction avec la Charia». De même pour la liberté de recherche scientifique. Quant à l’information, malgré son caractère vital pour la société», elle ne doit en aucun cas être utilisée ou exploitée pour «porter atteinte au sacré et à la dignité des prophètes ou à des fins pouvant nuire aux valeurs morales et susceptibles d’exposer la société à la désunion, à la désintégration ou à l’affaiblissement de la foi».

Voilà donc un groupe de cinquante-sept pays de l’ONU qui ignorent délibérément la Déclaration universelle des droits de l’homme et défendent des principes incompatibles avec elle (les préceptes de l’islam priment sur toute autre norme réglant les droits humains). L’ONU n’a pas pu ou pas voulu contraindre l’OCI à adopter les références qui fondent l’ordre international, de sorte que rien ne s’opposera, par la suite, à ce que certains États de la Conférence islamique président les sessions du Comité des droits de l’homme de l’ONU, fassent des rapports sur la situation de ces droits dans le monde ou exigent des sanctions contre tel ou tel pays. De plus, le groupe de l’OCI, dans les débats sur les droits humains, sera automatiquement soutenu à l’ONU par une autre organisation interétatique, le Mouvement des non-alignés (NAM), dont elle deviendra une force importante. NAM et OCI réunis comptent cent dix-huit États, soit 61 % des pays membres de l’ONU.

Un épisode ignoré

«Nous, les peuples» et les individus n’avons donc pas d’autre choix que d’appuyer la revendication de nos droits et libertés sur la Déclaration universelle, mais nous ne pouvons compter que sur nos associations et sur un incessant examen critique des décisions prises par «eux, les États». Car la presse nous infonne peu de ces questions: elle n’a pas les moyens d’entretenir des journalistes qui puissent prendre le temps de lire les masses de matériaux produits jour après jour dans ces instances internationales et, moins encore, d’en fréquenter les innombrables couloirs. Quant à nos gouvernants, ils considèrent que leur politique dans ce domaine ne nous concerne pas, et ils nous engagent à voter pour eux sans nous éclairer sur les engagements qu’ils ont pris en notre nom vis-à-vis de l’ONU et des droits humains.

Or, il se trouve que, depuis une douzaine d’années, la référence à des droits universels reconnus par tous les États a été graduellement marginalisée au profit d’une référence aux droits des «cultures», des «civilisations» et des «religions., censées converger vers une paix perpétuelle grâce à la vertu miraculeuse du «dialogue Nous sommes pris, aujourd’hui encore, dans cette conception des choses: depuis son origine en 1998 jusqu’au discours du président Obama au Caire en juin 2009, la promotion des «civilisations», etc., tient lieu de pensée politique en matière de relations internationales. Plus précisément: après les deux mandats du belliqueux G.W. Bush, Barack Obama paraît pressé d’adopter pour son pays le modèle d’une «paix des civilisations» et des religions. Comme s’il n’y avait de choix qu’entre deux couples fatals: la guerre sans raisons et la paix sans conditions.

Cette conversion des objectifs de l’ONU — de la primauté des droits de l’homme à celle de la paix des religions — est aisément repérable dans les textes officiels: en quelques semaines, la transmutation des valeurs qui ordonnent les relations internationales est proposée puis acceptée. C’est le 21 septembre 1998 que Mohammed Khatami. alors président de la République islamique d’Iran, propose à l’Assemblée générale de l’ONU sa conception religieuse de «l’alliance entre les civilisations». Dès le 4 novembre 1998, l’Assemblée proclame que 2001 sera l’«Année des Nations unies pour le dialogue entre les civilisations». L’analyse des textes qui ponctuent ces quelques semaines de relations entre d’un côté l’Iran, l’OCI et le NAM, et de l’autre côté l’Assemblée générale des Nations unies et le Comité des Droits de l’homme, projette une lumière crue sur l’adhésion des instances internationales à cette mutation. Quand finalement, en 2005, une institution internationale dénommée «Alliance entre les civilisations» verra le jour, elle aura été déterminée par les sept années de sa préhistoire.


2
Un rêve prémonitoire

Chacun sait que la productivité littéraire des organisations internationales est démentielle: chaque année, ce sont des millions de tonnes de papier imprimé, des dizaines de milliers de «résolutions», préparées par d’innombrables réunions. Aucun chercheur ne peut espérer lire et maîtriser la production exubérante du système de l’ONU, dont l’index occupe à lui seul plusieurs pages, et celle des multiples organisations interétatiques. J’ai donc été contrainte d’y faire des sondages en fonction des questions que je me posais. Pour ce qui est de la paix par le «dialogue», je peux affirmer que l’année pivot est 1998, période durant laquelle la préparation du changement mythique de millénaire va permettre d’escamoter les bilans au profit des projets. Bien sûr, tous les textes consultés ne vont pas dans le même sens exactement au même moment, car les organisations internationales et les dizaines d’instances que chacune d’elles comporte ne sont pas actionnées par la main invisible d’une superpuissance totalitaire.

Je crois néanmoins pouvoir construire l’histoire qui suit8.

Depuis plusieurs années. l’ONU enregistrait que la majorité des États membres considérait la Déclaration universelle» des droits humains comme le produit exclusif de «l’Occident», de ses traditions, de son histoire et de sa pensée. Des instances de plus en plus nombreuses et puissantes s’employaient à célébrer l’importance de la «diversité» en matière de «culture» (aussi nécessaire à la survie de la planète que la biodiversité naturelle) et la vertu fécondante des «difrerences» entre «civilisations». D’ailleurs, dès sa création, l’UNESCO avait posé le principe d’égale valeur de toutes les «cultures» (l’organisation internationale a emprunté ce terme à l’anthropologie qui pourtant, à l’époque déjà, se disait incapable de choisir entre les douzaines de significations distinctes de la «culture» à l’œuvre dans la discipline); et l’ONU, celui d’une pratique démocratique de l’Organisation — un État égale une voix — hors du Conseil de sécurité, si bien qu’aucune «valeur fondamentale» ne peut prétendre l’emporter sur d’autres. Puis, dès le début des années 1990, les contempteurs de la Déclaration universelle se sont mis à soutenir que, puisqu’on envisageait une réforme complète du système de l’ONU, il fallait avant tout mettre fin à la domination des valeurs «judéo-chrétiennes» de l’«Occident» esclavagiste, colonisateur et impérialiste. Ainsi seulement pourrait-on établir les nouvelles normes «multiculturelles» qui conviennent à un ordre international «multipolaire».

Certes il n’est personne parmi nous («nous, les individus critiques») qui ait jamais approuvé la domination occidentale. Mais est-ce la perpétuer que de se demander si ces «cultures», «civilisations» et «valeurs fondamentales» africaines ou orientales reconnaissent des droits égaux à tous les individus humains des deux sexes? Et, au cas où elles le feraient, si c’est au nom d’un don de Dieu (auquel il conviendrait alors de répondre en acceptant des obligations religieuses) ou du simple fait d’être des humains vivant en société? Pourquoi exigerait-on que l’on jette le bébé avec l’eau du bain — l’égalité et la laïcité avec la domination occidentale9? De même, qui d’entre nous nierait qu’il faut, de toute urgence, réformer le système de l’ONU puisqu’il s’est révélé dramatiquement incapable d’empêcher tant de conflits armés? Mais pourquoi et en quoi l’exaltation des multiples différences locales — quand elles restreignent les droits humains — favoriserait-elle le règlement de ces conflits?

Dès 1995, l’UNESCO a indiqué la voie nouvelle vers la paix internationale, une voie étonnante si l’on se souvient qu’on était alors en plein débat sur les idées prêtées au politologue Samuel P. Huntington et que, depuis deux ans, responsables politiques et éditorialistes prophétisaient l’inévitable «clash des civilisations10». Voilà donc que l’UNESCO, organisation séculière car relevant du système de l’ONU, croyait pouvoir y parer par le lancement d’un programme de rencontres interreligieuses, Convergence spirituelles et dialogue interculture11 Des personnalités venues «de religions, de traditions spirituelles et de cultures diverses» pourraient ainsi démontrer deux propositions: 1) les religions sont «un composant essentiel» des «cultures» et des «civilisations»; 2) par chance, toutes les religions ont un même message fondamental (Huntington souscrit à la première proposition, mais pas du tout à la deuxième). Ces rencontres exploreraient l’«héritage commun» et les «valeurs partagées» de l’humanité, et les diffuseraient afin qu’une paix universelle soit enfin possible. À cet effet, l’UNESCO allait financer, partout dans le monde, des chaires universitaires vouées à faire ressortir cette convergence fondamentale des religions et sa progressive constitution, au fil des siècles, grâce à d’incessants contacts et à des emprunts mutuels enrichissants. Cette vision de l’histoire des religions, qualifiée de «novatrice» (?), serait répercutée dans les programmes d’enseignement nationaux et favorisée par des voyages «interreligieux», c’est-à-dire «interculturels», pour la jeunesse12.

Pendant que l’UNESCO rêvait les yeux ouverts, l’Union européenne publiait son programme de Barcelone (1995) qui définit ses projets avec la rive sud de la Méditerranée (le texte figure sur son site). La bonne nouvelle de la convergence des religions et des cultures ne lui étant pas encore parvenue, l’UE ne disait mot des premières et se montrait très réservée sur la possibilité d’aller au-delà d’un partenariat économique et sécuritaire: quant au «dialogue entre les cultures et les civilisations», elle ne lui concédait qu’une petite ligne sur trois cents, en affirmant le principe sans prévoir les moyens de le réaliser.


3
La divine surprise iranienne

Une rencontre improbable

Élu secrétaire général de l’ONU le 1er janvier 1997, le Ghanéen Kofi Annan annonça d’emblée sa détermination à réformer de fond en comble l’organisation internationale13. Son action porterait d’abord sur l’appareil administrativo-politique devenu une gigantesque usine à produire des résolutions inefficaces et incompatibles entre elles; ensuite sur l’esprit devant animer cet énorme appareil. Kofi Annan entendait insuffler dans le système de l’ONU, à tous les niveaux, des valeurs et des programmes d’action inspirés par une «culture de la paix», permettant d’en finir avec les guerres incessantes survenues depuis l’effondrement de l’Union soviétique, ainsi qu’avec les prophéties du «clash des civilisations14».

Alors que le secrétaire général hésitait encore sur la manière de procéder, Mohammed Khatami était brillamment élu président de la République islamique d’Iran en mai 1997. Le candidat avait centré sa campagne électorale sur l’instauration de l’État de droit, le respect des droits humains — notamment ceux des femmes et la liberté d’expression —, et la revitalisation de la société civile. En matière de politique étrangère, il avait publié une critique de Huntington et commencé à diffuser activement une conception nouvelle du dialogue entre les civilisations. Toutefois, il devait compter avec le Guide suprême de la Révolution, Ali IChamenei, qui ne partageait guère ses idées15.

Leur divergence apparut lors de la huitième session de la Conférence islamique au sommet, en décembre 1997, qui se déroula à Téhéran, sous la présidence de Mohammed Khatami16. Celui-ci l’avait fait intituler «Session de la dignité, du dialogue et de la participation»: la référence à la «dignité» était une concession au vocabulaire du Guide suprême; par contre, le «dialogue» et la «participation» marquaient l’ambition du nouvel élu.

Ali Khamenei parla le premier. Il présenta l’habituelle vision dichotomique du monde: d’un côté, la «Ummah islamique», de l’autre, l’«Occident» qui a «visé notre foi et notre spécificité musulmanes, et, par le biais de la science, dont tout le monde a besoin, a exporté sa culture d’athéisme et de mépris de la religion et de la morale. Il ne fait pas de doute que dans un avenir pas si lointain la civilisation actuelle de l’Occident [sera] engloutie [dans son propre] marécage». Par ailleurs, Khamenei paraissait si convaincu de l’excellence de l’islam, religion d’humanisme, de modération et de sagesse», qu’il exigeait de l’ONU un siège permanent au Conseil de sécurité avec droit de veto pour l’OCI, «symbole de l’unité des pays islamiques», comptant un milliard deux cent millions d’individus. (Le Guide suprême oubliait que le nombre de ressortissants des États membres de l’OCI était inférieur au chiffre qu’il avançait et qui correspondait à la totalité des fidèles de l’islam sur la planète.)

