Les exterminations par gaz
à RavensbrückAnise Postel-Vinay
in Germaine Tillion, Ravensbrück,
Paris: éditions du Seuil, 1988© Anise Postel-Vinay & Seuil 1988
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PHDN reproduit ici l’annexe 1 de l’ouvrage de Germaine Tillion sur Ravensbrück. L’appareil de notes présenté dans la présente version diffère, par sa présentation et sa numérotation uniquement, de celle de la version imprimée. Son contenu est le même que dans la version imprimée. Des ajustements typographiques destinés à améliorer le confort de lecture ont été apportés.
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Anise Girard (Mme André Postel-Vinay), étudiante de vingt ans, fut arrêtée à Paris le 15 août 1942, avec le réseau SMH Gloria, puis déportée NN à Ravensbrück le 31 octobre 1943. Déjà licenciée en allemand avant son arrestation, elle apprit à Ravensbrück un peu de polonais et de russe, ce qui lui permit d’entrer en contact avec un bon nombre de camarades politiques ignorant le français. Depuis plusieurs années, grâce à des voyages en Angleterre, en Autriche et en Allemagne, elle a pu consulter sur place les archives des procès, les quelques documents originaux dispersés et les témoignages méthodiquement recueillis par les anciennes déportées de langue allemande, polonaise et tchèque, qui, plus anciennes que les Françaises à Ravensbrück, y furent nombreuses à occuper les postes où circulaient le maximum d’informations. Elle a ainsi complété ce que nous savions déjà sur les assassinats par gaz à Ravensbrück, ainsi que sur les assassinats par gaz dont furent victimes des femmes «sélectionnées» à Ravensbrück pour être tuées ailleurs.
Plusieurs milliers de femmes et d’hommes détenus à Ravensbrück furent «sélectionnés» pour être tués par gaz, de 1942 à 1945, soit dans les chambres à gaz des «instituts d’euthanasie», soit dans une chambre à gaz aménagée à Ravensbrück même en 1945.
1. Les assassinats dans la chambre à gaz de l’«institut d’euthanasie» de Bernburg
Ce que les prisonnières ont observé1
A l’automne de 1941, les Blockältesten reçoivent l’ordre de dresser la liste des «diminuées mentales», des «infirmes», des «incontinentes» et des «inaptes au travail». En novembre, une commission médicale — dont un psychiatre inconnu — vient de Berlin examiner, dans les douches, les femmes préalablement inscrites sur des listes. On s’aperçoit que les tuberculeuses, les asthmatiques, les asociales atteintes de maladies vénériennes et d’autres malades peu graves ont été ajoutées sur les listes. Les femmes défilent nues devant un médecin silencieux qui met un petit signe sur des dossiers empilés sur sa table. Les seules questions qu’il pose sarcastiquement ont trait à l’appartenance politique ou «raciale» de la détenue. Après les malades défilent les asociales, des détenues de droit commun et des juives, de tout âge et non malades.
L’émoi provoqué dans le camp par cet épisode s’estompe peu à peu. Mais, le 3 février 1942, environ 150 de ces femmes sont appelées en pleine nuit à passer aux douches. Elles sont chargées brutalement dans des camions bâchés et partent — disent les Aufseherinnen — pour un camp moins dur. Sauf quelques exceptions, celles qui partent et celles qui restent croient vraiment qu’il s’agit d’un bon transport. Beaucoup des partantes sont des détenues politiques allemandes, autrichiennes et tchèques, intellectuelles connues, enfermées depuis de longues années. Mais, deux ou trois jours après, les vêtements des femmes reviennent avec leur triangle rouge ou noir et leur numéro, ainsi que leurs affaires de toilette, la prothèse de l’une d’entre elles et la béquille d’une autre. Un camion déverse ces objets en vrac devant l’Effektenkammer («dépôt de vêtements»).
Un deuxième transport, d’égaiement 150 femmes environ, part une semaine plus tard.
Une jeune militante politique connue, Olga Benario-Prestes, Blockälteste du block des juives, est sur la liste et attend son tour. Elle est l’une des rares femmes convaincues qu’il s’agit d’une mise à mort. Des camarades conviennent avec elle de cacher dans les douches papier, crayon, fil et aiguille pour qu’elle glisse sous le triangle de sa veste rayée un message indiquant où elle sera arrivée. Le troisième départ a lieu, malgré des retards dus à une neige épaisse. Deux jours après, un camion rapporte un chargement de vêtements, et les camarades de l’Effektenkammer trouvent le message: «La dernière ville est Dessau. On nous fait déshabiller. Pas maltraitées. Adieu.»
Le nom de cette ville de Dessau n’apportait aucun éclaircissement, mais il était quasi certain que ces femmes avaient été tuées… gazées, ont pensé les «politiques» allemandes, qui n’ignoraient pas que l’on gazait, dans des lieux tenus secrets, certains malades des établissements psychiatriques allemands. Les femmes de Ravensbrück ignoraient encore, en cet hiver 1942, que l’on venait de commencer à gazer à Auschwitz.
Une dizaine de transports sont ainsi partis jusqu’à la mi-mars, emmenant à la fin asociales, détenues allemandes de droit commun et juives, 1 600 femmes en tout, estimèrent les Tchèques, dont l’une travaillait à l’Effektenkammer.
Une secrétaire de la section politique, Maria Adamska, avait appris que les hommes, de leur côté, avaient vu partir — vers la mi-mars — un ou deux groupes de «malades», 300 ou 400 détenus en tout. Un détenu de la cuisine avait vu revenir les vêtements assez longtemps après, dans un camion de l’asile régional de Buch-bei-Berlin. Les juifs joints à ces départs avaient dû passer chez le dentiste, qui leur avait arraché leurs dents en or. On disait que ces malheureux avaient dû servir de cobayes ou être tués à l’électricité. Un ancien Blockältester, Peter Dürnholz, signale que, à une date qu’il ne précise pas, 40 homosexuels, habillés de neuf et à qui l’on avait dit qu’ils allaient être enrôlés dans l’armée, ont quitté le camp. Le soir même, les vêtements sont revenus. On disait dans le camp que ces hommes auraient été utilisés pour des essais de gazage, près de Berlin2.
Au camp des femmes, à la section politique, les dossiers des femmes inscrites sur les listes avaient été enlevés des étagères dès la fin de décembre 1941 et enfermés dans un coffre-fort. Des SS supplémentaires avaient été recrutés et travaillaient la nuit à ces dossiers. A l’automne, ceux-ci ont repris leur place sur l’étagère. Chacun avait reçu la mention: Überstellt N.L. («transféré N.L.»). N.L. pouvait signifier Neues Lager, nouveau camp … C’était à l’évidence un camouflage. Les familles qui ne recevaient plus de lettres de leur détenue commençaient à écrire. Le bureau de l’état civil de la Kommandantur se mit à établir des actes de décès dont les dates étaient réparties de février à juillet 1942 et dont les causes variaient d’un décès à l’autre.
A Ravensbrück, comme dans tous les autres camps, était installé à la Kommandantur un second bureau d’état civil de la commune appelé simplement Ravensbrück II. L’ancien détenu Gerber, qui avait vu disparaître son camarade Hintermeier le 14 mars 1942 vers l’hôpital psychiatrique de Buch-bei-Berlin (disait-on au camp), dont il n’était jamais revenu, a recherché sa trace à l’état civil de sa commune d’origine, Landshut, à la Libération. Il était indiqué que Hintermeier était décédé le 22 mai 1942 à Ravensbrück-bei-Fürstenberg (état civil Ravensbrück II N 1328/42)3.
Les documents
A l’appui de ces observations faites par les détenues, nous n’avons jusqu’ici que deux documents qui permettent de retracer la longue préparation des assassinats des détenues de Ravensbrück et de supputer le lieu où ils se sont produits.
Le premier est constitué par une série de lettres que l’un des médecins de la commission spéciale apparue au camp de Ravensbrück en novembre 1941 a adressées à sa femme. Quatorze d’entre elles au moins nous intéressent, échelonnées du 19 novembre 1941 au 13 janvier 1942. Il s’agit du Dr Fritz Mennecke, psychiatre, directeur de l’établissement psychiatrique d’Eichberg (Rheingau)4. Dans son établissement, il avait procédé à la sélection des malades «incurables», selon la directive du Führer du 1er septembre 1939, malades auxquels des médecins désignés par la chancellerie avaient «accordé une mort miséricordieuse»… Maintenant, le Dr Mennecke était appelé à sélectionner les «incurables» dans les camps de concentration, sous la haute et très secrète autorité du Pr Werner Heyde, titulaire de la chaire de neurologie et de psychiatrie à l’université de Würzbourg. Le Dr Mennecke prenait décidément une part de plus en plus active à cette Aktion ultra-secrète d’assassinats des malades, appelée T.4 pour les malades mentaux civils allemands et 14 f 13 pour les «malades» des camps de concentration.
Le Dr Mennecke écrit tantôt de l’hôtel de Fürstenberg, tantôt de celui de Neustrelitz, à quelques kilomètres de Ravensbrück.
Le soir du 19 novembre 1941, il est allé à Ravensbrück, s’est présenté au commandant Kœgel, et l’adjudant de ce dernier lui a appris qu’il n’y avait que 259 dossiers à voir. Il sera donc inutile que ses confrères Müller et Schmalenbach viennent de Berlin.
