1. Discours d’Himmler aux généraux S.S. à Posen, le 4 octobre 1943, d’après F. BAYLE, Psychologie et ethique du national-socialisme, P.U.F., Paris, 1953, p. 438-439. 2. Doc. Nuremberg NO 3160, le chef de la police de sécurité et du service de sécurité, compte rendu des événements U.R.S.S. n° 124, Berlin, le 25 octobre 1941, p. 2 et p. 6. Autre traduction dans H. MONNERAY, La persécution des Juifs dans les pays de l’Est, présentée au procès de Nuremberg, Paris, 1949, p. 299-300. 3. Doc. Nuremberg URSS-57, rapport du Groupe d’action A pour la période du 10 octobre 1941 au 31 janvier 1942, Ibidem, p. 51. 4. Himmler devant les Reichsleiter et les Gauleiter, à Posen, le 6 octobre 1943 dans H. HIMMLER, Discours secrets, Paris, 1978, p. 167-168. 5. Voir «le journal de Kremer», dans Auschwitz vu par les S.S., Hösz, Kremer, Broad, Musée d’Etat, Oswiecim, 1974. (Cité désormais Journal de Kremer.) 6. R. FAURISSON, Mémoire en défense contre ceux qui m’accusent de falsifier l’histoire, Paris, 1980, p. 229. 7. Voir Le Monde, 29 décembre 1978. 8. Le Monde, 16 février 1979. 9. Le Monde, 21 février 1979. 10. Le 17 décembre 1980 sur les ondes d’Europe n° 1, Faurisson avait déclaré que «les prétendues chambres à gaz hitlériennes et le prétendu génocide forment un seul et même mensonge historique qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont l’Etat d’Israël et le sionisme international et les principales victimes le peuple allemand — non ses dirigeants — et le peuple palestinien tout entier». Propos qui lui valurent d’être condamné, devant la 17 ème chambre correctionnelle de Paris pour provocation à la discrimination, à la diffamation, à la haine et à la violence raciales. Cette déclaration détermina aussi le verdict de la Cour d’appel de Paris. Faurisson s’y était pourvu contre le tribunal civil qui l’avait condamné pour manquements aux devoirs de l’objectivité et de l’impartialité intellectuelles. Pour le juge d’appel aussi, «Faurisson se prévaut abusivement de son travail critique pour tenter de justifier sous son couvert, mais en dépassant largement son objet, des assertions d’ordre général qui ne présentent plus aucun cractère scientifique. Il est délibérément sorti de la recherche historique et a franchi un pas que rien, dans ses travaux antérieurs n’autorisait […]». (Voir sur l’affaire Faurisson entre autres, S. KALISZ, Le révisionnisme ou la négation des chambres à gaz, étude du phénomène et de son impact médiatique, mémoire de licence en journalisme, Université Libre de Bruxelles, 1986-1987) 11. «Le nouvel ordre juif. Ce que les Juifs exigent pour eux-mêmes», dans Stürmer, 4 novembre 1943. 12. Voir l’analyse de la «fonctionalisation d’un antisémitisme caricatural» dans l’affaire Faurisson, par I. HALEVI, Hypocrisies: du bon usage du révisionnisme, dans Revue d’études palestiennes, n° 26, Hiver 1988, p. 9-11. (Ilan Halevi, d’origine juive, est le représentant de l’O.L.P. auprès de l’Internationale socialiste). 13. N. FRESCO, «Les redresseurs de morts, comment on révise l’histoire», dans Les Temps Modernes, n° 407, juin 1980, p. 2182. 14. voir P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, «Un Eichmann de papier» et autres essais sur le révisionnisme, Paris, 1987, p. 73. 15. R. FAURISSON, Réponse à Pierre Vidal-Naquet, deuxième édition, augmentée, Paris, 1982. 16. «Les tribunaux, explique le juge d’appel, ne sont ni compétents, ni qualifiés pour porter un jugement sur la valeur des travaux historiques que les chercheurs soumettent au public et pour trancher les controverses ou les contestations que ces mêmes travaux manquent rarement de susciter». 17. Voir l’exploitation «révisionniste» du jugement de la Cour d’appel de Paris par P. GUILLAUME, «A ce dont l’esprit se contente on mesure l’ampleur de sa perte», dans Annales d’histoire révisionniste, n° 2, été 1987, p. 155; voir aussi la lecture du jugement et la discussion du point de «révisionniste» à ce sujet dans G. WELLERS, «Qui est Robert Faurisson?», dans Le Monde juif, n° 127, juillet-septembre 1987, p. 96. 18. L’erreur de la Cour d’appel est significative. Elle sera prises en compte dans les conclusions. 19. S. KLARSFELD, Mémorial de la déportation des Juifs de France, Paris, 1978, non paginé. 20. L. DEJONG, Het Koninkrijk der Nederlanden in de Tweede Wereldoorlog, Gevangenen en gedeporteerden, s’Gravenhage, 1978, tome VIII, vol. II. 21. M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil, La Traque des Juifs, 1942-1944, Editions Vie Ouvrière, Bruxelles, l987, t. III, vol. I, p. 247. 22. Doc. CDJC XXVb-87, IV-J, Paris, le 20 juillet 1942, concerne: Voyage en zone non-occupée - inspection des camps juifs, signé: Dannecker, capitaine S.S., publié dans S. KLARSFELD, Deutsche Dokumente 1941-1944, Die Endlösung der Judenfrage in Frankreich, herausgegeben von Serge Klarsfeld, Paris, 1977, p. 95. Voir aussi doc CDJC XXV b-20, IV J. Paris, le 13 mai l942, concerne: affectation du matériel ferroviaire pour les transports de Juifs, signé: Dannecker, capitaine S.S., ibidem, p. 56. 23. Major Guenther, Berlin, le 29 avril 1933 au commandant de la SIPO et SD pour le territoire néerlandais occupé, Major Zœpf, La Haye, au commandant de la SIPO et SD, Colonel Dr. Knochen, Paris, au Délégué du Chef de la SIPO et SD Major S.S. Ehlers, Bruxelles, concerne: évacuation des Juifs, dans S. KLARSFELD et M. STEINBERG, Dokumente, Die Endlösung der Judenfrage in Belgien, The Beate Klarsfeld Foundation, New-York-Paris, 1980, p. 64.

