Le IIIe Reich a-t-il tenu ses promesses sociales?
promesses et réalisations sociales du IIIe Reich
Hans Mommsen
L’Histoire, no 118, janvier 1989
© Hans Mommsen/L’Histoire 1989
L’effondrement du «Reich millénaire» le 8 mai 1945, jour de la capitulation, marqua l’inévitable fin d’un vertige d’illusions et de promesses non tenues. Car jamais la confrontation entre espérances et réalités politiques ne fut si violente que sous le IIIe Reich. Toute tentative de réécrire l’histoire à partir du postulat que le régime aurait pu survivre à l’épreuve de la guerre est donc foncièrement erronée.
En effet, le IIIe Reich ne fit pas seulement la démonstration de son incapacité à tenir ses engagements, même de façon ponctuelle. Poussée par sa propre nécessité intérieure, il se lança dans une radicalisation cumulative des buts et des moyens de sa politique. Chaque fois, cette fuite en avant anéantit les succès partiels qu’il avait obtenus, tels que la conquête de l’hégémonie en Europe centrale ou le rétablissement de la stabilité économique.
Le décalage entre les objectifs initiaux présentés par la propagande nazie et les effets concrets de la politique nationale-socialiste fut particulièrement criant dans le domaine de la politique économique et sociale. En matière de rentabilité et de main-d’œuvre, l’agriculture devint l’enfant mal-aimé de l’économie nationale-socialiste. Grâce à la «bataille» agricole, à l’emploi accru d’engrais et à la limitation des importations de denrées alimentaires, la production augmenta, mais les profits ne gonflèrent pas dans la même proportion. L’endettement des paysans grossit et le retard de la rationalisation persista.
Par rapport à la situation existant sous la république de Weimar, les résultats de la colonisation agraire restèrent dérisoires. La politique économique nationale-socialiste ne parvint pas à enrayer l’exode rural. Au contraire, la mécanisation forcée provoqua un départ excessif de main-d’œuvre, si bien que l’activité agricole ne put se poursuivre que grâce au recours à des volontaires pour les moissons et, pendant la guerre, grâce à l’utilisation des prisonniers russes. Les rêves de colonisation agraire massive élucubrés par Alfred Rosenberg à son ministère de l’Est, et la mission assignée aux équipes de colons mises sur pied par Himmler, ne tenaient compte ni du manque d’hommes ni des contraintes qui s’opposaient à tout retour à une structure économique préindustrielle.
La politique hitlérienne eut un effet tout aussi contradictoire sur l’artisanat et sur les petites et moyennes entreprises. La raréfaction des matières premières et des devises affecta en premier lieu les industries de transformation utilisatrices de produits importés. La propagande officielle faisait de l’artisan indépendant le modèle social de l’Allemand au travail. Or les entreprises artisanales profitèrent très peu de la politique de réarmement, qui déboucha inévitablement sur la concentration des contrats publics accordés à quelques très grosses entreprises de l’industrie lourde. En outre, les limitations effectives imposées à la consommation par la baisse du pouvoir d’achat et par le blocage des salaires empêchèrent tout décollage économique de l’artisanat et de la petite industrie.
Après le retour au plein emploi, en 1936, la pénurie de main-d’œuvre profita pleinement aux classes moyennes industrielles et artisanales, jusqu’au moment où la guerre conduisit à des fermetures d’usines et à des redéploiements au bénéfice de la grande industrie. Au lieu de réduire la tendance à l’accumulation du capital, elle accéléra ainsi le mouvement général de concentration amorcé avant la Première Guerre mondiale aux dépens des classes moyennes.
