Cliquez pour suivre le lien. 1. Michael Marrus, «Vichy et les Juifs: quinze ans après», La France sous Vichy. Autour de Robert Paxton, Complexe, 2004, p. 51. 2. Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, Quadrangle Books, 1961, p. 389. 3. Ainsi, le recours aux citations supposées irréfutables, comme cette phrase de Léon Poliakov, écrite en 1951, «Du sort relativement plus clément des Juifs de France, Vichy fut en fait le facteur prépondérant», que l’on retrouve, pareillement décontextualisée, dans tous les ouvrages favorables à Vichy – par exemple, Yves Cazaux, René Bousquet face à l’acharnement (Paris: Jean Picollec, 1995), p. 187, ou Guy Bousquet, René Bousquet: l’homme et Vichy (Paris: Jean Picollec, 2007), p. 291 (citation fautive). 4. Celle du haut fonctionnaire patriote tenu de livrer les Juifs de zone libre en vertu de la convention d’armistice, sans prise sur l’antisémitisme nazi, etc. Voir les ouvrages cités dans la note ci-dessus. 5. L’absence, dans cette catégorie, des écrits de Xavier Vallat, premier historiographe vichyste en la matière, utilisant les archives du CDJC, est étonnante. Voir la note 2. 6. Michaël R. Marrus, Robert O. Paxton, Vichy France and the Jews (Stanford: Stanford University Press, 1995, originally published in French in 1981), p. 112. 7. Cité dans Vichy dans la «Solution finale». Histoire du commissariat général aux Questions juives (1941-1944) (Paris: Grasset, 2006), pp. 127-128. 8. Quatre anciens hauts fonctionnaires de l’État français, Leguay, Sabatier, Bousquet et Papon, et l’ancien milicien Touvier seront inculpés. Les deux derniers seront jugés en 1994 et 1997-1998. 9. “La déportation des juifs sous l’Occupation”, Le Monde, 12-13 novembre 1978. 10. Deux ans après la mort de Leguay, avant de se raccrocher à la procédure contre Maurice Papon (à la suite de l’assassinat de Bousquet en 1993). 11. Arno Klarsfeld, Papon. Un verdict français (Paris: Ramsay, 1998), p. 68. 12. Robert O. Paxton, “La spécificité de la persécution des Juifs en France”, Annales ESC, 48/3, 1993, p. 610. 13. Dans son ouvrage La France dans l’Europe de Hitler (Paris: Fayard). 14. Cela dit, l’analyse d’Hilberg est, par la suite, plus nuancée que le seul passage retenu par Michel. Plus que le souci de sauver les Juifs français et de parer à la pression nazie, la faiblesse relative du bilan du génocide en France tient surtout, expose-t-il, à l’évolution de la guerre et à la prise de conscience, par Vichy, d’une possible défaite du IIIe Reich. 15. Joseph Billig, Le Commissariat Général aux Questions Juives (1941-1944), t. 3 (Paris: Éditions du Centre, 1960), pp. 321-323. S’il cite plusieurs passages de la conclusion de Billig, Michel n’en reprend pas les plus importants, qui annoncent l’analyse de Paxton. 16. Sur le sort des Juifs français, lesquels, rappelle-t-il, vivent majoritairement au grand jour jusqu’en 1943-1944, ou sur l’administration de Vichy, qui, dans certaines sphères, sert de paravent au sauvetage des Juifs, et dont les forces répressives, Milice comprise, ne seront qu’exceptionnellement mobilisées dans la traque des Juifs en zone sud. Alain Michel relève aussi l’inconvénient de ne se fier qu’aux rapports allemands, qui, en l’absence d’autres sources les corroborant, doivent être utilisées avec précaution. Mais, à l’inverse, il s’extasie littéralement – «Ce texte est passionnant» (254) – devant tout document, toute déclaration, montrant la volonté de Vichy de protéger les Juifs français. 17. Ainsi, Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration (Paris: Fayard, 2001) ou Gaël Eismann, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944) (Paris: Tallandier, 2010). 18. Cette thèse du pragmatisme de la police SS, défendue par Serge Klarsfeld, a récemment été confortée par Wolfgang Seibel, Macht und Moral. Die»Endlösung der Judenfrage«in Frankreich, 1940-1944 (Konstanz University Press, 2010), pp. 133-138, 157-160, 173-205. 19. Voir les réactions du chef du «service juif» de la préfecture de Police de Paris, qui ne supporte pas que tant de Juifs étrangers puissent déclarer aussi facilement leurs enfants comme français. Laurent Joly, L’Antisémitisme de bureau. Enquête au cœur de la préfecture de Police de Paris et du commissariat général aux Questions juives (1940-1944) (Paris: Grasset, 2011), pp. 108-109. 20. À l’inverse, par exemple, du gouvernement slovaque en 1943-1944. Florent Brayard, Auschwitz, enquête sur un complot nazi (Paris: Seuil, 2012), pp. 347-354.