Maxime Steinberg

Les yeux du témoin
et le regard du borgne

L’Histoire face au révisionnisme

«L’histoire à vif». Les Éditions du Cerf, Paris 1990. ISBN 2-204-04107-6.
© Les Éditions du Cerf 1990, Maxime Steinberg 2009.
Droits de reproduction — Reproduction rights

Avant-Propos
Ils «savent ce que c’est de voir»

Dans le génocide au quotidien, c’est par centaines, voire par milliers qu’on tue! Non par millions! Au jour le jour, les proportions restent, si l’on ose dire, à l’échelle humaine. Les zéros qui s’accumulent n’annulent pas ici la réalité des chiffres. Les S.S. — leur chef le disait à ses généraux — «savent ce que c’est de voir un monceau de 100 cadavres ou de 500 ou de 10001». Himmler, lui, il en tirait «gloire». Dans ce massacre journalier, ses S.S. étaient, selon lui, restés des «hommes honnêtes». Le mot ne doit pas surprendre. Le nazisme a sa propre conception de l’humanité. Ses victimes juives en étaient exclues. Ces hommes, ces femmes, ces enfants massacrés dans la routine de l’«extermination» étaient, «tous», des «individus sans intérêt au point de vue racial et intellectuel2». Les tueurs éprouvaient ce besoin irrépressible d’argumenter les meurtres qu’ils perpétraient pourtant «conformément aux ordres reçus3». Rendant compte, il leur fallait se donner des raisons de les avoir exécutés. Quelque part, le fantasme idéologique avait craqué à l’épreuve du massacre. Un instant, les choses s’étaient appelées par leur nom. Les tueurs S.S. avaient bel et bien vu mourir des êtres humains. Dans ces tueries quotidiennes, le plus insupportable était la mise à mort des femmes et des enfants. Himmler avait beau dire devant les dignitaires du parti nazi que «cela a été accompli sans que nos hommes ni nos officiers n’en aient souffert dans leur cœur ou dans leur âme4». Devant ses généraux — eux, ils savaient «ce que c’est de voir» —, le chef des S.S. était moins affirmatif. Dans cette «page de gloire de [leur] histoire» qu’ils écrivaient avec le sang de leurs victimes, Himmler a concédé qu’il y a eu «des exceptions dues à la faiblesse humaine». Le propos mérite toute l’attention. C’est un témoignage, et des plus autorisés. Il ouvre une piste dont on ne saurait sous-estimer l’intérêt historique. C’est qu’il s’est trouvé, parmi les assassins, des témoins nazis de l’horreur. Les traces écrites qu’ils ont laissées, plus rares, sont des plus instructives. Les mots de l’horreur y nomment les choses horribles.

