1. W. STÄGLICH, Le Mythe d’Auschwitz. Etude critique, Paris, 1986, p. 20. 2. Stäglich vise la documentation sur Auschwitz publiée en vue du procès. En particulier, le recueil Wir haben es getan dont un chapitre était consacré à Un professeur à Auschwitz. 3. L’édition en langue française de Auschwitz vu par les SS date de l’année suivante. 4. Si Stäglich ignore délibérément ce travail, R. Faurisson le ravale à des «notes qui nous disent comment il faut déchiffrer le texte du professeur Kremer selon la grille de lecture communiste ou exterminationniste» (voir R. FAURISSON, Mémoire en défense, p. 106). 5. W. STÄGLICH, op. cit., p. 121. 6. Ibidem, p. 8-9. 7. R. Faurisson ne procède pas autrement. Le «révisionnisme» qui s’institue «école historique» a cette particularité de prétendre faire de la critique historique sans entreprendre de réécrire une histoire, que ce soit de la déportation, de la «lutte contre les partisans», voir de la condition juive au temps du IIIe Reich. Une thèse d’histoire — pour autant qu’il ne s’agisse pas d’une prétendue «thèse» — est nécessairement une reconstruction du passé et, dans la mesure où elle révise des interprétations antérieures, elle reconstruit ce qu’il lui a fallu déconstruire. 8. W. STÄGLICH, op. cit., p. 13. L’auteur «révisionniste» feint d’ignorer que les travaux historiques parmi les plus recommandables sur le IIIe Reich émanent d’historiens allemands. Sur la conscience allemande dans son rapport à la période nazie, voir le recueil Devant l’Histoire, Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, le Cerf, 1988. 9. W. STÄGLICH, op. cit., p. 121. 10. Journal de Kremer, p. 230 11. Ibidem, p. 226. 12. Ibidem, p. 227. 13. M. GHEUDE, Lecture, dans P. WEISS, L’Instruction, oratorio en onze chants, traduit de l’allemand par Jean Baudrillard, Ed. Labor, Bruxelles, 1988, p. 362.    14. Ibidem, p. 228. 15. Voir sur ce type d’analyse psychologique, Bruno BETTELHEIM, L’holocauste, une génération plus tard, dans son recueil Survivre, Paris, 1979, p. 114. 16. Le journal de Kremer, n. 53, p. 228. 17. A. KEPINSKI, Le Rythme de la Vie cité d’après Mieczyslaw Kieta, dans son avant-propos à W. KIELAR, Anus Mundi, cinq ans à Auschwitz, préface de David Rousset, Lafont Paris, 1980, p. 21. 18. Voir G. DE CROP, «Anus Mundi», dans Le Monde juif, n° 130, avril-juin 1988, p. 77-78. Titulaire d’un diplôme de l’Ecole des Etudes en Sciences Sociales de Grenoble sur Le génocide des Juifs pendant la seconde guerre mondiale et le projet national-socialiste: l’événement, la mémoire et la conscience, G. De Crop considère «si cela ne paraissait pas sacrilège» qu’«il faudrait remercier Faurisson dont l’aveuglement arrive à point nommé pour que se cristallisent les lambeaux du message», à savoir «le souvenir de l’indicible». 19. «Pour [sa] part», Faurisson n’a «rien noté de “nazi” dans le journal intime de ce vieux garçon prolongé» (voir R. FAURISSON, Mémoire en défense, p. 29). 20. Le journal de Kremer, p. 218. 21. NO-600, Lettre de Grawitz à Himmler, le 4 mars 1942, citée dans R. HILBERG, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, 1988, p. 283. 22. Le journal de Kremer, p. 234. 23. Ibidem, p. 230. 24. Ibidem, p. 249. 25. Ibidem, p. 296. 26. Ibidem, le 30 janvier 1943, p. 249. 27. Ibidem, p. 250. 28. Ibidem, p. 249. 29. Selon Faurisson, «le vrai travail du professeur de médecine Johann Paul Kremer à Auschwitz est de se livrer à des recherches de laboratoire sur toutes sortes de maladie, et notamment le typhus» (Voir R. FAURISSON, Réponse à Pierre Vidal-Naquet, p. 31.) 30. Journal de Kremer, p. 231-232. Voir aussi p. 226.Le 29 août, Kremer a cru qu’il venait remplacer un collègue malade. 31. C’est seulement, à la date du 3 octobre que le journal de Kremer mentionne pour la première fois le prélévement de «matière vivante». Il l’aura noté cinq fois alors que sont mentionnées 15 «actions spéciales» dont la première a lieu dès le quatrième jour de la présence du médecin à Auschwitz. 32. Ibidem, note 74 de la p. 235. 33. Ibidem, entrée du 3 octobre 1942, p. 235; du 10 octobre, p. 236; du 15 octobre et du 17 octobre, p. 238, du 13 novembre p. 244. 34. P. Vidal-Naquet a insisté , quant à lui, sur le fait que le ton du journal «ne change que dans une seule série de circonstances, pour prendre alors parfois {pas toujours} une allure émotive tout à fait remarquable».(P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, «Un Eichmann de papier» et autres essais sur le révisionnisme, p. 68). 