La petite phrase de Léon Poliakov sur Vichy

Nicolas Bernard

© Nicolas Bernard/PHDN 2021

Préambule de PHDN

Une littérature pseudo-historienne faisant l’apologie du Régime de Vichy et de Pétain prétend exciper d’une petite phrase laconique de l’historien Léon Poliakov pour tenter de faire croire que celui-ci aurait adhéré à la thèse contre-factuelle d’un Vichy qui aurait sauvé les Juifs français. Nicolas Bernard examine ici ce qu’écrit vraiment, et pense, Léon Poliakov et réfute cette assertion mensongère de façon irréfutable.

PHDN, novembre 2021


Introduction

S’agissant du rôle de Vichy dans la déportation des Juifs de France, l’état de l’historiographie a été parfaitement résumé par André Kaspi: «Si les trois-quarts des Juifs de France ont échappé à la déportation, le doivent-ils au gouvernement de Vichy? Cette fois, la réponse est négative sans réserve. (André Kaspi, «Vichy a-t-il sauvé les Juifs?» in Les Collections de l’Histoire, n°3 octobre 1998, «Auschwitz et la Solution Finale», p. 56-59).

Vichy a, dès 1940, mis en œuvre contre les Juifs une politique d’exclusion, de fichage et d’expropriation, tant par antisémitisme national que par souci de plaire au nouveau vainqueur qu’était l’Allemagne hitlérienne. Désireux d’expulser en premier lieu les Juifs étrangers, ce en 1942 (voir notamment Asher Cohen, Déportations et sauvetages. Juifs et Français sous l'occupation et Vichy, Paris: Cerf 1993, p. 265), Vichy saisit l’opportunité offerte par les Allemands, qui réclament la déportation de 100 000 Juifs de France cette même année pour les exterminer en Pologne (le chiffre sera ramené à 40 000 pour la première phase, au regard des difficultés de transport ferroviaire) et conclut avec Berlin l’accord suivant: 40 000 Juifs étrangers, enfants inclus, devront être arrêtés par la police française en zone occupée et en zone «libre», internés et livrés aux Allemands. Le sort des Juifs français reste en suspens. Mais les rafles de juillet-août 1942 scandalisent l’opinion, qui pousse Vichy à réduire ses prétentions après une tentative de répression qui tournera court.

De fait, le gouvernement français va durcir son refus de livrer les Juifs français, tout en poursuivant, au cours de l’automne, les rafles de Juifs étrangers. Les revers militaires de l’Axe encouragent de moins en moins l’Etat français à se compromettre (notamment sur la question des dénaturalisations), rendant plus difficiles les opérations nazies contre les Juifs, même si au total 75 000 Juifs de France périront assassinés. Vichy ne mène, par ailleurs, aucune stratégie de sauvetage organisé, se bornant, en 1943-1944, à réduire sa participation aux rafles. Les sauvetages sont en fait le résultat d’une multitude d’actions individuelles courageuses, qui ne doivent rien à une planification élaborée par le clan Pétain-Laval.

L’historiographie a longtemps été lacunaire sur cette thématique, comme le rappelle pertinemment Michael Marrus («Vichy et les Juifs: quinze ans après», in La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton p. 49-62). Il a en effet fallu du temps pour franchir la muraille des passions, et tirer parti des archives françaises, allemandes, et même américaines, à l’instar de Serge Klarsfeld ou Robert Paxton, Asher Cohen ou Renée Poznanski. Jusque là, les thuriféraires du régime de Vichy avaient réussi à exploiter les zones d’ombre de la recherche, s’efforçant de réhabiliter l’Etat français en se lançant dans une pointilleuse comptabilité censée démontrer que le «bouclier» de Pétain aurait finalement été efficace…

A ce titre, les thuriféraires vichystes soulignent un fait exact, à savoir que les trois quarts des Juifs de France ont échappé à la déportation. De ce postulat, ils affirment, sans évidemment le démontrer, que le responsable d’un tel «taux» de sauvetage n’est autre que Vichy, affirmation dont les historiens ont fait litière. Mais ces avocats d’une cause perdue ont tenté de récupérer à leur profit l’une des premières études consacrées à la «Solution finale» à l’échelle européenne, pour en dénaturer le sens, et surtout sans tenir compte des prises de position ultérieures de son auteur. Je veux parler du Bréviaire de la Haine de Léon Poliakov.

Léon Poliakov, qui avait pu échapper aux déportations en 1942 grâce à des compatriotes qui avaient eu le courage de le cacher, avait entrepris, après la guerre, de retracer l’histoire de l’antisémitisme à travers les âges. Son livre Le Bréviaire de la Haine. Le IIIème Reich et les Juifs , paru chez Calmann-Lévy en 1951, avait tenté de dresser un premier état des lieux de l’extermination des Juifs pendant la Deuxième Guerre Mondiale, à une période où tous les témoins ne s’étaient pas exprimés, où toutes les archives n’avaient pas été compulsées, ce qui explique les lacunes de son travail, lacunes qu’il ne contestait d’ailleurs pas.

Poliakov, sur le régime de Vichy, avait notamment écrit que «du sort relativement plus clément des Juifs de France, Vichy fut le facteur prépondérant» (p. 268 de mon édition, c’est à dire Le Livre de Poche, 1974). Cette seule et unique phrase a longtemps été utilisée par les thuriféraires du Maréchal Pétain pour tenter de réhabiliter ce dernier, le plus souvent en arguant de la judéité de Poliakov — révélant par là un antisémitisme insidieux.