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Les yeux du témoin et le regard du borgne s’attache à une pièce d’archives remarquable, le témoignage d’époque d’un officier S.S. d’Auschwitz, le sous-lieutenant Johann-Paul Kremer5. Médecin au camp pendant une courte période — du 29 août au 18 novembre l942 —, il y prenait part aux «actions spéciales» contre les déportés à leur descente du train. Chaque fois, il le notait dans son journal, chronique quotidienne des faits qui le concernaient personnellement et où il était directement impliqué. Ses commentaires d’époque sont frappants. Le document dévoile «le camp de l’extermination». Le médecin S.S. y découvre un «enfer» avec des «scènes épouvantables» atteignant «le comble de l’horreur». Tel quel, le journal de Kremer n’est pas la pièce la plus marquante du génocide au quotidien, mais elle a peut-être été la plus remarquée. Et, à coup sûr, la source d’époque d’origine nazie la plus discutée, voire la plus vivement controversée.

Dans l’après-Auschwitz, les notes prises à l’époque des faits ont servi à d’autres fins que la recherche historique. Elles furent, dès l’abord, une pièce à conviction, et en premier lieu contre leur auteur. L’ancien médecin S.S. fut jugé, en 1947, à Cracovie, au procès de 40 S.S. de la garnison S.S. du camp de concentration d’Auschwitz: le tribunal suprême polonais le condamna à mort. A 64 ans, criminel d’Auschwitz le plus âgé, il ne fut pas exécuté. Treize ans après, c’était, en République fédérale, la cour d’assises de Munster qui, à son retour — notes de 1942 à l’appui — le condamnait à 10 ans de prison: à 77 ans, la peine était de pure forme, elle n’excéda pas celle qu’il venait de purger en Pologne. Quatre ans plus tard, l’octogénaire comparaissait, avec son journal de guerre, à titre de témoin à charge dans l’affaire Mulka et consorts, les 20 S.S. du camp d’Auschwitz jugés de 1963 à 1965 devant la Cour d’assises de Francfort.

Il y eut, pour ainsi dire, une quatrième affaire Kremer, cette fois sans Kremer, devant le Tribunal de Grande Instance de Paris, en 1981. La Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme et plusieurs associations patriotiques de résistants et de déportés y avaient assigné Robert Faurisson pour avoir, entre autres, «volontairement tronqué certains témoignages tels que celui de Johann Paul Kremer6». Le journal du médecin S.S. d’Auschwitz avait été au centre de la polémique provoquée par le «révisionnisme». Le Monde, publiant, à la fin de 1978, une thèse «aussi aberrante» que le problème des chambres à gaz de Faurisson avait aussi présenté une abondance de preuves7. Dans cet inventaire, Georges Wellers, rescapé d’Auschwitz, mais également président de la commission historique du Centre de Documentation Juive Contemporaine de Paris, citait, en bonne place, des notes du médecin S.S. La réponse de Faurisson prétendit lui apprendre à les «citer correctement8». Un roman inspiré, protesta Wellers9! Une déclaration retentissante de Faurisson sur les ondes d’Europe n° 1 livra la clef de sa relecture des sources. La mort de millions d’hommes et de femmes, d’enfants et de vieillards y devenait un «prétendu génocide10». Le propos était, à tous égards, injurieux. L’histoire était, dans la «révision» de Faurisson, rien moins qu’un «mensonge historique». A l’époque des faits, même l’antisémite nazi le plus frénétique ne dénonçait pas la rumeur du génocide en cours comme une «supercherie juive11». Le délire «révisionniste» s’y complaît à y lire une «gigantesque escroquerie politico-financière». Pesant soigneusement ses mots, Faurisson, professeur de lettres, en désignait le bénéficiaire, non pas la «juiverie internationale», mais un «sionisme» tout aussi «international». Cette version était mieux appropriée aux sensibilités des années septante-quatre-vingts mises à l’épreuve par les événements du Moyen-Orient. La manipulation antisémite donna aussitôt une nouvelle impulsion à la bataille judiciaire à peine entamée12. Si le débat des prétoires traita de l’aspect formel, la polémique sur le fond se poursuivit à coups de livres.