Mohammed Khatami, au contraire, plaida pour que «nous» fissions l’effort de digérer les «apports scientifiques, technologiques et sociaux de la civilisation occidentale»: alors seulement «nous» pourrions découvrir dans «nos» propres racines coraniques un équivalent de ce qui a si bien réussi aux Occidentaux. Entre autres, l’État de droit, la «réalisation de la société civile islamique», la démocratie, la dignité de l’individu, toutes choses que Khatami faisait se référer aux enseignements du Prophète17. Conscient de tout ce qui le séparait du Guide, il prit soin de faire inscrire dans la déclaration finale — intitulée la «Proclamation de la Vision de Téhéran» — le peu dont il avait besoin pour la poursuite de son projet: l’idée que l’OCI tenait à participer de façon très active à la construction d’un «nouvel ordre international» qui ne soit plus fondé sur l’hypothèse d’un «clash des civilisations». Bref, il obtenait la caution de l’OCI pour une politique à laquelle elle était loin d’adhérer18.

L’hostilité passée de l’Iran à la Déclaration universelle des droits de l’homme

Kofi Annan perçut immédiatement que le nouvel élu venu du monde «islamique» pourrait bien le sortir de plusieurs impasses où il se débattait sans résultat. Attachons-nous à parcourir la principale d’entre elles, le refus des État. du NAM et de l’OCI de reconnaître l’universalité des droits humains. Pour ce qui est de l’Iran, on se souvient que l’imam Khomeini, avant même de prendre le pouvoir, avait voué la Déclaration universelle aux gémonies. Et, depuis la victoire de la «révolution islamique», l’Iran figurait parmi les États les plus violents dans leur dénonciation de cette Déclaration. Quelques jalons:

En 1984, le représentant iranien auprès de l’Assemblée générale de l’ONU avait proclamé que les normes internationales n’avaient aucune validité dans son pays:

Le nouvel ordre politique [en Iran] est […] en plein accord et en harmonie avec les plus profondes convictions morales et religieuses du peuple et, par conséquent, représente les croyances traditionnelles, culturelles, morales et religieuses de la société iranienne. Cet ordre ne reconnaît aucune autorité […] excepté celle du droit islamique […] les Conventions, les déclarations et les résolutions ou les décisions des organisations internationales qui sont contraires à l’islam n’ont aucune validité en République islamique d’Iran. […] La Déclaration universelle des droits de l’homme, qui représente une appréhension séculière de la tradition judéo-dtrétienne, ne peut pas être appliquée par les musulmans et n’est pas en accord avec le système des valeurs reconnues par la République islamique d’Iran. Mon pays n’a par conséquent pas hésité à violer ses prescriptions19.

Admirons la stratégie: l’Iran accepte d’être un pays membre de l’ONU, de répondre aux questions que lui pose l’organisation internationale sur sa conduite en matière de droits humains, mais il utilise la tribune de l’Assemblée générale pour tenir un discours provocateur sur sa justification morale et politique, la Déclaration universelle.

En 1993, à Vienne, lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme destinée à réorganiser la défense de ceux-ci, presque tous les États de l’OCI avaient boycotté la réunion, histoire de protester contre «l’impérialisme culturel» de la Déclaration universelle. Mais pas l’Iran, ni l’Irak, ni l’Arabie Saoudite. Menée par Téhéran, cette étrange coalition de trois ennemis jurés20 proclamait à la tribune l’autorité de la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en islam (1990), c’est-à-dire une version religieuse et particulariste des droits humains, à bien des égards antagonique à la Déclaration universelle. La Conférence de Vienne n’en déclara pas moins que les droits humains et les libertés fondamentales étaient «universels, indissociables et intimement liés», mais l’absence de presque tous les États de l’OCI et la présence provocatrice de la petite coalition menée par l’Iran minèrent la crédibilité de cette affirmation21.

En 1997, l’année donc où Kofi Annan devint secrétaire général de l’ONU, la situation de la Commission des droits de l’homme était devenue ingouvernable. Les pays membres du NAM et de l’OCI, qui y étaient majoritaires et appuyaient les mêmes résolutions, mettaient régulièrement en échec le Haut Commissariat aux droits de l’homme — et, au-delà, l’Assemblée générale de l’ONU. Ainsi, cette année-là, Mary Robinson, la haut commissaire aux droits de l’homme avait fini par donner une sorte de reconnaissance à la Déclaration des droits de l’homme en islam en la publiant parmi ses documents de travail, et même en s’y référant dans une résolution pour justifier… sa propre condamnation des violences que les talibans infligeaient aux femmes afghanes. Peut-être avait-elle voulu à tout prix persuader les pays «islamiques» de condamner eux aussi les talibans? En tout cas sa position sous-entendait que la Déclaration universelle ne vaudrait que pour les laïcs.

Devant un tel cafouillage, on peut comprendre que Kofi Annan se soit mis à espérer beaucoup de l’arrivée de Khatami à la tête de l’État iranien: celui-ci n’avait-il pas, dès son entrée en fonction, entrepris de libéraliser la presse et de soutenir les associations féminines?

La théologie occupe le site du politique

C’est alors que le 21 septembre 1998, Mohammed Khatami prononce le fameux discours qui va marquer l’Assemblée générale de l’ONU. Il y développe sa conception des relations internationales: il faut en finir avec les affrontements sans issue au nom de valeurs sur lesquelles, assure-t-il, tout le monde est en réalité d’accord22. Dans l’auditoire, c’est un enchantement quasi unanime: va-t-on pour une fois pouvoir se dispenser des chicaneries habituelles, juste au moment où l’ONU se prépare à célébrer le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’honune?

Bien que je mesure l’épuisement du secrétaire général de l’ONU, de la haut commissaire aux droits de l’homme et des représentants de pays qui tentaient de défendre les droits humains, j’avoue être incapable de comprendre en quoi le discours de Mohammed Khatami les a comblés: car il ne fait rien d’autre que troquer le politique contre du religieux — et par surcroît, un certain religieux. Qu’on veuille bien, en effet, prendre connaissance de son argumentation.

Dès la première phrase, le président iranien pose que l’«aspiration au salut» constitue le désir le plus ardent de l’humanité tout entière. Après quoi, il se contraint à associer chaque notion religieuse à son équivalent séculier: les «prophètes divins» fraternisent avec les «sages éminents» et «la providence divine inaltérable» avec «la destinée humaine», voire avec «le cours de l’histoire». Cependant cette déclaration apparaît vite superflue car, souligne-t-il, l’humanité est une et indivisible comme le veut la Déclaration universelle, mais elle l’est pour des raisons théologiques: «Dieu a créé l’homme de sa propre main et à son image» et «il lui a insufflé son esprit». Main, image et esprit divins auraient chacun une fonction particulière dans la Création: «la main de Dieu a fait don à l’humanité de son histoire, de sa volonté et de sa liberté de choix»;» l’image de Dieu lui a donné sa culture, sa spiritualité et sa liberté»; «l’esprit de Dieu lui a concédé sa vie et sa vitalité». Bref, tout dans l’homme est un don de Dieu.

Notons que les fidèles des trois monothéismes peuvent adhérer sans réserve à une telle idée, même si leur représentation des attributs divins (main, image, esprit) diffère quelque peu. Car c’est là l’intention profonde de l’allocution du président Khatami: jeter une passerelle entre deux «civilisations» si longtemps ennemies, l’a Orient» musulman et l’«Occident» judéo-chrétien23. Dans ses discours ultérieurs, Khatami évoquera aussi les religions d’Asie, mais, lors de ce 21 septembre 1998, son interlocuteur politique est, de façon exclusive, l’«Occident». Aussi l’orateur justifie-t-il son appel à une «alliance entre les civilisations» par sa situation personnelle d’Oriental, de musulman et d’Iranien, en insistant sur ce fait: l’Orient est le berceau de nombreuses «civilisations», le «lieu de naissance des prophètes divins Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet, que la paix soit sur eux tous24». Le vœu final — formulation proprement musulmane — atteste l’identité du locuteur, mais la phrase exprime bien sa certitude de s’adresser en tant que fidèle du monothéisme islamique aux croyants des autres monothéismes.

À aucun moment, Khatami ne prend la peine de nous dire ce qu’est exactement une «civilisation», combien il y en a, quelles sont ses frontières et quelle en est la nature, religieuse ou nationale: «Je viens de la noble terre d’Iran et je représente une nation grande et renommée, connue pour sa civilisation ancestrale et ses éminentes contributions à la fondation et à l’expansion de la civilisation islamique.»

L’origine de son projet politique — substituer une alliance entre les «civilisations» à leur guerre perpétuelle —, Khatami nous dit la tenir de son expérience nationale, la «révolution islamique du peuple iranien», «révolte de la raison contre la cœrcition et la répression», révolte de la «logique» et de la non-violence contre la force brute du régime impérial. Le président iranien propose alors à l’Assemblée générale des Nations unies de profiter à son tour de la leçon universelle offerte par la «révolution islamique»: recourir «au dialogue et à la raison25» afin d’inverser le sens de l’histoire et de faire passer l’humanité du «clash des civilisations» à leur «alliance».

À première vue, le projet paraît irréalisable tant l’état de la planète, en 1998, est désastreux: Khatami enregistre le «dénuement et l’extrême misère […] de femmes, d’hommes et d’enfants réduits à l’esclavage par les caprices des puissances dirigeantes, et le sort fiineste de dirigeants dépourvus de compassion et de sympathie à l’égard de leur propre nation. […] La raison et l’amour ont ainsi été sacrifiés sur l’autel du caprice». Pour faire advenir cette quasi-impossibilité — l’inversion du cours de l’histoire —, il faudra puiser dans une «source de foi infinie», celle qui soulève les montagnes et qu’évoquent un poète mystique persan, Hafez, et un auteur des Évangiles, Marc.

Par ailleurs, l’orateur consolide sa thèse majeure d’une inspiration commune aux «civilisations» islamique et judéo-chrétienne par une analyse historique où les divergences entre les deux traditions ont peu de chances d’apparaître. Car il impute la responsabilité des événements humains à deux catégories d’actants: d’une part des abstractions morales — «l’injustice», «la liberté», «les tempêtes du despotisme»; d’autre part des rôles convenus de la scène politique — les «dirigeants corrompus», «les gouvernements oppresseurs», «les sages et les érudits». De la sorte, l’exposé de politique internationale, à quoi son auditoire de chefs d’État et d’ambassadeurs pouvait s’attendre, devient une histoire religieuse et morale de l’humanité, dans laquelle — le président iranien le souligne — la création de l’ONU constitue un exemple mémorable du «dialogue entre les civilisations». Comme en constitue un aussi la «marche rapide du monde vers la diversité» — terme lourd de revendications politiques et que Khatami ne prend pas le risque de définir.

S’il parlait clair, en effet, le président iranien devrait dire à peu près ceci. Nous, chefi d’État d’Orient et d’Occident, admettons tous cette proposition générale: la diversité enrichit l’universalité plutôt qu’elle ne la menace. Il en découle un principe de justice: tous les États membres de l’ONU sont politiquement égaux. Dès lors, l’institution du Conseil de sécurité — et surtout son élite indéboulonnable de cinq membres permanents avec droit de veto — doit être remise en question. Mais Mohammed Khatami se contente d’évoquer en termes très généraux, premièrement la nécessité pour le Conseil de sécurité de renoncer au «privilège discriminatoire du veto»; deuxièmement, celle pour le milliard deux cent millions de musulmans d’avoir un représentant permanent au Conseil de sécurité. Si le président iranien n’insiste pas plus, c’est, à mon sens, pour deux raisons majeures. D’une part, le Conseil de sécurité rassemble des chefà d’État et non des leaders religieux — la Charte empêche

qu’il en soit autrement. D’autre part, si l’on ne remet pas en cause la Charte, quel État pourrait prétendre représenter la totalité des musulmans de la planète, puisqu’ils se répartissent entre des dizaines de pays?

On peut supposer que Khatami entend illustrer par son discours même ce que pourrait être à ses yeux ce dialogue entre Orient et Occident: se parler les uns les autres au lieu de se combattre, construire ensemble un discours qui utilise les mêmes mots et en étire les significations jusqu’au point où les divergences s’évanouissent. Autrement dit: camoufler verbalement les conflits plutôt que les traiter ouvertement. Et postuler que ce camouflage, puisqu’il est partagé, aide à la solution des désaccords, elle-même négociée sous la table.

