Raul Hilberg, Vichy et la Shoah en France: de 1961 à 2006
Nicolas Bernard
© Nicolas Bernard/PHDN 2021
Préambule de PHDN
Une littérature pseudo-historienne faisant l’apologie du Régime de Vichy et de Pétain prétend exciper de certains passages extraits des travaux de Raul Hilberg pour affirmer que cet historien aurait porté un regard positif sur les politiques antisémites de Vichy. S’il est vrai que les premières versions du grand œuvre de Hilberg pêchent par une ignorance du dossier, les versions successives montrent que Hilberg est en fait très sévère envers Vichy. Nicolas Bernard examine ici l’évolution du regard porté par Raul Hilberg sur Vichy et la Shoah de 1961 à 2006.
PHDN, novembre 2021
La Destruction des Juifs d’Europe, paru initialement en 1961, est un grand livre, mais, «comme tous les grands livres, celui-ci fut et demeure critiquable sur bien des points», écrit Jean-Pierre Rioux dans Le Monde le 10 juin 1988, à l’occasion de la parution française de l’ouvrage. Rioux ajoute: «Ce qu’il dit au chapitre consacré à la France, étayé sur les seules archives allemandes, ne tient pas compte des travaux de Marrus et Paxton, et néglige un volontarisme d’Etat dont l’antisémitisme, après tout, anticipa les exigences allemandes avec le «statut» d’octobre 1940.»
Comme l’a souligné l’historien Michael Marrus, Hilberg «n’offre aucune évaluation de l’attitude de Vichy autonome à l’égard des Juifs, ni de l’impact de celle-ci sur la Solution finale. Etonnamment, il trouve une «réticence française à acquérir des biens juifs» à travers le processus d’aryanisation.»1.
Ces critiques découlent de certaines affirmations pour le moins équivoques, voire tout à fait inexactes, issues de la plume de Raul Hilberg.
La première de ces prétentions consiste à attribuer au régime de Vichy une imaginaire stratégie de sauvetage des Juifs de France.
Dans la version de 1961, totalement tributaire sur ce point des archives allemandes, qu’il a d’ailleurs mal lues, Hilberg écrit ainsi que, «dans une grande mesure», la «stratégie» de Vichy, qui aurait consisté à sacrifier les Juifs étrangers pour «sauver» des Juifs français, «fut couronnée de succès. Par l’abandon d’une partie, la part la plus importante fut sauvée.»2.
Or, il s’agit là, précisément, d’une erreur réfutée depuis. Comme on le sait, Vichy n’a pas négocié avec les Allemands le sauvetage des Juifs français en échange des Juifs étrangers, dans la mesure où il avait été convenu entre les deux parties que les Juifs étrangers seraient raflés et déportés avant les Juifs français.
Dans la version française éditée initialement en 1988 (Fayard, puis Gallimard, 1991 deux volumes), qui résulte de la nouvelle édition de 1985 (éd. Holmes & Meiyer), la phrase sur la «stratégie» de Vichy a, certes, été subtilement modifiée (1988, p. 523: «Dans une certaine mesure, cette stratégie réussit. En renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité.»
En fait, Hilberg a apporté des modifications ténues lors de la réédition de La Destruction des Juifs d’Europe en 1985, pour tenir compte des travaux de Serge Klarsfeld, Michael Marrus et Robert Paxton. Mais il s’agit surtout, en pratique, d’ajouts de... notes infrapaginales se bornant à mentionner leur existence. L’ouvrage de Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, paru chez Fayard en 1983 pour le premier volume, n’a visiblement été lu par Hilberg, qui ne parle pas le français, que dans sa version allemande.
Evoquant ces travaux, Hilberg émet ainsi quelques considérations accablantes pour Vichy, mais de manière dispersée, sans réellement creuser, et sans procéder aux modifications qui s’imposaient dans son texte de 1961, d’où un exposé qui, en 1985, reste relativement bancal car malgré la phrase «en renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité» (qui n’est pas «en renonçant à épargner une fraction, [Vichy] sauva une grande partie de la totalité»), il fournit tous les éléments permettant de déterminer que la situation française n’est pas comparable avec celle des autres zones de l’Europe occupée, et que Vichy s’est largement rendu complice des déportations (1988, p. 549-556 ; 2006, p. 1177-1192), ne se révélant finalement plus hésitant qu’à la suite des réactions scandalisées de l’opinion (1988, p. 553-554 ; 2006, p. 1186-1190).
Hilberg rappelle, en effet, que la police française n’était pas automatiquement subordonnée à l’occupant, et qu’au contraire l’appui du gouvernement de Vichy était essentiel pour les Allemands: «Si le régime de Vichy put marchander le sort des Juifs avec les vainqueurs, ce fut en vertu d’une réalité très simple: les Allemands avaient besoin de l’aide des Français. Dans aucun des territoires que nous avons examinés jusqu’à présent les Allemands ne dépendaient autant de l’administration locale qu’en France. Ce fut à la bureaucratie française qu’incomba la lourde responsabilité d’accomplir une grande partie du processus de destruction et la liste des Français qui occupèrent des postes clés dans l’appareil de destruction est impressionnante.» (p. 389 de l’édition de 1961 ; p. 524 de l’édition de 1988 ; p. 1123 de l’édition de 2006) En tête de cette liste dressée par Hilberg, deux noms: Philippe Pétain et Pierre Laval.