Le journal de Kremer y resta en point de mire. Wellers consacrait, en 1981, un chapitre à Faurisson contre Kremer dans Les Chambres à Gaz ont existé; des documents, des témoignages, des chiffres. Auparavant, en 1980, Faurisson sous-titrait, en novembre, son Mémoire en défense contre ceux qui m’accusent de falsifier l’histoire: Vous avez dit: «Kremer»? - Un exemple de supercherie historique. Son «tripatouillage» des notes de Kremer avait, quant à lui, été démonté en juin dans Les Temps Modernes: une étude de Nadine Fresco, Les redresseurs de morts analysait comment on révise l’histoire13. Le numéro de septembre d’Esprit imprima son orientation à l’analyse critique du «révisionnisme»: Pierre Vidal-Naquet y procéda à l’anatomie d’un mesonge dans Un Eichmann de papier. La méthode Faurisson y était caractérisée comme un «art de ne pas lire les textes» et, «sur le plan de la morale intellectuelle et de la probité scientifique», son interprétation du document Kremer dénoncée comme «un faux14». Faurisson a réagi avec sa Réponse à Pierre Vidal-Naquet où devant la pertinence des observations de son adversaire le plus systématique, il lui a fallu infléchir sa lecture des notes du médecin S.S. d’Auschwitz pour préserver sa propre négation du génocide juif15.

L’année suivante, la dernière passe d’armes de la bataille judiciaire se déroula devant la Cour d’appel de Paris. Faurisson y fut à nouveau condamné. En 1983, le juge ne donna toutefois pas pleinement raison à la partie adverse. Il se déclara incompétent pour «porter un jugement sur la valeur des travaux historiques16». L’aveu servit les prétentions de Faurisson: le perdant avait gagné, devant ce jury incompétent, cette légitimité scientifique qu’ambitionne la prétendue «école révisionniste17». Son érudition avait abusé, après d’autres, les magistrats de Paris. A leur estime, «les accusations de légèreté formulées contre lui manquent de pertinence».  La cour d’appel n’avait pas saisi ce qui différencie le travail de l’idéologue sur l’histoire de l’enquête heuristique sur les sources. Sa lecture est borgne. Son regard est sélectif et il l’est d’autant plus que l’idéologue est érudit. Lui, il sait pertinemment bien quels sont les documents qu’il lui faut écarter de son propos. Un Faurisson s’était bien gardé d’introduire la pièce Kremer dans sa négation du génocide juif. Confronté à ce document d’époque, il lui a fait dire n’importe quoi pourvu que ce ne fut pas ce qu’il niait. Cela, la cour d’appel l’a aperçu en le condamnant. «Il cherche en toute occasion», a-t-elle dit, «à atténuer le caractère criminel de la déportation, par exemple en fournissant une explication personnelle, mais tout à fait gratuite des “actions spéciales” mentionnées à quinze reprises [sic18] avec horreur dans le journal du médecin Kremer».

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Cette lecture plurielle n’a paradoxalement pas pris en compte toute la portée historique du document Kremer. La perversion «révisionniste» de son sens — tout comme son instrumentalisation judiciaire — a certes focalisé l’attention sur les exterminations dont cette pièce d’archives conservait une trace écrite. Mais cette lecture provoquée est restée, pour invalider la négation polémique du génocide juif, au plan du texte. Dans son principe, l’entreprise «révisionniste» de déréalisation du discours s’y était cantonnée. Or, le journal du médecin S.S., témoignage d’époque, n’est précisément pas un «discours vide». Ces notes d’Auschwitz au quotidien témoignent d’un événement qui, comme elles, est lui aussi chronologiquement daté et géographiquement situé! Il avait débuté à mille kilomètres du lieu du massacre et Kremer n’en saisissait pas à Auschwitz toute la dimension. Pour la recherche historique, sa chronique personnelle n’en est pas moins une source d’une importance exceptionnelle: ses notes, toutes lacunaires qu’elles soient, sont la seule trace écrite d’origine nazie relative à la disparition de déportés juifs de France, de Belgique et des Pays-Bas, dès leur arrivée à Auschwitz.