D’où l’annonce solennelle du président iranien: «Je propose, au nom de la République islamique d’Iran, que l’Organisation des Nations unies, dans un premier temps, proclame l’année 2001 “Année du dialogue entre les civilisations”26.» Et ce, dans «l’espoir fervent» que ledit dialogue permette «de réaliser la justice et la liberté universelles». Quelle phrase étonnante! On peut sans doute convenir que l’instauration d’un dialogue à la place d’un échange de paroles guerrières suscite un espoir, par exemple celui de pacifier les discours. Mais qu’il ait la vertu de réaliser la justice et la liberté universelles! Cela fait douter que les interlocuteurs soient des êtres humains. Et pourtant, ils le sont: «Si l’humanité, à l’aube du xxie siècle et du troisième millénaire, consacre tous ses efforts à institutionnaliser le dialogue et à remplacer l’hostilité et l’affrontement par le raisonnement et la compréhension, nous léguerons un héritage inestimable aux générations futures.» Même si l’on en rabat un peu et qu’on admet que «l’humanité» n’est en l’occurrence que l’Assemblée générale de l’ONU, ce passage demeure stupéfiant. Qui, en effet, peut se flatter de mettre fin aux innombrables guerres, génocides, conflits et dominations en prescrivant un changement de vocabulaire? S’il suffisait de décréter la paix pour l’obtenir, elle régnerait déjà sur la planète sans qu’il y ait besoin ni de l’ONU ni de Khatami. L’Assemblée générale peut-elle ordonner à des partenaires fondamentalement hostiles une attitude de «compréhension», c’est-à-dire une disposition intérieure à l’indulgence et à la bienveillance? C’est avoir une foi déraisonnable dans le pouvoir des mots, et surtout des mots qui sont prononcés dans une arène internationale dont l’impuissance est avérée. Alors, quel genre de discours Mohammed Khatami adresse-t-il en réalité à l’Assemblée générale? Eh bien, très probablement, une homélie.

Après tout, en délivrant ce sermon, le président d’une République «islamique» ne fait que mettre sa compétence de mollah au service de l’ambition internationale de son pays27. En soi, son discours ne mériterait d’ailleurs aucun commentaire et pourrait, sans grande perte pour l’information, partager le destin de tant d’allocutions à la tribune de l’ONU: contribuer à la cacophonie internationale. Mais voilà, cette proclamation du 21 septembre 1998 sera par la suite citée avec tout le respect dû à une parole fondatrice: celle qui inaugure une révolution dans les relations internationales,» l’Alliance entre les civilisations».

Comment une monstruosité conceptuelle aussi évidente que l’«Alliance entre les civilisations», n’a-t-elle fait se froncer aucun sourcil? Car, en droit international, une alliance est un traité passé entre deux puissances qui s’engagent à se porter mutuellement secours en cas de guerre. Cet engagement fait l’objet d’un texte officiel stipulant les cas où cette alliance peut être invoquée, il est signé par les deux parties, qui sont évidemment des entités politiques juridiquement responsables — des États ou des associations d’États. Or, dans la situation internationale que décrit Khatami, il s’agit plutôt d’un climat d’hostilité chronique entre «Orient islamique» et «Occident judéo-chrétien», qui ne débouche pas nécessairement sur des guerres. Comment l’Organisation des Nations unies — elle-même une entité politique responsable — pourrait-elle considérer des êtres aussi indéterminés que des «civilisations» comme autant d’entités politiques responsables, avec lesquelles elle serait susceptible de conclure des il alliances»? D’autant que les «religions» — entités dont l’irresponsabilité juridique est, elle aussi, patente — constituent, nous dit-on, l’ingrédient essentiel des «civilisations»28?

La morale prend le relais de la religion

Immédiatement après cette allocution de Mohammed Khatami devant l’Assemblée générale, la diplomatie iranienne déploie une intense activité de contacts avec les États membres de l’ONU ou leurs représentants à New York. Elle propose de rédiger collectivement une résolution que l’Iran présenterait à l’Assemblée générale, et de la faire signer. Sont preneurs plusieurs États auxquels on pouvait s’attendre (des membres du NAM et de l’OCI, la Russie et la Chine), mais aussi nombre d’autres pays «occidentaux»: pas les États-Unis ni bien sûr Israël, mais tout de même l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, le Royaume-Uni et la Suède.

Le 4 novembre 1998, à peine sept semaines plus tard, javad Zarif, représentant de l’Iran, porte ce projet de résolution devant l’Assemblée générale29. Cette fois, le ton de l’homélie n’est plus de mise. Javad Zarif exprime le projet de Mohammed Khatami dans le langage séculier de l’ONU afin que la proposition de résolution soit acceptable par tous les États membres. Mais il y glisse quelques mots à signification religieuse en les attribuant aux «fondateurs de notre Organisation» (l’ONU) qui ont «consacré dans la Charte des Nations unies les aspirations communes de toute l’humanité» et qui ont « foi dans les droits fondamentaux de l’homme»30.

Au moment où, rappelle-t-il, «nous, peuples des Nations unies» célébrons ensemble le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle, «nous» avons à enterrer deux sortes de «passés»: celui qui a conduit à la Deuxième Guerre mondiale et celui qui l’a suivie jusqu’à l’effondrement de l’URSS. Sans doute la période récente a-t-elle eu aussi «sa part de génocides, de nettoyages ethniques et de crimes contre l’humanité», mais l’orateur affirme avec force qu’il s’agit là d’exceptions, et non de la règle31. Car il existe aujourd’hui «un désir universel de promouvoir la paix, la tolérance et l’entente». Pour le satisfaire, il faut et il suffit de lutter contre les idées «dangereuses» qui prophétisent le conflit des civilisations et ce, par la propagation des idées bénéfiques.

Parmi les idées nocives, la pire consiste à prétendre que la «diversité» est mauvaise et qu’elle pousse inévitablement à la discorde entre les humains. Au contraire «la diversité est une force», elle repose sur la reconnaissance générale, par les humains, des valeurs fondamentales: tous les États n’ont-ils pas reconnu la Déclaration universelle? Toutes les civilisations, toutes les religions, tous les êtres humains veulent exactement la même chose, le salut et la paix. Les divergences entre individus, entre nations ou États se réduisent à des «expressions» locales, à des questions de vocabulaire ou de style, c’est-à-dire à des facteurs secondaires. Ce propos de Zarif, notons-le, est conforme à ce que l’UNESCO a établi, en 1995, dans sa «Déclaration de principe sur la tolérance»: «La tolérance est le respect, l’acceptation et l’appréciation de la richesse infinie des cultures de notre monde, de nos modes d’expression et de nos manières d’exprimer notre qualité d’êtres humains32»?

Le nouveau programme d’Alliance entre les civilisations va donc consister à connecter celles-ci les unes aux autres, à les mettre «en interaction», à les engager dans des expériences délibérées de communication, réalisées dans un esprit de bienveillance mutuelle. Alors, «les malentendus et les mésententes» se réduiront «au minimum», et «tous les pays et tous les peuples, quelles que soient leur race, leur couleur, leur croyance ou leur origine nationale», seront «englobés» dans un monde commun. Alors seront confirmées, «sur le plan politique, la reconnaissance et l’acceptation universelles des vertus, de la sagesse et, de fait, du caractère inéluctable du dialogué entre les civilisations pour l’épanouissement de l’humanité33».

Qu’on me permette de tomber en arrêt devant cette dernière phrase et de lui opposer deux objections. La première, politique: pour autant que l’on sache, le champ du politique ne coïncide pas exactement avec celui des vertus et de la sagesse. La seconde, logique: si le fameux «dialogue entre les civilisations» est inéluctable, pourquoi faudrait-il lui affecter un programme spécial?

Javad Zarif conclut: quarante-cinq pays ont déjà signé ce projet de résolution, et il doit l’être par tous les États membres, car c’est «un premier pas résolu et historique vers l’institutionnalisation [du] dialogue», vers la fin de l’«affrontement» et de la «violence».

La Résolution 53/22

Ce même jour, 4 novembre 1998, l’Assemblée générale adopte à l’unanimité la proposition de Javad Zarif: 2001 sera bien l’«Année des Nations unies pour le dialogue entre les civilisations34». La Résolution 53/22 n’estime pas nécessaire de définir ces nouveaux protagonistes des relations internationales que sont les «civilisations» — exercice auquel Samuel P. Huntington, au moins, s’était longuement essayé. Se fondant sur la Déclaration universelle de 1948, la résolution se borne à justifier le programme d’Alliance entre les «civilisations» par trois affirmations imprécises et générales.

  1. Les «réalisations des différentes civilisations […] témoignent du pluralisme culturel et des formes diverses de la créativité des êtres humains».
  2. «Malgré l’intolérance, les conflits et les guerres», les «civilisations» ont entretenu au cours de l’histoire «une interaction positive et mutuellement avantageuse».
  3. Par cette Résolution 53/22, l’Assemblée générale ne fera qu’étendre la Déclaration sur la tolérance datant de 1995 au cas des relations interétatiques.

On peut comprendre que l’ONU veuille démontrer sa continuité politique, ou bien qu’elle ne tienne pas à paraître céder à la pression de l’Iran et de l’OCI. Mais observons que la Déclaration sur la tolérance de 1995 constituait déjà un patchwork d’impératifs inapplicables et de définitions contradictoires. Lisons, par exemple, le § 1.2:

La tolérance n’est ni concession, ni condescendance, ni complaisance. La tolérance est, avant tout, la reconnaissance des droits universels de la personne humaine et des libertés fondamentales d’autrui. En aucun cas la tolérance ne saurait étre invoquée pour justifier des atteintes à ces valeurs fondamentales. La tolérance doit être pratiquée par les individus, les groupes et les États.

De toute évidence, un tel texte est absolument impropre à générer les normes nouvelles dont le monde de l’après-guerre froide a besoin. Et, en particulier, à inspirer une solution au conflit gravissime qui oppose à la fin des années 1990 les pays «islamiques» aux pays «occidentaux».

C’est pourtant sur cette base conceptuelle des plus fragiles que l’ONU engage, à partir de 1998, une campagne mondiale de fraternisation entre ces entités improbables que sont les «civilisations». L’Assemblée générale, en effet, invite les gouvernements, les organismes des Nations unies (dont l’UNESCO), toutes les organisations internationales et les ONG «à préparer et exécuter des programmes culturels, éducatifi et sociaux appropriés pour promouvoir le dialogue entre les civilisations, notamment en organisant des conférences et des séminaires et en diffusant des informations et des ouvrages théoriques sur la question […]».

Cette résolution introduit néanmoins deux nouveautés de taille dans le fonctionnement de l’ONU. La première est politique: c’est la première fois que l’Assemblée générale de l’ONU tait sienne une proposition d’un pays se déclarant religieux: la République islamique d’Iran. La deuxième concerne le changement de perspective à propos des droits humains: c’est la première fois que l’Assemblée générale introduit le «respect de la diversité» dans son vocabulaire officiel35.

Essais et erreurs

Dans le cadre du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle, le Haut Commissariat aux droits de l’hoinnie organise avec l’OCI — qui finance et anime l’opération — un «expert seminar» au Palais des Nations à Genève les 9 et 10 novembre 199836. Étrange «séminaire», qui propose aux diplomates onusiens d’écouter en silence vingt experts musulmans sur le thème «Enrichir l’universalité des droits humains: perspectives islamiques sur la Déclaration universelle des droits de l’homme». Les experts dialogueront entre eux, mais la salle est priée de ne pas intervenir afin d’éviter la polémique. Ouvrant la séance inaugurale, la haut commissaire Mary Robinson déclare que cette rencontre contribuera à une meilleure appréhension du «fondement culturel et religieux de la Déclaration universelle». Puis, le secrétaire général de l’OCI prend la parole: Bismillah Arrahman Arrahim — Au nom d’Allah, le Très Miséricordieux, le Tout-Miséricordieux». Il présente l’islam comme une religion de liberté (la soumission est due à Dieu seul) et des «Lumières» (il répudie «l’obscurantisme» des traditions et des mœurs, tout comme la «politicaillerie» et la «démagogie» locales). Enfin ce séminaire — «mœllon dans la construction du dialogue inter-civilisationnel» — permettra de défendre et de conforter les droits humains, comme le souhaite l’OCI, «avec l’aide de tous ceux qui partagent ce désir».

Ce petit événement montre où en est, en 1998, le Haut Commissariat aux droits de l’homme. Créé en 1993 pour déjouer les manœuvres des pays membres de la Commission — dont beaucoup, dirigés par des despotes, n’ont que faire des droits de l’homme —, il n’a pas tardé à être neutralisé. Cinq ans après, son autorité statutaire ne fait déjà plus le poids face aux représentants des États et à leurs décisions liberticides, si bien que la haut commissaire passe l’essentiel de son temps à les contrer autant qu’elle le peut, ou à négocier des arrangements douteux.