35. Journal de Kremer, p. 230. 36. Ibidem, p. 229. 37. Au procès de Francfort, le témoin Kremer explique que «c’était humainement tout-à-fait compréhensible. C’était la guerre, il y avait peu de cigarettes et d’alcool. Si quelqu’un dépendait de la cigarette …, on collectionnait les bons et puis on allait avec la bouteille à la cantine» (Voir H. LANGBEIN, Der Auschwitz-Process, Eine Dokumentation, t. I, p. 72.) 38. Le propos est du Commissaire de la Ruthénie blanche, Wilhelm Kube. Il est rapporté dans une lettre du lieutenant-colonel S.S. Strauch. L’extrait utilisé ici — le document sera encore exploité plus loin — porte: «on nous reprochait continuellement, à mes hommes et à moi, d’être des sauvages et des sadiques, alors que je ne faisais que mon devoir. Même le simple fait que des médecins-dentistes aient enlevé des plombages en or aux Juifs destinés au traitement spécial — conformément aux ordres — a été le prétexte à reproche. Kube rétorqua que notre façon de procéder était indigne de l’Allemagne de Kant et de Gœthe. Si l’Allemagne était perdue de réputation dans le monde entier, c’était notre faute. Par ailleurs, c’était un fait que mes hommes jouissaient lubriquement de ces exécutions». (Lettre du commandant de la SIPO-SD en Ruthénie blanche à l’état-major personnel du R.F.S.S., signé lieutenant-colonel Strauch, Minsk, le 20 juillet 1943, citée d’après W. HOFER, Le national-socialisme par les textes, Plon, 1963, p. 268-298). 39. Journal de Kremer, p. 249. 40. Ibidem, p. 236. 41. Ibidem, p. 238. 42. Ibidem, p. 238. 43. Voir Le Monde, 16 février 1979. 44. Voir Journal de Kremer, p. 238 note 83. 45. L’arrestation de «sécurité», — «Sicherheitshaft» — était autorisée par le pouvoir d’occupation. Celle dite de «protection» — «Shutzhaft» — l’était par l’office central de la Sécurité du Reich. Voir à ce propos, M. STEINBERG, Le dossier Bruxelles-Auschwitz, la police S.S. et l’extermination des Juifs de Belgique, Bruxelles, 1980, p. 33-35. 46. Voir, pour la France, S. KLARSFELD, Le livre des Otages, Paris, 1979. Pour la Belgique, M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil, t. II, Les cent jours de la déportation, p. 218-219, et t. III, vol. 2., La Traque des Juifs, p. 54-55 et p. 120-125. 47. Voir le cas du pseudo Léon Silberstein, de son vrai nom, Léon Kutnowski, dans M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil, La Traque des Juifs, t. III, vol. II., p. 73. 48. Ministère de la Santé Publique-Belgique, dossier de Rakower, Moszek Aron, né le 12 mars 1907 et fusillé le 6 janvier 1943. (voir M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil. 1942, les cent jours de la déportation des Juifs de Belgique, t. II, p. 219). 49. Voir les conclusions dans M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil, La Traque des Juifs, t. III, vol. II., p. 254-255. 50. CDJC/CDXCVI. Le commandant militaire en Belgique et dans le Nord de la France, chef de l’administration militaire, groupe: pol., Bruxelles, le 27 octobre 1942, aux Ober- et Feldkommandantures, concerne: procédure de transfert dans le Reich et de déportation dans le territoire de l’Est, reproduit dans S. KLARSFELD et M. STEINBERG, Dokumente, Die Endlösung der Judenfrage in Belgien, herausgegeben von Serge Klarsfeld und Maxime Steinberg, New York-Paris, 1980, p. 51. 51. Voir l’ordre de mise au travail n°5687 de Léa Warth, née le 17 décembre 1926, signé: Ehlers, ibidem, p. 38-39. 52. L. DEJONG, Het Koninkrijk der Nederlanden in de Tweede Wereldoorlog, Gevangenen en gedeporteerden, t. VIII, vol. II., p. 755, note 1. 53. Message téléphoné du lieutenant S.S. Schwartz, (au) service central de l’administration économique, service D II à Oranienburg, daté du 8 mars 1943, d’après G. WELLERS, Les chambres à gaz ont existé, p. 43. 54. Journal de Kremer, p. 234, entrée du 3 octobre 1942. 55. R. FAURISSON, dans Le Monde, 16 février 1979. La référence était la note 85 page 238 de Auschwitz vu par les SS, à savoir la déposition judiciaire de Kremer sur l’épisode des trois hollandaises. C’est cette référence abusive qui a été le point de départ, sur le plan judiciaire, de l’affaire Faurisson. 56. L. DEJONG, Het Koninkrijk der Nederlanden in de Tweede Wereldoorlog, Gevangenen en gedeporteerden, t. VIII, vol. II., p. 812. 57. Journal de Kremer, n. 53, p. 228. 58. Le témoin Kremer confirme ici ce que son journal révèle de l’«action spéciale», à savoir une action sur des personnes venant de l’extérieur ou du camp même, et non la sélection de ces personnes.