La valeur documentaire de cette source n’avait pas échappé aux historiens qui ont dépouillé les archives de la déportation ouest-européenne. En 1978, le Mémorial de la déportation des Juifs de France choisissait, à titre d’illustration, l’extrait le plus significatif19. La même année, la monumentale histoire des Pays-Bas dans la seconde guerre mondiale traitait des notes de Kremer relatives au sort des Gedepoorteerde Joden20. Plus tardif, La Traque des Juifs insiste, du point de vue belge, sur l’importance toute particulière du document Kremer21.La chronique du médecin S.S. pendant son bref séjour à Auschwitz appelle un déchiffrement plus systématique que cette approche en ordre dispersé. Chaque chercheur s’y est référé pour ce qui concernait son champ d’investigation. Cette triple référence évènementielle est elle-même significative. La pièce d’archives, document capital pour l’histoire du génocide qui a frappé les Juifs d’Europe occidentale, acquiert aussi sa pleine signification dans ce triple retour à l’événement. A le suivre au plus près jusque dans les notes quotidiennes de l’officier S.S., la critique historique bute inévitablement sur les embûches que leur lecture «révisionniste» a dressées à plaisir. Il lui faut les démonter. Le propos n’est pas polémique. Le «révisionnisme» est un discours non pas d’histoire, mais sur l’histoire et, à ce titre, comme tout regard qui y est porté, il relève de l’analyse critique. Dans l’enquête d’histoire, on ne s’arrêtera même pas à la dimension idéologique du phénomène. La polémique sur l’inexistence du génocide relève de l’histoire des mentalités et renseigne sur la mémoire historique dans la conscience contemporaine. Il faudra y réfléchir dans les conclusions. La mémoire et l’histoire n’ont pas la même approche du passé. Dans cette enquête sur les sources documentaires du massacre des déportés d’Europe occidentale à leur arrivée à Auschwitz, ce qui importe, c’est de ne rien omettre dans leur lecture. L’érudition sélective est tout à l’opposé de la méthode historique. Elle fausse la pleine compréhension de la pièce d’archives. Le discours idéologique du «révisionnisme» est à cet égard un cas-limite. La moindre ambiguïté du document ou de ses lectures successives lui sert à en pervertir le sens et à dénaturer l’histoire qui y est saisie dans son immédiateté au moment où elle s’accomplit.

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Un document d’histoire n’est cependant pas fait sur mesure. On l’oublie trop souvent, la pièce d’archives, si remarquable soit-elle, n’est toujours qu’une fenêtre entrebaîllée. Le premier regard ne saisit pas d’emblée ce qu’elle laisse entrevoir. Une lecture au premier degré n’épuise pas la trace écrite. Entre ses lignes, elle condense plus d’histoire qu’elles n’en expriment. Ses mots les plus anodins sont parfois tout aussi signifiants, sinon davantage, que les plus significatifs. Les archives nazies relatives à la «solution finale» sont, à cet égard, autant de cas de figure. Classées à l’époque «affaires secrètes du Reich», elles sont, de surcroît, surcodées. Le décryptage est le préalable absolu à leur lecture correcte. Le texte rétabli, son interprétation est loin d’être achévée. Comme le code de lecture, il lui faut — épreuve décisive — passer au crible de la critique historique. Epreuve décisive, car le document d’histoire n’a de sens que dans son rapport à celle-ci.

Le témoignage d’époque qu’apporte le journal de Kremer sur «l’extermination» des déportés de l’Ouest arrivant à Auschwitz n’est toutefois pas à lire en relation directe et immédiate avec l’histoire de la «solution finale» en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Il ne saurait être question de composer ici un chapitre qui aurait manqué aux histoires de la déportation des Juifs d’Europe occidentale. En termes d’histoire, la «solution finale» n’est pas réductible à son aboutissement macabre. L’extermination est un moment de la politique antijuive du IIIe Reich dans les territoires occupés, un moment chronologiquement daté et géographiquement situé. Si la «solution finale» a toujours signifié, en effet, l’élimination de la présence physique des Juifs d’abord dans le grand Reich allemand, puis avec la guerre mondiale en Europe, elle n’a versé dans son sens génocidaire qu’avec l’invasion de l’U.R.S.S. en juin 1941. Mais, même après que la décision fatale a été étendue à tous les Juifs du continent, les deux sens ont continué à se chevaucher. L’ambiguïté de la «solution finale» est dans le déroulement même de l’évènement. En dehors des lieux d’extermination, parfois à quelques kilomètres, elle n’a pas cessé d’être aussi territoriale. Les villes, les régions, les territoires sous domination allemande devaient, les uns après les autres, être «libérés des Juifs»

