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En quête des camps de la mort pour soldats du Reich

Un livre affirme qu’un million de captifs allemands ont été affamés en 1945 par les alliés

Sélim NASSIB
Libération, lundi 4 décembre 1989


En janvier prochain sortira en France le best-seller de l’écrivain canadien James Bacque: «Other Losses». Le romancier soutient qu’Américains et Français auraient délibérément laissé mourir de faim un million de prisonniers de guerre en 1945-1946. Enfermés dans des «camps de la mort», ces soldats allemands auraient disparu sans laisser de trace. . Aucun historien n’ayant, pour l’instant fouillé le sujet, personnes n’a pu valablement répondre aux deux principales questions posées: le nombre des victimes et le caractère intentionnel de leur «extermination». Toutefois, en vérifiant plusieurs documents sur lesquels l’écrivain s’appuie, son enquête paraît manquer de rigueur. Le nombre de morts qu’il avance est souvent exagéré, voire multiplié par dix à l’occasion. Et s’il apparaît que ces camps ont effectivement existé, la situation alimentaire qui y régnait, très inquiétante au début, s’y est progressivement améliorée, contrairement à ce qu’affirme Bacque. Cette enquête de Libération est simultanément publiée par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Elle le sera aussi dans le magazine américain Time.

Un romancier canadien du nom de James Bacque s’installe en 1986 près de Bordeaux, pour préparer un livre sur Raoul Laporterie, un héros de la Résistance, qui avait sauvé plus de 1500 juifs français.

Au cours de l’enquête, il apprend incidemment que de nombreux soldats allemands sont morts de faim dans des camps de prisonniers, au lendemain de la Libération. Il change alors de sujet et se lance dans une recherche de trois ans qui fournira la matière d’ Other Losses(1), un livre qui prétend avoir découvert un «crime contre l’humanité» gardé secret jusque-là: en 1945-1946, Américains et Français auraient intentionnellement laissé mourir de faim et de négligence, un million de captifs allemands.

Paru en septembre à Toronto, le livre est aujourd’hui en troisième position des best-sellers au Canada. Le titre: (Autres Pertes), est une expression utilisée dans les statistiques militaires américaines, qui, selon l’auteur canadien, désignait des prisonniers décédés, qu’on cherchait à camoufler. Le premier tirage de l’édition allemande est épuisé. En France, pour que le scandale n’éclate qu’au moment où le livre sera disponible en librairie, (janvier prochain), l’éditeur a menacé de rompre son contrat si Bacque parlait à des journalistes avant cette date.

L’enquête destinée à vérifier les affirmations de l’écrivain, se heurte d’emblée à une difficulté de taille: aucun spécialiste français ou américain de la deuxième guerre mondiale ne s’est intéressé spécifiquement au sujet. Les uns après les autres, ils avouent leur ignorance., mettent en cause l’amateurisme de Bacque («il n’est pas historien!»), mais se déclarent incapables de démontrer, preuves à l’appui, s’il se trompe ou non. Dans un livre récent(2), Alfred Grosser souligne cette tendance des nations, la France notamment, à ne pas trop fouiller les chapitres troubles de leur passé. Mais au moment de la parution d’Other Losses, les historiens n’avaient jamais envisagé que le problème des prisonniers allemands constituait une énigme, et encore moins un sujet tabou. Le romancier canadien peut donc affirmer qu’un million de prisonniers allemands ont trouve la mort – 793 239 en mains américaines, 167 000 en mains françaises –, sans que personne ne puisse le contredire valablement.

En mars 1945, écrit Bacque, l’Allemagne craque «comme une noix» sous la double pression des armées russe et alliées. Des centaines de milliers de soldats allemands se précipitent à l’Ouest. Leur nombre est tel – 5,2 millions – que l’armée américaine parque beaucoup d’entre eux dans des «enclos temporaires» à ciel ouvert. Dans l’incertitude politique de l’immédiat après-guerre, les bords du Rhin se seraient donc couverts, d’après l’auteur canadien, de «camps de la mort lente». Mobile du «crime»: le désir de vengeance du général Dwight Eisenhower, commandant des forces alliées en Europe.