Maxime Steinberg

Les yeux du témoin
et le regard du borgne

L’Histoire face au révisionnisme

«L’histoire à vif». Les Éditions du Cerf, Paris 1990. ISBN 2-204-04107-6.
© Les Éditions du Cerf 1990, Maxime Steinberg 2009.
Droits de reproduction — Reproduction rights

Chapitre 2
Les yeux de l’horreur

«Une impression d’horreur souhaitée»

Les traces écrites de cette horreur dans le document Kremer invitent à une lecture plus approfondie du document d’histoire. Son propos n’est de se complaire dans le genre macabre. La coïncidence de la disparition de quelque 7000 personnes, hommes, femmes et enfants avec 9 des 15 «actions spéciales» effectivement mentionnées dans cette pièce d’archives pose une réelle question d’histoire qu’il faut résoudre. Cette lecture événementielle de la chronique personnelle du médecin S.S. d’Auschwitz ne procède nullement d’un «art de susciter dans l’esprit du lecteur non averti l’impression d’horreur souhaitée1». La critique historique ne procède pas «par des commentaires orientés et des suppositions malveillantes se rapportant aux notes anodines du journal intime d’un homme représenté comme le type par excellence de l’exécutant dépourvu de tout scrupule moral». D’après l’Allemand Wilhelm Stäglich en 19792, Herman Langbein aurait quinze ans plus tôt manipulé en ce sens le document Kremer. Ancien d’Auschwitz et alors secrétaire de son comité international, Langbein avait, en 1964, publié en allemand et commenté des extraits du journal de Kremer en vue du «grand» procès des gardiens S.S. de ce camp devant la cour d’assises de Francfort. Entre temps, les sociologues historiennes du Musée d’Etat à Oswiecim, Jadwiga Bezwinska et Danuta Czeh ont mis au point, en 1971, l’édition scientifique du document3. Le «révisionniste» Stäglich n’ignore pas cette publication. Le regard borgne de son Mythe d’Auschwitz ne tient aucun compte de l’apparat critique remarquable de l’édition «polonaise4». En 1979, Stäglich n’aperçoit toujours «aucun élément susceptible [dans le journal de Kremer] de nous éclairer ni sur les “gazages massifs”, ni sur “les mauvais traitements” infligés aux détenus5». L’ouvrage «révisionniste» — il est vrai — n’est pas, de son propre aveu, «une œuvre historique». Cette humilité de bon aloi n’interdit pas à son auteur de vérifier d’après des critères objectifs les preuves présentées en faveur de la prétendue «usine de mort d’Auschwitz6». Ce «juriste s’intéressant à l’histoire contemporaine» s’autorise d’une singulière conception de ses principes scientifiques. A le suivre, le censeur des «preuves» disposerait de critères objectifs pour apprécier un document d’histoire sans qu’il lui soit indispensable d’établir «ce qui s’est réellement passé à Auschwitz7». Le «mythe» de Stäglich évacue ainsi l’objet historique de sa lecture des sources qui l’appréhendent. Tout aussi imaginaire est sa défense d’un «peuple allemand présenté comme l’incarnation du mal absolu8». L’artifice disculpe l’accusé réel: le IIIe Reich. Des dossiers du procès de l’histoire contre le nazisme, l’avocat complaisant écarte d’un effet de manche la pièce à conviction Kremer. Péremptoire, le «révisionniste» Stäglich n’y lit rien qui soit susceptible de confirmer la «thèse de l’extermination9».

Le témoignage oculaire de l’officier S.S. apporté in tempore non suspecto — si l’on ose dire — n’a pas cette innocence aveugle. Les notes du médecin S.S. commis aux «actions spéciales» d’Auschwitz témoignent, dans leurs propres termes, d’une histoire horrible. Les «scènes épouvantables devant le dernier bunker» lors de sa «10. Sonderaktion» se répètent six jours après, à l’arrivée du convoi XXVIII des Pays-Bas: la note du 18 octobre est relative à la «11. Sonderaktion [Hollander]» et signale des «scènes horribles avec trois femmes qui suppliaient de leur laisser la vie sauve10». Avec elles disparurent au moins 1024 personnes du convoi «hollandais». Les disparus de l’autre convoi «hollandais», le 12 octobre, sont exactement au nombre de 1251. Les déportés n’étaient aussi nombreux à disparaître — 741 au minimum — lorsque le 2 septembre, à l’arrivée du convoi XXVI de France, le médecin S.S., découvrant avec sa première «action spéciale», la fonction du camp, a bien compris que «ce n’est pas pour rien qu’Auschwitz est appelé le camp de l’extermination11». Cette prise de conscience conduisit-elle pour autant le docteur Kremer à témoigner dans le secret de son journal intime de toute l’horreur du camp d’extermination?

L’«anus mundi»

A sa première confrontation avec le massacre des déportés à leur arrivée à Auschwitz, Kremer a laissé échapper le commentaire qu’«en comparaison, l’Enfer de Dante […] apparaît presque comme une comédie12». La référence est littéraire. Elle a inspiré le dramaturge allemand Peter Weiss dans sa reconstitution de L’Instruction du procès d’Auschwitz à Francfort. Dans sa lecture de la pièce de Weiss, Michel Gheude s’interroge sur cette référence à La Divine Comédie dans le journal de Kremer.

«Pourquoi Dante? questionne-t-il. Pourquoi, ici, dans ce lieu désolé, le souvenir de la plus intense poésie, la recherche d’un sens dans l’invocation de la Comédie […]? Pourquoi cet appel aussi au religieux, au voyage théologique? Simple référence à une représentation modèle de l’enfer? Simple cliché ou intuition décisive?13».