Le soir du 20 novembre, à 17 h 45, il écrit qu’il a téléphoné à son chef, le Pr Heyde, qu’il fera le travail seul. Le Pr Heyde s’est montré très aimable. Le Dr Mennecke poursuit: il a réussi à voir 95 dossiers dans la journée; il compte avoir fini le lundi suivant et il se rendra ensuite directement à Buchenwald. Il a déjeuné à la cantine du camp avec des lentilles au lard et une omelette, il a fait la connaissance du médecin du camp, le Dr Sonntag, et s’est promené pendant la pause de midi avec le commandant Kœgel, qui lui a proposé la visite des étables du camp comme promenade digestive.
Mais le même soir du 20 novembre 1941, à 22 h 50, il reprend la plume:
«[…] et maintenant le plus beau! le Dr Schmalenbach et le Dr Müller sont arrivés ici ce soir! Ils ne savaient rien de Heyde ni de ma conversation téléphonique avec lui ce matin. Heyde n’était pas là lorsqu’ils sont passés à Berlin dans le courant de la journée. Là, on leur a dit d’aller à Ravensbrück, alors que c’est moi qui y suis. Nous travaillerons donc à trois demain et en terminerons d’abord avec les questionnaires déjà préparés. Ensuite, nous devrons continuer avec beaucoup plus de dossiers que prévu, environ 2 000! paraît-il. Rien n’est plus simple, pour eux à Berlin (Jennerweina), que d’en faire 2 000! Ils ne s’inquiètent pas de savoir si tant [de détenus] correspondent aux critères prévus! Qui commande en réalité, à Berlin? Personne ne le sait, ni Schmalenbach ni Müller.»Dans cette lettre, Mennecke se montre surpris que l’on exige soudain 2 000 dossiers de Berlin, alors qu’il n’a trouvé à Ravensbrück que 259 cas répondant aux critères qui lui ont été fixés pour l’ «euthanasie». Mais la surprise ne dure pas, et, dans les lettres suivantes, il ne manifeste aucun étonnement quand les listes de «malades incurables» s’allongent de prostituées, de juives et de détenues de droit commun.
Le Dr Mennecke écrit qu’il a vu 2 000 dossiers à Dachau; il doit en examiner 2 000 à Ravensbrück, et ce sera encore 2 000 à Buchenwald et 2 000 à Gross-Rosen. A Buchenwald comme à Ravensbrück, on rajoute des juifs pour faire le compte. A Gusen, important kommando de Mauthausen, c’est aussi 2 000 «inaptes au travail» dont il faut dresser les listes à la même époque.
Au fur et à mesure qu’il a annoté les questionnaires et fait défiler les détenus concernés, le Dr Mennecke envoie les dossiers à Berlin. Il est donc vraisemblable que, comme dans la procédure de gazage des malades mentaux des asiles civils, les «surexperts» de Berlin vérifient les dossiers, épargnent même quelques vies et que les listes définitives des victimes sont ensuite retournées aux commandants des camps avec l’avis définitif. Ceux-ci organisent alors l’envoi des «malades» vers les «instituts d’euthanasie».
Le 30 novembre, le Dr Mennecke travaille déjà à Buchenwald. Dans sa lettre du même jour, 20 h 58, Hotel Elephant, Weimar, le Dr Mennecke dresse un tableau de chasse de chacun des trois médecins de la commission. (Il écrivait dans sa lettre du 28 novembre, 7 h 40: «Debout! En route pour la chasse fraîche et joyeuse!») Ils en sont déjà à 962 dossiers, il en reste encore 1 038 à faire! Le 5 janvier 1942, le Dr Mennecke revient à Ravensbrück.
Sa lettre du 12 janvier indique qu’il «expertise» encore 334 hommes et 300 femmes, et qu’il ne lui restera que les juives pour le lendemain.
Le témoignage des détenues qui estimaient à 1 600 femmes et à 400 ou 500 hommes les victimes des «transports noirs» de 1942 s’est donc révélé très proche du chiffre de 2 000 que le Dr Mennecke a indiqué de son côté au moment même de la préparation du crime.
La seule indication que les détenues de Ravensbrück avaient, en 1942, sur la destination finale de leurs malheureuses camarades était donc Dessau.
Après la guerre, on sut que, près de Dessau, à Bernburg-sur-la-Saale, l’hôpital psychiatrique était doté d’une chambre à gaz qui, en mars 1942 notamment, fonctionnait à plein rendement pour les détenus sélectionnés à Buchenwald et Gross-Rosen5. Car on a retrouvé une correspondance de «livraison» de détenus de Buchenwald à Bernburg. C’est le deuxième des documents que nous évoquions plus haut. Sans qu’on en ait jamais eu la preuve, on peut considérer que les 2 000 victimes de Ravensbrück ont été anéanties là. Le directeur de l’hôpital de Bernburg était alors le jeune Dr Irmfried Eberl, qui fut ensuite le commandant du camp d’extermination de Treblinka pour quelques mois6.
2. Les transports vers Auschwitz et Lublin
A la fin de mars 1942, un grand transport de 1 000 femmes quitta Ravensbrück pour Auschwitz: des Allemandes surtout, asociales et juives, encadrées par des «politiques» allemandes et l’Oberaufseherin de Ravensbrück en personne. Ce transport entra intégralement dans le camp d’Auschwitz et fonda le camp de femmes de Birkenau, avec les matricules de 1 à 999.
Cinq ou six petits transports de juives vers Auschwitz se succédèrent pendant l’été, et, au début d’octobre, partit un grand transport de 622 femmes: 522 juives, 90 témoins de Jéhovah et 10 autres7.
Les transferts de juives à Auschwitz étaient donc commencés depuis six mois lorsque l’ordre de Himmler de rendre Ravensbrück judenfrei (débarrassé de ses juives) parut le 2 octobre8… Et paradoxalement, après l’ordre du 2 octobre, l’exode des juives vers Auschwitz ne se poursuit pas. Il arrive même à Ravensbrück de façon continue de nouveaux groupes de juives de l’extérieur, souvent avec leurs enfants. Puis il en arrive d’Auschwitz! De petits groupes de Tsiganes et de «politiques» arrivent aussi d’Auschwitz, puis d’importants convois de juives hongroises mourantes! Ce mouvement s’amplifiera jusqu’en janvier 1945, où des survivantes de la terrible évacuation d’Auschwitz arriveront à Ravensbrück9.
Au début de 1944, une sévère sélection envoie un transport de 800 femmes de Ravensbrück — avec 30 enfants — à Lublin. Il s’agit de femmes un peu âgées ou malades. Un «transport noir», de nouveau.
En fait, ce transport ainsi que tous ceux qui sont partis pour Auschwitz auparavant n’ont pas été exterminés dès leur arrivée. Les femmes sont mortes à 98 %, épuisées, et peu à peu sélectionnées pour les chambres à gaz. C’était une extermination différée.
3. Le sort des détenues devenues «folles»
Pour ce sombre chapitre, il n’y a jusqu’ici aucun document, aucun recoupement qui permette de savoir comment ont péri celles que l’on a vu jeter brutalement dans des camions, demi-nues, avec leur numéro tracé en violet sur le dos. Nombreuses sont les détenues qui décrivent, au milieu du block des tuberculeuses, la terrifiante Idiotenstübchen (chambre des «folles») de 3 mètres sur 3 où l’on entassait jusqu’à 50 et même 70 femmes. Cette «petite pièce» était vidée deux ou trois fois par mois de ses malheureuses occupantes, en général juste avant la sirène du lever, donc à la nuit noire10. Mais, à notre connaissance, aucune détenue n’a noté avec précision le nombre de ces départs. Seule, Germaine Tillion a tenté d’interroger sur place les infirmières et les médecins détenues ainsi que la prisonnière qui était le chef des Lagerpolizei. Ces détenues ont compté qu’il y aurait eu environ 60 petits transports, de 50 à 70 femmes chacun, du début de 1943 à novembre 1944. Au dernier transport de novembre 1944, les malades partirent à 120, après avoir été sélectionnées par un médecin venu de Berlin. Nous avions fini par savoir qu’elles partaient pour Linz, en Autriche, et nous pensions qu’elles allaient être gazées à Mauthausen. Jusqu’à la Libération, nous n’avions jamais entendu parler de Hartheim, ce château Renaissance près de Mauthausen où des malades mentaux de toute l’Allemagne et des camps de concentration de Dachau, Mauthausen et Gusen ont continué d’être gazés jusqu’en décembre 1944. C’est probablement là que nos camarades ont trouvé la mort.
Le Dr Treite, médecin SS du camp de Ravensbrück à cette époque, n’a reconnu à son procès que le dernier transport des 120 en minimisant leur nombre et en prétendant qu’une partie d’entre elles avaient été envoyées dans une maison de santé de Thuringe11. Il existait en effet en Thuringe, à Sonnenstein, une clinique psychiatrique pourvue d’une chambre à gaz. Il a confirmé qu’un expert était bien venu de Berlin pour sélectionner les malades et que leur destination était Linz en Autriche. A la question: «Que saviez-vous, alors, de la destination de ce transport?» Treite répondit: «On supposait qu’il s’agissait d’un transfert dans un hôpital psychiatrique de Linz, mais ensuite un infirmier SS m’a dit que c’était un transport pour la chambre à gaz.»
4. Les assassinats dans la chambre à gaz de Ravensbrück
Ils se situent de janvier à avril 1945 et ont fait de 5 000 à 6 000 victimes, sélectionnées parmi les malades de tous âges et les femmes de plus de quarante ans, au camp même et dans plusieurs petits camps extérieurs.