Dans le code nazi, la formule est synonyme d’«évacuation». Et tous ces cryptogrammes signifient l’extermination comme les «actions spéciales» du journal du médecin S.S. d’Auschwitz. L’historien de la «solution finale» à l’Ouest de l’Europe ne l’ignore pas. Pour avoir dépouillé les archives nazies des camps de rassemblement, il connaît jusqu’à l’identité des Juifs «évacués vers» cet «Est» énigmatique où ils ont effectivement disparu. La déportation a rompu la continuité de leur histoire. Elle l’a brisée en temps successifs et parallèles séparés par la distance d’Auschwitz. Les recherches historiques les plus récentes commencent à introduire cet espace-temps dans la dimension «occidentale» de la solution finale. La problématique est nouvelle. L’historien n’échappe aux questions que se pose la conscience historique de son temps. Comme elle, il risque de céder à la tentation anachronique d’extrapoler. Toute la difficulté de cette relecture est de prendre la mesure exacte du paramètre d’Auschwitz à l’Ouest. Il s’agit d’apprécier jusqu’à quel point les contemporains de l’évènement étaient conscients du sens réel de l’histoire en cours et d’évaluer le poids de cette conscience historique dans les comportements.

Cette problématique se pose en de tout autres termes dans le cas des autorités d’occupation, et en particulier des officiers S.S. impliqués dans la déportation des Juifs de France, de Belgique et des Pays-Bas. En ce qui concerne ces derniers, elle n’est nullement nouvelle. Elle ne date pourtant pas de l’après-1945. La répression des crimes de guerre a fait l’impasse sur la solution finale à l’Ouest. L’épilogue judiciaire du massacre des déportés intervient dans les années soixante-quatre-vingts, avec les procès de la déportation des Juifs de France, de Belgique et des Pays-Bas devant les cours d’assises de la République fédérale allemande. Les officiers S.S. y ont été condamnés pour complicité d’assassinat parce qu’ils avaient agi dans la déportation «occidentale» en connaissance de cause. Comme dans les procès de Kremer, les accusés ont été confrontés à des pièces à conviction puisés dans les archives nazies de la solution finale. Et comme l’ancien médecin S.S. d’Auschwitz, ces hommes qui y avaient acheminé les convois de l’Ouest se sont défendus face à ces pièces accablantes. Leurs explications autant que l’appréciation des juges contribuent à mieux saisir la portée de ces pièces. Avec le document Kremer, ces quelques documents d’époque émanant des services de la Sécurité du Reich à l’Ouest levaient le voile sur le massacre des déportés de l’Ouest. En dépit du secret de rigueur, les officiers S.S. en poste à Paris, Bruxelles et La Haye n’ignoraient pas, dès les premiers convois vers Auschwitz, que «les Juifs qui se trouvent dans les zones de domination allemande s’acheminent vers leur extermination totale22». De surcroît, «le camp d’Auschwitz» les priait, au printemps 1943 «pour des raisons» qui leur étaient «évidentes, de ne pas faire avant le transport, aux Juifs à évacuer, de communications inquiétantes». Il leur était impérativement recommandé d’éviter, pendant les transports, toute «allusion susceptible de provoquer une quelconque résistance de la part des Juifs et de n’éveiller aucun soupçon23».