La référence à l’«enfer» n’était ni l’un, ni l’autre chez le témoin S.S. de l’horreur. Sous la plume de ce professeur d’université, docteur en philosophie de surcroît, c’était un artifice. Le détour intellectuel permettait à l’homme, dans l’intimité de son journal, de prendre le recul psychologique face à cette «extermination» dont il venait d’avoir l’expérience infernale. Trois jours après, le S.S. de l’«enfer» d’Auschwitz atteignait «le comble de l’horreur» pendant l’«action spéciale» sur les «musulmanes». Aussitôt, son commentaire personnel l’édulcore: «le lieutenant S.S. Thilo (médecin militaire) avait raison», note-t-il, «de me dire aujourd’hui que nous nous trouvions à l’anus mundi14».  Ce trou du cul du monde, le distingué professeur d’université l’avait pudiquement voilé. Le terme latin était sous sa plume un autre artifice: il appelait au niveau mental le relais d’une traduction où l’affectivité récupérait ses distances devant l’insupportable atrocité15.  A son procès à Cracovie en 1947, Kremer accablé par les confidences de son journal expliquera qu’il avait «employé cette expression, car [il] ne pouvai[t] imaginer rien de plus horrible et de plus abominable16».

L’expression d’«anus mundi» traduit bien «la répulsion et l’épouvante que ce camp de concentration suscitait chez tous les observateurs», estime Antoni Kepinski17. Ce «fondement du monde» aurait toutefois une signification  idéologique dans le propos de ces médecins S.S. d’Auschwitz:

il «justifiait l’existence du camp par la nécessité d’un nettoyage de l’univers». «Pour une bonne compréhension des camps d’extermination hitlériens — et en dehors de l’objectif politico-économique immédiat, à savoir annihiler l’ennemi de la façon la plus efficace et la moins coûteuse —, estime Kepinski, cette désignation acquiert une signification plus profonde: purifier la race aryenne de tout ce qui ne correspondait pas à l’idéal du surhomme germanique».

L’«anus mundi» du journal de Kremer s’est ainsi enrichi rétrospectivement «jusqu’à devenir l’“axis mundi” d’une Europe, entièrement soumise à l’emprise d’une fiction diabolique18». Dans cette réflexion où la philosophie le dispute à l’histoire, «le projet national-socialiste accouche d’une vaste et macabre fantasmagorie, tirée aux forceps du système concentrationnaire». Le journal du philosophe Kremer est quant à lui plus prosaïque. Il place l’«anus mundi» à l’«extérieur». Les déportés juifs acheminés d’Europe pour être assassinés dans «le camp d’extermination» n’entraient précisément pas dans le système concentrationnaire. La singularité du génocide juif réside dans cette extériorité. 

L’«anus mundi» de Kremer, témoignage oculaire de l’horreur de l’extermination, n’exprime pas pour autant l’essence du racisme nazi. Ses notes personnelles sont fort peu idéologiques. Tout au plus, le journal apprécie-t-il les «aperçus remarquables sur la situation future politique, économique et idéologique» du général de Brigade S.S. Ernst Robert von Grawitz19. La note date du séjour de Kremer à l’école sanitaire des Waffens S.S. en septembre 194120. Le chef de l’Office Central Sanitaire de la S.S. avait passé la soirée en compagnie de ses collègues médecins. A la fin de l’été, l’avancée des troupes du IIIe Reich en U.R.S.S. — quoi que moins décisive qu’on l’avait programmée — ouvrait toujours des perspectives exaltantes à l’Est. Elles le seraient moins en 1942 et le médecin en chef des S.S. allait lui-même devoir s’inquiéter des troubles psycho-somatiques qu’il diagnostiquerait chez l’un ou l’autre officier de haut rang du fait tant des «exécutions de Juifs» que «d’autres expériences à l’Est21». Les compétences médicales du lieutenant d’Himmler laissent cependant fort sceptique le professeur Kremer. Il revoit Grawitz à Auschwitz, le 25 septembre 1942: le médecin en chef de la S.S. lui a recommandé de prescrire, «dans les cas d’apparition de maladies infectieuses […] Ecoutez-bien: un purgatif», raille-t-il22.

Les notes du professeur d’université ne sont pas moins médiocres. Le point de vue où se place Kremer est toujours étriqué. Grawitz accompagnait le Général S.S. Oswald ., autre lieutenant d’Himmler. De la visite à Auschwitz du chef de l’Office Central de l’Administration et de l’Economie de la S.S. dont relève tout le système concentrationnaire du IIIe Reich, le professeur d’Université retient, le 24 septembre, qu’à cette occasion, … «pour la première fois», une sentinelle lui a personnellement présenté les armes. «En compagnie du Général Pohl», Kremer dîne le soir au Foyer des officiers SS: «un véritable festin», selon le témoin d’Auschwitz. Lui, il s’est intéressé … au menu servi. «Du vrai café», a-t-il noté. Kremer apprécie la bonne chère. Chaque dimanche, il ne manque pas de noter l’«excellent déjeuner». Ainsi le 6 septembre: un «consommé de tomates, 1/2 poulet avec pommes de terre et choux rouge [vingt grammes de matière grasse] dessert et magnifique glace de famille». Avec tout autant d’application, le professeur Kremer a noté sa présence «le soir, vers 8 heures de nouveau à une action spéciale à l’extérieur23». L’homme, si imbu de sa personne et si peu témoin de son temps, n’est pas pour autant un nazi de circonstance.