D’ailleurs, on se tromperait en imaginant que l’Iran n’a d’autre but que l’affirmation hégémonique de l’islam dans l’arène internationale. Par exemple, le 11 novembre 1998, il organise, avec l’Égypte, l’Italie et la Grèce, une rencontre au centre culturel européen de Delphes sur «L’héritage des civilisations anciennes: ses incidences pour le monde moderne37». La «Déclaration d’Athènes» qui en est issue célèbre à l’envi le caractère également ouvert de toutes les «civilisations», et la nécessité, aujourd’hui, de mettre en avant leur égale aptitude à la paix et à la justice.

Autre exemple: quand Mohammed Khataini fonde, début décembre 1998, le premier Centre international pour le dialogue des civilisations, à Téhéran, en application de la Résolution 53/22, il le veut véritablement cosmopolite: le Centre lance une ambitieuse recherche sur les notions en cause dans l’Alliance entre les civilisations, avec des experts et des intellectuels de plusieurs pays, dont l’Allemagne, l’Italie et le Canada et il élabore un programme d’intérêt national qu’il articule d’emblée sur les expériences étrangères38. Bref, l’Iran tient à s’afficher comme l’État le plus engagé dans la définition d’un nouvel ordre international réellement égalitaire qui ferait sauter la grande barrière de séparation entre «Orient» et «Occident».

Ce qui ne l’empêche pas de vouloir imprimer une certaine direction à l’Alliance. Ainsi, le 11 décembre 1998, à la séance plénière de l’Assemblée générale de l’ONU qui célèbre le cinquantenaire de la Déclaration universelle39, l’ambassadeur iranien auprès des Nations unies, Hadi Nejad-Hosseinian, se joint au concert de louanges. 11 remarque tout d’abord que la liste des droits de 1948 était nécessairement incomplète et que «nous» (les États membres de l’ONU) avons dû l’allonger en 1976 pour ce qui est des droits économiques, sociaux et culturels. Maintenant, poursuit-il, «nous» devons y ajouter le droit à la «diversité», puisque «[en 1993…] à Vienne, l’importance de la diversité culturelle avait été reconnue — un fait positif et un autre pas dans la bonne direction».

Il se trouve que cette affirmation est fausse: j’ai eu beau scruter les nombreuses pages des «Déclaration et Programme d’action de Vienne», je ne vois pas où diable il pourrait être question de «l’importance [—] reconnue» de la diversité culturelle40. L’esprit de cette Déclaration n’est même pas celui que voudrait l’ambassadeur iranien: il s’agissait avant tout d’imposer une formulation tranchante des droits universels. Dès lors, comment le diplomate peut-il en tirer la conséquence que voici:

En fait, le pluralisme mondial et la diversité culturelle d’une part et l’universalité des droits de l’homme d’autre part ne sont pas contradictoires mais se renforcent. En outre, l’objectif ultime des instruments internationaux des droits de l’homme ne consiste pas à imposer une uniformité artificielle aux individus dont l’identité a été forgée par leur histoire et leurs valeurs culturelles et religieuses. La tolérance suppose le respect de la diversité et non son élimination au nom de l’universalité.

(Notons que le respect des valeurs religieuses est délicatement introduit dans une réflexion sur les droits de l’homme.)

Bien sûr, l’Iran n’entend nullement bousculer l’Assemblée générale: «[…] je voudrais, conclut Hosseinian, redire qu’au seuil du millénaire et du siècle nouveaux, avec tout ce que cela implique, la Déclaration n’a pas besoin d’être récrite». Il faut seulement aujourd’hui «parvenir à une compréhension commune plus profonde de ses dispositions»41.

Le Coran, créateur des droits humains universels

Du 3 au 5 mai 1999, le président Khatami convoque à Téhéran les États membres de l’OCI pour un «Symposium islamique sur le dialogue des civilisations42». Il s’agit cette fois d’énoncer les principes en vertu desquels l’OCI s’engage dans cette cause, ainsi qu’un programme décennal d’action.

La question des principes est résolue d’emblée, en deux courts paragraphes: l’OCI respecte les droits de l’homme pour la raison simple qu’ils ont figuré dans le Coran bien avant la rédaction de la Déclaration universelle. Celle-ci s’inspirerait «des enseignements de la religion islamique véritable et de ses nobles valeurs relatives à la dignité humaine, à l’égalité, à la tolérance, à la paix, à la justice entre les êtres humains, ainsi qu’à la propagation de la vertu et à la proscription du vice et du mal». Elle se fonderait sur «les principes islamiques relatifi à la diversité de l’espèce humaine, à la connaissance de la diversité des sources du savoir, à la promotion du dialogue et de l’entente, au respect sincère et mutuel dans les relations entre les êtres humains, à l’adoption d’un style de Dawa fondé sur la sagesse et le bon prèche et à la souplesse dans Je discours»43. Et sans prendre la peine de comparer ce qui précède au texte de la Déclaration universelle, on nous assure que l’islam est particulièrement qualifié pour participer à l’élaboration du nouvel ordre mondial44.

Quant au programme d’action, il déroule sur plusieurs pages un projet de mobilisation générale des États membres de l’OCI — leurs rois ou présidents et leurs élites savantes en tête — pour une campagne mondiale de propagande et de pédagogie en faveur de l’islam: tous les médias, de la presse écrite à l’Intemet, en passant par les films documentaires fourniront aux non-musulmans les connaissances nécessaires sur cette. civilisation».

C’est également l’Iran qui, le 6 mai 1999, prend l’initiative d’une table ronde au siège de l’ONU, coorganisée avec l’université new-yorkaise de Columbia, et présidée par l’adjoint de Kofi Annan, chargé de l’Alliance entre les civilisations45. Au contraire du malheureux expert seminar de l’année précédente, les orateurs ne sont pas exclusivement musulmans, on n’y parle pas que de l’islam, et le débat est possible — qu’il s’agisse de critiquer Huntington ou d’envisager l’avenir d’une humanité enfin pacifiée46. Plusieurs intervenants tiennent toutefois à citer Saadi, le poète persan (1193-1291), qui «évoque en quelques lignes la nécessité d’entretenir sans relâche un véritable dialogue entre les civilisations». Bien qu’ils se fondent sur une «nouvelle traduction., force est de reconnaître que le grand poète ne disposait pas encore des concepts introduits par le président Khatami à l’Assemblée générale de l’ONU. Saadi n’invoque en effet que la nécessaire solidarité affective des humains, leur empathie mutuelle:

Tous les descendants d’Adam sont membres d’un même corps
Puisque tous ont même origine.
Quand par malheur l’un d’eux est opprimé
Les autres perdent le repos.
Si tu ne ressens pas la misère d’autrui
Tu ne mérites pas le nom de fils d’Adam.

4
La paix mondiale
par la prédication mondiale

Kofi Annan met en branle le système de l’ONU

À partir de juin 1999, le secrétaire général de l’ONU s’investit personnellement — tout en se référant sans cesse à la «mémorable» allocution du président Khatami devant l’Assemblée générale — dans la cause de l’Alliance entre les civilisations: il norrune un représentant personnel chargé du dossier, Giandomenico Picco; prononce de nombreuses conférences sur ce «nouveau paradigme» des relations internationales47; demande à tous les États membres de lui adresser des propositions sur le sujet; met l’Alliance entre les civilisations en débat devant l’Assemblée générale; multiplie les communiqués de presse; mobilise l’UNESCO, qui s’empresse d’inscrire quantité d’activités antérieures sous le label avantageux de l’Alliance, parmi lesquelles les rencontres interreligieuses48; désigne enfin un «groupe de personnalités éminentes» (des responsables politiques, des intellectuels, des théologiens) qui vont préparer un rapport pour 2001 sur le thème «Surmonter les divisions»49.

Désormais le secrétaire général de l’ONU se rend en personne aux réunions de l’OCI relatives à l’Alliance entre les civilisations — ou y envoie son représentant personnel il produit un rapport annuel sur l’avancement du projet, et l’Assemblée générale vote à chaque fois une résolution l’encourageant à poursuivre cette action.

La posture de l’historien sans sa méthode

Lors des nombreuses rencontres internationales — et en dépit de la participation de savants et d’intellectuels de premier ordre —, les orateurs discourent comme si les «civilisations» étaient des objets de la nature au même titre que les pâquerettes ou les éléphants. Personne ne semble soupçonner que l’emploi du mot «civilisation suppose un jugement porté par l’historien, une opération logique par laquelle celui-ci réduit une infinité de traits à un seul — qu’il décide être emblématique de la période. C’est ainsi qu’un certain ensemble d’idées communes est baptisé «civilisation islamique», «romaine» ou «précolombienne»; et qu’un certain ensemble de pratiques partagées devient, sous la plume du chercheur, une «civilisation du blasphème» ou «des loisirs». Or les partenaires de l’Alliance, dans leur quête anxieuse de la concorde universelle, font l’impossible pour masquer cette opération. D’un commun accord, ils recourent à des subterfuges destinés à dissimuler leurs a priori, et militent tous, chacun à sa manière, en faveur d’une harmonie générale50. J’en donnerai trois exemples.

D’abord, les parleurs onusiens ignorent autant que possible le mot «État» — terme ouvrant sur l’éventualité de conflits armés —, au profit de celui de «civilisation», vocable qu’ils affectent d’une seule précision: la religion en constitue l’élément essentiel. Et pourquoi donc? Parce que les religions encouragent l’amour du prochain et la paix entre les humains. C’est là, nous assure-t-on, une leçon de l’expérience historique51. Les orateurs évitent surtout de spécifier quels rapports actuels les civilisations entretiennent avec les religions: y a-t-il aujourd’hui une civilisation par religion? une religion par civilisation? Y a-t-il aussi des civilisations multireligieuses? Y a-t-il des civilisations areligieuses?

Ensuite, s’abstenant de définir le concept de civilisation, ils se dispensent d’en délimiter le champ, donc de déterminer ce qu’une civilisation n’est pas. De même, ils ne précisent jamais combien d’entités humaines, aujourd’hui, sont des «civilisations» — pas plus qu’ils n’énumèrent les éléments concrets qui en feraient partie: quels groupes humains, quels territoires, quels États.

Enfin, aucun orateur n’avoue que cette Alliance «entre» les civilisations ne concerne actuellement que les pays «islamiques» et l’«Occident». Problème: l’«Occident», depuis le xxe siècle, ne se définit jamais par sa ou ses religions. Au point que le pape et les Églises protestantes, dans leurs rêves les plus fous, ne parlent que des «racines chrétiennes» de l’Europe. Au point que les orateurs les plus enthousiastes de l’ONU se contentent d’espérer que l’Alliance donnera à tous, «Occident» inclus, une meilleure «assise morale et spirituelle». Pas une religion.

La paix par la rééducation langagière

Dans leur souci d’élaborer un programme anti-Huntington, les Onusiens posent donc que les «civilisations» sont des objets de la nature — laquelle, comme on sait, a besoin pour se conserver de la diversité biologique. Il s’ensuit que les différences culturelles, religieuses, civilisationnelles, etc., doivent, elles aussi, être respectées, protégées et cultivées. Cette thèse va bien évidemment à l’encontre de celle de Huntington pour qui, dès qu’une civilisation entre en contact avec d’autres, les identités et les formations symboliques de toutes sortes sont en péril. Non, pensent les idéologues onusiens, et pour deux raisons. D’une part, les religions enseignent la tolérance52. D’autre part, l’idée selon laquelle les différences constitueraient une menace pour mon « identité» est une «idée fausse» qui provoque les guerres et les conflits53; le monde en sera bientôt guéri grâce à l’immense travail pédagogique que l’ONU et l’UNESCO ont entrepris au nom de l’Alliance entre les civilisations54. Ainsi ces discours onusiens — pour une fois en accord avec Huntington — ignorent-ils délibérément les enjeux matériels des conflits humains, le pétrole, les armes de destruction massive, l’eau ou le contrôle des positions géopolitiques.

Pensent-ils vraiment que ces enjeux matériels sont moins à craindre pour l’avenir de la paix mondiale que l’«idée fausse» sur les dangers de la diversité?