En janvier 1945, pour des raisons que nous n’avons d’abord pas comprises, les SS ont isolé toute la rangée des grands blocks du fond du camp, du 27 au 32, par une haute clôture de barbelés, dans laquelle deux petites portes avaient été aménagées. A la fin de janvier, toutes les femmes qui avaient reçu, plusieurs mois auparavant, la «carte rose» les dispensant des gros travaux furent convoquées en longues colonnes au Revier. L’Oberschwester, pour une fois maternelle et bienveillante, fit défiler les femmes devant elle en leur disant qu’elles allaient être transférées dans un camp moins dur. Elles furent d’abord parquées derrière les nouveaux barbelés, puis furent emmenées le soir même dans un petit camp dit «Uckermark», situé sur la hauteur dans les pins, à quelque mille mètres du camp. Le 9 février, 72 jeunes malades du block des tuberculeuses furent envoyées à leur tour dans ce petit camp d’Uckermark, occupé jusqu’au début de janvier par de jeunes délinquantes allemandes (d’où son autre nom de «Jugendlager»)12. Mais à peine avait-on eu le temps de se réjouir de cette amélioration que les camarades médecins et infirmières envoyées là-haut pour y installer l’infirmerie sont renvoyées au grand camp. Elles sont décomposées: au Jugendlager, les femmes sont encore plus maltraitées qu’au grand camp: on leur a enlevé leur manteau et leurs bas. Elles restent debout dehors, en appel, six à sept heures par jour. Le pain et la soupe sont diminués de moitié. La nuit, pas de couverture et interdiction de sortir pour aller aux toilettes (une infâme planche en équilibre sur une fosse). Uckermark n’est pas un camp de repos, c’est un camp d’extermination13.
D’autres nouvelles terrifiantes filtrent du Jugendlager (voir, aux chapitres 1 et 8, comment les nouvelles circulaient d’un camp à l’autre). Certaines malades y sont empoisonnées de force par deux infirmiers SS et une redoutable détenue14. D’autres sont tuées par piqûre. De plus, des sélections sont organisées presque chaque jour par les médecins du grand camp et le nouveau chef du camp qui vient d’Auschwitz, le Hauptsturmführer SS Schwarzhuber. Les femmes sélectionnées sont enfermées dans l’ancienne salle de gymnastique des jeunes. On leur peint leur numéro en violet sur la main gauche, et, le soir, des camions viennent les chercher. Les infirmiers SS et l’Aufseherin qui fait fonction de chef du camp d’Uckermark chargent les malheureuses sur les camions avec la plus grande brutalité. Sûrement, on va les tuer. Mais où? Comment? Personne ne revoit ces prisonnières.
Dans le grand camp, à plusieurs reprises, en février et en mars, on sélectionne les femmes qui ont les jambes enflées, ou des plaies, ou des abcès. On les enferme d’abord derrière les barbelés du fond du camp, puis elles doivent, elles aussi, monter au Jugendlager. Les sélectionneurs écument aussi les blacks de malades. Certaines sont emmenées au Jugendlager, d’autres vont directement du côté du crématoire. On suit le parcours des sinistres camions à l’oreille. Ils s’arrêtent juste de l’autre côté du mur où fument les grandes cheminées du crématoire. Au moment des grandes séries d’exécutions, en 1942, les femmes partaient par petits groupes de 6, 10 ou 12. On entendait les coups de feu. Mais, en ce froid printemps de 1945, les camions emportent les malades par camions de 40, et l’on n’entend pas de coups de feu. Les SS ont dû installer une chambre à gaz près du crématoire, pensions-nous.
Jusqu’à la fin d’avril 1945, par groupes de 80 à 150 ou même 180, les femmes les plus épuisées ou les plus malades disparurent peu à peu ainsi. Et, lorsqu’on ramenait de petits groupes de femmes à bout de force des usines extérieures ou de l’autre camp d’extermination (Rechlin), il est arrivé que des camions n’entrent même pas dans le camp: ils portaient leur chargement humain directement à la chambre à gaz.
Le camouflage des assassinats par gaz
Peu de temps après que les 72 jeunes tuberculeuses ont été envoyées au Jugendlager, les secrétaires du bureau du travail qui tenaient les registres de la répartition des prisonnières dans les kommandos de travail ont reçu de la Kommandantur une liste de femmes «transférées au camp de Mittwerda»15. C’était tout à fait insolite, car, en règle générale, c’était le bureau du travail lui-même qui constituait les listes des départs en transport. Ce camp de Mittwerda était censé être un camp de repos, et les secrétaires reçurent l’ordre d’écrire «sana» en face de chaque nom de femme partie pour Mittwerda. Mais elles reconnurent rapidement, dans la liste des l transférées à Mittwerda, quelques noms de jeunes tuberculeuses en réalité emmenées au Jugendlager.
Les listes des «transférées à Mittwerda» arrivaient irrégulièrement au bureau du travail, contenant de 100 à 300 noms chaque fois. Les secrétaires comptèrent de 4 000 à 5 000 noms et réussirent à voler une de ces listes, celle du 6 avril 1945, signée de la main du commandant Suhren16. Il s’agit de 496 femmes de plusieurs nationalités: Polonaises, Russes, Ukrainiennes, Yougoslaves, Allemandes, Hollandaises, Belges et Françaises. Certains noms sont d’origine juive.
A l’infirmerie, où la totalité des détenues de Ravensbrück figurait non pas sur des registres, mais sur des fiches, le médecin SS du camp, le Dr Treite, a exigé que les fiches des femmes «transférées à Mittwerda» soient enlevées du fichier général et mises dans une boîte à part. La dernière semaine d’avril, toute la cartothèque du Revier fut brûlée derrière les bâtiments, et la liste clandestine des mortes que les secrétaires tenaient tant bien que mal fut découverte et également brûlée par le Dr Treite.
Situation du bâtiment
Aucun des accusés des procès de Ravensbrück n’a nié l’existence d’une chambre à gaz à Ravensbrück. Ils l’ont tous située dans une ancienne baraque à matériel, en bois, à proximité immédiate du crématoire. Le crématoire, qui comprenait un petit bâtiment flanqué de deux cours, dissimulé derrière un haut mur, était adossé à un décrochement sud du mur ouest du camp, à une cinquantaine de mètres du lac.
Quand la baraque à matériel, située à quelques mètres du crématoire, a été aménagée en chambre à gaz, on a construit une palissade en planches d’environ deux mètres de haut pour la dissimuler aux regards des colonnes de détenues qui empruntaient la route du bord du lac et pour aménager ainsi une cour attenante au mur du crématoire. La partie de la palissade la plus proche du mur du camp était faite en roseaux du lac.
Les témoignages des SS: le déroulement des opérations
Dans sa sécheresse, la description du lieu et du déroulement d’un gazage, donné par le Schutzhaftlagerführer. le Hauptsturmführer SS Schwarzhuber, dans ses dépositions des 15 et 30 août 1946, donne une idée précise du dispositif de fortune installé à Ravensbrück en 1945. Schwarzhuber était arrivé à Ravensbrück le 2 janvier 1945, venant d’Auschwitz, via Dachau-Kaufering ; était arrivé au même moment le sous-officier Moll. Tous deux étaient, à Auschwitz, les techniciens des gazages.
Schwarzhuber a déclaré le 15 août 194517:
«[…] A la fin de février 1945, je fus appelé avec le Dr Trommer auprès du commandant du camp, le Sturmbannführer Suhren. Suhren nous informa qu’il avait reçu l’ordre du Reichsführer Himmler de liquider toutes les femmes qui étaient malades ou dans l’impossibilité de marcher. Avant de nous communiquer cette information, il nous demanda combien il y avait de femmes malades dans le camp. J’expliquai au commandant que j’avais été content de quitter Auschwitz et que je n’aimerais pas refaire cela une deuxième fois. Il me dit alors que le Sturmbannführer Sauer, adjoint au commandant du camp, avait été chargé d’exécuter l’ordre. Dans les jours qui suivirent, le Dr Trommer entreprit les sélections dans les différents blocks, 2 300 femmes furent ainsi triées. On commença d’abord à fusiller ces femmes. C’est le Hauptscharführer Moll qui en était chargé. Huit détenus l’assistaient. Mais cette méthode semblait trop lente au commandant du camp. Il déclara en ma présence que cela n’allait pas assez vite et qu’il fallait appliquer d’autres méthodes. A la suite de cela, le Sturmbannführer Sauer ordonna l’aménagement d’une chambre à gaz dans une baraque située près du crématoire. J’ai assisté à un gazage. A chaque fois, 150 femmes étaient poussées dans la chambre à gaz. Le Hauptscharführer Moll donnait l’ordre aux femmes de se déshabiller et leur indiquait que l’on allait procéder à un épouillage. Les femmes étaient alors menées dans la chambre et la porte était verrouillée. Un détenu homme, portant un masque à gaz, montait sur le toit et jetait, par une ouverture qu’il refermait immédiatement après, une «boîte à gaz» dans la chambre. J’entendis des gémissements et des plaintes. Après deux ou trois minutes, on n’entendit plus rien. Je ne peux pas dire si les femmes étaient mortes ou étourdies. Je n’étais pas présent lorsqu’on vida la chambre. On m’a raconté (c’est Moll qui me l’a raconté) que les cadavres étaient immédiatement transportés au crématoire. C’est au Sturmbannführer Sauer, au Dr Trommer et au Hauptscharführer Moll, qui assistaient à toutes les opérations de gazage, que revenait toute la mise en œuvre de cette action. Le travail était entièrement effectué par des détenus du camp des hommes qui en avaient reçu l’ordre […]»
Le 30 août 1946, Schwarzhuber ajoute ces précisions:
«Moll fit fusiller entre 150 et 200 prisonnières. Après ces exécutions, Suhren dit que ça allait trop lentement, qu’il fallait maintenant gazer le reste. Cela fut communiqué au Sturmbannführer Sauer, qui me le répéta.