L’anatomiste nazi

Son adhésion au parti ne date d’après l’avènement de Hitler: dès juillet 1932, il fut, à Munster, le premier chargé de cours de l’Université à rallier le mouvement. Mais il est resté un scientifique, passionné par les recherches sur l’hérédité. Elles s’inscrivaient bien dans la «conception du monde» du IIIe Reich raciste. Toutefois, le professeur Kremer n’avait pas choisi le bon créneau. Kremer publie, en 1942, ce qu’il intitule lui-même en toute modestie une contribution remarquable à l’analyse de l’hérédité des mutilations traumatiques: Hérité ou acquis? L’article a été envoyé à la Revue de l’Hérédité et de la Constitution humaines, en mai 1941, à la veille de l’agression contre l’ U.R.S.S. Le moment était mal choisi. Dès l’hiver, le front de l’Est commence à renvoyer au pays les combattants mutilés dans cette guerre des races. De surcroît, l’acquisition de caractères héréditaires — obsession scientifique de Kremer — ne correspondait guère à l’attente de la raciologie nazie. Kremer aurait «dû prendre position» et «ouvertement conclure à une non-transmission héréditaire de caractère acquis24». Trois mois après l’effondrement du IIIe Reich, l’ancien médecin de la Waffen S.S. découvrira qu’il avait «porté un coup très dur au parti, du point de vue idéologique, en publiant […] étude sur la transmission héréditaire de propriétés acquises25». A l’époque, il n’avait compromis que sa carrière académique. Sa candidature à la chaire de biologie héréditaire à l’Institut d’anatomie à Munster n’entra «pas en ligne de compte du fait de [cette] étude». Il n’y avait «pas d’autres objections [le] concernant». Il venait d’ailleurs d’être nommé, le 22 décembre 1942, président du tribunal disciplinaire régional. Quelques jours à peine après sa «disqualification» académique, il était même promu au rang de lieutenant S.S. de réserve26. Au demeurant le nazi Kremer ne pouvait tolérer d’être «évinc[é]» à l’Université «alors qu’[il était] le plus ancien membre du parti parmi le corps enseignant de Munster». Dominant toujours ses sentiments, il conservait toute sa lucidité pour comprendre qu’il «agaçai[t] ces messieurs de l’Université à cause des résultats scientifiques qu’[il] avai[t] obtenus et de […] activité au sein du parti longue de plusieurs années27».

L’amertume du professeur incompris s’inscrit dans son journal en marge d’une note du 13 janvier 194328. «Il n’existe pas de science aryenne, négroïde, mongoloïde ou juive, mais seulement une science vraie et une science fausse», a-t-il écrit à une date non précisée. La note du 13 livrait le ressentiment personnel du savant méconnu. Elle énonçait que «la science aux yeux bandés est une farce et le restera». Kremer découvrait maintenant que «la situation de l’Allemagne n’est donc pas meilleure qu’au temps» de Galilée. Le journal ne prend nullement ici l’allure d’une dissidence. Dix ans après l’avènement de Hitler, le professeur nazi et fier de l’être ne s’aperçevait des entraves à «la liberté de la science tant vantée» qu’à la suite de son éviction personnelle. Et dans sa déconvenue, le professeur de médecine incompris se désespérait de finir «donc […] jours comme une victime de la science et un fanatique de la vérité».

Ce docteur en médecine était assurément un fanatique de la science. Rien ne l’arrêtait dans ses recherches sur l’anatomie humaine. A Auschwitz, bon champ d’observation, le professeur Kremer s’était laissé aller, tout médecin qu’il eût été, à des pratiques que la conscience morale réprouve et que la déontologie professionnelle condamne chez les disciples d’Hippocrate. Son «travail» à Auschwitz ne consistait pas à «se livrer à des recherches de laboratoire sur toutes sortes de maladie, et notamment le typhus29». Le Professeur n’y avait pas été envoyé dans ce but. Ce réserviste de 59 ans, mobilisé dans la Waffen S.S. — et non dans la Wehrmacht — vint y remplaçer un collègue en permission de détente et ses activités médicales ne sortirent guère de la pratique ordinaire d’un médecin S.S. d’Auschwitz30. Dans ses notes quotidiennes, la trace de ses investigations scientifiques est bien moins fréquente que la mention des «actions spéciales31». Elle est aussi plus tardive. L’homme de science note le premier prélévement de «matériel vivant provenant de foie et de rate d’homme ainsi que de pancréas» plus d’un mois après son arrivée. C’est sur place qu’il avait saisi l’occasion d’étudier les modifications de l’organisme humain sous l’effet de la faim. Les bonnes dispositions du nouveau médecin-chef de la garnison, le major S.S. Eduard Wirths firent le reste. Le champ d’observation de Kremer étaient les fameux «musulmans» de son journal. L’homme n’était pas une âme sensible et les misères humaines ne l’impressionnaient nullement. Le professeur d’anatomie choisissait ses cobayes humains parmi les détenus cachectiques. Selon sa propre version, il «observai[t] d’une façon très détaillée les prisonniers appartenant à ce groupe et quand l’un d’eux, [l]’intéressait tout particulièrement, étant donné son état, [il] donnai[t] l’ordre aux infirmiers de [le lui] réserver». On le prévenait «au moment où [le détenu en question] serait condamné à être tué par une injection de phénol». Kremer y assistait personnellement selon son témoignage judiciaire. Dans ses notes quotidiennes, ces assassinats n’étaient pas mentionnés — la remarque s’impose — au titre d’«action spéciale». Selon sa déposition à Cracovie,

«le jour fixé par un infirmier S.S., [l]es malades qu[…] avai[t] choisis [… étaient allongés] encore vivant[s] sur la table où avait lieu l’autopsie». Kremer s’«approchai[t] de la table et [il] interrogeai[t la victime …] sur différents détails, essentiels pour […] recherches. Quand [il] avai[t] pris les renseignements dont [il] avai[t] besoin, l’infirmier S.S. s’approchait du malade et tuait celui-ci par une injection administrée dans la région du cœur».