Puis viennent les témoignages, nombreux, accablants. Début avril 1945, deux officiers américains, les colonels James Mason et Charles Beasley, effectuent une inspection dans les camps et découvrent ces prisonniers fantômes: «Blottis les uns contre les autres pour se réchauffer – vision des plus effroyables derrière des barbelés – quelques 100 000 hommes hagards, apathiques, sales, émaciés, au regard vide, vêtus d’uniformes de campagne gris et sales, debout dans la boue jusqu’au genoux […]. Le commandant allemand de division a rapporté que les hommes n’ont pas mangé depuis au moins deux jours, et que la provision d’eau est le problème majeur – alors qu’à deux cents yards coule le Rhin, plein à ras-bord» (p. 35).

les criminels de guerre et les dignitaires nazis, ayant été transférés ailleurs – qui pour être jugés, qui pour être discrètement enrôlés dans les services secrets américains – les victimes ont donc été, selon l’écrivain, les sans-grade, les troufions de la Wehrmacht.

En juillet 1945, poursuit Bacque, un certain nombre de prisonniers allemands aux mains des américain, sont remis aux autorités françaises, qui entendent les faire travailler à la reconstruction de la France. En quelques mois ils sont près de 750 000 (le livre donne plusieurs chiffres contradictoires), à venir s’ajouter aux quelques 280 000 que l’armée française aurait elle-même capturés. Bacque tente de retracer le destin de ces hommes, dont les plus chanceux sont employés hors des camps. Les autres sont quasiment à l’abandon. Plus tard, il ne restera plus , aux Américains, aux Français et aux nouvelles autorités allemandes, qu’à étouffer le «crime»: décompte des prisonniers truqué, tours de passe-passe bureaucratiques, secrets militaires, raisons d’État… Aux familles allemandes qui s’inquiètent, on dit que les hommes manquants sont sans doute prisonniers des Russes. Et le terme américain «other losses» trouve comme équivalent dans la terminologie militaire française: «Perdus pour raisons diverses» (p. 129)…

Voici donc la thèse, dont la lecture est tellement bouleversante, que le biographe attitré d’Eisenhower, Stephen Ambrose, écrit dans une lettre à Bacque: «Je viens de lire Other Losses, et j’aurais souhaité ne pas l’avoir fait. J’ai des cauchemars toutes les nuits depuis que je l’ai commencé […]» L’historien ajoute cette phrase qui se retrouvera en quatrième de couverture du livre de Bacque: «Vous avez réellement fait une découverte historique majeure, dont le plein impact ne peut être imaginé ni par vous ni par moi, ni par quiconque…» Le lecteur est encore plus ébranlé à la lecture de la préface, signée par l’ex colonel Ernest Fisher, historien attitré de l’armée américaine, qui a aidé Bacque dans sa recherche. «La haine d’Einsenhower (pour les Allemands) , écrit-il, amplifiée par la loupe d’une bureaucratie militaire complaisante, a produit l’horreur des camps de la mort, sans équivalent dans l’histoire militaire américaine.»

Fort de la caution de ces historiens renommés, Bacque peut alors tenter de démonter les ressorts de l’affaire. Il cite d’abord un message d’Eisenhower (p. 26), daté du 10 mars 1945, qui, selon lui, est à la base de toutes les manipulations ultérieures. Le général américain y annonce la création d’un statut particulier: «Forces ennemies désarmées» (DEF), distinct du statut «Prisonniers de guerre» prévu par la Convention de Genève. Sans existence reconnue, privés de rations alimentaires minimales, de courrier, et surtout, hors du contrôle de la Croix-Rouge, les prisonniers «DEF» pouvaient, affirme Bacque, (p. 31) disparaître sans laisser de traces. Selon un document américain reproduit par l’écrivain (p. 177), cette catégorie ne comptait pas moins de 3,2 millions de personnes, le 11 juin 1945.

Un lecture plus attentive du message annonçant la création du statut «DEF», permet toutefois de relever une ambiguïté importante. Eisenhower y précise en effet que, compte tenu du «chaos» qui risque de survenir , l’armée américaine est, de toute manière, incapable de subvenir à l’alimentation des prisonniers dans les termes exigés par la Convention de Genève, c’est à dire, à un niveau équivalent à celui de ses hommes de troupe. Dans la création de ce statut, Bacque voit une intention de tuer, là où il n’y avait, vraisemblablement qu’une réponse, peut-être discutable, à une situation de pénurie objective. et pour établir que le «crime» était prémédité au sommet, Bacque affirme que la situation alimentaire de l’Europe était largement en mesure de nourrir convenablement les affamés enfermés derrière les barbelés. «Il y avait bien plus de blé disponible (en 1945) dans la région comprenant l’Allemagne de l’Ouest, la France, la Grande Bretagne, le Canada, et les U.S.A. qu’il n’y en avait dans la même zone en 1939», écrit-il (p. 25). Précisons tout de même qu’en 1945, la production de blé représentait en France 60%, et en Allemagne 55% de celle de 1939 (Annuaire statistique de l’INSEE). C’est seulement en y ajoutant celle de l’Amérique du Nord que Bacque obtient un total proche des chiffres de 1939. Mais il oublie de prendre en compte la totale désorganisation des circuits de distribution, des voix ferrées, des stocks d’essence, etc., largement responsable de la situation de quasi-famine en Europe.