Entre 2 300 et 2 400 personnes furent gazées à Ravensbrück. La chambre à gaz, de 9 mètres sur 4,5 environ, pouvait contenir environ 150 personnes. Elle se trouvait à environ cinq mètres du crématoire. Les prisonnières devaient se déshabiller dans une petite remise, située à trois mètres de la chambre à gaz, et étaient introduites dans la chambre à gaz par une petite pièce attenante.»
Au début de sa déposition, Schwarzhuber indique que les femmes étaient sélectionnées dans le camp par un médecin. Il ne dit pas qu’il présidait en personne à ces sélections.
Les femmes sélectionnées étaient d’abord isolées dans les blocks du fond du camp, derrière une clôture de barbelés, puis transférées dans le petit camp d’Uckermark. C’est là que les divers procédés de mise à mort étaient mis en œuvre, y compris les ultimes sélections pour la chambre à gaz.
Ces crimes ont été relatés par de nombreuses prisonnières et par les Aufseherinnen du Jugendlager.
Avant même que, vers la mi-avril 1945, les 1 300 ou 1 500 survivantes du Jugendlager soient ramenées au grand camp, il y eut toujours un va-et-vient de prisonnières des fi· bureaux entre le Jugendlager et le camp. Ce qui se passait au Jugendlager était connu au grand camp.
La Lagerführerin du Jugendlager, Ruth Closius-Neudeck, a fait deux dépositions, les 2 et 8 décembre 1947, et elle a comparu comme témoin le 21 juin 1948 au procès du Kommandoführer du crématoire. Ses fonctions au Jugendlager (ou Uckermark) se sont situées entre la mi-janvier et la fin de février 1945.
Elle a déclaré le 2 décembre 194718:
«Lorsque je pris en charge [fin janvier 1945] le camp d’Uckermark, il s’y trouvait environ 4 000 détenues de toutes nationalités. Environ six semaines après, je fus mutée d’Uckermark. A ce moment, il restait à peu près 1 000 détenues. Ce sont donc 3 000 femmes qui ont été sélectionnées pour le gazage durant mon temps de fonction.
Chaque jour, Schwarzhuber arrivait à 14 heures et me disait de procéder à un appel. Arrivaient ensuite le Dr Treite, Schwarzhuber et deux infirmiers. L’un se nommait Rapp, l’autre, son ami, avait un prénom ressemblant à Franz avec une terminaison à consonance polonaise.
Schwarzhuber désignait celles qui devaient quitter Uckermark. Moi et les deux infirmiers devions faire sortir les femmes des rangs. Mon unique tâche ensuite était de consigner leurs noms et numéros sur une liste. Souvent, je retirais les femmes des rangs au moyen d’une petite canne à poignée argentée, canne dont m’avait fait cadeau le Sturmbannführer Sauer, ancien commandant du ghetto de Riga.
Chaque jour, je faisais ainsi une liste de 50 à 60 femmes. On disait qu’elles devaient être transférées au camp de Mittwerda. Ce camp n’a jamais existé mais était une invention de Schwarzhuber pour cacher aux détenues qu’elles allaient être gazées. Les femmes sélectionnées étaient ensuite mises dans une baraque vide que nous appelions le gymnase. Le même jour, vers 18 heures, arrivait le camion qui, en deux voyages, amenait les détenues à la chambre à gaz de Ravensbrück. L’Obersturmführer Bertel était le responsable de ces transports. Schwarzhuber lui avait donné l’ordre de tenir toujours un camion prêt à aller chercher les victimes de la chambre à gaz, Schwarzhuber lui-même l’ayant mis au courant. Un aprèsmidi, j’entendis Schwarzhuber dire à Bertel au téléphone: “Bertel, tu sais de quoi il s’agit. Ce soir, à nouveau.”
Moi-même, l’Aufseherin Mohnicke, les deux infirmiers SS et quelquefois la Schulz, nous chargions les femmes sur le camion. Pour commencer, je me tenais au bas de celui-ci pour compter les détenues afin qu’il n’y en ait ni trop ni trop peu. Il arrivait en effet qu’une fille veuille partir avec sa mère ou vice versa. Dès que toutes les femmes se trouvaient dans le camion, moi et quelquefois Mohnicke et Schwaz y montions également. J’ajoute que souvent Rapp et son ami battaient les femmes avec la main. Moi aussi, je les battais de temps en temps avec la main ou un bâton, l’après-midi, lors de la sélection, et le soir, au moment de les charger sur le camion. Rapp et son ami s’installaient souvent au fond de celui-ci afin d’empêcher les détenues de sauter. Je me trouvais depuis trois ou quatre jours à Uckermark lorsque Rapp me dit que les femmes sélectionnées avaient été gazées au crématoire de Ravensbrück. Le camion s’arrêtait toujours à une cinquantaine de mètres de celui-ci. Rapp et son ami faisaient descendre les détenues deux par deux et les faisaient à tour de rôle entrer au crématoire. Moi-même et les autres Aufseherinnen entendions les coups de feu. Mais, dans l’ensemble, la plupart des détenues périrent par gazage.»
Le 8 décembre 1947, Ruth Closius-Neudeck fait une seconde déposition:
«A la tombée de la nuit, les camions venaient chercher les femmes enfermées dans le gymnase.
[…] si l’une d’elles était trop malade pour y monter, les SS la prenaient par les mains et les pieds, et la lançaient dans le camion.
[…] Je sais que toutes les autres Aufseherinnen étaient parfaitement au courant de l’endroit où ces transports se rendaient. Nous en avons parlé entre nous.
Quand les camions étaient chargés à plein, les deux SS et moi roulions vers le crématoire. Arrivés là, nous devions décharger les détenues dans une remise. En tant qu’Oberaufseherin, je leur donnais l’ordre de se déshabiller complètement. Dans cette remise se trouvaient encore d’autres SS. Je me souviens particulièrement de l’un d’eux, à savoir le chef de la meute des chiens, Cott. Lorsque toutes les femmes étaient déshabillées, un SS quelconque, déguisé en médecin en blouse blanche, conduisait ces femmes l’une après l’autre dans une autre remise. Quand celle-ci était au complet, on la barricadait. Deux détenus hommes recevaient alors l’ordre de grimper sur le toit au moyen d’une échelle. Je les ai vus ensuite y jeter quelque chose. Après, on fermait aussi l’ouverture du toit. Dès que les deux détenus étaient descendus, on faisait tourner les moteurs des camions afin qu’on ne puisse entendre les cris. A ce moment-là, je partais à chaque fois.
Je sais qu’un assez grand nombre de détenus hommes — venant du camp des hommes — étaient gazés en même temps que les 60 femmes que j’emmenais d’Uckermark. Je les ai souvent vus attendre quand j’arrivais avec mon transport. De cette façon, on remplissait la remise avant de procéder au gazage. On fusillait simplement les femmes que j’avais amenées, si, pour une raison quelconque, il n’y avait pas suffisamment d’hommes pour remplir la remise, car, dans ce cas, il n’était pas rentable d’utiliser le gaz.»
Ruth Closius-Neudeck a été condamnée à mort en avril 1948. Elle est encore appelée comme témoin dans le procès du Kommandoführer du Krematorium, l’Unterscharführer SS Walter Schenk, le 21 juin 1948, à Hambourg19 (elle sera exécutée la même année):
[…] Je voyais comment on déchargeait les détenues et comment on les emmenait dans une première pièce où elles devaient se déshabiller. Il y avait un SS qui se faisait passer pour un médecin. La première pièce était dans la grange [baraque]. Mais j’ai dit que c’était à trente mètres du crématoire. Après qu’elles se furent déshabillées, j’ai vu comment ces femmes étaient emmenées, nues, en file indienne, dans une autre pièce. J’ai vu cela à travers l’une des fenêtres. On les faisait entrer de la droite vers la gauche. Ensuite, deux kapos — détenus hommes — arrivaient avec une grande boîte qu’ils vidaient dans la pièce où étaient les détenues. Ils faisaient cela par un trou de la cloison. Le trou dans la cloison était à 2,50 mètres du sol. Ils avaient une échelle. Je ne voyais pas le contenu [de la boîte], mais j’ai vu un nuage de poussière — comme de la farine. La boîte avait environ 30 centimètres, et je pouvais la tenir entre mes deux mains. Je ne pouvais pas voir ce qui se passait à l’intérieur — il faisait sombre. C’était, avant, une baraque ordinaire, donc il devait y avoir des fenêtres. C’étaient deux kapos qui faisaient cela.»
Ce témoignage de Ruth Neudeck diffère de ses dépositions antérieures sur deux points:
1. Les femmes ne se déshabillent plus dans l’appentis, mais dans une première pièce située dans la baraque à gazer (Schwarzhuber avait indiqué que les femmes passaient par une petite pièce avant d’être poussées dans la chambre à gaz proprement dite).
