Les Protocoles des Sages de Sion, par Pierre-André Taguieff. Tome I: Un faux et ses usages dans le siècle (408 p.); tome II: Etudes et documents (816 p.). Berg International, 1992. [Note de PHDN] Les premières éditions en arabe des Protocoles datent du début des années vingt, et leur diffusion «joue un rôle décisif dans l’imprégnation antijuive des élites politiques et culturelles des pays arabes»; Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, op. cit., tome I, p. 295. 1951 est la date de la première traduction due à des arabes musulmans (les précédentes traductions en arabes étaient dues à des arabes chrétiens). Voir Bernard Lewis, Sémites et antisémites, Presses Pocket, 1991, p. 258.

L’origine des Protocoles
des sages de Sion


«Les secrets d’une manipulation antisémite»

Éric Conan

L’Express du 16/11/1999

© L’Express 1999 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 


© Coll.P.A.Taguieff 
Les Protocoles des Sages de Sion, le célèbre faux fabriqué contre les juifs, ont été rédigés en France au début du siècle par un intrigant russe. L’auteur est enfin identifié. Les ravages, eux, continuent

© Coll.M.Lepekjine
Le « fabricant des Protocoles » Mathieu Golovinski, à Paris, en 1907.Le «fabricant des Protocoles» Mathieu Golovinski, à Paris, en 1907.

C’est la plus célèbre — et la plus tragique — des falsifications du XXe siècle, à la base du mythe antisémite du «complot juif mondial». Le texte des Protocoles des Sages de Sion vient de livrer son dernier mystère: un historien russe, Mikhail Lépekhine, a établi l’identité de son auteur, grâce aux archives soviétiques. Elle permet de comprendre pourquoi il a fallu attendre si longtemps pour connaître cet épilogue: le faussaire, Mathieu Golovinski, qui a effectué sa besogne à Paris, au début du siècle, pour le représentant en France de la police politique du tsar, était devenu, après la révolution russe de 1917, un notable bolchevique... La découverte de ce sinistre pied de nez historique permet de combler les dernières lacunes dans l’histoire d’une imposture qui, après avoir fait beaucoup de ravages en Europe, connaît un destin encore florissant dans beaucoup de régions du monde.

© Coll.M.Lepekjine
Serge Alexandrovitch Nilus, écrivain mystique et orthodoxe, premier éditeur des Protocoles.Serge Alexandrovitch Nilus, écrivain mystique et orthodoxe, premier éditeur des Protocoles.

Historien de la littérature russe, Mikhail Lépekhine est l’un des meilleurs connaisseurs des «publicistes» de la fin du XIXe siècle, ces personnages à la fois écrivains, journalistes et essayistes politiques qui interviennent sous forme de libelles, d’articles et de livres dans les convulsions de la vie publique russe de l’époque. Sa spécialité: les années charnières du règne d’Alexandre III (1881-1894) et du début du règne de Nicolas II (1894-1902), période agitée qui précède les turbulences révolutionnaires. Ancien conservateur des archives de l’Institut de littérature russe et chercheur en histoire des imprimés de la bibliothèque de l’Académie des sciences de Russie à Saint-Pétersbourg, Mikhail Lépekhine étudie la vie et l’œuvre de tous ces individus, y compris ceux de deuxième et troisième ordre, pour la plupart réunis dans le monumental Dictionnaire biographique russe en 33 volumes, dont il dirige l’édition.

© Coll.M.Lepekjine
Pierre Ratchkovski (à dr.), responsable de la police politique russe à Paris et commanditaire des Protocoles.Pierre Ratchkovski (à dr.), responsable de la police politique russe à Paris et commanditaire des Protocoles.