Bacque affirme de surcroît, que les vivres envoyés par le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) pour nourrir les plus affamés, auraient été refusés par les Américains. L’auteur reproduit (p. 76) le texte d’une lettre adressée en Août 1945 par Max Huber, président du CICR, au département d’État. Sous le ton réservé du haut responsable suisse, la colère est perceptible: les deux trains de vivres, envoyés fin mai 1945 en Allemagne (zone américaine), ont été renvoyés intacts parce-que les dépôts sur place étaient pleins. «Que les dépôts aient été pleins à ras-bord, écrit Huber, était une preuve positive que les distributions en vue desquelles les précédentes réquisitions avaient été faites, étaient encore en suspens.» Bacque prouve ainsi la volonté américaine de ne pas distribuer des vivres à des prisonniers affamés. Mais si l’on consulte les services d’archives du CICR, on apprend que les trains en question n’étaient aucunement destinés aux prisonniers, mais aux «personnes déplacées» en Allemagne, tous sujets non-allemands, citoyens de pays ex-alliés de l’Axe...

Quelques mois après avoir écrit sa lettre à Bacque, le biographe d’Eisenhower semble s’être repris: «Je persiste à croire qu’il s’agit d’une découverte historique majeure, nous a-t-il déclaré. Mais Bacque a terriblement exagéré le nombre de victimes. A mon avis, le chiffre est plus proche de 100 000 que d’un million. Eisenhower avait en tête des priorités: d’abord nourrir les troupes, puis les civils et les personnes déplacées, et en troisième position seulement, les prisonniers. Il avait prévu trois millions de captifs, il en a eu cinq. Bacque n’a rien compris à sa politique. De plus, je conteste que sous le terme «other losses», n’étaient comptabilisés que les morts. J’ai eu connaissance de 180 000 prisonniers transférés en Autriche en un seul jour, parce-qu’il y avait d’avantage de nourriture là-bas. Et en juin 1945, les soldats américains regardaient ailleurs quand des prisonniers s’évadaient.»

Pour arriver au chiffre d’un million de victimes, Bacque se plonge dans les comptabilité américaine et française. Dans les archives de l’armée de terre à Vincennes, il a retrouvé par exemple (Boîte 7 P40), la lettre qu’Henri Pradervand, représentant en France du CICR, adresse le 26 septembre 1945 au Général de Gaulle. Citée presque intégralement (pp. 99-101), elle joue un rôle capital dans la démonstration. Elle dit en substance que, sur les 600 000 prisonniers remis jusque-là aux Français par les Américains, «200 000 […] ne supporteront pas les rigueurs de l’hiver». Pradervand donne à de Gaulle un exemple concret, celui du camp de Thorée-les-Pins, près de La Flèche, qu’il a visité. Il y a trouvé environ 20 000 prisonniers, dont 700 «très malades». Parmi ceux-là, écrit-il, 2 000 sont dans un état tel, qu’ «ils mourront probablement d’ici l’hiver»; 2 000 auraient besoin d’«injection de plasma», et 3 000 pourraient être sauvés par des rations alimentaires supplémentaires. Le représentant du CICR conclut: «Ce camp de Thorée donne dans ses proportions, une image un peu exagérée de l’ensemble.». Dans la traduction de Bacque, cette phrase devient: «Ce camp de Thorée donne une bonne image de la situation d’ensemble.» (p 100).

Un chapitre plus loin (p. 125), il est de nouveau question de Thorée, Bacque ayant découvert qu’il ne restait plus que 15 600 prisonniers dans le camp, le 10 novembre 1945, comme l’atteste le rapport d’inspection rédigé à cette date par le colonel Sarda de Caumont (Boite 7 P40). Dans sa lettre, Padervand avait parlé de 20 000 prisonniers «environ». Bacque n’en conclut pas moins que «4 400 prisonniers» 20 00015 600) ont trouvé la mort à Thorée entre fin septembre et début novembre 1945.