2. La boîte de gaz n’est plus versée par une lucarne du toit, mais par un trou situé en haut de la cloison qui sépare la première pièce de la chambre à gaz.
On peut penser qu’à la suite de difficultés que nous ignorons les SS avaient modifié leur manière de procéder. Ruth Neudeck dit qu’elle voit comme un nuage de farine au moment où les kapos déversent le contenu de la boîte. Cette poudre blanche ne correspond pas à ce que nous savons des grains de Zyklon B. Il peut s’agir d’une autre préparation contenant de l’acide cyanhydrique, préparation sous forme de poudre ou de cristaux qui demande de l’eau pour que le gaz se dégage. Nous étudierons plus loin d’autres témoignages, tous partiels, bien entendu ; mais c’est de la confrontation de ces déclarations même contradictoires que se dessineront les faits que nous cherchons à cerner. L’Unterscharführer SS Walter Schenk, Kommandoführer du crématoire, ne pouvait ignorer ce qui se passait à dix mètres de son crématoire, ni les problèmes que lui posait le surcroît de corps à brûler. Il a déclaré à son procès, en juin 1949, à Hambourg:
«[…] La première fois que j’ai entendu parler de la chambre à gaz — par Schwarzhuber -, c’était en février 1945. Il m’a dit: “Nous allons commencer les opérations.” J’ai dit: “Quelle sorte?” Il m’a dit: “Tu en entendras parler quand nous commencerons à gazer.” Il a dit que cela ne me regardait pas. J’ai dit que j’avais trop de travail. Ne pourrais-je pas être remplacé? Il répliqua: “Ne commence pas à faire des bêtises en démissionnant de ton poste — ou alors la police intérieure SS… Tu n’auras rien à voir avec le travail. Il y a une équipe d’Auschwitz pour gazer et brûler.” […] Les gazages ont commencé vers 1945. Je ne sais pas comment ces gazages se sont organisés. Je n’y étais pas. L’équipe d’Auschwitz était composée de cinq hommes, cinq SS.
Quand on exécutait par arme à feu, chaque corps était examiné par le Dr Trommer ou le Dr Treite, ou celui qui était là, pour s’assurer qu’il était bien mort. Une liste était présentée. Elle était signée et conservée au crématoire. Le lendemain, je pouvais la passer à l’Unterscharführer SS Sturm, à l’état civil, qui rédigeait aussi les actes de décès […] On n’a pas brûlé les corps des Allemands isolément jusqu’à la finb. Ce n’était plus possible. On a cessé de le faire en novembre ou au début de décembre 1944. Les montées en température [des fours] pour les mortes de Ravensbrück devinrent plus fréquentes, et c’était plus facile quand nous en avions deux ou trois par jour, mais pas quand elles devinrent plus nombreuses.
L’équipe d’Auschwitz est arrivée déjà en janvier 1945. Je n’étais pas son chef direct. Ils avaient un homme qui était leur chef: un Hauptscharführer SS, Moll; à cette époque, ils n’avaient pas encore travaillé dans mon crématoire. Ils sont venus sous les ordres de Schwarzhuber, un Hauptsturmführer SS [capitaine SS], et moi j’étais Unterscharführer [sergent]. C’étaient des SS. Schwarzhuber m’avait dit qu’ils viendraient d’Auschwitz — ils feraient tout ce qu’il y avait à faire et ne travailleraient que la nuit. Le gazage et le brûlage se feraient la nuit. Il m’a dit cela avant que l’on commence à gazer. De son escouade, j’en ai vu cinq, quand ils étaient dans mon bureau […] Je savais que les gens qui travaillaient la nuit brûlaient les corps des gazés — qu’ils aidaient à débarrasser les corps des gazés. J’ai commandé le coke pour cela.
Je sais à peu près combien de corps mes détenus brûlaient par jour, pendant que les opérations de gazage étaient en cours. Je ne pouvais plus contrôler les corps brûlés chaque jour — seulement les corps que j’avais brûlés dans la journée, ceux qui venaient du camp. Les gazages allaient commencer ; j’ai été mis au courant, parce qu’il faudrait brûler beaucoup plus de corps. Après que les gazages ont commencé, je pouvais contrôler les corps que je brûlais pendant la journée. Je ne m’occupais que de ceux qui étaient apportés pendant la journée. Les corps que l’on brûlait la nuit étaient ceux des gazés. Ils étaient brûlés par la bande d’Auschwitz […] C’était à moi de réquisitionner le coke pour le brûlage. J’ai réquisitionné le coke pour tous les brûlages — par l’intermédiaire de l’intendance.
En février, la consommation a augmenté. On ne m’a fait aucune observation devant cette augmentation.»
Le Kommandoführer du crématoire n’a donc pas voulu donner d’indications sur le déroulement des opérations de gazage, qu’il a pourtant forcément vues, si ce n’est plus. Mais il confirme que les opérations de gazage avaient lieu à la nuit tombée et que l’on brûlait les corps la nuit.
Les témoignages des détenues: le bâtiment
Aucun détenu n’a été le témoin direct d’une opération de gazage: les 11 hommes du kommando du crématoire ont été assassinés le 25 avril 1945 au Bunker (le bâtiment cellulaire du camp). Schwarzhuber et Neudeck ont dit que c’étaient des détenus qui jetaient les boîtes de gaz. Mais c’était plus probablement des SS, des hommes de Moll ou Moll lui-même, comme à Auschwitz.
Cependant, plusieurs détenus ont vu la baraque avant sa transformation en chambre à gaz: le détenu tchèque Emmanuel Kolarik, qui l’avait même construite à l’origine et qui, par la suite, est allé y chercher des barils de peinture pour la colonne des peintres20; les détenues tchèques de l’Effektenkammer, qui sont allées y chercher des barils de lessive21; des détenues françaises, allemandes et autrichiennes des colonnes de la peinture et de la menuiserie, qui y entreposaient des cadres de fenêtres, du mastic, des enduits.
Une Française se souvient des premiers travaux de transformation opérés dans cette baraque: Suzanne Hugounencq situe ces faits dans l’hiver 1944-194522, sans parvenir à plus de précision:
«[…] La colonne de la peinture était partie rejoindre son Meister dans l’atelier depuis peu transféré en dehors de la première enceinte du camp. Ses femmes avaient, en rangs, au pas de marche, dépassé le mur aveugle du Bunker. Elles étaient passées, silencieuses, devant la petite bâtisse avoisinante surmontée des deux cheminées des fours crématoires dans la cour de laquelle s’entassaient les cadavres à incinérer. Attenante à cette bâtisse se trouvait la Werkstatt. C’est là qu’elles recevaient les ordres concernant le travail de la journée.
Ce matin-là, le Malermeister était en conversation avec trois hommes à forte voix et de corpulence imposante ; ils portaient, avec l’uniforme des SS, l’arrogance que leur toute-puissance dans le camp leur donnait. A n’en pas douter, ils devaient être des responsables de haut niveau. La conversation, inintelligible pour moi, concernait des constructions, et le Malermeister recevait les instructions de ses supérieurs humblement, servilement, mais avec appréhension, semblait-il.
Les ordres furent rapidement transmis, et trois prisonnières furent désignées pour les exécuter. Le sort tomba sur deux Allemandes et moi-même.
A côté du local bâti en appentis sur le mur du bâtiment des fours crématoires, il y avait une baraque qui servait d’entrepôt aux outils et matériaux nécessaires à l’infrastructure du camp. Dans cette baraque, les outils étaient savamment rangés, mais il y avait aussi de très lourdes barriques contenant les produits chimiques qui servaient de base à la confection de la peinture. Un silence gêné suivit le départ des SS. Il fallait maintenant exécuter les ordres.
Nous devions vider complètement l’entrepôt de tous ces matériaux. Le bâtiment construit en planches pouvait avoir 4 mètres de large sur 6 de profondeur. II était fermé par une large porte à double battant. Une fenêtre sur le côté gauche apportait la lumière du jour. A l’extérieur, cette fenêtre était équipée de deux volets en bois. S’il n’y avait eu deux marches pour accéder à l’intérieur, la baraque aurait pu aisément être utilisée comme garage pour un véhicule de moyenne importance.
Le lendemain, à la reprise du travail, il était évident que les menuisiers du camp n’étaient pas restés inactifs. Les travaux, en notre absence, avaient progressé. Les volets de la fenêtre avaient été barricadés à l’aide d’une planche. Sur le côté, une caisse carrée, mesurant environ 30 ou 40 centimètres de côté avait été fixée à la base du mur extérieur gauche, près de la porte d’entrée. Les SS aperçus la veille étaient en inspection, et l’un d’eux désignait aux deux autres l’agencement de la caisse. A l’intérieur de celle-là et sur le côté accolé à la baraque, deux trous d’environ 5 centimètres de diamètre avaient été percés~ correspondant à deux trous identiques percés dans le mur du bâtiment. Un couvercle hermétique assurait la fermeture de la caisse.
Notre travail, à nous peintres, consistait à obturer à l’aide de mastic toutes les fentes. facilement discernables dans l’obscurité totale dans laquelle nous étions obligés de travailler.»