C’est en travaillant sur l’un de ces publicistes, Mathieu Golovinski, fils d’aristocrate, avocat radié pour détournement de fonds, journaliste à scandale et intriguant dans les milieux politiques russes de Saint-Pétersbourg et de Paris, qu’il a plongé dans l’histoire des Protocoles, qui, jusqu’alors, ne constituaient pas pour lui un sujet de préoccupation. Dépouillant tous les fonds documentaires concernant Golovinski, il a trouvé dans des archives françaises conservées à Moscou depuis quatre-vingts ans la trace de son rôle dans la fabrication du célèbre faux. Mikhail Lépekhine mesure vite l’importance de sa découverte en faisant le bilan des connaissances actuelles sur l’histoire des Protocoles, dont un chercheur français, Pïerre-André Taguieff, a récemment publié la synthèse la plus complète1. Il vient de trouver le chaînon manquant — l’identité du faussaire — au croisement de deux longues histoires: celle d’un petit arriviste dont ce «travail» ne fut qu’un bref moment de sa vie agitée et trouble et celle d’un faux infâme pour lequel Mathieu Golovinski ne fut qu’un exécutant technique.

Les Protocoles des Sages de Sion, parfois surtitrés Programme juif de conquête du monde, sont un texte connu sous deux versions proches, éditées en Russie, d’abord partiellement, en 1903, dans le journal Znamia, puis, dans une version complète, en 1905 et en 1906. Ils se présentent comme le compte rendu détaillé d’une vingtaine de réunions judéo-maçonniques secrètes au cours desquelles un «Sage de Sion» s’adresse aux chefs du peuple juif pour leur exposer un plan de domination de l’humanité. Leur objectif: devenir «maîtres du monde» après la destruction des monarchies et de la civilisation chrétienne. Ce plan machiavélique prévoit d’utiliser la violence, la ruse, les guerres, les révolutions, la modernisation industrielle et le capitalisme pour mettre à bas l’ordre existant, sur les ruines duquel s’installera le pouvoir juif.

Ce «document secret» est rapidement mis en doute par le comte Alexandre du Chayla, un aristocrate français converti à l’orthodoxie et qui luttera plus tard au sein de l’armée blanche contre les bolcheviques: il avait rencontré en 1909 le premier éditeur des Protocoles, Serge Nilus, pape du mysticisme russe, qui lui avait montré l’ «original». Pas du tout convaincu, le comte racontera par la suite avoir eu l’impression de rencontrer un illuminé pour qui la question de l’authenticité du texte importait peu. «Admettons que les Protocoles soient faux, lui a déclaré Nilus. Mais est-ce que Dieu ne peut pas s’en servir pour découvrir l’iniquité de ce qui se prépare? Est-ce que Dieu, en considération de notre foi, ne peut pas transformer des os de chien en reliques miraculeuses? Il peut donc mettre dans une bouche de mensonge l’annonciation de la vérité!»

© A.Demianchuk/Reuters pour L’Express
Mikhail Lépekhine, chez lui. Dans ses mains, la première édition parisienne en russe des Protocoles.Mikhail Lépekhine, chez lui. Dans ses mains, la première édition parisienne en russe des Protocoles.

Les Protocoles sont en fait «lancés» dans le grand public par le Times de Londres du 8 mai 1920, dont un éditorial intitulé «Le Péril juif, un pamphlet dérangeant. Demande d’enquête» évoque ce «singulier petit livre», auquel il semble accorder du crédit. Le Times se rattrape un an plus tard, en août 1921, en titrant «La fin des Protocoles» et en publiant la preuve du faux. Le correspondant à Istanbul du quotidien britannique avait été contacté par un Russe blanc réfugié en Turquie qui, visiblement bien informé, lui avait révélé que le texte des Protocoles était le décalque d’un pamphlet français contre Napoléon III. Une vérification rapide avait prouvé la falsification: les Protocoles reprenaient effectivement le texte du Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, publié à Bruxelles en 1864 par Maurice Joly, un avocat antibonapartiste qui voulait montrer que l’empereur et ses proches complotaient pour s’emparer de tous les pouvoirs de la société française. Utilisant ce texte oublié qui avait valu deux ans de prison à Maurice Joly, le faussaire des Protocoles avait remplacé «la France» par «le monde» et «Napoléon III» par «les juifs». La supercherie, grossière, éclatait par simple comparaison ligne à ligne des deux textes. Le faux était dévoilé, mais le mystère de son origine demeurait. On savait simplement que le texte original était rédigé en français et l’on supposait qu’il avait pu être fabriqué au tout début du siècle, à Paris, dans les milieux de la police politique russe.