L’impossible dialogue

La lecture des débats au jour le jour permet de noter encore ceci. Les orateurs onusiens ont d’autant plus de succès qu’ils s’en tiennent à un propos purement général, comme le ferait, par exemple, un candidat au baccalauréat dissertant sur «la civilisation et les civilisations». Mais pour peu qu’ils paraissent désigner une «civilisation» en particulier, même de façon très implicite, rien ne va plus. Ainsi le pâle Giandomenico Picco, dans son premier rapport, avait opposé deux genres de «civilisations», celles qui «perçoivent la diffêrence comme une menace» et celles «qui y voient un élément essentiel du progrès». Il en concluait: «C’est entre ces deux civilisations ou ces deux types de civilisations qu’il faut ouvrir le dialogue55.» Quelle bévue! Étant donné que le progrès est toujours associé à l’Occident, et non au monde islamique, l’évoquer dans une comparaison disqualifie implicitement le monde islamique et enfreint donc la règle d’égalité absolue entre les cultures. Aussi Giandomenico Picco s’empressa-t-il de retirer son propos maladroit qui mettait brutalement en lumière l’inconsistance du postulat de l’égalité parfaite entre deux «civilisations».

Une seule Déclaration, à vrai dire, celle de la Conférence internationale de Vilnius (2001), évitera la plupart de ces écueils, mais à une condition insupportable, la renonciation universelle aux intégrismes en tout genre: d’où le fait que son contenu ne sera plus jamais évoqué par la suite56. Elle fait reposer le dialogue entre les civilisations sur trois principes: 1. les civilisations ne sont pas de simples équivalents des religions, elles comportent aussi d’autres éléments; 2. toutes les civilisations ont leurs limites et leurs insuffisances; 3. dès lors, aucune ne peut prétendre interpréter à elle seule le monde et l’histoire.

En somme, les auteurs de cette Déclaration font des «civilisations» ce que les anthropologues avaient fait, un demi-siècle plus tôt, des «cultures»: de modestes tentatives des groupes humains pour s’adapter à leurs environnements changeants. Les conférenciers de Vilnius expriment d’ailleurs le goût pour l’altérité qui a caractérisé autrefois les philosophes des Lumières, mais aussi, un peu plus tôt, les grands voyageurs arabes — les uns et les autres ayant constitué des références essentielles pour l’anthropologie du début du xxc siècle. Ces trois conceptions se situent à des années-lumière du fondamentalisme religieux de l’OCI, tout comme, d’ailleurs, de la foi du charbonnier des Onusiens dans un «dialogue» saturé de non-dits.

L’apothéose du religieux

Le 28 août 2000, l’ONU inaugure les manifestations qui célèbrent l’entrée de l’humanité dans le troisième millénaire. Il y est peu question de l’Alliance entre les civilisations en tant que telle — elle ne constitue qu’une action parmi les centaines d’autres que l’Organisation prend en charge —, mais son esprit imprègne les cérémonies. Pour la première fois dans l’histoire de l’institution internationale, Kofi Annan a fait précéder l’Assemblée générale d’une réunion de responsables «religieux et spirituels» au siège de l’ONU (aucune explication n’est donnée sur le fait que le dalaï-lama ne figure pas parmi le millier d’invités). Diplomates, responsables politiques et représentants des religions s’accordent à déplorer que l’ONU se soit tenue si longtemps — et pour des raisons inexplicables — à l’écart des considérations spirituelles et de la coopération avec les institutions religieuses. Celles-ci ne sont-elles pas des acteurs importants de la société civile? Ne veulent-elles pas, elles aussi, la paix? Selon le pasteur Konrad Raiser, secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, Kofi Annan «comprend intuitivement qu’un ordre mondial viable doit s’appuyer sur une base plus large que celle des États-nations».

Le 5 septembre, la première séance de l’Assemblée du Millénaire s’ouvre, comme toutes les premières séances annuelles, par une minute de silence consacrée à la prière ou à la méditation57. Quand vient son tour de parole, le président iranien Mohammed Khatami fait l’éloge de la nouvelle conception de la «démocratie», définie «dans le contexte de la spiritualité et de la moralité»: il attend du prochain millénaire qu’elle s’instaure dans toutes les nations et surtout entre les nations. En clair: l’ONU doit modifier son organisation et faire en sorte que tous les pays participent à égalité à la prise de décisions. Assez de «discriminations» et d’inégalités entre États membres. Assez «de réflexions et de pratiques politiques qui négligent de profondes questions d’ordre philosophique, culturel et religieux». La bonne «gouvernance mondiale» exige que tous renoncent à «la poursuite du pouvoir» au profit du «dialogue» et donc, «en fin de compte, [de] la compassion, l’amour et la spiritualité».


5
Le retour du refoulé

Quelques mois à peine seront nécessaires à l’ONU pour retomber du ciel de la paix des religions dans l’enfer des polémiques sur le racisme. La troisième Conférence mondiale contre le racisme et la discrimination raciale a lieu à Durban en Afrique du Sud, du 31 août au 7 septembre 200158. La ville a été choisie à l’unanimité pour sa forte charge symbolique: d’une part, parce que, au tout début du xxe siècle, Gandhi avait inauguré à Durban sa protestation non violente contre le racisme sud-africain; d’autre part, parce que, en 1991, les Sud-Africains ont remplacé sans violence les racistes afrikaner à la direction du pays.

La lutte finale contre le racisme

La convocation de la Conférence59 réaffirniait la «ferme intention» et la «volonté résolue» de l’ONU d’éradiquer le racisme une fois pour toutes de la planète. J’ai beau avoir ingurgité d’énormes quantités de discours onusiens, l’entêtement dans l’hyperbole de cette organisation ne manque jamais de m’ébahir. Certes l’efficacité de l’ONU, on le sait, tient à la bonne volonté des États, qui se conquiert par la seule persuasion. Aussi faut-il la gérer d’une certaine manière: les débats en assemblée et les discrètes négociations de couloir doivent aboutir — dans le cadre d’un rapport donné des forces politiques — à la conciliation de principes fondamentaux (censés être communs à tous les États) avec les passions et les intérêts propres à chacun. Mais alors, puisque la possibilité d’un accord est à ce point problématique, pourquoi les responsables de l’ONU tiennent-ils un langage d’une telle radicalité, qui sera forcément démenti par la minceur des résultats? Pourquoi proposent-ils — et reproposent-ils sans fin — à des pays en conflit des objectifi dont la réalisation exigerait un accord quasi unanime et une détermination sans faille?

Il est vrai que ce consensus s’est rencontré une fois dans l’histoire de l’ONU, à propos de l’Afrique du Sud: le régime d’apartheid n’était soutenu que par deux gouvernements (Israël, tous gouvernements successifs confondus60, et le Portugal de Salazar) et l’organisation internationale a mené contre lui une action décisive. Mais il s’agissait d’une situation exceptionnelle, tant l’Afrique du Sud s’était petit à petit coupée de tous les grands courants de solidarité internationale. En temps ordinaire, les États ordinaires — c’est-à-dire solidement intégrés dans des coalitions — sont toujours prêts à dénoncer le «racisme» d’autrui, mais non à sacrifier le leur sur l’autel de la Déclaration universelle.

Ajoutons que l’ONU s’est compliqué la tàche en élargissant au maximum le champ du racisme. À partir de 1993, en effet, elle a déclaré combattre «le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée61» — bref, toute discrimination instituée. Dès lors, la rubrique «lutte contre le racisme» comprenait: bien sûr la lutte contre les systèmes d’oppression politique fondés sur la «race»62, mais aussi contre tout ce qui pourrait s’y rattacher, à titre de cause ou de conséquence: ainsi, les inégalités sociales entre des catégories de la population sous prétexte de rang, d’ethnicité ou de religion63; et les discriminations contre les femmes. Il est évidemment impensable que la quasi-unanimité des États membres se mobilise effectivement contre des abus aussi variés, et dont certains, au surplus, se rencontrent partout dans le monde à des degrés divers — l’inégalité entre les sexes par exemple. Tel pays qui veut sincèrement faire cesser, mettons, le nettoyage ethnique au Rwanda peut — par ailleurs — admettre le système des castes en Inde ou applaudir avec enthousiasme à la domination masculine, au voilement des femmes, à l’emprisonnement des homosexuels ou à leur assassinat, etc. Cela ne l’empêche de siéger ni à l’ONU — qui cherche à rassembler tous les États de la planète — ni au Comité des droits de l’homme — qui n’exige aucune preuve de l’engagement réel des candidats dans la défense des droits humains.

Israël, État «raciste»

La Conférence de Durban sur le racisme, en 2001, est la troisième du genre. Les deux précédentes (1978 et 1983) avaient réussi à mobiliser les États membres sur l’apartheid puis sur la reconnaissance purement formelle des droits des peuples autochtones, mais elles avaient échoué sur tout le reste. Car l’action organisée contre les innombrables formes du «racisme» dans le monde avait été escamotée par un seul objectif, inlassablement remis sur le tapis par les Étau de l’OCI et leurs alliés: l’ONU devait sanctionner Israël, État «raciste», avec la même détermination que celle qu’elle avait montrée à l’égard de l’Afrique du Sud. Ils se fondaient sur deux résolutions antérieures64 qui avaient porté ce jugement sur Israël sans en tirer de conséquences pratiques. En 1978, puis en 1983, les pays de l’OCI et ceux de l’Organisation de l’Unité africaine avaient exigé que l’ONU le fit véritablement, mais les États-Unis, le Canada, les pays européens et plusieurs pays latino-américains s’y étaient opposés avec force: pour finir, il y avait eu match nul, pas de résolution sur le «racisme» d’Israël. En 1991, le camp «occidental» fit voter par l’Assemblée générale une résolution65 qui annulait purement et simplement celle de 1975 assimilant sionisme et racisme. Nombre de diplomates «occidentaux» s’étaient alors imaginé qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir, qui permettrait enfin

de traiter du «racisme» sans se référer au cas d’Israël. Mais en 2001 la Conférence de Durban va leur démontrer qu’une fois de plus ils ont pris une résolution de l’Assemblée pour la réalité vraie.

Un programme mondial de mesures concrètes

La convocation de la Conférence innove par rapport aux précédentes en ce qu’elle insiste sur la nécessité, cette fois, d’établir un proganune de mesures concrètes: sur chaque composante du «racisme», chaque organisation interétatique, chaque pays, chaque ONG doit proposer son propre catalogue de dispositions dont la Conférence fera ensuite la synthèse mondiale. Or, tous les pays membres de l’ONU savent pertinemment que cet objectif est parfaitement chimérique. Il s’inscrit, en effèt, dans une action en cours, la «Troisième décennie de lutte contre le racisme66» qui n’a suscité aucun intérêt: très peu d’États ont versé des contributions financières pour sa réalisation; moins encore ont pris des mesures contre le «racisme»; pire, plusieurs guerres civiles à connotation clairement «raciste» se sont déclenchées en Afrique, en ex-Yougoslavie ou dans l’ancienne URSS. Mais, confiants dans le pouvoir d’entraînement du verbe, le secrétaire général de l’ONU et la haut commissaire aux droits de l’homme ordonnent pourtant ce nouveau bond en avant, comme disait Mao.

Deux conditions rédhibitoires

Dès la première réunion préparatoire à Genève, en mai 2000, la polarisation des États participants est extrême sur deux questions. D’une part, les pays de l’OCI posent comme préalable à tout débat la condamnation d’Israël — État «raciste», d’«apartheid», «colonialiste» — et ses conséquences — des mesures concrètes immédiatement applicables. D’autre part, plusieurs pays africains demandent là condamnation des pays européens et des États-Unis, sommés de reconnaître leur passé esclavagiste — y compris à l’égard des Africains-Américains — et colonisateur, et d’en accepter les implications: des excuses publiques et des réparations substantielles. En face, les États du camp «occidental», s’ils excluent totalement que la question israélienne puisse être traitée dans le cadre du «racisme», ont une position plus nuancée sur leur passé esclavagiste: ils veulent bien le reconnaître et offrir leurs excuses, mais à condition que les autres peuples ayant pratiqué la traite négrière et l’esclavage en fassent autant (les Arabes par exemple67); certains acceptent même de proclamer, à l’instar de la France, que l’esclavage est un crime contre l’humanité, mais tous résistent à la perspective de verser des réparations financières aux anciennes victimes68. Quantité de réunions supplémentaires et de missions de bons offices échouent à réduire, si peu que ce soit, ces antagonismes.

Traditionnellement, toute conférence mondiale des États est doublée par un forum parallèle des ONG, une contre-Conférence des «peuples» qui critique la Conférence des gouvernements, et dont les groupes viennent lire à la tribune officielle leurs propres déclarations et suggestions. Ces associations, qui représentent divers courants d’opinion de la société civile, sont évidemment partagées selon d’autres logiques que celles des États sur ces deux questions. En gros, les ONG qui proviennent des mouvements de l’extrême gauche européenne ou de l’altermondialisme veulent à la fois la condamnation d’Israël et la satisfaction des revendications africaines; c’est aussi le cas de la plupart des ONG du «tiers-monde», qui apportent un soutien inconditionnel à la cause palestinienne comme aux luttes contre l’impérialisme; tandis que plusieurs ONG «occidentales», issues en général d’une gauche plus modérée ou du libéralisme politique américain. refusent la condamnation d’Israël comme État «raciste», mais soutiennent les demandes africaines envers leurs anciens colonisateurs. Aussi, la période préparatoire de la Conférence de Durban voit-elle les ONG s’organiser comme à l’ordinaire, sans autres conflits, semble-t-il, que bureaucratiques.