Hilberg n’en a pas moins maintenu sa consternante assertion du «sauvetage» dans la réédition de son ouvrage en 2006, alors que ses propres recherches la contredisaient. Il montre d’ailleurs, ce qui dément sa propre allégation, que le revirement de Vichy sur le sort des Juifs français découle des protestations de l’opinion!
Mais il importe de préciser que ce qu’il qualifie à tort de «sauvetage» ne révèle rien d’héroïque à ses yeux. Ce qu’il constate, en effet, c’est que Vichy, tout en refusant, dans une certaine mesure, aux Allemands de leur fournir des Juifs français après les protestations de l’opinion publique, a poursuivi avec zèle ses opérations contre les Juifs étrangers, quitte à se plaindre de l’obstruction menée par l’armée italienne dans sa propre zone d’occupation (1988, p. 559-563 ; 2006, p. 1199-1209). Or, a-t-il fait valoir, les Allemands dépendaient largement de la police française, et ce sinistre marchandage démontre finalement que le régime aurait pu venir en aide aux Juifs étrangers. Il rappelle que Himmler, face au refus – relatif – de Vichy de participer aux rafles contre les Juifs français, se borne à… en prendre acte, et à suspendre ces opérations. Preuve que Vichy pouvait imposer ses vues en la matière. Mais n’en fera rien pour les Juifs étrangers.
Malgré la persistance de cette incohérence, Hilberg insiste, davantage encore qu’en 1961 et 1988, sur la très large participation de l’administration française aux autres étapes du processus de destruction, à savoir l’exclusion et l’expropriation. Il souligne également le double-jeu que joua Vichy… à l’encontre des Juifs: «Helbronner, qui avait rencontré Pétain à maintes reprises sous l’Occupation, en retira l’impression qu’il pouvait se fier au Maréchal et compter sur ses assurances. Au cours de ces entrevues, Pétain ne dévoila pas le rôle qu’il avait joué dans l’élaboration du statut contre les Juifs et en d’autres domaines. A un niveau inférieur, l’apparente réceptivité des autorités françaises aux arguments juifs fut pareillement trompeuse. En réalité, la tactique consistait à endormir les représentants juifs. Sous-estimant le danger, le Consistoire allait attribuer les mesures contre les Juifs aux «antisémites». Il protesta contre les restrictions croissantes, tout en donnant pour instruction à la communauté juive de s’y soumettre, puisqu’il s’agissait de décisions de l’Etat.» (2006, p. 1184)
D’autres passages, précédemment problématiques, ont également été corrigés. Ainsi, dans les éditions américaine de 1961 (p. 389) et française de 1988 (p. 524), Hilberg a eu cette formule malheureuse autant qu’accablante pour l’Etat français: «il arriva que le régime s’oublie et frappe les Juifs avec plus de rudesse que ne l’auraient exigé les Allemands». Une telle phrase atteste que Hilberg n’avait rien compris à l’idéologie de l’Etat français, dans la mesure où les mesures antisémites de ce dernier n’avaient rien d’accidentel, mais découlaient des postulats racistes et xénophobes de la Révolution nationale. Toujours est-il qu’en 2006, Hilberg a entièrement refondu ce passage historiquement inepte, écrivant finalement que le gouvernement de Vichy «put jeter les fondements du processus de destruction via maintes pages de lois et de règlements antijuifs et devait prendre parfois des initiatives qui allaient plus loin que la contrainte allemande ne l’y forçait» (p. 1125), ce qui est davantage conforme à la réalité.
En toute hypothèse, Hilberg a tenu compte des acquis de l’historiographie, non sans retard et a fait valoir en 1998 – - que «Vichy a souvent fait plus que les Allemands pour capturer des juifs, étrangers ou citoyens français», ce qu’il a d’ailleurs pu développer de manière plus conséquente dans son livre Exécuteurs, victimes, témoins, Gallimard, 1994, et coll. Folio-Histoire, 2004 (notamment p. 131-136).
En définitive, il est particulièrement erroné de soutenir que Hilberg chercherait à défendre le régime de Vichy, y compris même dans ses dernières prises de position sur ce sujet. Qu’il n’ait finalement maintenu une assertion historiquement peu rigoureuse, et incohérente au regard de ses propres analyses (le marchandage pour le sauvetage), ne saurait constituer un argument, sauf à faire de Raul Hilberg un incompétent schizophrène, compte tenu de ses prises de position dans les années 1990, et, on le voit, très défavorables à Vichy.