Dans le secteur des services publics, le régime nazi ne tint pas non plus compte des espérances suscitées par sa propagande antérieure à 1933. Avec la loi du 7 avril 1933 sur la reconstitution d’une fonction publique de métier, le gouvernement du Reich s’était ouvertement attaqué au nivellement de la fonction publique et au recours croissant à des personnes qui lui étaient extérieures. Les mesures d’épuration ne contribuèrent cependant nullement à l’amélioration de la position sociale et institutionnelle des fonctionnaires. Les réductions de salaires introduites par le gouvernement Brüning en 1932 furent maintenues, les agents des services publics se virent fréquemment supplantés par les hommes du parti et ne réintégrèrent pas ce rôle de support exclusif de l’État qu’ils revendiquaient. Les instances inférieures du NSDAP se lamentaient de leur manque d’influence sur l’appareil d’État, mais les fonctionnaires eurent souvent l’impression d’être des Cendrillons vouées à accomplir des travaux rebutants dans l’indifférence générale. Si les cadres de rang élevé avaient eu à se plaindre d’un relatif déclassement social sous la république de Weimar, après 1933 ils se virent plus encore confrontés à l’intrusion d’étrangers. Ceux-ci étaient nommés à des positions supérieures, en raison de leur appartenance au NSDAP et à la SS, au mépris de toutes les règles de promotion. En outre, les fonctionnaires durent supporter la pénurie de personnel et l’absence de relève dues à la guerre, ainsi que l’aggravation de leurs conditions de travail.
Dans les années de crise économique, la propagande nationale-socialiste avait promis que le régime nazi établirait un équilibre social nouveau et abolirait les oppositions de classes. Il est inutile de préciser davantage à quel point la destruction des syndicats et leur remplacement par le Front du Travail (1er mai 1933) privèrent les ouvriers d’instances représentatives dignes de ce nom, face à des patrons promus «Führer» de leur personnel, conformément au vocabulaire du nouveau régime. Les conseils de gestion des entreprises mis sur pied par le Front du Travail et qui comportaient des représentants du personnel n’eurent jamais la confiance des salariés. La NSBO (Organisation nationale-socialiste de salariés), qui défendait des objectifs plus nettement syndicaux, fut reléguée au second plan, et la responsabilité de la fixation des traitements et salaires confiée aux responsables de l’administration du travail, qui agissaient en tant que représentants du ministère de l’Économie. Les hausses de salaires furent contenues à l’aide de mesures de blocage. Elles ne purent être évitées complètement en raison de la construction de la ligne Siegfried et de la pénurie de plus en plus sensible de main-d’œuvre. Mais le revenu des ouvriers se dégrada nettement, dans la mesure où seules certaines branches profitèrent du boom économique.
Le NSDAP avait aussi pris l’engagement de créer un ordre social plus juste. Il limita donc les dividendes et la répartition des profits. Mais le régime se borna à cette mesure formelle et renonça à toute atteinte plus profonde au système économique capitaliste, même s’il soumit l’économie d’entreprise à un contrôle étatique renforcé, au nom du réarmement et de l’économie militaire. Les célébrations du 1er mai, où patrons et salariés défilaient côte à côte, se voulaient l’expression de l’abolition de l’opposition capital-travail. La terminologie du régime entretenait cette fiction: tous les Allemands se trouvaient désormais unis au service de la «Communauté du peuple» (Volksgemeinschaft).
Or, ce sont les salariés qui firent les frais d’un système économique régi par les nécessités de la guerre, même si l’introduction du livret de travail et les innombrables formes de travail obligatoire ne parvinrent pas à réduire complètement leur mobilité. L’élaboration de nouvelles conventions collectives avec la participation du DINTA (Deutsches Institut für technische Arbeitsschulung, «Institut de recherche sur le travail», créé initialement par le patronat allemand en 1926) qui avait été placé sous l’autorité du Front du Travail, ainsi que le renforcement de la discipline intérieure des établissements et de la contrainte du travail – en cas de besoin, on recourait aux services de la Gestapo contre les travailleurs nonchalants ou récalcitrants pour lesquels furent créés spécialement des camps d’éducation au travail – concoururent fortement à la dégradation de la condition des salariés.