Sus au fiasco

Le jour de l’inauguration, à Durban, le 31 août 2001, la Conférence des gouvernements a complètement échoué à rapprocher les points de vue, malgré la multiplication des réunions préparatoires qui s’est poursuivie jusqu’à la nuit précédente. Aussi l’atmosphère y est-elle proprement détestable. Cent soixante-dix pays ont envoyé une délégation, mais très peu de chefà d’État sont venus, une douzaine en tout: des Africains pour la plupart, aucun Asiatique, aucun Latino-Américain à part Fidel Castro, deux Européens venant de pays minuscules, la Lettonie et la Bosnie. Les États-Unis n’ont délégué que deux fonctionnaires de leur ambassade à Durban, parce qu’ils se demandent s’ils ne vont pas boycotter purement et simplement la rencontre. Le Canada se pose la même question69. Le ministre belge des Affaires étrangères, Louis Michel, dont le pays occupe la présidence tournante de l’Union européenne, également. Peu d’États européens ont envoyé des ministres (et dans ce cas, de modeste importance), la plupart se sont contentés de diplomates70.

Une représentation aussi médiocre donne l’impression que «l’Occident» refuse d’être mis en question, qu’il s’agisse de l’esclavage, de son propre racisme ou de son soutien à Israël.

Dans son discours d’ouverture, le secrétaire général de l’ONU tente de mobiliser les bonnes volontés: «Cette conférence va mettre la communauté internationale à l’épreuve et montrera si elle est prête à s’unir pour une cause qui touche les gens au cœur de leur vie. N’échouons pas à cette épreuve qui a fait naître des attentes que nous ne pouvons décevoir.» On est loin du ton prophétique de la convocation à la Conférence! D’ailleurs, Kofi Annan pressent si clairement l’échec de celle-ci qu’il s’éclipse aussitôt pour entreprendre une tournée africaine. C’est donc Mary Robinson, la haut commissaire aux droits de l’homme et secrétaire générale de la Conférence, qui doit se charger de cette tâche impossible: aboutir à un consensus général sur les mesures concrètes à prendre contre le racisme (que personne ne parle plus d’«éradiquer»). Malgré sa légendaire souplesse71 et le ferme soutien du gouvernement sud-africain, elle en est réduite à ânonner des évidences: «Nous ne sommes pas en mesure de régler tous les problèmes du monde à Durban», tentons au moins de «nous entendre sur l’essentiel». Dès la deuxième séance, elle est démentie par Yasser Arafat qui prononce une longue diatribe contre la «conspiration colonialiste d’agression, d’éviction forcée, d’usurpation de la terre et de violation des lieux saints chrétiens et musulmans» ourdie par l’État «raciste» d’Israël.

Quant au forum parallèle des ONG, qui a commencé à se réunir le 28 août, le désordre y est dix fois pire qu’à l’ordinaire. On peut comprendre qu’une certaine anarchie soit consubstantielle à l’existence même d’un forum des ONG: comment pourrait-il en être autrement, s’agissant d’un rassemblement alternatif, critique des projets gouvernementaux, foncièrement pluraliste et ouvert à tous les militants qui peuvent se payer le voyage. En général, l’organisation est délibérément minimale: les responsables des ateliers se cooptent parmi les militants qui ont assisté aux réunions préparatoires et effectué un véritable travail de proposition; l’ordre du jour des ateliers est affiché; les rédacteurs des décisions finales sont désignés une fois pour toutes au début du forum; enfin, le texte des décisions, une fois adopté en réunion plénière, ne change plus. Or à Durban, pour la première fois, ces règles minimales du fonctionnement démocratique vont être bafouées.

Pas seulement, il est vrai, pour des raisons directement politiques. Par exemple, la responsabilité de l’organisation du forum a été partagée entre un pôle sud-africain, la Coalition sud-africaine des organisations non gouvernementales (Sangoco) censée ne prendre que les décisions administratives, et un pôle politique européen, le Comité d’organisation élu par les ONG, qui a siégé à Genève — comme le Comité des droits de l’homme — pendant la période préparatoire. Or, sur place, le Sangoco a monopolisé les initiatives sans coopérer avec le pôle européen, voire sans le prévenir. Avec l’ouverture du forum, les tiraillements dûs à la distance entre les deux sites de décision et aux différences entre les cultures politiques (le spontanéisme révolutionnaire sud-africain et le respect européen des règles démocratiques) vont se muer en un violent antagonisme Sud-Nord72.

Le forum se tient au stade de cricket de Kingsmead où des tentes ont été dressées pour les divers délégations, ateliers et commissions thématiques. Des dizaines d’affiches militent en faveur de tous les peuples minoritaires du monde, mais les Palestiniens prédominent très largement, avec des affiches et des slogans particulièrement violents, parfois même antisémites (un rabbin portant sous le bras Les Protocoles des sages de Sion et sur la tête un casque de l’armée israélienne). La Arab Lawyers Union tient un stand qui vend Les Protocoles des sages de Sion et distribue des tracts dont l’un montre une photo de Hitler ainsi légendée: «Et s’il avait gagné? Il n’y aurait pas eu Israël et il n’y aurait pas eu de sang palestinien versé73.»

Le pluralisme veut qu’il y ait, outre les groupes propalestiniens, des ONG israéliennes (plutôt pacifistes et favorables à la cause palestinienne) et des associations d’étudiants juif européens (plutôt partisans du gouvernement israélien). Ce n’est pas la première fois que tout ce monde se croise dans un forum, mais en 2001 cela donne lieu, très vite, à des batailles rangées ou à des échanges d’insultes entre, d’une part, les partisans les plus enragés du «caucus74 palestinien» et leurs soutiens africains et, d’autre part, des étudiants juif. Plus grave, dès qu’un antiraciste ordinaire proteste contre l’antisémitisme patent de certains propos, tracts ou affiches, il est aussitôt pris à partie: «amoureux des cochons sionistes», «amoureux des juif», «colonialiste», «impérialiste», «Blanc», «juif»75. Lors des manifestations, certains slogans célèbrent «La bonne chose qu’a faite Hitler», ou bien l’on crie «Tuez les juif!», «Pourquoi les juifs n’ont jamais été mis en accusation pour le meurtre de Jésus?», «Les Arabes sont des sémites, ils devraient être considérés comme des victimes de l’holocauste et récompensés76». Ceux qui protestent se font coller, sans autre forme de procès, l’étiquette infamante de «judéo-nazis». Sans doute n’est-ce là qu’une partie de ce qui se passe au forum des ONG, mais tout de même cette foule est rassemblée au nom de la lutte contre le racisme.

La discorde généralisée

Le 1er septembre, avant de se séparer, l’assemblée plénière du forum des ONG doit voter les textes de synthèse élaborés à partir du travail des «caucus»: la Déclaration finale et le Programme d’action. Dans l’après-midi, ces textes ne sont pas encore finalisés. Pour temporiser, un responsable du Sangoco décide, impromptu, d’inviter Fidel Castro dont on sait l’aptitude à parler durant des heures. Une foule énorme s’amasse aussitôt sur le stade de cricket. Dès que l’orateur s’interrompt pour souffler, des slogans fusent, repris en chœur: au début, c’est un classique: «Free, free, free Palestine!», mais à mesure que l’assistance s’échauffe, cela devient: «Kill, kill, kill more Jews!». Les représentants des pays de l’Est s’en indigneront publiquement par la suite, mais sur le moment, il est impossible de placer la moindre objection77.

Quand l’assemblée plénière débute enfin, l’assistance est survoltée. Le responsable du vote est absent. Tant pis, les dirigeants désignent quelqu’un d’autre. Premier problème: qui va voter? On décide qu’il y aura une voix par «caucus». Les Sikhs réclament: ils ne se sont pas organisés en «caucus», mais ils ont droit à une voix comme s’ils l’avaient fait. On la leur accorde. Du coup, d’autres groupes de «victimes» formulent la même revendication. La règle de représentativité sera ainsi modifiée à deux reprises au cours de la soirée. Deuxième problème: que va-t-on voter? Faute de temps, les textes n’ont pas été distribués ni même imprimés. Il en existe un seul exemplaire, dont le responsable juge qu’il serait trop long d’en donner une lecture exhaustive: on votera donc article par article. Mais les votants se plaignent d’avoir à prendre position sur un point particulier sans savoir ce qui viendra ensuite — en particulier si tel article, qu’ils tenaient absolument à voir figurer dans la synthèse, s’y trouve78. Progressivement gagnés par l’écœurement, vingt-six «caucus» sur quarante quittent la salle, certains sous les huées pour avoir posé une question ou fait une objection79. Seuls les Roms prennent la peine d’expliquer leur retrait: malgré l’importance du Forum pour leur cause, disent-ils, malgré le coût du voyage et malgré le fait que leurs revendications ont été prises en compte, ils ne peuvent pas cautionner cette totale absence de démocratie80.

Un certain document est enfin voté dans la nuit par une minorité de «caucus», mais… quelques heures plus tard, le bureau où il a été rangé est cambriolé. Un autre texte est donc présenté à l’assemblée plénière du lendemain 2 septembre comme étant la Déclaration et le Programme d’action. Simplement, certains articles votés la veille (par exemple sur l’extrémisme religieux ou sur l’instrumentation de la religion pour nier les droits humains des femmes) ont disparu. D’autres, par contre, y apparaissent, sans avoir été soumis au vote.

Pour finir, Israël est le seul pays nommément désigné, et il est, bien sûr, présenté comme «un État raciste, un État d’apartheid, où le genre d’apartheid pratiqué par l’État est un crime contre l’humanité». En conséquence: «la communauté internationale» doit lui imposer «une politique d’isolement complet», assortie de sanctions exemplaires et d’un embargo total; les États qui le soutiennent doivent être condamnés81. Certes, il n’y a que six paragraphes sur ce pays pour cent soixante-quatorze sur d’autres questions, mais ils sont inacceptables dans un rassemblement antiraciste.

Pour l’ensemble des raisons que je viens d’exposer, outre les Israéliens, plusieurs grandes associations internationales se retirent du forum: Amnesty International, la Fédération internationale des droits de l’homme, Human Rights Watch. Le rassemblement des ONG d’Europe centrale et de l’Est publie un communiqué remarquable, qu’une centaine d’autres associations signera aussi82.

Cependant, les atteintes à la démocratie ne s’arrêtent pas là. Le «caucus européen» est l’un des groupes qui a le mieux préparé sa plate-forme de revendications depuis un an. Assidus aux réunions préparatoires, ne manquant jamais de communiquer avec les autres «caucus» et avec les bureaux de l’ONU, ses membres sont une sorte de modèle de ce que pourrait être la participation de la société civile aux débats onusiens. Or, le 3 septembre, lendemain du vote final, leur local est envahi par une soixantaine d’activistes qui, arguant du fait qu’ils sont majoritaires, prennent le pouvoir. Ils interdisent à la direction élue de parler au nom du «cau-cus» à la tribune de la Conférence ou à la presse, laissant tout de même le droit aux victimes de ce petit putsch de s’exprimer au nom de leurs associations d’origine83.

Bien que les forums soient des instances indépendantes de l’ONU, le résultat de leurs travaux est toujours cautionné par les responsables de la Conférence officielle, qui marquent ainsi leur considération pour la société civile. Mais, en 2001, pour la première fois dans l’histoire de ces Conférences, Mary Robinson refuse de le faire: la Déclaration et le Programme d’action des ONG, s’ils contiennent beaucoup d’excellentes choses, comportent aussi des passages inadmissibles.