Cette récupération d’une phrase isolée d’un livre de plusieurs centaines de pages ne témoignait pas d’une grande rigueur — et pour cause, car la propagande ne s’embarrasse pas de rigueur — et se révélait problématique à plusieurs titres. Car même si Le Bréviaire de la Haine représentait l’état de l’historiographie en 1951, Poliakov n’était pas aussi favorable à Vichy que la petite phrase recyclée par les pétainistes le laissait entendre (I), outre que Poliakov a eu l’occasion de préciser par la suite son opinion sur le rôle de l’Etat français dans la «Solution finale» (II).

I. Le Bréviaire de la Haine et la «Solution finale» en France

La petite phrase de Poliakov systématiquement citée par les avocats de l’Etat français révèle une certaine équivoque qui se révèle à la lecture du passage intégral consacré aux déportations en France (p. 268-273 de mon édition):

«Le bilan définitif se présente de la manière suivante: 90 000 Juifs déportés de France, 25 000 de Belgique et 110 000 des Pays Bas, ce qui par rapport au nombre de Juifs se trouvant dans ces pays au moment de l’invasion (qu’on peut évaluer respectivement à 300 000, 45 000 et 140 000) correspond à des pourcentages approximatifs de 30 %, 55 %, et 79 %.

L’écart entre le premier et le dernier chiffre est certes frappant. Si on cherche à en saisir la raison, différents facteurs apparaissent, dont le premier saute aux yeux lorsqu’on regarde une carte géographique: superficie seize fois plus grande, grands massifs montagneux, d’où, en France, plus grandes facilités de refuge ; solidement tenue, la petite Hollande a été soumise pendant cinq années à un ratissage policier particulièrement intensif. De plus, une ligne de démarcation, aisément franchissable, partageait la France en deux parties, et le régime du Maréchal Pétain était installé à Vichy. Et cela nous ramène au rôle joué par Vichy dans la question juive et particulièrement dans celle des déportations.»

Une première précision s’impose: Léon Poliakov, d’emblée, indique au lecteur que deux facteurs explicatifs du décalage entre les bilans mortuaires de la déportation en France et aux Pays-Bas sont la réalité géographique et l’intense répression policière en Hollande. Bref, Léon Poliakov apporte déjà des précisions importantes sur le fait qu’un plus grand nombre de Juifs hollandais aient été déportés, en insistant sur les différences de situation entre la France et les Pays-Bas.

Mais il lui faut encore intervenir sur le rôle de l’Etat français:

«Du sort relativement plus clément des Juifs de France, Vichy fut en fait le facteur prépondérant. Par l’existence même, tout d’abord, de la «zone libre», dans laquelle, dès l’invasion de 1940, Juifs français, hollandais ou belges s’étaient réfugiés par milliers. Par la suite, les mêmes «droits de souveraineté», dont les hauts fonctionnaires de Vichy excipaient à l’égard des Italiens de manière si détestable [précisément pour livrer aux Allemands les Juifs de la zone occupée par l’armée italienne, laquelle manifesta son veto, N.D.L.R.], jouèrent parfois vis-à-vis des Allemands un rôle bienfaisant.

En ce qui concerne la «Solution finale», la position de Vichy était essentiellement déterminée par les vues de Pierre Laval, dont la politique paraît avoir été guidée par le schéma suivant: se débarrasser des Juifs étrangers, mais protéger, autant que possible, les Juifs français des deux zones. L’attitude de Pétain semble avoir été plus rigide. Telle était du moins l’opinion de Dannecker et de ses successeurs. Ainsi, en établissant son plan de campagne pour l’été 1943, Röthke, le nouveau chef du IV B 4 en France, écrivait: «Il faudra, pour exécuter le programme ci-dessus, que le gouvernement français soit contraint de mettre à notre disposition ses forces de police ; vu l’attitude du maréchal et de certains membres de son cabinet, seule la contrainte peut être envisagée…» C’est avec empressement que Laval accéda à la demande allemande de livrer des Juifs étrangers de zone libre: non seulement 9 000 Juifs furent dirigés sur Drancy dès août 1942, mais c’est sur son initiative qu’en vue d’un «regroupement familial» les enfants au-dessous de 16 ans furent inclus dans les convois.

En ce qui concerne les Juifs de nationalité française, à la suite d’un marchandage caractéristique, le moyen terme suivant fut envisagé entre Röthke et Laval: seraient abandonnés aux Allemands tous les Juifs naturalisés après une certaine date (1932 était proposé par Vichy, 1927 était exigé par le IV B 4). Déchus de leur nationalité par une loi d’ensemble, les Juifs seraient le jour même, au nombre de plusieurs dizaines de milliers (50 000 d’après les estimations de Röthke) arrêtés comme apatrides par les soins de la police française: ainsi, la France n’aurait pas livré de Juifs français…