C’est dans les archives du Français Henri Bint, agent des services russes à Paris pendant trente-sept ans, que Mikhail Lépekhine a vérifié que Mathieu Golovinski était le mystérieux auteur du faux. Recevant en 1917 à Paris Serge Svatikov, l’envoyé du nouveau gouvernement russe de Kerenski chargé de démanteler les services secrets tsaristes et de «débriefer» — et parfois retourner — ses agents, Henri Bint lui explique que Mathieu Golovinski était l’auteur des Protocoles et que lui-même a notamment été chargé de la rémunération du faussaire. Le dernier ambassadeur du tsar, Basile Maklakov, étant parti avec les archives de l’ambassade, qu’il donnera en 1925 à la fondation américaine Hoover, Serge Svatikov achète à Henri Bint ses archives personnelles. Rompant ensuite avec les nouveaux dirigeants bolcheviques, Svatikov dépose les archives Bint à Prague, dans le fonds privé des «Archives russes à l’étranger». En 1946, les Soviétiques mettent la main sur ce fonds qui rejoint à Moscou les archives d’Etat de la Fédération de Russie.

Une petite ruse de l’Histoire
Le secret de Golovinski est donc préservé jusqu’à l’effondrement du communisme et l’ouverture générale des archives, en 1992. Le faussaire antisémite étant en effet devenu «compagnon de route» des bolcheviques dès 1917, les Soviétiques n’ont eu aucune envie de révéler cette petite ruse de l’Histoire, qui semble encore gênante aujourd’hui, puisque la découverte de Mikhail Lépekhine, révélée en août dernier par Victor Loupan dans Le Figaro Magazine, n’a suscité aucun intérêt dans la grande presse française.

© J-P Couderc/L’Express
Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS et auteur de l’étude la plus complète sur les Protocoles.Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS et auteur de l’étude la plus complète sur les Protocoles.

Grâce à sa connaissance détaillée de l’itinéraire de l’auteur des Protocoles, Mikhail Lépekhine peut aujourd’hui, au terme de cinq années de recherches, retracer complètement les circonstances et les objectifs de la fabrication de ce faux. Né le 6 mars 1865 à Ivachevka, dans la région de Simbirsk, Mathieu Golovinski est issu d’une famille aristocratique descendant d’un croisé, le comte Henri de Mons. Famille bien née, mais turbulente: «Le grand-oncle de Mathieu Golovinski fut condamné à vingt ans d’exil en Sibérie pour sa participation au complot antimonarchiste des décembristes et Basile, son père, proche de Dostoïevski, fut condamné à mort et gracié en même temps que l’écrivain, après un simulacre d’exécution», raconte Mikhail Lépekhine. Libéré après s’être engagé plusieurs années comme soldat dans la guerre du Caucase, Basile meurt dépressif en 1875, laissant le petit Mathieu Golovinski entre les mains de sa mère et d’une gouvernante française qui en fait un excellent francophone. Etudiant en droit désinvolte, mais habile et sans grands scrupules, Mathieu Golovinski semble très tôt doué pour l’intrigue. Le jeune arriviste parvient à entrer en contact avec le comte Vorontsov-Dahkov, proche du tsar et ministre à la cour: convaincu de la menace d’une conspiration, le comte a fondé, après l’assassinat d’Alexandre II, la Sainte-Fraternité, organisation secrète répondant à la terreur par la terreur et la manipulation. La Sainte-Fraternité fut en effet l’une des premières «forgeries» de faux documents, fabricant notamment de faux journaux révolutionnaires.