C’est que depuis deux jours les événements du forum n’ont que trop affecté la Conférence officielle, elle-même proche du naufrage, justement à cause de la question du «racisme» d’Israël. Certes, un accord a finalement été trouvé sur l’esclavage et la colonisation: la Conférence mondiale proclamera le premier «crime contre l’humanité» et jugera le second détestable, sans accuser aucun pays de les avoir pratiqués. Par ailleurs. l’ONU «apprécierait» que les descendants des coupables s’excusent auprès de ceux des victimes, mais chaque pays est libre d’estimer ce qu’il convient de faire. Enfin, l’on ne parle plus de compensations financières mais plutôt d’accroître l’aide au développement. Par contre, au sujet d’Israël, la situation demeure totalement bloquée. Au point que, le 3 septembre, les États-Unis, suivis de peu par Israël, quittent les lieux. Plusieurs pays occidentaux et l’Union européenne, tentés d’en faire autant, restent néanmoins pour ne pas torpiller la Conférence. Mary Robinson se démène comme un beau diable, faisant valoir qu’on ne peut pas infliger un tel affront à l’Afrique du Sud, dont c’est le premier sommet mondial, ni à l’ONU.

C’est alors que le Belge Louis Michel, au nom de l’Union européenne, propose une méthode qui ouvre la possibilité d’une sortie honorable: commençons par débattre des nombreux points sur lesquels un accord est possible — cent vingt-deux articles pour la Déclaration et deux cent dix-neuf pour le Programme d’action —, quitte à exclure du texte final les points de désaccord si nous ne parvenons pas à nous entendre. Du coup, la rédaction progresse assez vite, malgré la lubie de tel ou tel: l’Iran, par exemple, entend proscrire le mot «femme» dont pourtant la convocation à Durban avait souligné le caractère essentiel. Mais, quand on en arrive au sujet qui fâche — Israël, État «raciste» et «génocidaire» —, rien ne va plus. Les pays qui entendent obtenir une condamnation d’Israël refitsent que le sujet soit exclu de la Déclaration, et ils refusent tout autant qu’il y figure autrement que dans leurs propres termes et avec l’inscription des sanctions qu’ils exigent.

Malgré une prolongation de vingt-quatre heures, la Conférence doit se séparer sans avoir voté de texte final: les articles qui posent problème demeurent entre crochets pour montrer qu’il n’y a pas consensus, et ils n’ont aucune autorité officielle. Néanmoins, les pays de l’OCI et certains pays africains les publient tels quels sur Internet: durant quatre mois, la Déclaration finale de la Conférence mondiale sera ce texte étrange, fait de décisions intéressantes pour combattre le racisme et de grossiers mensonges racistes.



Épilogue

En janvier 2002, Louis Michel réussit enfin à faire voter par l’Assemblée générale de l’ONU les textes que la Conférence avait rejetés: il les a soigneusement expurgés de leur «langage de haine», et il y a joint les protestations des États mécontents du résultat. L’ONU publie alors un rapport de 161 pages sur la Conférence, daté du 8 septembre 2001, dans lequel on trouve peu de traces de ce que j’ai narré84. Mais personne n’y accorde la moindre attention parce que l’horreur des attentats du 11 Septembre a relégué le vacarme de Durban au magasin des gamineries de l’ancien temps. On aurait pu penser que les niaiseries de l’Alliance entre les civilisations seraient oubliées, elles aussi. Mais non, c’est le contraire qui se produira: la succession des attentats — New York et Washington en 2001, Madrid en 2003 et Londres en 2005 — propulsera l’Alliance entre les civilisations au premier plan des solutions imaginées par l’«Occident» pour se sortir du conflit avec la «civilisation islamique».

Ces deux épisodes — l’Alliance entre les civilisations et la Conférence de Durban — signalent l’épuisement, dès 1998-2001, de tout ce que «nous, les peuples» et les États avions mis en place à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale: des institutions internationales (l’ONU, l’UNESCO, etc.), de grands principes laïques (la Déclaration universelle des droits de l’homme) et des dispositifs juridiques. Certes, «nous» — les citoyens — devons dénoncer la trahison de ces idéaux par l’ONU et par nos gouvernements, ainsi que l’ignorance systématique dans laquelle nous avons été tenus. Mais après tout, pourquoi avoir cru que nos dirigeants étaient des démocrates et pourquoi leur avoir donné nos suffrages sans prendre la peine de connaître leur action dans les instances internationales? Voilà douze ans déjà que l’ONU et nos États ont entrepris de transférer aux religions l’universalité de la Déclaration des droits de l’homme: jusqu’où accepterons-nous qu’ils poursuivent cette sale besogne, l’accomplissent en notre nom et nous en imposent les conséquences?


Notes.

1. Quand on visite le site Internet de l’Alliance entre les civilisations. on s’aperçoit qu’il ne comporte aucun document antérieur à 2005. C’est qu’en 2005 l’Alliance entre les civilisations est devenue une institution de l’ONU et qu’elle a préféré effacer toute référence à ses origines: l’impulsion donnée par le président iranien Khatami et sa relance enthousiaste par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan.

2. Je remercie très chaleureusement Josée Contreras d’avoir relu ce texte avec son acuité et son exigence habituelles.

3. Ainsi pour l’imam Khomeini. qui en a obstinément contesté l’universalité: La Déclaration des droits de l’homme n’existe que pour tromper les nations: c’est l’opium des masses in A. Van Engeland, «Universalité des droits de l’homme et droit iranien. Application des droits de l’homme dans un pays musulman», doctorat de droit. Institut d’Études politiques de Paris, 2005, p. 48.

4. La Charte est la Constitution de l’Organisation des Nations unies. Son préambule exprime les idéaux et les buts communs de tous les peuples dont les gouvernements se sont réunis en 1945 pour tonner l’ONU. Son texte fixe les droits et les obligations des États membres, institue les organes de l’ONU et définit leurs procédures.

5. Les membres de la Commission sont élus par les États membres de l’ONU selon un quota par région du monde. Les résolutions de la Commission, ainsi que les expertises des rapporteurs spéciaux sur tel ou tel aspect particulier des droits humains et sur tel pays problématique. sont ensuite soumises au vote de l’Assemblée générale.

6. M. Amin Al-Midani. Les Droits de l’homme et l’Islam. Textes des Organisations arabes et islamiques, préface de J.-F. Collange, Association des publications de la faculté de théologie protestante, université Marc-Bloch. Strasbourg, 2003.

7. OCI, dix-neuvième conférence de ministres des Affaires étrangères, 2 août 1990, Résolution 49/19-P.

8. Un livre précédent m’avait fait approcher le système de l’ONU: J. Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale arec douze petits dessins, Les Prairies ordinaires, 2007. Depuis, trois ouvrages français ont élargi mon information, bien que je ne partage pas toutes leurs idées: J.-C. Buhrer et Cl. B. Levenson. L’ONU contre les droits de l’homme, Mille et une nuits, 2003; J.-C. Buhrer et Cl. B. Levenson, Sergio Vieira de Mello. Un espoir foudroyé, Mille et une nuits, 2004; M. Marcovich, Les Nations désunies. Comment l’ONU enterre les droits de l’homme, Jacob-Duvernet, 2008.

9. Etant bien entendu que la reconnaissance formelle de l’égalité des droits pour les deux sexes est récente dans les pays occidentaux et qu’aujourd’hui encore ils sont très loin d’en avoir tiré les conséquences idéologiques et pratiques qui s’imposeraient.

10. S. P. Huntington, «The Clash of Civilizations? The Next Pattern of Conflict Forci», Foreign Affairs, été 1993, p. 22-49. L’auteur essaiera en vain de dissiper le malentendu (il ne prophétise rien, il montre le fondement possible des futurs conflits, conséquence de la fin de la guerre froide) en publiant un livre en 1996: The Clash of Civilizations and the Remaking of the World Order, New York, Touchstone, Trad. française: Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997. On peut être en désaccord avec lui sur bien des points (c’est mon cas) sans pourtant lui prêter des idées qu’il n’a jamais eues.

11.«Congrès international de l’UNESCO sur le dialogue interreligieux et une culture de paix. Tachkent, Ouzbékistan, 14-16 septembre 2000»; CLT/ICP/ID/00/672/2000, retrace ce processus.

12. Un chercheur disposant d’un temps infini n’aurait aucun mal à trouver d’autres instances internationales séculières qui découvrent au même moment la vertu de l’interreligieux comme parade aux conflits entre États. Mon choix de l’UNESCO vient de ce qu’elle constitue le bras culturel de l’ONU et qu’elle est, depuis toujours, vouée à combattre le racisme et les discriminations — non pas à promouvoir les religions.

13. Kofi Annan, fonctionnaire de l’ONU depuis 1962, en avait expérimenté par le menu toutes les pesanteurs.

14. La Résolution 52/15 de l’Assemblée générale de l’ONU proclamait l’année 2000 «Année internationale de la culture de la paix». Son programme prenait la suite de celui de l’«Année internationale de la tolérance» (1995).

15. Leurs relations étaient nécessairement complexes et ambivalentes, sans quoi Khatami n’aurait jamais pu accéder à la présidence. Khatami avait été élevé dans le sérail, et il soutenait l’institution du Guide suprême de la Révolution. Voir, par exemple, Le Monde des 18 mai, 8 juin, 3 août et 26 novembre 1997.

16.http://www.oic.orgarench/conf/is/8/8th-is-summits.htm#declaration/

17.«[…] il n’y a pas de place pour la dictature d’un groupe ou d’une personne, ni même la tyrannie de la majorité contre la minorité. L’homme doit être vénéré et ses droits respectés. Le gouvernement y est le serviteur et non le maitre du peuple […], auquel il doit rendre des comptes», Le Monde, 11 décembre 1997. Les deux discours parfaitement contradictoires de Khamenei et Khatami seront néanmoins publiés comme documents officiels de la rencontre de Téhéran.

18. Il suffit de lire le compte rendu de ce sommet de Téhéran et sa «Proclamation» pour le voir. De la même manière, Khatami s’arrangera, en septembre 1998, pour glisser panni les 175 pages d’une belliqueuse Déclaradon de Durban pour le nouveau millénaire, où le NAM annonce l’inéluctable triomphe du «Sud» sa proposition d’une paix mondiale par «l’alliance des civilisations».

19. A. Van Engeland, op. cit., p. 52.

20. Une guerre désastreuse avait opposé l’Iran à l’Irak de 1980 à 1988; et l’Arabie Saoudite (qui avait soutenu l’Irak pendant cette guerre) s’était toujours posée en championne de l’islam sunnite contre l’Iran chiite.

21. La seule décision importante de cette Conférence fut l’institution d’un haut commissaire aux droits de l’homme, censé coordonner le travail de la Commission avec les différentes instances de l’ONU et les gouvernements. Nommé par le secrétaire général de l’ONU, il est indépendant de la Commission. Comme on peut le supposer, en 1993 déjà, l’Iran menait le groupe des États qui s’opposaient à la création du Haut Commissariat.

22. A/53/PV. 8.

23. Remarque d’une citoyenne critique: les humains indifférents ou hostiles à ces trois religions parce qu’ils adhèrent à une autre, ainsi que les humains indifférents ou hostiles à toute religion, n’ont donc aucune place dans ces «civilisations» ni même à l’ONU.

24. Khatami pense honorer les juifs et les chrétiens en appelant sur leurs propres «prophètes» la même paix que sur le sien; or les juifs ne considèrent pas Abraham et Moïse comme des êtres «divins» et les chrétiens jugent blasphématoire que le Fils de Dieu soit rabaissé au modeste statut de «prophète», même «divin».

25. Inutile de préciser que cette «raison» est au service d’un plan divin du salut, pas au service d’une émancipation de l’homme des contraintes de la religion. Thomas d’Aquin, Jean-Paul II et Benoit XVI n’ont pas une conception différente de la «raison».

26. Périodiquement, l’Assemblée générale claironne que telle année sera placée sous le signe d’une valeur (1995, la tolérance) ou d’une conduite sur laquelle elle veut attirer l’attention (2000, la culture de la paix). La puissante machine de l’ONU se met ensuite en branle, les juristes explorent la relation de la valeur en question avec la Charte et la Déclaration universelle, un grand nombre de rencontres à travers la planète sont organisées (entre experts. intellectuels • éminents., universités, ONG…), quantité de publications lui sont consacrées. Ce flot de paroles et de textes, qui se déverse pendant environ cinq ans, nourrit parfois une modification des normes, c’est-à-dire l’adaptation de la Charte et de la Déclaration à des situations nouvelles. Parfois, il retombe aussi comme un soufflé mal cuit.

27. Seule la fin du discours est directement politique. Khatami condamne fermement et sans restriction aucune le terrorisme, la prolifération nucléaire et les armes de destruction massive. Il fait aussi l’éloge de la famille (dont il regrette l’affaiblissement dans Ies «pays industrialisés»), des femmes et de leurs justes droits (nonobstant les incontournabless «différences entre hommes et femmes», et des jeunes, avenir du monde.