Madame Nicolas, secrétaire de la mairie de Thorée, se souvient parfaitement du passage de Bacque dans le bourg, en 1986. Elle ne fait aucune difficulté pour communiquer les documents qu’elle lui a montrés, en particulier une liste nominative de 27 pages, rédigée jour après jour, des décès survenus au camp. On y découvre que la première victime – morte à Thorée en 1945 d’une broncho-pneumonie, à l’âge de 25 ans, s’appelait Anton Siegerich, membre des services de santé de l’armée allemande. Le dernier nom sur la liste est celui de Frantz Wilmes, sous-officier allemand, mort d’apoplexie à 34 ans, le 16 août 1945. Entre les deux, une succession impressionnante de noms, avec mention du grade, date de naissance, date de décès, lieu d’inhumation, numéro de carré d’inhumation, de rang, de tombe, confession et matricule. La colonne «cause du décès» porte, dans la quasi-totalité des cas la mention «cachexie», autrement dit: «mort de faim»… Avec sa calligraphie soignée et ses taches d’encre, la liste fait toucher le drame du doigt. Mais elle compte 448 noms. Celle du service pour l’entretien des sépultures allemandes en France, (datée du 10 juillet 1961, jour du transfert des deux cimetières dans la Manche), en dénombre 454. Dans un cas comme dans l’autre, on est très loin des 4 400 décès annoncés par Bacque, à moins de croire à une manipulation mettant en cause des services complètement différents. Ce «zéro» de différence porte à conséquence: c’est sur ce genre de chiffre que Bacque fonde son estimation du nombre global de morts.

Un autre des calculs expliqués dans Other Losses, s’appuie sur un article du journal Le Monde, daté du 30 septembre 1945, et signé Jacques Fauvet. Selon l’auteur canadien (p. 104), ce dernier aurait écrit: «Comme on parle (p. 32) aujourd’hui de Dachau, dans dix ans on parlera dans le monde entier de camps comme Saint-Paul d’Egiaux». Et Bacque poursuit, paraphrasant Fauvet: «(un camp) ou 17 000 personnes reçues des Americains à la fin de juillet, mouraient si vite, qu’en quelques semaines, deux cimetières de deux cents tombes chacun furent remplis. A la fin septembre, le taux était de dix morts par jour, soit 21% par an».

Avec l’original de l’article en main, («un prisonnier, même allemand est un être humain»), on réalise que Fauvet n’a jamais mis les pieds dans un camp de prisonniers allemands: «Un ordre personnel du ministre de la guerre nous interdisant l’entrée des camps, écrit-il, force nous est de faire confiance à des témoignages écrits ou oraux.» C’est donc en se fondant sur ces «témoignages», que le Monde évoque «Dachau », puis parle de «cet autre» camp, distinct de Saint-Paul d’Egiaux, qui héberge 17 000 prisonniers, dans des conditions telles que «deux cimetières de deux cent tombes chacun ont été remplis,» et (qu’)«en ce moment, la mortalité s’élève à dix hommes par jour».

Au moment de faire les comptes (p. 130) , Bacque inscrit, sous la rubrique «Saint-Paul d’Egiaux»: 400 morts en un mois. Si l’on cherche à quoi ce chiffre fait référence, il ne peut s’agir que des deux cimetières de deux cents tombes. Curieusement, l’auteur fait apparaître un second «Saint-Paul-d’Egiaux», pour lequel il calcule comme suit: 10 morts par jour, multiplié par 30, cela donne 300 morts par mois. CQFD! Non seulement Bacque a pris pour argent comptant ce qui, dans l’article du Monde n’était que témoignage, mais il a supposé de surcroît un nombre de morts constant au long de l’année.

Toutes les statistiques concernant la mortalité dans les camps français, ont été établies suivant la même méthode. Or, Bacque a eu en main la preuve d’une chute de la mortalité puisqu’il cite certains passages du rapport rédigé par le colonel Sarda de Caumont, le 10 novembre 1945, concernant le camp de Thorée, ainsi que cinq autres camps au sud-est de Paris. Le colonel-inspecteur y précise que, dans tous les camps visités, l’alimentation des prisonniers est passée de 1200 (proche du minimum vital) à 2900 calories par jour, principalement grâce à «l’aide des Américains désireux de remettre en état des prisonniers de guerre déficients rétrocédés». Le colonel ajoute: «Aux mois d’août et septembre 1945, l’état sanitaire des prisonniers de guerre […] était inquiétant; il était même alarmant au camp 402 de Thorée». (Ce qui confirme l’affirmation de Pradervand selon laquelle ce camp est un exemple «exagéré») Et il conclut: «Actuellement, ce péril est conjuré. A part des malades au camp de Thorée, dont l’état reste très inquiétant dans l’ensemble, l’état sanitaire est bon, la mortalité diminue dans de notables proportions, et elle est même nulle dans certains camps». Le rapport du CICR sur ses activités pendant la guerre (Genève mai-juin 1948) précise d’ailleurs, que cette aide alimentaire américaine, destinée aux prisonniers allemands cédés à la France, «fut appelée […] "Action A" (américaine). Elle débuta le 6 octobre ; lorsqu’elle prit fin, une vingtaine de jours plus tard, l’état physique et moral des prisonniers s’était sérieusement amélioré» (Vol. III, p. 115 ). De tout cela, Bacque ne souffle pas un mot.