Mais ce plan qui fut l’objet de longues discussions, et dont la préparation fut poussée fort loin, ne fut jamais réalisé. A mesure que les procédés allemands en Pologne, soulevant un frisson d’horreur, devenaient mieux connus, à mesure aussi sans doute que la fortune des armes changeait de camp, l’attitude de Vichy se raidissait. Au dernier moment, se retranchant tantôt derrière Pétain, tantôt derrière les Italiens, Laval refusa de publier le texte de la loi élaborée au Commissariat des Questions juives. C’est pourquoi n’eut pas lieu la rafle gigantesque prévue pour juin-juillet 1943, et c’est dans ces conditions que les Allemands en furent réduits à opérer essentiellement par leurs propres moyens, aidés d’indicateurs, de dénonciateurs, de la “police antijuive” du Commissariat et de la milice de Joseph Darnand. Les grands projets de Röthke et de Brünner, soigneusement calculés et minutés plusieurs mois à l’avance, s’effondraient les uns après les autres. L’administration française et la police régulière, suivant l’exemple venant d’en haut, collaboraient de moins en moins. «Il ne reste plus que la solution suivante», mandait Röthke en juillet 1943: «Arrestation en bloc de tous les Juifs qu’on pourra trouver, par une opération massive de la police de Sûreté (kommandos et kommandos spéciaux) avec l’aide des troupes allemandes…» Mais pour des raisons que nous ignorons, le concours de la Wehrmacht sous cette forme fut refusé au IV B 4. Par contre, au cours des nombreux assassinats et massacres qui marquèrent surtout la dernière période de l’occupation, les Juifs constituaient évidemment les premières victimes désignées: le nombre de ceux qui périrent de cette façon en France est estimé à plusieurs milliers.»

Ainsi se présente, et reproduit in extenso, l’exposé de Poliakov sur la déportation des Juifs de France. Plusieurs lacunes, parfaitement explicables en 1951, sautent évidemment aux yeux:

1) Poliakov ne mentionne nullement la période 1940-1942, pourtant essentielle dans l’élaboration, à Vichy, d’un antisémitisme d’Etat, lequel jouera un rôle décisif dans le mécanisme qui conduira le régime français à collaborer avec les Allemands, en 1942, aux rafles et aux déportations en zone occupée aussi bien qu’en zone «libre» (n’est même pas précisé le sort des Juifs en Afrique du Nord) ;

2) cette lacune importante semble amener Poliakov à faire preuve d’une réelle incertitude chronologique, évoquant les réticences de Pétain de… 1943 pour les insérer dans ce qu’il croit être une politique d’ensemble, qui l’aurait conduit à être plus hostile aux mesures demandées par les Allemands que Pierre Laval (Poliakov fait ainsi sienne une légende bien ancrée à l’époque consistant à faire de Laval le mauvais génie de l’infortuné Maréchal) ;

3) une autre lacune importante, et très surprenante, consiste à ne pas souffler mot des rafles effectuées en zone occupée: celles-ci sont en fait évoquées très brièvement quelques pages auparavant, dans le cadre d’un exposé des déportations sur l’ensemble de l’Europe de l’Ouest, et sans qu’il en ressorte clairement ce fait pourtant essentiel, à savoir que Vichy a négocié l’intervention de sa police pour arrêter lui-même ces Juifs ;

4) Poliakov laisse entendre que «les procédés allemands en Pologne, soulevant un frisson d’horreur, [devenant] mieux connus», ces informations auraient joué un rôle dans les réticences de Vichy à pousser plus loin sa politique de collaboration en 1943. En fait, l’historiographie a démontré que tout un chacun avait largement la possibilité de déterminer que le sort des Juifs déportés ne pouvait être que la mort, et ce avant même les premières rafles de Vent printanier, et que Vichy n’a pris aucune mesure pour s’efforcer de démentir ces informations ;

5) enfin, Poliakov n’est guère loquace sur les déportations organisées avec l’aide de l’administration française en 1943-1944.

Ces lacunes sont parfaitement explicables.

En premier lieu, Poliakov reste alors largement tributaire de la documentation allemande défrichée au procès de Nuremberg. Or, à cette occasion, cette documentation n’a pas été suffisamment exploitée, outre que les archives françaises de Vichy n’ont pas été compulsées, ou l’ont mal été. De fait, le rôle de Vichy est encore très mal cerné sur cette matière spécifique que sera le génocide juif. En effet, les documents allemands révèlent en premier lieu le haut degré de compromission de l’Etat français dans la Shoah, mais soulignent également son revirement progressif à partir de septembre 1942. A l’époque, les juristes français n’ont pu déterminer, malgré la grande qualité de leurs travaux, que ce revirement résultait, pour ainsi dire uniquement, des réactions scandalisées de l’opinion publique vis-à-vis des rafles de l’été 1942, et qu’il s’est accentué devant la révélation, chaque jour plus précise, que l’Allemagne allait finalement perdre la guerre.

Cette ignorance explique pourquoi le recueil de documents publié par le Ministère public français résume ainsi la collaboration vichyste à la politique antisémite nazie (Henri Monneray, La persécution des Juifs en France et dans les autres pays de l’Ouest présentée par la France à Nuremberg, Editions du Centre, 1947, p. 133): «Les Allemands n’auraient pu réaliser leurs desseins criminels avec tant de facilité s’ils n’avaient bénéficié du concours des services de Vichy. Il est vrai que ceux-ci, s’apercevant trop tard des conséquences odieuses de la collaboration, ont tenté parfois de faire machine arrière, tout au moins de ralentir la marche des événements.»