L’Autrichienne menuisier Johanna Sturm écrit dans ses souvenirs23 qu’elle a vu la fin des travaux, sans donner de date précise: deux cloisons avaient été érigées, le sol dallé et pourvu d’un orifice central fermé par une plaque de métal. Elle dit aussi avoir vu des pommes de douche fixées au plafond. Internée au camp de Ravensbrück depuis sa création, en 1939, elle connaissait tout le personnel SS et circulait partout, y compris à l’extérieur, où elle faisait les petites réparations dans les villas des SS et dans les services extérieurs comme la Bauleitung (service des bâtiments). D’autres détenues (parmi lesquelles Marie-Claude Vaillant-Couturier, qui l’a déclaré à Nuremberg le 28 janvier 1946) ont vu la baraque encore debout après la libération. Le Dr Zdenka Nedvedova, tchèque, le Dr Adélaïde Hautval, française, et la Hollandaise Aat Breur ont gardé le souvenir d’une baraque légèrement surélevée, vide, «où tout était arraché» et où l’on voyait un trou dans le toit. Dans le sol, il y avait un large orifice où l’eau affleurait. Aat Breur se souvient de la présence d’une cloison et d’une lourde porte peinte en gris, avec un œilleton, qui gisait à terre. Il est impossible de retracer la technique de l’opération de gazage à partir de si minces indices: les deux petits orifices vus par Suzanne Hugounencq pouvaient servir à l’arrivée d’eau pour le nettoyage ou à la ventilation, ou encore à l’arrivée de l’oxyde de carbone, si c’était ce gaz qui était utilisé. Quant au trou central rempli d’eau, il a pu servir à l’évacuation de l’eau de nettoyage et des excréments des suppliciés, mais aussi comme réserve d’eau nécessaire à la réaction devant dégager le gaz toxique, si l’acide cyanhydrique était sous forme de poudre et non fixé sur de la terre d’infusoires, comme c’est le cas pour le Zyklon B.
Pour rendre cette baraque étanche, la détenue française parle de mastic, l’ Autrichienne de bandes de caoutchouc, d’autres de contre-plaqué et Kolarik de tôle. Schwarzhuber savait comment les suppliciés se débattaient dans les chambres à gaz, et l’on peut penser que, outre l’étanchéité, il y avait eu un doublage des murs et des portes.
Une cinquantaine de couvertures avaient été empruntées à la Kammer des vêtements, au début de l’hiver, dans un but non élucidé. Elles revinrent au début d’avril en répandant une odeur douceâtre. Les Tchèques de la Kammer ont pensé qu’elles avaient pu servir aussi à l’étanchéité. Mais après avoir vu, à Mauthausen, des hommes monter du Revier à la chambre à gaz, nus sous une couverture, des témoins ont pensé que, pendant le court trajet entre la remise de déshabillage et la chambre à gaz, les femmes étaient peut-être revêtues d’une couverture, comme si elles allaient à la douche.
Dans la baraque à gazer, une cloison avait été construite. Cette cloison formait une petite antichambre qui précédait la chambre à gaz proprement dite. Celle-ci aurait donc pu mesurer environ 6 mètres sur 4, et la petite antichambre 3 mètres sur 4 (car, lorsque Schwarzhuber parle de 9 mètres de long, il ne précise pas s’il s’agit de la baraque entière ou de la chambre intérieure). Dans cette hypothèse, la surface de la chambre à gaz pouvait être de l’ordre de 20 mètres carrés.
D’après ce que l’on a appris de la surface des chambres à gaz des «centres euthanasiques» pour les aliénés, ou de la surface des camions à gazer, on comptait une dizaine de personnes par mètre carré. La chambre à gaz de Ravensbrück aurait pu contenir ainsi environ de 180 à 200 personnes. Schwarzhuber parle de 150 personnes.
Pendant l’hiver 1944-1945, Emmanuel Kolařík a installé des étagères pour le Kommandoführer du crématoire, Walter Schenk, qui était aussi le chef des pompiers du camp, à l’intérieur de la fameuse remise (Schuppen) qui était accolée au mur du camp et à celui du crématoire, c’est-à-dire dans l’angle. De là, à travers la palissade de roseaux, et avec la complicité de son garde SS qui était slovaque, il a vu comment les détenus — juifs, dit-il — du kommando du crématoire, revêtus de gros tabliers en toile de jute, tiraient les corps des mortes avec de grands crochets et les entassaient contre le mur du crématoire, comme des bûches. Les corps étaient sortis de la baraque par une large porte latérale qui basculait par terre, précise E. Kolařík.
La question des dates du début et de l’arrêt des gazages
Schwarzhuber situe l’ordre des exécutions de masse à la fin de février 1945, et les premières sélections dans les premiers jours qui ont suivi.
Mais Ruth Neudeck dit avoir accompagné des femmes à la chambre à gaz dès la fin de janvier, et c’est à la mi-janvier qu’eurent lieu les premières sélections. Dans la chronologie du FKL Ravensbrück, établie «d’après l’état des travaux de la Recherche scientifique du 1er avril 1965» à Berlin-Est. on lit que l’enlèvement des femmes victimes de la première sélection à l’intérieur du Jugendlager a eu lieu le 28 janvier.
On remarque qu’après sa condamnation, dans sa troisième déposition, Ruth Neudeck prétend n’avoir participé aux gazages que dans la seconde moitié de février. Elle a sans doute cherché, après coup, à s’aligner sur les déclarations du Lagerführer Schwarzhuber, qui a systématiquement diminué l’étendue de la période des gazages et le nombre des victimes.
Dans les notes qu’elle a prises au Jugendlager, une détenue allemande, Gisela Krüger, écrit que, le soir du 8 février, on enlève toutes les amputées qui avaient été inscrites sur une liste le matin même24. D’autre part, c’est déjà à la mi-février que les premières listes de gazées arrivent au bureau de l’Arbeitseinsatz, comme nous l’avons vu.
La fin des assassinats par gaz est située par de nombreuses détenues et plusieurs SS au début d’avril 1945, après les grands gazages de la semaine sainte. «On a fait sauter la chambre à gaz», disent plusieurs témoignages.
Mais comment peut-on faire «sauter» une simple baraque en bois, que d’ailleurs de nombreuses détenues ont vue après le 1er mai, saccagée mais toujours debout? En outre, plusieurs témoignages précisent que l’on a continué à gazer au moins jusqu’au 23 avril.
Le médecin SS, le Dr Winkelmann, a déclaré qu’il avait fait encore une sélection le 23 avril25.
Marie-Claude Vaillant-Couturier a noté dans son journal tenu au camp même: «22 avril. On inscrit des femmes pour la Croix-Rouge suédoise et on prend 16 tuberculeuses au block 10 pour les gaz.» La Blockälteste du black 10 des tuberculeuses donne la même information, à un jour près et à deux malades près: «Le matin du 23 avril, 18 malades partent pour la chambre à gaz.»
Le Dr Adélaïde Hautval a noté, après la Libération, en juillet 1945: «Au moment où les femmes partaient pour la Suède, on continuait à gazer au camp. A tel point que nous n’osions plus dresser de listes de malades pour la Croix-Rouge suédoise, de peur que ces listes ne servent pour la chambre à gaz26.»
Alors? Quelle chambre à gaz les SS ont-ils fait sauter au début d’avril, au moment même où ils retiraient des bureaux les quelque 110 000 fiches de détenues pour les détruire?
Une déposition faite à Nuremberg dans le cadre du procès du grand chef des camps de concentration, l’Obergruppenführer SS Oswald Pohl, va nous donner la clef du problème: un détenu politique allemand, Walter Jahn27, radioélectricien de son métier, qui, comme le Tchèque Kolařík, a séjourné au camp des hommes de Ravensbrück de 1941 à avril 1945, avait reçu l’ordre de monter l’installation électrique d’une double chambre à gaz en dur, ultra-moderne, mise en chantier en octobre 1944. Elle fut à grand-peine terminée à la fin de mars 1945, deux fois inspectée par Pohl, accompagné de Höss, l’ancien commandant d’Auschwitz, et détruite au début d’avril sans avoir servi, semble-t-il. Son nom de camouflage était die neue Wäscherei («la nouvelle laverie»), elle était située juste de l’autre côté du mur nord du camp, au niveau du Revier et à côté du nouveau block de désinfection des vêtements28.
Cette construction, commencée en 1944, explique le témoignage de l’Allemande Gertrud Lichtenstein, qui fut la secrétaire du SS responsable du matériel, l’Unterscharführer Conrad, et qui a déclaré que le commandant Suhren avait ordonné la construction d’une chambre à gaz dès l’automne 194429. Une Autrichienne, Anni Rudroff, secrétaire du Schutzhaftlagerführer Bräuning, avait vu, en octobre 1944, sur le bureau de son chef, un ordre signé de Himmler, ordonnant de «liquider 2 000 femmes par mois, rétroactivement sur six mois»30.
Le détenu Kolařík, du kommando de construction des blacks du camp des femmes, connaissait l’existence de la «nouvelle laverie». Elle était en brique, recouverte de pierres artificielles et, de l’extérieur, avait un aspect parfaitement anodin. C’étaient les maçons du camp des hommes qui l’avaient construite. Il est intéressant de noter qu’au moment où Himmler va ordonner l’arrêt des gazages à Auschwitz il fait construire une double chambre à gaz de capacité moyenne à quelque quatre-vingts kilomètres au nord de Berlin, dans le camp de Ravensbrück (voir croquis p. 499).
Ceux qui faisaient fonctionner la chambre à gaz
Schwarzhuber a désigné dans sa déposition le Hauptsturmführer Moll comme maître d’œuvre des gazages, comme il l’était des exécutions. Moll était déjà le chef technique des gazages à Auschwitz. Le Kommandoführer du crématoire Walter Schenk, prononce aussi son nom comme chef de ce kommando de cinq hommes venus d’Auschwitz pour «faire le travail»: gazage et brûlage des corps, de nuit (voir sa déposition ci-dessus).