28. Ceci, sans méme tenir compte du fait que les «religions» n’ont jamais démontré leur empressement à traiter en égales avec des autorités séculières.

29. A/53/L.23/Rev.1. Javad Zarif ne manque pas d’invoquer l’autorité des sommets de Téhéran (OCI, 1997) et de Durban (NAM, 1998) afin de montrer qu’il ne parle pas seulement au nom de l’Iran.

30. C’est moi qui souligne.

31.«Je puis assurer l’Assemblée que ce ne sont là que des aberrations et non pas la nonne. En fait, les dernières décennies…». D’où ce diplomate tient-il sa certitude quant au jugement qu’il convient de porter sur les faits, lui qui n’est pas un «prophète divin» ni même un historien?

32. A/51/201. C’est moi qui souligne. La Résolution de l’ONU du 20 décembre 1993 (A/RES/48/126) chargeait l’UNESCO de diriger et de coordonner la future «Année mondiale de la tolérance».

33. C’est moi qui souligne.

34. A/RES/53/22. Cette résolution a été votée le 4 novembre 1998. bien qu’elle soit parfois. datée du jour de diffusion du document, soit k 18 novembre 1998.

35. La revue Controverses a consacré dans son no 9, en novembre 2008, un dossier à l’Alliance des civilisations dans la ligne de pensée de l’historienne britannique Bat Ye’or. je suis en total désaccord avec la thèse selon laquelle des pays «islamiques» offensifs dicteraient leur conduite à une ONU et à un «Occident» apeurés. L’OCI est effectivement offensive mais elle tient à participer au concert des nations tandis que l’ONU est moins apeurée que déstabilisée, ne sachant sur quel registre jouer pour contenir les prétentions de l’OCI. En somme, de part et d’autre, on avance sans relâche ses pions — comme je le montre dans ce texte.

36. HR/98/81. Le ministre des Affaires étrangères d’Iran en a fait la demande conjointe au Haut Commissariat et à l’OCI.

37. A/54/60.

38. A/54/291.

39. 11 décembre 1998. A/53/PV. 89, p. 10-11.

40. A/CONF. 157/23.

41. Malgré ces considérations sur la Déclaration universelle, l’Iran subit, périodiquement, des admonestations pour sa mauvaise conduite en matière de droits humains. Voir, par exemple, 9 décembre 1998, A/RES/158; 4 décembre 2000, A/RES/55/114; 19 décembre 2001, A/RES/56/171. Sans doute les tentatives de réforme dans ce domaine ont-elles été régulièrement barrées par le Guide qui tient solidement en main la police, la justice et les miliciens (bassidjis) qui assassinent intellectuel(le)s. journalistes et opposant(e)s. Mais Khatami l’a supporté assez bien, au point de se représenter à la présidence de la République et d’y être réélu en juin 2001. Voir Le Monde, 29 décembre 2001, «Iran: le courant réformateur pratiquement neutralisé».

42. Le texte fera partie des documents de l’ONU pour la 54e Assemblée générale: A/54/116. Annexes du document.

43. Douze notes infra-apagjnales indiquent les références coraniques relatives à ces principes.

44. L’OCI, elle, doit jouer un rôle d’avant-garde dans la promotion de la culture du dialogue, aussi bien au sein du monde islamique qu’au niveau mondial (A/54/116, Annexes, Partie C, point 6).

45. A/54/263. «Dialogue entre les civilisations: un nouveau paradigme.» Le représentant de l’Iran à l’ONU, Hadi Nejad-Hosseinian. précise qu’il agit en application de la Résolution 53/22 de l’Assemblée générale.

46. Le représentant de l’Inde se dit contrarié par le ton monothéiste de cette Alliance entre les civilisations.

47. À Oxford, devant le Centre d’études islamiques (SG/SM/7049); au Canada, dans une allocution à la jeunesse (SG/T/2200), etc.

48. Conférence de l’UNESCO à Paris, 5 septembre 2000. Mohammed Khatami et Kofi Annan y assistent. Ce dernier publie un communiqué disant qu’«il doit être permis dans une civilisation de l’universel de ne pas être d’accord»: la «société mondiale» est «fondée sur la compassion et la tolérance, pas sur une vérité unique (SG/SM/7526).

49. Liste des personnalités dans PI/1284, 5 septembre 2000.

50. Giandomenico Picco reconnaît cette situation dans son premier rapport, le 12 novembre 1999 (A/54/546). «En effet, les débats [sur la notion de civilisation] pourraient étre source de malentendus politiques et culturels, susceptible d’avoir l’effet inverse de celui que l’Assemblée générale avait à l’esprit en adoptant à l’unanimité la résolution 53/22».

51. Pourtant, aucun entomologiste de la vie sociale n’a jamais observé que les religions soient l’élément fondamental des civilisations et qu’elles ne veuillent qu’encourager la paix. mais quelques idéologues ont construit des propositions de ce genre.

52. Il fallait oser une affirmation pareille, qui est démentie par un nombre infini d’ouvrages historiques.

53.«Identité», «culture» et «civilisation» sont des mots interchangeables chez ces orateurs comme chez Huntington.

54. Sur le flottement perpétuel entre ce qui est et ce qui pourrait être, voir Kofi Annan (SC/SM/7526. 5 septembre 2000): «Il existe bien une civilisation mondiale unique qui brasse et développe les idées et croyances de l’humanité de manière pacifique et féconde. Cette civilisation doit être définie par sa tolérance pour la dissension, son attachement à la diversité culturelle, sa certitude que l’homme a des droits fondamentaux et universel et sa conviction que chacun, partout, a son mot à dire sur la façon dont il est gouverné. C’est une civilisation que nous avons le devoir de défendre et de promouvoir en ce début de siècle.»

55. A/54/546, 12 novembre 1999.

56. A/56/87, annexe.

57. A/55/PV. 3.

58. Outre les travaux déjà cités, j’ai bénéficié des sources suivantes: les chroniques de Jean-Claude Buhrer pour le journal Le Monde et pour Reporter sans .frontières; le très riche recueil de témoignages et de réflexions sur le colloque organisé à Paris, le 7 décembre 2001, par Malka Marcovich et Bernice Dubois, Durban et après et enfin le rapport de Malka Marcovich de février 2009. Je la remercie de m’avoir communiqué ces deux textes qu’on trouvera sur son site: http://malkamarcovich.canalblog.com.

59. A/RES/52/111, le 12 décembre 1997.

60. Au fil des ans. les justifications israéliennes se modifient. mais la politique reste la même. Cf. Alhadji Bouba Nouhou, Israël et l’Afrique, une relation mouvementée, Khartala, Paris, 2003.

61. Encore un effet de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme à Vienne (1993), à l’issue de laquelle a été créé un poste de «rapporteur spécial sur le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée». C’est d’ailleurs l’intitulé complet de la Conférence de 2001.

62. Par exemple, le régime national-socialiste allemand, l’esclavagisme africain et européen, l’apartheid sud-africain. Inutile de dire que la dénonciation de l’esclavagisme en Mauritanie et au Soudan ne fait pas recette à la Commission des droits de l’homme. Quant au passé esclavagiste de nombreux pays «musulmans», il ne peut pas meme être évoqué.

63. Par exemple, les castes en Inde, le génocide des Tutsis, la relégation des peuples autochtones, les guerres provoquées par l’implosion de la Yougoslavie.

64. Le 14 décembre 1973, la Résolution 3151/G/XXVIII avait «condamné en particulier l’alliance impie entre le racisme sud-africain et le sionisme et l’impérialisme israélien» — cette «alliance impie» consistant, de la part d’Israël, en fournitures d’armes et soutiens politique, militaire et financier. Puis, le 10 novembre 1975, la Résolution 3379 (XXX) concluait que l’Assemblée générale «considère que le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale».

65. 16 décembre 1991, Résolution 46/86, «Élimination du racisme et de la discrimination raciale»: l’Assemblée générale «décide de déclarer nulle la conclusion contenue dans le dispositif de sa Résolution 3379 du 10 novembre 1975».

66. Il s’agit de la décennie 1994-2004. En 2001, on sait déjà que c’est un échec.

67. Les États de l’OCI sont obstinément muets quand ce problème est évoqué à la tribune. Car ils ne reconnaissent aucunement le rôle passé des Arabes dans la traite négrière, ni le maintien de l’esclavage, aujourd’hui encore, dans certains pays comme la Mauritanie ou le Soudan.

68. Sur ce point. les pays africains sont d’ailleurs loin d’être unanimes.

69. Le ministre canadien des Affaires étrangères, John Manley: «Nous n’avons jamais cru et nous continuons à ne pas croire que cette confèrence soit un lieu approprié pour singulariser un pays [Israël] ou pour traiter de sujets spécifiques à une région [l’Afrique].» Pour finir, le Canada ne se retirera pas de la Conférence et bataillera vaillamment.

70. Il est à noter toutefois que tout au long de la Conférence et les mois suivants, Louis Michel se dépensera sans compter pour arracher aux délégués une Déclaration et un Programme d’action dépourvus de «langage de haine». La délégation française conduite par Charles Josselin, délégué à la francophonie et à la coopération, jouera aussi un rôle important.

71. Elle a cru bien faire en février 2001, lors de la réunion interétatique de Téhéran à laquelle participaient les chef d’États de l’OCI, en se couvrant la téte d’un foulard «islamique».

72. Les responsables du Sangoco ont vite fait de stigmatiser tout rappel aux règles démocratiques comme «un acte de suprématie blanche».

73. Devant les protestations, le matériel antisémite est rangé sous les tables du stand mais distribué à qui le demande.

74. Les quelque trois mille ONG présentes à Durban se sont organisées. dès les réunions préparatoires. en une quarantaine de «caucus», regroupements d’associations travaillant sur: des problèmes particuliers («Genre»), des groupes discriminés (les Roms, les Dalits ou intouchables de l’Inde, les Juifs, les Palestiniens) ou des ensembles régionaux («Européens», «Europe centrale et de l’Est», «Africains et descendants d’Africains») pour les groupes qui envisagent une action coordonnée à cette échelle. Dans le «caucus juif», on ne parle pas d’Israël, mais de l’antisémitisme.

75. Témoignage de Fiammetta Venner: «Lorsque l’on demandait que ceux qui hurlaient des slogans racistes se présentent, il nous était répondu que, ne soutenant pas la Palestine, ne soutenant pas la lutte contre l’islamophobie, nous étions forcément blancs, forcément sionistes, forcément juifs», Durban et après, op. cit.

76. Cet argument, peaufiné par le représentant de l’Algérie au Comité des droits de l’homme aura une importante postérité.

77.«Nous sommes offensés, diront-ils, par le fait qu’un des pires dictateurs de notre monde contemporain, notoirement connu pour ses violations des droits humains, ait été invité à intervenir à cette réunion d’ONG. En écoutant Fidel, nous nous demandions pourquoi les organisateurs n’avaient pas invité Alexander Loukachenko, Turkmenbachi, Saddam Hussein ou un dirigeant du régime taliban», in Durban et après, op. cit. L’auteur de ce texte, membre du Comité d’orpnisation du forum, est bien placé pour savoir que le Sangoco a pris la décision d’inviter Fidel Castro sans en référer à quiconque.

78. Par exemple, sur l’antisémitisme contemporain (dont la rubrique aura disparu entre-temps).

79. Fodé Sylla, de SOS-Racisme, a été accusé de «sionisme» pour avoir évoqué la traite négrière transsaharienne.

80.«Ces documents contiennent un langage impropre qui incite précisément à la haine et au racisme que la réunion de Durban avait pour but de combattre» déclare la représentante du «caucus» à la presse. Et elle publie un communiqué: «Nous ne pouvons que déplorer le fait qu’un événement d’une telle importance pour les Roms et pour d’autres victimes de discrimination ait été apparemment détourné par des activistes partiaux qui voulaient imposer leurs propres priorités».

81. F. Venner, Durban et après, op. cit.

82. Nous affirmons que ces documents ne peuvent être considérés comme adoptés par le Forum des ONG et ne sont pas des documents consensuels. Nous pensons que ce processus flou a permis l’introduction dans les documents de concepts et de langages inacceptables.

83. De fait, ce sera le seul «caucus» que la Conrence officielle n’entendra pas. Parmi les associations françaises, SOS-Racisme. le MRAP, la LICRA — pour ne parler que des plus connues — protestent. Fodé Sylla, de SOS-Racisme et député européen, témoignera plusieurs fois à son retour, scandalisé par la conjuration du silence autour de la Conférence de Durban.

84. A/CONF. 189/12.

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