*
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Les yeux du témoin et le regard du borgne intègre ces documents d’époque destinés aux officiers S.S. de l’Ouest dans l’interprétation historique des notes prises à Auschwitz à o’arrivée des convois ouest-européens. L’ouvrage débute par la lecture entre les lignes du journal de Kremer: dans ce premier chapitre, la pièce d’archives s’avère être une chronique de la déportation occidentale. Le deuxième chapitre — les yeux de l’horreur — accompagne l’officier S.S. dans sa descente dans «l’enfer» et dans sa découverte du «camp de l’extermination», à l’arrivée des convois de France, de Belgique et des Pays-Bas. Le témoin y évoque l’un des singuliers bunkers, auxquels s’attache le troisième chapitre. Kremer, resté à peine trois mois à Auschwitz, n’a toutefois pas connu les nouvelles installations de mise à mort par les gaz achevées au printemps 1943. Ces «travaux urgents» d’Auschwitz expliquent le document adressé aux officiers S.S. en poste à Paris, Bruxelles et La Haye. La direction du camp s’y référait dans son souci d’une «répartition» des déportés de l’Ouest «sans accroc». En conséquence, le quatrième chapitre se déplace à mille kilomètres de l’horreur pour déterminer ce que savaient les destinataires du document. L’un d’eux n’en était pas si éloigné. Avant de prendre ses fonctions à l’Ouest, il avait opéré dans les territoires occupés d’Union soviétique. La «déportation vers l’Est» dont les services allemands à l’Ouest disaient, en 1942, qu’elle était une «mesure plus sévère que le transfert dans un camp de concentration» ne signifiait rien d’autre que les exterminations qui avaient été perpétrés dès 1941, plus loin à l’Est. Cet autre cryptogramme était par trop explicite. Le cinquième chapitre s’attache à repérer, dans l’environnement de l’officier S.S. en action à l’«Est», «l’image d’horreur» dont témoignaient, à l’époque, des sources nazies bien moins discrètes que le journal du médecin S.S. d’Auschwitz. Cet aller-retour de l’Ouest à l’Est invite enfin à appeler les choses par leur nom, dans le sixième chapitre. En dépit du secret, l’officier S.S. chargé des affaires juives à Paris l’avait fait à l’époque. Parlant de l’«extermination totale» des Juifs, il n’avait toutefois rien dit sur la «façon» d’opérer avec les déportés. Le journal du médecin S.S. d’Auschwitz ne dévoile pas plus le «camp de l’extermination». Accusé par ses notes, Kremer a seulement rompu la consigne du secret pour sa propre défense judiciaire. Le chiffre du secret, septième et dernier chapitre, corrobore son exposé. Le camouflage des statistiques nazies de la déportation ne résiste guère à un examen critique des comptes de la solution finale à l’Ouest. Dans ces chiffres macabres, le génocide ne relève plus du témoignage. C’est un phénomène statistique et en tant que tel, il est mesurable dans la démographie de la répression nazie. Cette analyse comparative n’est généralement pas praticable. Elle l’est dans le cas belge, en raison de la structure socio-culturelle de sa population juive. Pour la plupart étrangers à l’époque, les Juifs se singularisent dans les statistiques des victimes de l’occupation allemande. Avec une précision remarquable, les chiffres belges fixent aussi la singularité du massacre des Juifs. Ils mesurent toute la différence, dans la répression nazie, entre le «transfert dans le Reich» et la «déportation vers l’Est». L’extermination des déportés juifs, dès leur descente des trains de la solution finale ne se confond pas avec les victimes du système concentrationnaire nazi et de ses camps de la mort. Dans cette différence, les notes quotidiennes du médecin S.S. d’Auschwitz prennent leur pleine signification. Elles constituent — document exceptionnel — l’acte de déces collectif des déportés disparus de l’histoire à leur arrivée au «camp de l’extermination». Leur intérêt historique justifie qu’elles soient publiées dans les annexes, avec d’autres sources documentaires tout aussi utiles à la saisie du génocide au quotidien, dans son immédiateté. La lecture littérale n’en saisit toutefois pas toute la portée historique. Elle est à lire, comme cet avant-propos y invite, entre les ligne.


Notes.

1. Discours d’Himmler aux généraux S.S. à Posen, le 4 octobre 1943, d’après F. BAYLE, Psychologie et ethique du national-socialisme, P.U.F., Paris, 1953, p. 438-439.

2. Doc. Nuremberg NO 3160, le chef de la police de sécurité et du service de sécurité, compte rendu des événements U.R.S.S. n° 124, Berlin, le 25 octobre 1941, p. 2 et p. 6. Autre traduction dans H. MONNERAY, La persécution des Juifs dans les pays de l’Est, présentée au procès de Nuremberg, Paris, 1949, p. 299-300.

3. Doc. Nuremberg URSS-57, rapport du Groupe d’action A pour la période du 10 octobre 1941 au 31 janvier 1942, Ibidem, p. 51.

4. Himmler devant les Reichsleiter et les Gauleiter, à Posen, le 6 octobre 1943 dans H. HIMMLER, Discours secrets, Paris, 1978, p. 167-168.

5. Voir «le journal de Kremer», dans Auschwitz vu par les S.S., Hösz, Kremer, Broad, Musée d’Etat, Oswiecim, 1974. (Cité désormais Journal de Kremer.)

6. R. FAURISSON, Mémoire en défense contre ceux qui m’accusent de falsifier l’histoire, Paris, 1980, p. 229.

7. Voir Le Monde, 29 décembre 1978.

8.Le Monde, 16 février 1979.

9.Le Monde, 21 février 1979.