Or Poliakov, qui a assisté ce même Ministère public à Nuremberg, supervise cette publication en sa qualité de chef du service de recherches du Centre de documentation juive contemporaine. Ce qui l’amène, comme on l’a vu, à reprendre notamment à son compte cette inexactitude historique selon laquelle le revirement vichyste de l’automne 1942 découle de sa découverte, à cet instant précis, des horreurs de la «Solution finale».

Michael Marrus a également apporté quelques éléments d’explication (Marrus, «Vichy et les Juifs: quinze ans après», op. cit., p. 52-54). Selon lui, Poliakov, de même que Hilberg, présente les qualités et les défauts du précurseur. Il reste, en 1951, prisonnier de l’historiographie aussi dominante que lacunaire qui analyse le génocide juif sous le seul prisme de l’Allemagne nazie, excluant ainsi les spectateurs et les collaborateurs. En outre, Poliakov consacre l’essentiel de son étude à la déportation, négligeant ainsi inévitablement les années précédant cette phase des persécutions nazies, et en particulier 1940-1942, perdant ainsi de vue la spécificité vichyste de l’antisémitisme d’Etat de Vichy.

Mais pour lacunaire — et donc très daté — qu’il soit, l’exposé de Poliakov ne saurait pour autant servir de fondement à une réhabilitation de Vichy:

1) il rappelle l’existence de certains facteurs propres à expliquer le sauvetage de plusieurs centaines de milliers de Juifs de France que sont la configuration géographique et l’existence d’une présence policière allemande moins puissante qu’en… Hollande ;

2) le fait d’indiquer que l’existence d’une zone «libre» a pu aider des Juifs à fuir les zones occupées de l’Europe de l’Ouest n’est pas une manière de réhabiliter Vichy, car cette circonstance particulière que ladite zone «libre» ait finalement pu aider lesdits réfugiés n’était pas recherchée par l’Etat français ;

3) il souligne, et à raison, que Laval (et, en fait, Pétain aussi), donc Vichy, entretenait l’intention de se débarrasser des Juifs étrangers, et de pousser la perfidie jusqu’à dénaturaliser des Juifs français pour mieux justifier les déportations aux yeux de l’opinion ;

4) il revient, mais trop brièvement, sur le zèle des Préfets français à organiser rafles et déportations et que contreront les garnisons italiennes ;

5) il a le mérite de deviner que les motifs de Vichy dans ses réticences à poursuivre les rafles/déportations découlent en fait de la dégradation de la situation militaire de l’Allemagne. Ce qui est effectivement le cas, mais pas, à l’automne 1942, le motif essentiel: ce qui l’emporte alors, c’est la réaction scandalisée de l’opinion publique et des Eglises.

Bref, Léon Poliakov, en 1951, fait preuve d’un réel sens de la recherche et sait se montrer intuitif. Mais il n’est qu’un précurseur, d’où ses lacunes. Il n’en saura pas moins affiner sa recherche, comme je le montrerai dans la seconde partie de cet exposé.

II. Les écrits postérieurs de Poliakov: un bilan nettement plus accablant pour Vichy

Poliakov a su évoluer — ce que ne signalent jamais les thuriféraires vichystes. Dix-sept ans plus tard, dans son article «Au temps de l’Etoile jaune. La situation des Juifs en France sous l’Occupation» (Historia Magazine, n°25, 1968, p. 795-700, réédité in Léon Poliakov, L’Etoile jaune, Grancher, 1999, p. 105-129), il a tenu compte des premiers acquis de l’historiographie (était notamment paru l’année précédente le livre de Claude Lévy et Paul Tillard, La grande rafle du Vel d’Hiv’. 16 juillet 1942, Laffont, 1967, rééd. 1997), et, en conséquence, a davantage tenu compte de l’antisémitisme d’Etat de Vichy.

Selon Poliakov, en effet, s’est développé à Vichy un antisémitisme d’Etat se réclamant d’une «confuse idéologie patriotique, conservatrice et xénophobe, dont la pointe était tournée, en même temps que contre la République, contre les étrangers en général, les “métèques” (suivant la terminologie maurassienne). D’où la différence entre les Juifs français et les Juifs étrangers, d’une manière autant que possible humaine [?]. Dans la pratique, les deux objectifs convergents conduisirent parfois à des conflits ou à de curieuses surenchères. Ainsi, tandis que les autorités occupantes, soucieuses de ne pas choquer de front l’opinion publique française, tardaient à introduire dans leur zone la législation raciale (la première mesure ne fut prise qu’à la fin du mois de septembre 1940), des lois promulguées à Vichy dès juillet 1940 exclurent de la Fonction publique les Français nés de parents étrangers et décrétèrent la révision des naturalisations intervenues depuis 1927. Ces premières lois visaient, en principe du moins, les étrangers en général ; mais en octobre, une autre loi rendit possible l’internement des «ressortissants étrangers de race juive» par simple mesure policière et un statut général des Juifs (tant étrangers que français) fut promulgué, qui excluait ceux-ci de nombreuses professions libérales et activités commerciales, à moins que leurs ancêtres n’eussent été français depuis cinq générations, ou, qu’eux-mêmes, n’eussent rendu à la France des services exceptionnels.» (op. cit., p. 106-107).