Schwarzhuber n’a pas parlé des quatre auxiliaires SS de Moll. Il a dit que Moll était aidé par huit prisonniers, mais il semble que la mise en file indienne serréec des femmes nues, entre l’appentis où elles se déshabillaient et les trois ou cinq mètres qui les séparaient de la baraque de la chambre à gaz, ne pouvait être faite que par des spécialistes SS et non par des détenus.
Les détenus devaient plutôt être employés à traîner les corps (emmêlés, donc au moyen de crochets, a écrit le Tchèque) dans la cour à coke du crématoire et à nettoyer après l’opération. Le Tchèque, au nom inconnu, du kommando du crématoire, qui écrivait qu’il se savait condamné, a précisé que les quelques femmes qui bougeaient encore parmi les cadavres, la nuit, étaient achevées à coups de pelle. Une Autrichienne, qui travaillait comme secrétaire au Revier, a vu arriver un matin un SS slovaque visiblement troublé, qui a dit devant elle au Dr Treite: «Il y en a qui bougent encore.»
Contrairement à ce qui se passait pour les exécutions auxquelles le Dr Treite et le dentiste Hellinger assistaient, il semble que, pour les gazages, il n’y ait pas eu de médecins pour vérifier l’état de mort. On ne connaît pas jusqu’ici d’instructions précises, émanant de Berlin, pour le déroulement d’un gazage, alors que les exécutions dans les camps de concentration ont fait l’objet de six pages d’instructions détaillées signées de Himmler, le 6 janvier 1943. Pour ces exécutions, on lit (§ III A a) que le médecin du camp doit être présent. Dans les gazages d’Auschwitz et de Mauthausen, il y avait toujours un médecin présent à l’entrée des chambres à gaz. C’était le pharmacien SS ou un médecin qui apportait, à la dernière minute, la ou les boîtes de Zyklon B. Pour Ravensbrück, on ignore qui apportait les boîtes et où elles étaient entreposées — à moins que l’on ait gazé avec autre chose que du Zyklon B. Ruth Neudeck indique seulement, à deux reprises, qu’un SS quelconque, revêtu d’une blouse blanche de médecin, était sur le passage des femmes déjà déshabillées.
Nous n’avons pas pu élucider si le dentiste Hellinger enlevait les dents en or des gazées comme il enlevait celles des exécutées par balle dans la nuque, sur le lieu même de l’exécution, comme il l’a décrit lui-même. Il n’est pas exclu qu’il ait fait faire ce travail par ses «aides», par la sinistre détenue responsable du «Revier» du Jugendlager, par exemple, Vera Salveguart, qui administrait poison et piqûres pendant la journée et qui souvent disparaissait le soir.
Qu’il y ait eu du Zyklon B à Ravensbrück ne fait pas de doute: dans les pièces produites par le vieux comptable de la firme Tesch et Stabenov31, Alfred Zaun, on peut lire que, pour l’année 1943, il a été livré 351,5 kilos de Zyklon B au camp de Ravensbrück ( et 12 174,09 kilos à Auschwitz!). Mais cela ne prouve pas que ce désinfectant mortel ait servi à la chambre à gaz. En, 1943, ce produit était probablement destiné au block de désinfection des vêtements, principalement des uniformes SS dont les ateliers du camp assuraient l’entretien.
D’après la détenue allemande Gertrud Lichtenstein, qui était une des secrétaires du SS Conrad, chef du matériel, c’était ce SS qui commandait le Zyklon B, comme la lessive, la peinture et les autres produits, de même que c’était lui qui était en rapport avec la firme Kori de Berlin pour l’entretien des fours crématoires. A son procès, Conrad a déclaré ne rien savoir des boîtes de Zyklon B. Il a laissé entendre que c’était plutôt l’affaire d’un infirmier sous les ordres du médecin-chef32.
Où les camions pourvoyeurs de la chambre à gaz allaient-ils chercher leurs victimes?
a) Principalement au petit camp d’extermination d’Uckermark
D’après Anni Hand33, secrétaire du bureau du travail, qui eut les listes entre les mains, on a parqué à Uckermark, entre la mi-janvier et la mi-avril 1945, 6 000 femmes environ enlevées du grand camp: les «tricoteuses», porteuses de «cartes rosesd», des malades, des femmes âgées, puis 1 800 Polonaises de plus de quarante ans, simples évacuées de la ville de Varsovie, et quelques juives hongroises. Sur ces 6 000 femmes, 3 600 environ ont figuré sur les listes de gazées, camouflées en liste de départ en sanatorium à Mittwerda, et 1 000 à 1 500 environ auraient succombé aux autres méthodes d’assassinats instituées au Jugendlager. 1 000 à 1 500 survivantes sont redescendues au grand camp vers la mi-avril.
b) Directement dans les blocks de malades
A partir du début de février, un médecin sélectionneur SS, principalement le Dr Winkelmann (mais aussi les Drs Trommer et Treite), entrait dans les blocks de malades, faisait défiler les femmes devant lui et mettait une croix devant certains noms. Ces noms munis d’une croix faisaient l’objet d’une liste établie en double exemplaire. Quelques jours après, à la nuit tombante, souvent le dimanche, un camion faisait irruption devant les blocks de malades en question. Un SS avait la liste à la main. Les femmes étaient appelées nominalement une à une et étaient poussées dans le camion, en chemise, dans un déferlement de hurlements et de coups. 40 femmes par camion. Le camion faisait deux ou trois voyages. Parfois, on l’entendait contourner les cuisines et s’arrêter juste derrière le mur ouest à proximité du crématoire. Il revenait alors sept à huit minutes après. Parfois, le bruit du moteur se perdait. On sut plus tard, par une infirmière détenue qui avait été emmenée par erreur, que le camion déchargeait alors les malades au Jugendlager34.
En ce début de 1945, où le camp était surpeuplé, il y avait deux infirmeries et sept blocks de malades. 80 à 120 femmes étaient enlevées à chaque opération, mais combien d’opérations entre le 26 janvier et le 23 avril?
c) Dans la tente
A la fin d’août 1944, des milliers de femmes polonaises, simples évacuées de la ville de Varsovie, et plusieurs centaines de juives hongroises, mourantes, arrivent au camp. On installe une tente sur une dépression marécageuse où il n’avait pas été possible de construire un block. On y entasse à même le sable ces nouvelles venues, puis des Françaises et, plus tard, tout un groupe de Gitans, vieillards, femmes et enfants; sans eau et sans lumière, quelques tinettes étant disposées dehors autour de la tente. De cet infâme cloaque, on retire une dizaine de mortes chaque matin. En février 1945, un cordon de SS, mitraillette au poing, prend position tout autour de la tente, jour et nuit, sous de puissants projecteurs. Une Française relate comment, une nuit de février, les SS firent irruption dans la tente et emmenèrent les Gitans, les enfants d’abord en les arrachant à leurs mères hurlantes, puis les adultes. On ignore leur nombre exact. Deux autres groupes, au moins, de femmes épuisées furent emmenés de jour. Environ 60 dans chaque groupe.
A la fin de février ou au début de mars, en deux jours, la tente est démontée, l’amas d’immondices enlevé; la place est nette comme si rien ne s’était jamais passé là. La photographie aérienne prise par les Alliés le 23 mars 1945 montre clairement cet espace vide, entre les blocks 24 et 26.
Aucune liste, aucun ordre écrit, rien n’est resté de ce crime.
Le commandant Suhren a seulement manifesté à son procès une certaine fierté d’avoir réussi à se procurer deux tentes à une époque où l’on ne trouvait plus rien nulle part.
d) Au kommando de Rechlin-Retzow
Le 14 février 1945, 2 000 femmes, dont de nombreuses Françaises, furent envoyées à ce petit camp situé dans une base militaire d’aviation, à trente kilomètres au nord de Ravensbrück. Elles y furent soumises au même régime d’extermination qu’à Uckermark: demi-ration de nourriture distribuée dehors, pas de couverture, interdiction d’aller aux toilettes douze heures sur vingt-quatre, appels six à huit heures par jour, entassement indescriptible dans une ancienne «salle des fêtes». Les quelques colonnes utilisées à creuser puis à reboucher des fossés pour des avions, qui furent d’ailleurs bientôt évacués, ne recevaient aussi qu’un seul repas par jour. De même pour les colonnes qui faisaient d’inutiles transports de grumes dans la forêt.
On comptait, comme au Jugendlager, 30 à 40 morts «naturelles» par jour sur un effectif de 2 000 femmes. Il n’y eut pas d’assassinat par poison ni par piqûre, mais en mars et en avril, à deux reprises, l’équipe des sélectionneurs de Ravensbrück est venue enlever des malades du Revier avec tout son scénario de double sélection, identique à celui qui se produisait dans les blacks de malades d’Auschwitz, selon le Dr Ilsa Freund, qui en venait. Le Dr Treite et le chef du bureau du travail Pflaum étaient là, avec d’autres SS qui n’ont pas été identifiés. Deux camions, chaque fois, emmenèrent les malades en fin de journée. Ces malades ne sont jamais arrivées dans le camp de Ravensbrück. On pense qu’elles ont été conduites directement à la chambre à gaz.