Mais l’essentiel des coûts de la sanglante politique de guerre dans le secteur de la production fut supporté par les diverses catégories de travailleurs forcés, prisonniers de guerre et détenus des camps de concentration, employés dans des conditions le plus souvent inhumaines et dont le nombre finit par atteindre huit millions. Cela, ajouté à l’exploitation économique forcenée des territoires occupés à l’Est, ainsi qu’à la réquisition des économies d’Europe occidentale, permit à la population allemande de ne pas avoir à subir tout le poids de la guerre, et notamment de ne pas mobiliser complètement la main-d’œuvre féminine. La vocation de la Sécurité Sociale, dont le contrôle échut de plus en plus au Front du Travail, changea radicalement: au lieu de limiter l’exploitation des travailleurs et de garantir leur santé ainsi que leur revenu, elle devint un instrument destiné à assurer la productivité de l’individu. Handicapés sociaux, personnes âgées et malades se voyaient rejetés dans le groupe des asociaux et finalement inclus en partie dans le programme d’euthanasie. La politique sociale traditionnelle disparut. Les salariés allemands furent astreints à un impératif productiviste teinté de biologisme, destiné à mobiliser toutes les énergies au service du régime. Quant aux autres groupes soumis à une discrimination sociale ou religieuse, ils furent exclus du système de protection auquel ils pouvaient prétendre antérieurement.
Le IIIe Reich ne concrétisa jamais l’utopie sociale à dominante agrarienne des idéologues nationaux-socialistes de la veine d’Alfred Rosenberg. Dans les dernières années de son existence, il ressemblait au contraire à un vaste camp de travail hiérarchisé en niveaux différents. Sous la pression des attaques aériennes, il tendit également à séparer les travailleurs de leurs familles, que l’on évacuait vers des régions moins visées par les bombardements, en dépit de la résistance des ouvriers qui cherchaient par tous les moyens à rejoindre les leurs. En contradiction avec les engagements pris, la durée du travail ne cessa de s’élever pendant la guerre, jusqu’au moment où tout accroissement supplémentaire se heurta à la résistance des travailleurs.
Après la période de chômage massif, engendré par la crise de 1929, le retour au plein emploi, vers 1935, constitua un succès psychologique et factuel réel du régime nazi. Ce n’est que plus tard que les travailleurs firent l’expérience de réductions rampantes, directes et indirectes, du niveau de vie. Au cours de la guerre, la consommation privée se réduisit finalement de près d’un tiers. La disponibilité en logements, en vêtements, en biens industriels d’usage courant diminua constamment et, à partir de 1944, les industries de biens de consommation travaillèrent exclusivement pour la Wehrmacht. La fraction supérieure des couches moyennes fut relativement moins atteinte que la masse des ouvriers par cette évolution. Le nivellement des inégalités sociales, thème récurrent de la propagande officielle, ne se traduisit donc, dans les douze années que dura le régime, que par un appauvrissement, dont souffrirent particulièrement les victimes des bombardements et les réfugiés, en raison de l’impossibilité de remplacer les objets de nécessité courante et du peu de signification d’un dédommagement financier en de telles circonstances.
Il n’y eut donc pas de révolution sociale pendant le IIIe Reich, non plus d’ailleurs que de renouvellement complet des élites, même si la répression qui frappa des pans entiers des milieux dirigeants après l’attentat manqué contre Hitler le 20 juillet 1944 les «écréma» sérieusement. C’est que l’élite montante du national-socialisme s’intégra aux élites traditionnelles – à l’exception de quelques groupes fanatisés, qui, grâce au soutien idéologique que leur accorda Hitler, parvinrent à exercer une influence démesurée. Subjectivement, les tensions entre les classes se réduisirent quelque peu, dans la mesure où le système permit des promotions sociales. En effet, la pénurie de main-d’œuvre due au réarmement devint endémique pendant la guerre en raison de la nécessité de mobiliser une part de plus en plus grande de la population. Pour les ouvriers des industries d’armement, l’utilisation croissante de travailleurs étrangers et de prisonniers de guerre soviétiques, destinée à pallier cette pénurie, se traduisit par une promotion sociale: le personnel allemand permanent se voyait en général affecté à des postes de maîtrise et de surveillance dans les plus grandes entreprises.