Nommé fonctionnaire à Saint-Pétersbourg, Mathieu Golovinski travaille dans les années 1890 pour Constantin Pobiedonostsev, procureur général du Saint-Synode et l’un des inspirateurs d’Alexandre III. Chrétien militant, le dignitaire orthodoxe a mis sur pied un programme d’évangélisation d’un peuple païen de la Volga, les Tchauvaches, en compagnie de l’oncle de Mathieu Golovinski et d’Ilya Oulianov, père du futur Lénine. «Constantin Pobiedonostsev est obsédé par l’invasion de l’appareil d’Etat par les juifs, qu’il juge “plus intelligents et plus doués” que les Russes», explique Mikhail Lépekhine. C’est par son intermédiaire que Mathieu Golovinski travaille pour le Département de la presse, officine chargée d’influencer les journaux en remettant à leurs directeurs des articles prêts à publier, voire en les obligeant à salarier certains de ses agents, qui, mi-mouchards, mi-journalistes, censurent de l’intérieur la presse et surveillent sa «ligne». Le chef de ce Département de la presse, Michel Soloviev, antisémite fanatique, fait de Golovinski son «deuxième rédacteur». «Golovinski a la plume très facile. Il est doué et assume pendant cinq ans cette fonction trouble avec aisance, en dilettante doué et en jouisseur», précise Mikhail Lépekhine, qui a lu nombre de ses textes de l’époque.

Cette agréable sinécure échappe brutalement à Mathieu Golovinski: Soloviev meurt et Pobiedonostsev n’a plus la même emprise sur le nouveau tsar, Nicolas II, qui paraît désireux d’instaurer un style différent. Les hommes de l’ombre changent et Golovinski se fait traiter publiquement de «mouchard» par Maxime Gorki. Il s’exile à Paris, ville qu’il fréquente depuis longtemps, et trouve le même type de «travail» auprès d’un ancien de la Sainte-Fraternité, Pierre Ratchkovski, qui dirige les services de la police politique russe en France. «Golovinski est notamment chargé d’influencer les journalistes français dans leur traitement de la politique du tsar. Il lui arrive ainsi d’écrire des articles qui passent dans de grands quotidiens parisiens sous la signature de journalistes français!» précise Mikhail Lépekhine. Toujours aussi actif, il complète ces activités en publiant en 1906, aux éditions Garnier, un dictionnaire anglais-russe plagié d’une édition russe, entreprend des études de médecine durant trois ans et connaît une vie aisée à Paris, grâce à une pension que continue à lui verser sa mère, tout en dissimulant cette hyperactivité sous les apparences tranquilles d’un banlieusard résidant à Bourg-la-Reine jusqu’en 1910.

Un intrigant au service des puissants
La propagande contre-révolutionnaire à destination des élites politiques françaises est l’une des activités principales de Ratchkovski, qui a créé à Paris une Ligue franco-russe: les relations entre les deux pays constituent alors un enjeu primordial et l’ancien de la Sainte-Fraternité conserve les obsessions du clan orthodoxe ultra-réactionnaire, qui veut convaincre le tsar qu’un complot judéo-maçonnique se cache derrière le courant libéral et réformateur. Or Nicolas II, moins perméable à cette thématique que ses prédécesseurs, se montre préoccupé par les critiques occidentales relatives à la politique russe de discrimination à l’égard des juifs. Ratchkovski a donc l’idée d’une manœuvre destinée à convaincre le tsar du bien-fondé des préventions antisémites. Sous l’influence d’Ivan Goremykine, ancien ministre de l’Intérieur en disgrâce, il veut notamment que le tsar se débarrasse du comte Sergueï Witte, chef de file des modernisateurs au sein du gouvernement. Il s’agit donc de produire une «preuve» décisive de ce que la modernisation industrielle et financière de la Russie est l’expression d’un plan juif de domination du monde.

D’où la commande de Ratchkovski à Golovinski d’un faux — un parmi tant d’autres, pour ce polygraphe doué — destiné à l’origine à un seul lecteur: le tsar. En effet, Ratchkovski semble avoir imaginé une habile manœuvre: sachant que le mystique Serge Nilus a des chances de devenir le nouveau confesseur du tsar, il pense faire remettre à Nicolas II son faux manuscrit antisémite par cet intermédiaire de confiance. Selon Mikhail Lépekhine, c’est donc à Paris, à la fin de 1900 ou en 1901, que Golovinski rédige les Protocoles en se servant du pamphlet de Maurice Joly contre Napoléon III. Mais le stratagème tombe à l’eau: Serge Nilus n’est pas nommé confesseur. Il conserve cependant le texte, qu’il publiera en 1905 en annexe de l’un de ses ouvrages, Le Grand dans le Petit. L’Antéchrist est une possibilité politique imminente, qui est remis au tsar et à la tsarine. Ce livre explique que, depuis la Révolution française, un processus apocalyptique s’est enclenché, qui risque de déboucher sur la venue de l’Antéchrist.