Devant ses juges, l’accusé s’est défendu d’avoir jamais «administré de piqures mortelles de phénol32». A l’époque, le journal du médecin S.S. n’apercevait rien de répréhensible dans ces meurtres répétés. Tel un protocole clinique, il actait sans sourciller les prélèvements du jour33. L’officier S.S. n’était pas homme à se laisser de quelque manière impressionner, fût-ce par l’«action spéciale».

Une froide impassibilité

Si ses premières expériences «spéciales» à Auschwitz l’avaient pris au dépourvu, il recupéra sans peine son aplomb34. Très vite, il ressentit dans cette garnison S.S. d’Auschwitz une «impression vivifiante35». Une semaine après son arrivée, son journal le signale et le soir, il enregistre sans la moindre trace d’émotion la troisième «action spéciale» du médecin. Le professeur Kremer, enfin accommodé à son nouveau rôle, avait retrouvé, du moins dans son journal, sa froide impassibilité. Il ne confia pas à ses notes quotidiennes s’il appréçait, lui aussi, la rasade d’alcool servie aux S.S. de l’«action spéciale». Le journal note le fait, le 5 septembre, après «le comble de l’horreur»: «à cause de la ration supplémentaire distribuée à de telles occasions — consistant en 1,5 litre d’alcool, 5 cigarettes, 100 gr. de saucisse et pain — les hommes se bousculent pour participer à de telles actions», écrit Kremer36. Cette frénésie des S.S. ne lui inspire aucune réflexion37. Les notes de ce docteur en philosophie ne sont pas le lieu où l’«Allemagne de Kant et de Gœthe» devait recouvrer ses droits: il lui arrivait, même dans le discours d’un dignitaire nazi, d’élever sa protestation contre la «façon de procéder» des hommes de Himmler appliquant le traitement spécial aux Juifs, rien moins qu’un comportement de «sauvages» et de «sadiques qui jouissaient lubriquement de ces exécutions». Dans ce discours nazi, «si l’Allemagne était perdue de réputation dans le monde entier, c’était [leur] faute38». Kremer, lui aussi, il «avai[t] presque honte d’être allemand», mais du seul fait que ses mérites scientifiques n’avaient pas été reconnus. Sa candidature malheureuse à la chaire de biologie héréditaire lui fit penser aux temps «où l’on musela[it] la science par la torture et le bûcher39». Cette référence — toute personnelle — aux atrocités du passé ne vient pas sous sa plume pendant son séjour à Auschwitz. Dans son journal du camp, les «Sonderaktion» se succèdent au contraire dans une froide impassibilité. Des 15 mentionnées dans ses notes personnelles, 4 à peine sont parvenues à y franchir le seuil de son affectivité. A la onzième, le 12 octobre — la «10.Sonderkation» de son journal — Kremer retrouvait les premiers accents de l’«horreur» dans «l’enfer» d’Auschwitz: la journée s’était mal passée. Sa «deuxième vaccination préventive contre le typhus» avait «provoqué une forte réaction» de «fièvre». «Malgré cela», rapporte le journal, l’officier S.S. prend part «dans la nuit à une action spéciale» au cours de laquelle se produisent les «scénes épouvantables devant le dernier bunker40». Le lendemain, «l’exécution de sept civils polonais» à laquelle assiste aussi le médecin ne suscite pourtant aucune réaction affective de son journal intime41. Avec la même sérénité sont enregistrées, six jours après, «onze exécutions». La note du lendemain, — 18 octobre — fait état, par contre de «scènes horribles»: le flegme de l’anatomiste a craqué «avec […] trois femmes qui suppliaient de leur laisser la vie sauve42».

«Trois femmes qui suppliaient»

Ces «scènes atroces» du 18 octobre seraient aussi des «exécutions de condamnés à mort, exécutions auxquelles le médecin était obligé d’assister». Dans sa lecture du journal de Kremer, Robert Faurisson avance cette interprétation. «Parmi les condamnés se trouvent, affirme-t-il, trois femmes arrivées dans un convoi de Hollande: elles sont fusillées43». Le document n’autorise pas cette révision des «scènes atroces». Il ne s’agit pas, dans cette note du 18 octobre, d’une «exécution», mais bien d’une «action spéciale» à laquelle prend part le médecin S.S. d’Auschwitz, sa «11. Sonderaktion», a-t-il écrit. Il n’y a pas, en l’occurrence, de confusion possible avec les «exécutions» mentionnées les jours précédents, les 13 et 17. Elles ne sont pas reprises dans ses comptes «spéciaux». Sa précédente «action spéciale» — la «10. Sonderaktion» — est datée du 12! Dans aucun cas, son journal ne les confond avec sa présence à une «exécution». Au demeurant, cette activité du médecin S.S. d’Auschwitz n’a pas dans ses notes quotidiennes la fréquence des «actions spéciales». Il l’indique pour la première fois au lendemain de sa «10. Sonderaktion». Les «sept civils polonais» exécutés ce 13 octobre provenaient probablement de la prison de Myslowice et avaient été, dans l’attente de leur jugement, internés au bloc 11 du camp principal, la prison du camp du concentration. Un tribunal sommaire y prononçait les sentences, mais il siégeait selon les disponibilités du chef de la police d’Etat de Katowice, le colonel S.S. Rudolf Milner qui le présidait en personne44. On ignore quand il a ordonné les 7 exécutions du 13. Elles datent d’un mardi. Le 17, un samedi, Kremer, quant à lui, assiste de nouveau à «onze exécutions». Et, si l’on suit Faurisson, ce serait le lendemain, un «dimanche matin» — écrit Kremer — que surviendraient de nouvelles exécutions. Les «trois femmes arrivées d’un convoi de Hollande» et exécutées, en même temps que les condamnés à mort de Faurisson n’ont, en tout état de cause, pas pu être condamnées à Auschwitz. Elles y sont arrivées le jour même où Kremer les entend supplier «de leur laisser la vie sauve». C’est le 18 octobre, en effet, que 116 femmes du convoi XXVIII des Pays-Bas ont été immatriculées dans la série de 22669 à 22784. 