Quelque information ou document produit par Bacque, que l’on vérifie, on tombe sur une inexactitude, une information ou une omission, qui jettent un sérieux doute sur l’honnêteté de la recherche. Sans que l’auteur ne soulève cette simple question de bon sens: si le nombre de morts était réellement aussi important que l’affirme Other Losses, que sont devenus les corps?

Cela ne signifie aucunement qu’il ne s’est rien passé en 1945-1946. Dans son rapport déjà cité, le CICR semble quasiment tout ignorer du statut «DEF», alors que de nombreux documents officiels américains, reproduits par Bacque, indiquent que plusieurs centaines de milliers de prisonniers y ont été classés. L’organisation internationale admet n’avoir «jamais visité» certains des camps américains en Allemagne, dits «de transit», où «des prisonniers ont été retenus très longtemps, parfois pendant plusieurs mois» (Vol. I, p. 245 ). Les soldats défaits du Troisième Reich sont donc longtemps restés sous le seul contrôle de leurs vainqueurs; dans la liste que le CICR lui-même nous a adressée, une interruption des visites aux camps de l’armée américaine, peut être constatée du 17 mai au 10 octobre 1945.

A la fin des années soixante, l’historien allemand Kurt W. Böhme a longuement enquêté sur le sort des prisonniers détenus par les américains en 1945. Le résultat de son travail(3), que Bacque disqualifie en quelques phrases (p. 155), est disponible aux archives militaires fédérales de Fribourg (RFA). On y trouve une comparaison entre le nombre de morts comptabilisés de source américaine, et celui produit par les municipalités des lieux de détention. Les différences sont parfois très importantes, mais de façon générale, la mortalité est très inférieure à celle annoncée par Other Losses. Les témoignages de prisonniers allemands recueillis par l’historien sont, eux, aussi terrifiants que ceux rapportés par Bacque: «Personne , – confie l’un d’eux à Böhme –, ne savait qui étaient les morts qu’on avait jetés comme du bétail sur les wagons, ni d’où ils venaient, ni comment ils s’appelaient…»

Cette somme d’enquête constituera un matériel précieux le jour où un livre d’ Histoire s’efforcera d’établir ce qui s’est réellement passé en 1945, et d’évaluer les responsabilités de chacun. Mais sans attendre, le mensuel canadien Saturday Night a consacré, sous le titre «Les camps de la mort d’Eisenhower», treize pages à Other Losses. Plus réservés, la chaîne de télé CBS (dans l’émission vedette de Dan Rather), le quotidien allemand Die Welt (sur plusieurs jours), et enfin, le Spiegel, ont, eux aussi, largement rendu compte du livre.

Pour sa part, le magazine américain Time, conclut son article (paru sous le titre: «Secret honteux»), par cette réflexion d’un historien allemand sceptique: «Laissez Bacque publier ce qu’il veut, et nous discuterons de ses sources». C’est ignorer que l’industrie de l’édition et des médias a ses automatismes propres, qui finissent par accréditer comme vérité possible, ce qui, au moins partiellement, n’est que dangereuses élucubrations. Car, en attendant que toute la lumière soit faite sur la question, Other Losses se vend en Allemagne comme des petits pains. Avec, pour titre: la Mort planifiée (Der Geplante Tod)

Sélim NASSIB
(avec le concours d’Henry ROUSSO, chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), et la collaboration de Sorj CHALANDON, Alain GERBIER, et Aude YUNG. Textes allemands traduits par Gisela DACHS).


Notes.

  1. Editions Stoddart. Toronto.
  2. Le Crime et la mémoire d’Alfred Grosser, Flammarion. 270 pp., 99 F.
  3. Die deutschen Kriegsgefangen in Amerikanischer Hand, de Kurt W. Böhme, sous la supervision du Dr Erich Maschke, Munich, 1973. En France, deux ouvrages évoquent le problème des prisonniers de guerre allemands: Attention, mines… 1944-1947, de Daniel Voldman (les prisonniers employés au déminage des plages françaises), Editions France-Empires, 1985. Et moi je vous dis: aimez vos ennemis, de Charles Klein (l’aumonerie catholique des prisonniers de guerre allemands, 1944-1948), Editions SOS, 1989.

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