Par la suite, Poliakov décrit les complexités judiciaires nées d’une définition légale du «Juif» dont le caractère vague favorisait des mesures parfaitement arbitraires, et ajoute: «Ainsi les absurdités administratives précédèrent la tragédie des déportations. Entre autres conséquences, la promptitude avec laquelle le maréchal Pétain et son gouvernement adoptèrent une politique raciste de leur propre cru aiguilla les Juifs français vers le camp naissant de la Résistance» (p. 108-109).

Or, «ainsi que nous l’avons dit, les Allemands avaient tout intérêt à ce que les mesures antijuives fussent prises par le gouvernement de Vichy, et qu’elles fussent, aux yeux de la masse des Français, le fait des autorités nationales, non des autorités étrangères» (p. 111). Tout en mentionnant les réactions contrastées des Eglises protestante et catholique, Poliakov évoque ensuite, sans s’y attarder, la naissance des camps d’internement de zone occupée, ainsi que la création du C.G.Q.J. «pour mieux harmoniser la collaboration dans le domaine de la politique raciale» (ibid.). Il mentionne le premier dirigeant du C.G.Q.J., Xavier Vallat, qui distingue Juifs français et Juifs étrangers, «absolument «inassimilables» à ses yeux» (p. 112). Surtout, rappelle-t-il, c’est moins son antisémitisme que sa germanophobie qui génère des tensions avec l’occupant, notamment le représentant d’Eichmann en France, Dannecker, à qui Vallat ose déclarer: «Je suis un antisémite de plus vieille date que vous. D’ailleurs, j’aurais pu être votre père.» Vallat neutralisé, «le gouvernement de Vichy crut bien faire en le remplaçant par Darquier de Pellepoix, antisémite frénétique à la mode hitlérienne» (p. 112).

Poliakov rappelle l’emballement de la machine nazie, qui dès 1942 met en œuvre le génocide en Europe de l’Ouest (p. 113), mais précise que les mesures discriminatoires de l’occupant, telles l’Etoile jaune, suscitent l’hostilité de la population française (p. 113-114). Et puis (p. 114-115) «l’heure de la déportation des Juifs de tout sexe et de tout âge vers les camps de la mort sonna en juillet 1942, alors qu’à Vichy, Pierre Laval était chef de gouvernement. L’intention primitive des Allemands était de déporter, au cours de l’été 1942, 100 000 Juifs tant français qu’étrangers, mais en dressant les plans de la colossale rafle qui devait préluder à l’opération, ils virent acculés à un dilemme, car Vichy s’opposait catégoriquement à la déportation des Juifs de nationalité française. Les services d’Eichmann devaient donc, soit se contenter d’opérer en zone occupée seulement, et avec leurs seules forces, soit, pour pouvoir étendre l’opération à la zone libre et se faire aider par la police française, renoncer aux Juifs français. Ils optèrent pour cette dernière solution, qui leur assura l’entier concours des administrations françaises.»

Suit la description – insoutenable – des circonstances de la rafle du Vel d’Hiv’ (p. 115-117), et Poliakov expose «l’indignation populaire contribua à l’échec partiel de la grande rafle de juillet», rappelant l’intervention de certains agents de police isolés qui décidèrent de mettre en échec l’opération dans laquelle ils étaient impliqués tandis que «les hauts fonctionnaires se contentaient pour leur part d’exécuter scrupuleusement les ordres reçus. Ainsi que nous l’avons dit, l’intention de préserver de la déportation les Juifs français fut l’un des mobiles du gouvernement de Vichy. Dans la pratique, cette intention aboutissait à un peu glorieux maquignonnage», à savoir que l’Etat français compensa la prétendue absence de Juifs français par un excès de zèle dans les arrestations de Juifs étrangers (p. 118-119).

Or (p. 119), «les documents allemands nous apprennent que c’est sur la proposition de Pierre Laval que les enfants furent déportés eux aussi: d’une manière plus précise, il demanda qu’en zone «libre» les enfants juifs suivent leurs parents, ajoutant que la «question des enfants juifs restant en zone occupée ne l’intéressait pas». Eichmann manifesta aussitôt à ces enfants (au nombre de 4 000 à Paris) l’intérêt que l’on devine et ils furent déportés séparément, quelques jours après leurs parents. La question des enfants juifs nous a fait entrevoir un second mobile à la promptitude avec laquelle les dirigeants vichyssois allaient au-devant des intentions hitlériennes: derrière la sauvegarde des Juifs français, se profile la volonté bien arrêtée de se débarrasser des Juifs étrangers. A n’importe quel prix? Peut-être ignorait-on encore, à l’époque, à Vichy, comment fonctionnaient les chambres à gaz ; mais Laval ne pouvait ignorer que les enfants déportés étaient voués à la mort, d’une manière ou d’une autre. »

Poliakov décrit aussi les rafles de zone «libre», qui impliquent la livraison de «9 000 Juifs» aux Allemands — en fait le nombre exact est 10 500 —, ce alors que Vichy «avait pleine souveraineté en matière de Juifs» (p. 120). Poliakov ajoute ici un facteur essentiel à la compréhension de la politique vichyste: la prise en compte de l’opinion de l’Eglise catholique, laquelle ne s’opposera guère au Statut des Juifs du 3 octobre 1940 mais s’opposera à «l’assassinat pur et simple» (p. 120-121).