Les convois de l’Ouest n’amenaient pas à Auschwitz des détenus juifs dits «de sécurité», voire «de protection» pour y purger leurs peines45. Ces derniers relevaient des instances judiciaires du territoire occupé et lorsqu’elles prononçaient des condamnations à mort, celles-ci étaient exécutées sur place et à grand renfort de publicité46. Les autorités d’occupation ne se privaient pas non plus, en élaborant les listes d’otages terroristes à fusiller en guise de réprésailles, d’y faire figurer, dans chaque série, au moins un Juif signalé comme tel. Il pouvait survenir que la victime choisie se trouvât déjà en camp de concentration en Allemagne. A Buchenwald, un jeune Juif a été pendu tandis que le pouvoir d’occupation annonçait qu’il était fusillé avec les autres «otages terroristes» exécutés dans le territoire47. Il était moins rare que des concentrationnaires juifs soient exécutés sur ordre des autorités du Reich dans les camps où ils étaient internés en dehors du territoire occupé, à Dachau par exemple. Il s’agissait de détenus — c’était le cas de non-Juifs également — dont le transfert avait été ordonné dans le Reich du fait que, dans le territoire occupé, les conditions n’étaient pas réunies pour une condamnation exemplaire. Généralement, ils étaient jugés à Berlin, devant le Tribunal du Peuple et le plus souvent, ils étaient exécutés dans la prison où ils avaient été incarcérés avant leur procès. Dans quelque cas que ce soit, ces victimes juives de la répression politique ne sont jamais passées par les camps de rassemblement juifs.

Le camp de concentration «moins sévère»

Les «Juifs politiques» ne relevaient pas de la solution finale. Ils ne ressortissaient pas de la compétence des «sections juives» de la police de sécurité, mais de ses autres départements. Ce statut policier les exceptait de la condition juive ordinaire. En l’occurrence, l’exception s’est avérée vitale. C’est le paradoxe racial de la répression nazie à l’Ouest de l’Europe. Le «Führerprinzip» qui déterminait le champ des compétences policières laissait au «Juif politique» une chance de survie sans commune mesure avec le sort du déporté racial. Le cas des partisans juifs arrêtés en Belgique occupée est à cet égard exemplaire. Ces «politiques» engagés dans la lutte armée étaient assurément les Juifs les plus dangereux. Ils abattaient dans les rues des officiers et sous-officiers allemands, ainsi que leurs collaborateurs recrutés sur place, parfois aussi des «gestapistes» juifs. L’autorité d’occupation considérait à juste titre — mais non pas à bon droit — que «le seul fait qu’il s’agit d’un juif qui a été trouvé porteur d’un revolver chargé permet de supposer qu’il appartient à des milieux terroristes» et ces militaires allemands approuvaient, sur cette base, la proposition de la section IV de la police de sécurité d’inscrire le partisan arrêté sur la liste des otages terroristes à fusiller48. Cible privilégiée de la répression nazie, ces partisans furent plus souvent déportés vers les prisons et les camps de concentration du IIIe Reich. Si la captivité fit encore des ravages dans leurs rangs, à la Libération, la moitié d’entre eux n’aura pas moins survécu à la répression politique. La répression raciale a eu, quant à elle, une toute autre efficacité. Moins d’un déporté du camp de rassemblement juif sur dix est revenu49.

C’est que «la déportation vers l’Est est une mesure d’un autre caractère et plus sévère que le transfert habituel dans un camp de concentration50». Une circulaire interne à l’administration militaire en Belgique occupée l’explique en automne 1942. Il régnait dans les bureaux militaires une grande confusion quant à «la procédure du transfert dans le Reich et de la déportation dans la région de l’Est». Sous le sceau du secret, ce document expose que «la manière d’exécuter la déportation est confiée [au] service [de la police de sécurité], mais doit être tenue secrète». Les Juifs relevant de la solution finale étaient soumis au pouvoir discrétionnaire du détachement de la Sécurité du Reich à l’Ouest et de l’officier S.S. chargé des affaires juives. Dans la légalité allemande de l’occupation, ils n’étaient même pas l’objet d’une «mesure de police». Officiellement, ils étaient des «prestataires de travail», y compris les enfants en bas ou les vieillards impotents. La cartothèque juive de la police de sécurité à Bruxelles — qui a été conservée — est, à cet égard, un document remarquable. Sur les fiches des déportés, les fonctionnaires du service n’ont pas cessé jusqu’au départ du dernier convoi d’apposer le cachet «Arbeitseinsatz» avec la date du départ et le numéro dans le transport. Dans les premières semaines de cette «mise au travail», ils étaient même requis de se présenter au camp de rassemblement sous la menace de … leur «arrestation et transfert dans un camp de concentration en Allemagne51». En dépit de cette menace, les réfractaires à cette «mise au travail» tombés aux mains des services policiers ne relevaient toujours pas de la procédure de transfert dans le Reich. Même les Juifs détenus pour «raison de sécurité» et dont les autorités militaires d’occupation se dessaisissaient relevaient désormais de la mise au travail. Les services d’occupation étaient tenus de les livrer à la police de sécurité en dépit des procédures régulières, ce qui provoqua ces «malentendus» dont parlait la circulaire d’octobre 1942. Livré au camp de rassemblement, le détenu «de sécurité» restait néanmoins un «Sonderfall», un «cas spécial» dont le départ était retardé. Arrivé enfin à destination, il n’était pas soumis à l’«action spéciale» des S.S. d’Auschwitz.