10. Le 17 décembre 1980 sur les ondes d’Europe n° 1, Faurisson avait déclaré que «les prétendues chambres à gaz hitlériennes et le prétendu génocide forment un seul et même mensonge historique qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont l’Etat d’Israël et le sionisme international et les principales victimes le peuple allemand — non ses dirigeants — et le peuple palestinien tout entier». Propos qui lui valurent d’être condamné, devant la 17 ème chambre correctionnelle de Paris pour provocation à la discrimination, à la diffamation, à la haine et à la violence raciales. Cette déclaration détermina aussi le verdict de la Cour d’appel de Paris. Faurisson s’y était pourvu contre le tribunal civil qui l’avait condamné pour manquements aux devoirs de l’objectivité et de l’impartialité intellectuelles. Pour le juge d’appel aussi, «Faurisson se prévaut abusivement de son travail critique pour tenter de justifier sous son couvert, mais en dépassant largement son objet, des assertions d’ordre général qui ne présentent plus aucun cractère scientifique. Il est délibérément sorti de la recherche historique et a franchi un pas que rien, dans ses travaux antérieurs n’autorisait […]». (Voir sur l’affaire Faurisson entre autres, S. KALISZ, Le révisionnisme ou la négation des chambres à gaz, étude du phénomène et de son impact médiatique, mémoire de licence en journalisme, Université Libre de Bruxelles, 1986-1987)

11.«Le nouvel ordre juif. Ce que les Juifs exigent pour eux-mêmes», dans Stürmer, 4 novembre 1943.

12. Voir l’analyse de la «fonctionalisation d’un antisémitisme caricatural» dans l’affaire Faurisson, par I. HALEVI, Hypocrisies: du bon usage du révisionnisme, dans Revue d’études palestiennes, n° 26, Hiver 1988, p. 9-11. (Ilan Halevi, d’origine juive, est le représentant de l’O.L.P. auprès de l’Internationale socialiste).

13. N. FRESCO, «Les redresseurs de morts, comment on révise l’histoire», dans Les Temps Modernes, n° 407, juin 1980, p. 2182.

14. voir P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, «Un Eichmann de papier» et autres essais sur le révisionnisme, Paris, 1987, p. 73.

15. R. FAURISSON, Réponse à Pierre Vidal-Naquet, deuxième édition, augmentée, Paris, 1982.

16.«Les tribunaux, explique le juge d’appel, ne sont ni compétents, ni qualifiés pour porter un jugement sur la valeur des travaux historiques que les chercheurs soumettent au public et pour trancher les controverses ou les contestations que ces mêmes travaux manquent rarement de susciter».

17. Voir l’exploitation «révisionniste» du jugement de la Cour d’appel de Paris par P. GUILLAUME, «A ce dont l’esprit se contente on mesure l’ampleur de sa perte», dans Annales d’histoire révisionniste, n° 2, été 1987, p. 155; voir aussi la lecture du jugement et la discussion du point de «révisionniste» à ce sujet dans G. WELLERS, «Qui est Robert Faurisson?», dans Le Monde juif, n° 127, juillet-septembre 1987, p. 96.

18. L’erreur de la Cour d’appel est significative. Elle sera prises en compte dans les conclusions.

19. S. KLARSFELD, Mémorial de la déportation des Juifs de France, Paris, 1978, non paginé.

20. L. DEJONG, Het Koninkrijk der Nederlanden in de Tweede Wereldoorlog, Gevangenen en gedeporteerden, s’Gravenhage, 1978, tome VIII, vol. II.

21. M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil, La Traque des Juifs, 1942-1944, Editions Vie Ouvrière, Bruxelles, l987, t. III, vol. I, p. 247.

22. Doc. CDJC XXVb-87, IV-J, Paris, le 20 juillet 1942, concerne: Voyage en zone non-occupée - inspection des camps juifs, signé: Dannecker, capitaine S.S., publié dans S. KLARSFELD, Deutsche Dokumente 1941-1944, Die Endlösung der Judenfrage in Frankreich, herausgegeben von Serge Klarsfeld, Paris, 1977, p. 95. Voir aussi doc CDJC XXV b-20, IV J. Paris, le 13 mai l942, concerne: affectation du matériel ferroviaire pour les transports de Juifs, signé: Dannecker, capitaine S.S., ibidem, p. 56.

23. Major Guenther, Berlin, le 29 avril 1933 au commandant de la SIPO et SD pour le territoire néerlandais occupé, Major Zœpf, La Haye, au commandant de la SIPO et SD, Colonel Dr. Knochen, Paris, au Délégué du Chef de la SIPO et SD Major S.S. Ehlers, Bruxelles, concerne: évacuation des Juifs, dans S. KLARSFELD et M. STEINBERG, Dokumente, Die Endlösung der Judenfrage in Belgien, The Beate Klarsfeld Foundation, New-York-Paris, 1980, p. 64.