Au début de mars, une partie des Françaises de Rechlin furent ramenées de nuit à Ravensbrück. Un transport par nationalité, cela ne s’était jamais vu: sans doute, les négociations avec la Croix-Rouge de Genève avaient dû commencer. Ces femmes squelettiques, noircies par le soleil et la saleté, sans regard, furent enfermées derrière les barbelés du fond du camp puis montées au Jugendlager le 15 mars. Les 27 et 30 mars, des camions arrivent de nouveau à Rechlin pour emmener des prisonnières dans un «camp de repos». Les femmes de ces deux camions n’ont jamais été revues. Le 15 avril, le reste des Françaises est chargé sur des camions et arrive effectivement à Ravensbrück. Une dernière sélection a lieu devant les douches35.
e) A l’arrivée des trains
L’historienne polonaise Wanda Kiedrzyńska estime que plusieurs groupes de femmes venant de kommandos extérieurs ont été gazées sans entrer dans le camp: femmes renvoyées des usines, femmes blessées dans les bombardements, victimes d’accidents du travail ou épuisées par les marches d’évacuation des camps devant l’avance des Russes. Plusieurs autres détenues ont vu ces convois lamentables en stationnement derrière les cuisines, à l’extérieur du camp. Le 23 avril au matin, pendant que la colonne des Françaises en partance pour la Suède stationnait à la barrière du camp, elles ont vu descendre de la gare et se diriger vers le crématoire, sans entrer dans le camp, une colonne d’asociales allemandes, au dernier degré de l’épuisement et de l’égarement.
f) Au camp des hommes
De même qu’il y eut des victimes de l’Aktion 14 f 13 parmi les hommes de Ravensbrück, de même les gazages de 1945 touchèrent aussi les hommes. La jeune Gisela Krüger a vu au Jugendlager une liste d’hommes tuberculeux annotée de ces mots: «La direction du camp et le médecin-chef refusent de continuer le traitement parce que les malades sont incurables.» Ces tuberculeux occupaient l’autre partie de la sinistre «salle de gymnastique» où l’on mettait les femmes en partance pour la chambre à gaz. Une palissade de roseaux partageait le Jugendlager en deux. Le détenu tchèque Kolařík avait travaillé à sa construction.
Ruth Neudeck, qui fut chef du camp du Jugendlager, a déclaré:
«Je sais qu’avec les 60 femmes que je descendais d’Uckermark un nombre encore plus grand du camp des hommes était gazé en même temps dans cette baraque. je les ai vus bien souvent attendre quand j’arrivais avec mes transports.»
5. L’extermination dans des véhicules
Depuis l’année 1942, sporadiquement puis au plus fort des gazages de 1945, on trouve une bonne quinzaine de témoignages évoquant des gazages dans un camion ou un autobus ressemblant à un «panier à salade» et dans un wagon de chemin de fer hollandais, stationné sur une voie de garage, dans les pins, derrière les ateliers Siemens.
Parmi les témoignages, on relève celui de la Lagerführerin du Jugendlager Ruth Neudeck, celui de l’historienne Wanda Kiedrzyńska, celui de Grete Buber-Neumann et de deux médecins anciens détenus qui ont encore vu le wagon à la libération et l’ont signalé aux autorités soviétiques: le Dr H. Ximenès, français, et le Dr M. Tauferova, tchèque36.
A ce sujet, les sources soviétiques et celles de l’Allemagne de l’Est n’ont pas encore pu être consultées et devraient apporter des précisions qui manquent jusqu’ici.
SOURCES
ADIR: Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance, Paris
CDJC: Centre de documentation juive contemporaine, Paris.
ZSL: Zentralestelle [sic] der Landesjustizverwaltungen, Ludwigsburg.
Les archives originales des procès qui se sont déroulés en zone d’occupation britannique se trouvent au Public Record Office de Londres. Le Centre de recherches sur les crimes nazis de Ludwigsburg (RFA) possède les copies de la plupart des procès.
Notes (originale)
a. Jennerwein était le nom de camouflage de Viktor Brack. le chef du bureau II à la chancellerie du Führer, chargé de l’ensemble de l’action «euthanasie», dite action T.4.
b. Jusqu’à la fin de 1944, les corps des détenus allemands étaient brûlés isolément, et leurs cendres mises dans des urnes que les familles pouvaient réclamer.
c. «En file indienne», dit Ruth Neudeck; «très serrées l’une derrière l’autre», écrivit dans un billet lancé par-dessus le mur du crématoire un détenu tchèque du kommando du crématoire. Cette technique est aussi décrite par les SS qui ont gazé à Chelmno, à Treblinka et à Auschwitz, et on la retrouve sur les quelques photos prises par les SS.
d. A la fin de 1943, l’administration du camp a distribué aux femmes âgées qui restaient dans les blocks, occupées à tricoter des bas de laine grise, des cartes roses destinées, leur a-t-on dit, à les exempter des gros travaux. En fait, ces cartes constituaient une présélection. Sur les listes générales des détenues, tenues à jour au Revier, les porteuses de cartes roses avaient un RK à côté de leur nom. Il fut donc facile, le jour venu, de dresser la liste des femmes à envoyer au camp d’extermination.
Notes (numérotées par phdn)
1. BUBER-NEUMANN, Margarete, Déportée à Ravensbrück (Prisonnière de Staline et d’Hitler, 2), Paris, Ed. du Seuil, 1988. BUCHMANN, Erika, Die Frauen von Ravensbrück, Berlin, Kongress Verlag, 1959. FISHER, Maria, témoignage recueilli par la VVN (Vereinigung der Verfolgten des Naziregimes), Association des victimes du nazisme, 1946.
2. M. Adamska, Grand procès de Hambourg, 1946-1947, case 22 5.
3. Dürnholz, Gerber, Annexe 1 Procès du Lagerführer du camp des hommes, Rudolf Beer, 1964, 409 ARZ 115/64 à ZSL.
4. Dr Mennecke, Procès à Francfort, 1967, JS 18/67, StA à ZSL.
5. KOGON, Eugen, L’État SS, Paris, Ed. du Seuil, 1970.
6. RÜCKERL, Adalbert, NS -Vernichtungslager, Deut. Taschenbuch V, 1979.
7. ARNDT, Ino, «Das FKL Ravensbrück», Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, no 21, 1970.
8. Ordre du RSHA, doc. Nuremberg no 2524, copie au CDJC, CXXXIV-49.
9. LE TAC, Yvonne, témoignage recueilli par Germaine Tillion.
10. Témoignage de Madeleine Laurent, in RENAULT, Maisie, La Grande Misère, ADIR, 1946 et 1987. MÜLLER, Charlotte, Die Klempnerkolonne in Ravensbrück.
11. Dr Treite, Grand procès de Hambourg, op. cit.
12. BUCHMANN, Erika, op. cit.
13. Ibid. Et Amicale de Ravensbrück et ADIR, Les Françaises à Ravensbrück, Paris, Gallimard, 1965, ainsi que WEINZIERL, Erika, «Osterreichische Frauen in nationalsozialistischen Konzentrationslagern», in Dachauer Hefte, no 3, Dachau, 1987.
14. Témoignage du Dr Dora Rivière, recueilli par Geneviève de Gaulle-Anthonioz, ADIR, 1958.
15. Témoignage d’Ilse Hunger, recueilli par la VVN en 1946 ; et rapport remis aux Soviétiques en 1945.
16. Procès de Rastatt, zone militaire française, 1949.
17. Grand procès de Hambourg, op. cit.
18. Procès à Hambourg, 1948, case 326, WO 235/516 A, 516 B.
19. Procès à Hambourg, 1948, case 333, WO 235/526, 527.
20. E. Kolařík, Déposition sous serment, 1945; et récit, Association des anciens déportés tchèques, Prague, 1945.
21. Huit anciennes détenues, Ravensbrück, Nase vojsko, Prague, 1961.
22. Témoignage publié in Voix et Visages, no 176, ADIR, 1981.
23. Témoignage publié in STURM, Hanna, Die Lebensgeschichte einer Arbeiterin vom Burgenland nach Ravensbrück, Vienne, Verlag für Gesellschaftskritik, 1982.
24. Témoignage remis à l’Office de recherche des crimes de guerre, 1946 (M. de Menthon).
25. Grand procès de Hambourg, op. cit.
26. Témoignage du Dr A. Hautval, son Journal, 1946.
27. W. Jahn, Dépositions dans le cadre du procès Pohl à Nuremberg, doc. NO 3109, NO 3110, NO 3111, sous microfilms aux Archives de Washington (pas de copie connue).
28. Témoignages de W. Jahn, E. Kolařík, Dr A. Hautval, Mme Kœhler au procès Suhren.
29. Procès Conrad à Hambourg, case 333, 1948.
30. Interview d’Antonia Bruha, par Anise Postel-Vinay, à Vienne, 1983; WEINZIERL, Erika, in Dachauer Hefte, 1987, op. cit.
31. Annexe 1 Doc. Nuremberg, NI 11937; copie au CDJC, CLXVI, doc. II.
32. Procès à Hambourg, op. cit.
33. Grand procès de Hambourg, op. cit.
34. Témoignage de Paulette Charpentier, à ADIR, 1983; NIKIFOROVA, Dr Antonina, Plus jamais Ravensbrück, Moscou, 1957.
35. Témoignage du Dr Suzanne Mengin, interview par Anise Postel-Vinay, 1982.
36. Témoignage du Dr Mlada Tauferova, remis aux officiers soviétiques, 1945; copie à ADIR.