De fait (p. 121), «l’intervention de l’Eglise catholique eut des résultats salutaires, d’autant plus que d’autres représentations avaient lieu dans le privé: il semble même que Mgr Chapoulié ait été mandaté par les cardinaux français pour annoncer au maréchal Pétain que le pape était en souci de son salut éternel. Le fait est que les autorités de Vichy, tout en veillant à continuer à l’application du «Statut des Juifs» et d’interner les Juifs étrangers, ne les livrèrent plus aux Allemands [ee qui reste inexact, car d’autres rafles de Juifs étrangers vont être effectuées après la publication des critiques de l’Eglise, comme je l’ai rappelé ici]: sous ce rapport, la «zone libre» devint une sorte de sanctuaire.»

Après avoir souligné l’aide apportée par l’armée italienne aux Juifs qui trouveront refuge dans sa zone d’occupation (p. 121-122), sujet auquel Poliakov avait consacré son premier livre (précurseur mais daté) en 1946, l’historien raconte, de manière particulièrement lacunaire pour l’occasion (p. 122), que «dans la France entière, la chasse aux Juifs avait tendance à se ralentir. Les Juifs étrangers, dans leur majorité, avaient pris le maquis, et les Juifs français, en principe du moins, continuaient à bénéficier de leur immunité [sic]. A mesure que l’existence des usines nazies de la mort, soulevant un frisson d’horreur, devenait mieux connue ; à mesure aussi, sans doute, que la fortune des armes changeait de camp, les mesures raciales se trouvaient sabotées du haut jusqu’au bas de la hiérarchie administrative. De plus en plus les hommes d’Eichmann en étaient réduits à opérer par leurs propres moyens, aidés d’indicateurs, de dénonciateurs et de la «Milice française» de Joseph Darnand.», mais sans l’appui de la Wehrmacht (p. 123).

«En conséquence,, conclut l’historien (p. 123), sur les quelques 85 000 Juifs déportés en France, la majeure partie le fut au cours de l’année 1942. Ce chiffre correspond à moins d’un tiers des Juifs se trouvant en France en 1940: parmi les pays occupés par le IIIème Reich ou inféodés à lui, seuls le Danemark, l’Italie et la Bulgarie connurent un bilan plus favorable et, de ce point de vue, on pourrait même arguer que l’existence d’un «Etat français» de Vichy fut, en définitive, bénéfique pour les Juifs.»

Bref, après un lumineux exposé démontrant l’ampleur de la collaboration vichyste à la politique nazie de persécution et d’extermination, Poliakov a l’occasion de préciser son assertion de 1951 faisant de Vichy le «facteur prépondérant du sort relativement plus clément des Juifs de France», qu’il renouvelle ici sous une autre forme, au conditionnel, et de manière infiniment plus critique encore que Le Bréviaire de la Haine: c’est uniquement parce que Vichy a cédé face à l’opinion publique française, et notamment l’Eglise catholique, hostiles aux rafles de l’été 1942, et désormais mis un bémol à sa collaboration aux déportations, que les Allemands n’ont pu renouveler leurs opérations avec le même succès que Vent printanier.

Bref, démontre Poliakov, la collaboration de l’Etat français a été essentielle à la déportation des Juifs de France, et ce n’est pas par humanité que Vichy a finalement réduit, de manière d’ailleurs beaucoup plus relative que ne le prétend cet historien, sa participation, jusque là zélée, à leur destruction, mais par souci de ne pas se couper de l’opinion et de l’Eglise.

Il n’y a dès lors pas eu, estime Poliakov, de politique de sauvetage organisée par Vichy. Au contraire, ces sauvetages résultent de l’intervention de la population elle-même (p. 125-129): «Il n’est pas facile de donner un compte-rendu de ces activités, il s’agissait d’initiatives individuelles et spontanées, sans lien entre elles: de nombreux épisodes de cette épopée de fraternité et d’amour humains ne peuvent qu’échapper à tout jamais à l’historien. […] Réfléchissant à ces années et à ces tribulations, l’auteur de ces lignes croit pouvoir conclure que si les activités de sauvetage purent se poursuivre sur une si large échelle et avec relativement peu d’aléas, c’est qu’à partir de 1942 elles bénéficièrent de la complicité, au moins passive, de la grande majorité des Français, le rôle actif restant, naturellement, aux tempéraments capables d’enfreindre la loi au nom d’un impératif éthique et qui sortaient du commun.»