«La rédaction des Protocoles ne constitue qu’un moment dans l’existence de Golovinski, précise Mikhail Lépekhine. Je ne pense pas qu’il se soit rendu compte de la portée de son travail. Ainsi, lors de leur élaboration, il en parle et en lit des passages à une amie de sa mère, la princesse Catherine Radziwill. Réfugiée aux Etats-Unis, celle-ci est la seule, dans les années 20, à désigner, dans une revue juive, Golovinski comme l’auteur des Protocoles. Mais elle n’a pas de preuve et son témoignage, comportant beaucoup d’erreurs, n’est pas retenu.» Il en est de même lors d’un procès tenu à Berne, en 1934, à la demande de la Fédération des communautés juives de Suisse, qui voulaient établir la fausseté des Protocoles, alors diffusés par les nazis suisses: «Le nom de Golovinski est mentionné tant par Serge Svatikov que par le journaliste d’investigation Vladimir Bourtsev, tous deux témoins cités par les plaignants», ajoute Pierre-André Taguieff.

Mathieu Golovinski poursuit sa vie d’intrigant au service des puissants du jour qui veulent bien employer ses talents. De retour en Russie, il travaille ainsi pour Ivan Tcheglovitov, ministre de la Justice, puis pour Alexandre Protopopov, qui devient ministre de l’Intérieur en 1916. Il publie aussi, en 1914, un ouvrage de propagande, Le Livre noir des atrocités allemandes, signé «Dr Golovinski». Car il se fait désormais passer pour médecin, sans avoir pourtant obtenu aucun diplôme après ses études parisiennes.

La «preuve» du «complot juif»
La chute du tsarisme ne saurait ébranler un si bon nageur en eau trouble. Il se retrouve dès 1917... député d’un soviet de Petrograd (Saint-Pétersbourg): le Dr Golovinski est célébré par les révolutionnaires comme le premier des rares médecins russes à avoir approuvé le coup d’Etat bolchevique! La carrière de ce «médecin rouge» est, dès lors, fulgurante: membre du Commissariat du peuple à la santé et du Collège militaro-sanitaire, c’est un personnage influent du nouveau régime dans sa politique de santé. Il participe au lancement des pionniers (les membres d’une organisation d’embrigadement de la jeunesse), conseille Trotski pour la mise en place de l’enseignement militaire et fonde en 1918 l’Institut de culture physique, future pépinière de champions soviétiques, dont il prend la direction. Devenu notable, il ne profite pas longtemps de son nouveau pouvoir et meurt en 1920, au moment précis où ses Protocoles commencent à connaître un grand succès grâce à leurs traductions anglaise, française et allemande.

La Première Guerre mondiale, la révolution russe et le chaos en Allemagne semblent confirmer les prophéties du faux antisémite: l’histoire dramatique dans laquelle sont plongées l’Europe et la Russie ont un effet d’authentification de ce texte, dont un exemplaire est d’ailleurs trouvé dans la chambre de la tsarine après le massacre de la famille de Nicolas II — indice, pour certains Russes blancs antisémites, qu’il s’agit bien d’un crime «judéo-bolchevique»... La démonstration de la falsification apportée par le Times n’entame pas le crédit des Protocoles, qui ne cessent d’être présentés en Europe comme la «preuve» du «complot juif international», tout au long des années 30. Le faux fait l’objet de nombreuses éditions, qui ne se limitent plus aux organes antisémites. Ainsi, en France, c’est une maison d’édition reconnue, Grasset, qui les édite, dès 1921, avec de nombreuses réimpressions jusqu’en 1938. Aux Etats-Unis, c’est le constructeur automobile Henry Ford, qui, croyant à leur authenticité, les diffuse à travers sa presse.