Dans de nombreux secteurs, le régime nazi constitua un Eldorado pour les technocrates en voie d’ascension sociale. La meilleure illustration de ce phénomène reste l’exemple de l’architecte Albert Speer, promu ministre de l’Armement. Paradoxalement, le dilettantisme et l’anti-intellectualisme typiques du national-socialisme n’excluaient pas qu’il encourage un certain professionnalisme. Dans les domaines militaire, médical, technique, et dans la justice, on stimule les initiatives individuelles, à condition qu’elles respectent les grandes lignes politiques du régime. L’exploitation inimaginable des détenus des camps de concentration par d’innombrables groupes industriels, tout comme l’efficacité démesurée de la justice militaire, prouvent assez que le IIIe Reich a su s’attacher les loyaux services de certaines professions. Face à ces groupes en ascension, l’ancienne classe moyenne, qui avait attendu de Hitler la restauration de ses privilèges sociaux, se retrouva sur une voie de garage.
Le régime nazi accéléra donc un reclassement déjà amorcé antérieurement, sans pour autant modifier les hiérarchies sociales de fond en comble. La mobilité, accrue du fait de la guerre, contribua indirectement à la modernisation de la société et mit fin à des isolats sociaux traditionnels. Mais le régime s’avéra totalement incapable de donner un sens positif à ce changement en cours. Les promesses qui avaient permis à Hitler et à son entourage de s’imposer continuèrent à relever de la pure fiction. On assista en fait à l’enrichissement démesuré des catégories qui soutenaient le régime. Elles cédèrent à une corruption sans limites et détruisirent, outre les fondements institutionnels de l’appareil d’État dont elles s’étaient emparées, les règles de promotion de l’administration publique.
En somme, le régime ne cessa de s’éloigner de cette Volksgemeinschaft qu’il avait appelée de ses vœux. Le corollaire du «règne des bonzes», que la population dénonça avec tant d’amertume, était la corruption. Grâce à elle, les «faisans du parti» purent bénéficier d’un marché noir en plein développement et mener une existence dorée insupportable en regard des restrictions matérielles imposées à la majorité de la population.
Le système nazi survécut en faisant supporter aux peuples vaincus le poids de la guerre et de l’agression. Il limita ainsi le mécontentement de la population allemande, un mécontentement que Hitler voulait éviter par-dessus tout, car il avait encore présent à l’esprit le souvenir de la révolution de novembre 1918, provoquée justement par un peuple épuisé, à la fin de la Grande Guerre. La réalisation des promesses sociales du IIIe Reich, formulées notamment dans le programme Kraft durch Freude («La force par la joie») du Front du Travail, supposait que l’économie allemande ne manque ni de devises ni de matières premières. Or l’abondance de ses ressources est incompatible avec la conduite d’une guerre. La production de la Volkswagen, conçue d’emblée comme une automobile populaire destinée au marché civil, illustre cette contradiction. Face à la pénurie de carburant et à l’affectation d’une part croissante des ressources à l’économie de guerre, la vision de Ferdinand Porsche – une motorisation générale de la population allemande – ne pouvait être, provisoirement du moins, qu’une utopie.
Au lieu de l’équilibre social promis, de la hausse du niveau de vie, de la consolidation des classes moyennes, du ralentissement de l’urbanisation et du renforcement des structures agraires, la société fut peu à peu livrée au Moloch d’une économie de guerre relativement mal coordonnée et pas même efficace, où triomphaient des tendances exactement inverses. Les grands rêves de l’idéologie nazie – la famille paysanne, la vie proche du sol natal, le cantonnement de la femme dans son rôle de mère, l’idylle paysanne et villageoise – n’avaient plus grand-chose à voir avec la réalité du IIIe Reich. Celui-ci évolua peu à peu vers une société industrielle, dans sa forme la plus pure et la plus perverse: l’anéantissement de l’individu par le travail.
Le Volksgenosse (le citoyen), et non plus seulement l’esclave venu de l’Est ou de l’Ouest, membre d’une des innombrables catégories de travailleurs forcés, ne valait plus qu’en fonction de sa capacité à consacrer sa force de travail à la nation. La politique sociale et son pendant biologique, l’euthanasie, furent mis au service exclusif de l’intensification de la production, et non de son humanisation. Le darwinisme social, autrement dit la lutte de tous contre tous, résume bien la réalité sociale du IIIe Reich, que les images romantiques diffusées par la propagande nazie parviennent mal à camoufler.