L’on ne peut que constater la cohérence acquise par l’analyse de Poliakov à la suite de son étude, datée, de 1951 – même si cette analyse reste imparfaite. En 1968, Poliakov est en mesure de déterminer l’existence d’une politique vichyste spécifiquement nationale, s’agissant de la «question juive», et cerne à peu près les mobiles du régime de Vichy dans les déportations de 1942: se débarrasser des Juifs étrangers, séduire les Allemands. Se dessine ainsi une grande nouveauté dans l’appréhension, par Poliakov, de la «Solution finale» sur le territoire français, à savoir le caractère zélé de cette collaboration d’Etat qui, en la matière, anticipe les attentes de l’occupant (point qu’il développera plus précisément par la suite – cf. Léon Poliakov, «Lois d’exception de Vichy – Persécutions allemandes», La France, pays occup. 1940-1941, p. 684-695), mais disparaît progressivement à la suite du grand revirement de l’opinion en 1942. Au moins Poliakov insiste-t-il de nouveau sur ce point, ainsi que les revers militaires de l’Axe.

Mieux encore, après avoir fait de Laval, en 1951, le principal architecte français de cette politique, Poliakov se concentre davantage sur Pétain, certes de manière encore réductrice, mais ô combien cruelle, car insistant sur le fait que le Maréchal aurait surtout songé à son propre salut éternel, se félicitant de ne point choquer l’Eglise par son Statut de 1940, mais paniqué par les protestations de cette dernière en 1942.

L’analyse n’en demeure pas moins lacunaire. Poliakov erre, sans aucun doute, lorsqu’il attribue en partie les réticences de Vichy à participer aux rafles, à l’automne 1942, aux premières révélations sur le sort des déportés, ce mobile n’étant pas le moins du monde démontré par la documentation accessible, laquelle révèle en fait que l’information sur l’extermination des Juifs circulait en fait avant les rafles de juillet.

De plus, Poliakov reste encore trop affirmatif sur la politique vichyste relative aux Juifs français, quoique rappelant avec pertinence que ceux-ci vivaient déjà un véritable calvaire. Il a lu trop vite, ou pas assez, les documents allemands alors accessibles, et n’a probablement pas fouiné dans les archives françaises – ce que fera un Klarsfeld avec le résultat que l’on sait. De fait, il ne parvient pas encore à s’apercevoir que le sort des Juifs français demeure, à l’été 1942, en suspens, comme l’attestent formellement les rapports nazis, qui révèlent que les interlocuteurs allemands ont bien insisté sur ce point auprès des négociations français, en particulier Bousquet et son adjoint Leguay.

Ce n’est que quelques années plus tard que Poliakov apportera ces précisions indispensables, s’agissant des négociations de l’été 1942: «Ainsi s’engagea un maquignonnage compliqué dont, du côté français, Pierre Laval devint la figure clef. La première contre-proposition du gouvernement de Vichy, caractéristique pour le climat xénophobe de l’époque, consista à offrir aux S.S. les Juifs étrangers de la «zone libre» mais à réclamer en échange une exemption collective pour les Juifs français des deux zones. Les négociateurs allemands y acquiescèrent, sans cacher à Laval que le tour des Juifs français viendrait à son heure, et sans doute y consentirent-ils d’autant plus facilement que leur interlocuteur leur faisait sur le champ une autre suggestion: débarrassez-nous non seulement des Juifs étrangers, mais aussi de leurs enfants !» (Léon Poliakov, «Du Vel’ d’Hiv’ à Auschwitz», 1942-1943. Années noires, Tallandier, 1987, p. 1185)

Conclusion

De cette étude passablement longue, il en ressort deux points:

1) La petite phrase de Poliakov de 1951, sans cesse agitée par les thuriféraires vichystes, revêt une signification moins favorable à Vichy que ces derniers ne veulent l’admettre, même si elle témoigne en effet d’une indulgence ambiguë reflétant l’état lacunaire de l’historiographie de l’époque.

2) En toute hypothèse, Léon Poliakov a eu, par la suite, l’occasion d’affiner et compléter son analyse, de manière à insister sur la spécificité de l’antisémitisme d’Etat de Vichy, qui se développe dès 1940, et qui a dès lors posé les jalons des premières déportations, dans la mesure où l’Etat français, tout en excluant tous les Juifs de la société française, concentre la majorité de ses efforts contre les Juifs étrangers, qu’il souhaite faire expulser, ce qui l’amène à saisir l’opportunité offerte par les Allemands en juillet 1942. Cette distinction Juifs français-Juifs étrangers n’est pas assimilée à de l’héroïsme par Poliakov, à l’inverse de ce que formulent de nombreux apologistes de Vichy et de Pétain.

Bref, démontre finalement Poliakov dans ses derniers articles, Vichy ne négocie pas au pied du mur, ni pour sauver des êtres humains (le sort des Juifs français restant en suspens), mais pour exécuter sa propre politique raciste et complaire aux nazis.

En toute hypothèse, Poliakov n’a pas désavoué l’état de l’historiographie consécutif aux recherches menées par Serge Klarsfeld, Michael Marrus, Robert Paxton, Asher Cohen, et ainsi résumé par le premier: «Vichy a contribué efficacement à la perte d’un quart des juifs de France» mais «les Français ont puissamment aidé au salut de trois quarts des juifs de France». Et pour cause: il était lui-même parvenu à cette conclusion bien avant ces historiens.

C’est pourquoi, recycler à l’infini une phrase isolée et équivoque d’un ouvrage datant de 1951 pour tenter de nier l’évidence culpabilité du régime de Vichy dans les persécutions et les déportations antisémites n’est pas faire œuvre d’Histoire. Mais de propagande.