La propagande nazie exploite et diffuse les Protocoles. En 1923, Alfred Rosenberg leur consacre une étude et, dans Mein Kampf (1925), Adolf Hitler écrit que «les Protocoles des Sages de Sion — que les juifs renient officiellement avec une telle violence — ont montré de façon incomparable combien toute l’existence de ce peuple repose sur un mensonge permanent», ajoutant que s’y trouve exposé clairement «ce que beaucoup de juifs peuvent exécuter inconsciemment». Dès leur arrivée au pouvoir, en 1933, les responsables nazis confient à leur office de propagande la tâche de diffuser les Protocoles et de défendre la thèse de leur authenticité.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Protocoles, désormais interdits dans la plupart des pays européens, entament une seconde carrière, consécutive à la création de l’Etat d’Israël. Une première édition en arabe paraît au Caire en 1951*. Suivie de nombreuses autres, dans toutes les langues, y compris en français, dans la plupart des pays musulmans. Les Protocoles servent alors à dénoncer un «complot sioniste». «Selon cette réutilisation, si les fiers et valeureux Arabes ont pu être vaincus par les juifs lâches et fourbes, c’est en raison d’un complot international de forces occultes organisées par les sionistes», explique Pierre-André Taguieff. «Les Protocoles constituent un modèle réduit de la vision antijuive du monde la plus propre à la modernité, vision centrée sur le thème de la domination planétaire. La référence publique aux Protocoles est, par exemple, aujourd’hui présente dans les textes et les discours du FIS algérien et du Hamas palestinien», ajoute le chercheur, qui a établi la plus importante bibliographie des éditions récentes de ce faux insubmersible.

L’ennemi absolu, diabolique et mortel
Bibliographie qui ne cesse de s’enrichir et ne se limite pas aux pays arabes. Le texte reparaît publiquement dans beaucoup d’Etats ex-communistes — il est en vente libre à Moscou — et fait l’objet d’éditions récentes en Inde, au Japon ou en Amérique latine, avec une large diffusion. Loin d’être reclus dans d’obscures officines, comme c’est désormais le cas en Europe, il est, par exemple, en vente dans certains kiosques de Buenos Aires. Dans ces pays, la survie de ce texte n’a pas été affectée par la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout comme la démonstration du plagiat qui le constitue n’avait pas empêché son utilisation contre le «judéo-bolchevisme». C’est la force de ce «Nostradamus antisémite» que de transcender toute réfutation rationnelle. Pierre-André Taguieff y voit l’expression la plus efficace du «mythe politique moderne» du «juif dominateur»: «Par sa structure — la révélation du secret des juifs par un texte confidentiel qui leur est prétendument attribué — le texte des Protocoles satisfait au besoin d’explication, en donnant un sens au mouvement indéchiffrable de l’Histoire, dont il simplifie la marche en désignant un ennemi unique. Il permet de légitimer, en les présentant comme de l’autodéfense préventive, toutes les actions contre un ennemi absolu, diabolique et mortel qui se dissimule sous des figures multiples: la démocratie, le libéralisme, le communisme, le capitalisme, la république, etc. Le succès et la longévité des Protocoles, fabriqués à l’origine pour des enjeux limités à la cour de Russie, tiennent paradoxalement au manque de précision du texte, qui peut facilement s’adapter à tous les contextes de crise, où le sens des événements est flottant, indéterminable. D’où ses permanentes réutilisations.»

1. Les Protocoles des Sages de Sion, par Pierre-André Taguieff. Tome I : Un faux et ses usages dans le siècle (408 p.); tome II : Etudes et documents (816 p.). Berg International, 1992.


* [Note de PHDN] Les premières éditions en arabe des Protocoles datent du début des années vingt, et leur diffusion «joue un rôle décisif dans l’imprégnation antijuive des élites politiques et culturelles des pays arabes»; Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, op. cit., tome I, p. 295. 1951 est la date de la première traduction due à des arabes musulmans (les précédentes traductions en arabes étaient dues à des arabes chrétiens). Voir Bernard Lewis, Sémites et antisémites, Presses Pocket, 1991, p. 258.


Nous remercions vivement L’Express de nous avoir autorisé à reproduire cet article sur le site PHDN

Liens et bibliographie complémentaires sur les Protocoles

[ Les Protocoles...  |  Antisémitisme  |  Toutes les rubriques ]