«Celui qui en 1942 arrivait à Auschwitz à titre de prisonnier de sécurité était écarté de la sélection sur le perron d’arrivée52». L’historien néerlandais Louis De Jong le signale. Son histoire des Gedeporteerde Joden est publiée en 1978 avant que Faurisson ne décrète la présence dans un convoi des Pays-Bas de femmes à exécuter avec des condamnés à mort. Les archives d’Auschwitz dispensaient d’avancer cette allégation gratuite. Elles conservent le message téléphoné du chef de la section de main d’œuvre à la centrale des camps de concentration à Oranienburg relatif à un «convoi provenant de Berlin arrivé le 7 mars 194353». Le lieutenant S.S. Heinrich Schwartz bien remis de l’attaque de typhus exanthématique que le docteur Kremer avait notée dans son journal54 y communique la répartition des 690 déportés de ce convoi, «y compris 25 détenus pour la détention préventive». Tous les «25 détenus en préventive» sont «allés au service du travail», indique ce document d’époque.

L’interprétation que Faurisson avance des «scènes horribles» notées dans le journal de Kremer, le 18 octobre se réfère pourtant à un témoin on ne peut plus compétent, à savoir Kremer en personne55. C’est dans le témoignage judiciaire de l’ancien médecin S.S. d’Auschwitz que l’auteur «révisionniste» a appris que les «trois femmes» du journal «qui suppliaient de leur laisser la vie sauve» étaient «des femmes jeunes, en bonne santé, malgré cela leur prière n’a pas été exaucée et les S.S. qui participaient à l’action les ont fusillées sur place». Mais, portant ce témoignage, Kremer n’avait absoluement pas dit qu’il s’agissait d’une «exécution de condamnés à mort». Ces «trois Hollandaises», expliqua le prévenu de Cracovie, «ne voulaient pas entrer dans la chambre à gaz et suppliaient de leur laisser la vie sauve».

Kremer parla aussi d’une «action de gazage» à propos des «scènes épouvantables» notées le 12 octobre, à l’arrivée d’un autre convoi «en provenance de Hollande». Dans la marge de son cahier, le médecin avait écrit un nom: «Hossler», Franz Hössler, l’officier S.S. qui commandait le «Sonderkomando», le «commando spécial» des prisonniers chargés à cette époque d’ensevelir les cadavres gazés. L’inculpé de Cracovie se souvint «qu’il avait essayé de faire entrer tout un groupe dans un bunker. Il a réussi, sans prendre en considération un seul [homme] qu’il était absolument impossible de caser dans le bunker en question. Hössler a tué cet homme d’une balle de pistolet. A la suite de cela, j’ai décrit dans mon journal les horribles scènes devant le dernier bunker», déclara Kremer. L’explication paraît douteuse à l’historien néerlandais des Gedepoorteerde Joden.

«L’exécution d’un seul homme», s’étonne Louis De Jong, «l’aurait-elle atteint comme une “scène horrible”? Il doit s’être passé davantage, ce 12 octobre et l’on peut penser que les victimes, comprimées les unes contre les autres et prises d’une folle panique, sentaient instinctivement ce qui les attendait [en outre, dans ces cas, les S.S. tiraient souvent dans la foule au petit bonheur]56».

L’historien néerlandais insiste à juste titre sur l’ampleur de cette «11. Sonderaktion». Le témoignage judiciaire de Kremer le confirme non pas parce que le prévenu «ajoute qu’on a gazé 1600 Hollandais»: ce «chiffre approximatif» qu’il avait inscrit dans son journal, il l’avait «entendu de […] camarades». Plus significative que cette approximation en l’occurrence abusive est cette difficulté de caser «tout un groupe» dont il a gardé le souvenir. Jamais, Kremer n’avait assisté à une «action spéciale» d’une telle ampleur. Des 9 convois d’Europe occidentale identifiant les «actions spéciales» de Kremer, les inaptes au travail du 12 octobre étaient les plus nombreux. Le convoi XXVI des Pays-Bas était un gros transport de 1703 personnes — et non 1600 — qui, toutes, aboutirent à Auschwitz. La sélection des aptes au travail qui n’avait pas été faite à Kosel écarta de l’immatriculation 1251 personnes.  Même à l’«action spéciale» suivante, les victimes n’avaient été aussi nombreuses. Le jour où Kremer rédigea sa note sur les «trois femmes qui suppliaient de leur laisser la vie», 1024 déportés du convoi XXVIII des Pays-Bas n’avaient pas été immatriculés.

Cette note du 18 octobre indique, en tout état de cause, que l’officier S.S. ne parvenait pas à conserver son impassibilité face au refus de la mort et au sursaut vital des personnes soumises à l’«action spéciale». Le «comble de l’horreur» dans le journal de Kremer, c’est effectivement, selon sa propre lecture de ses notes, un tel comportement, surtout dans le cas de femmes. Il l’a implicitement reconnu à propos des musulmanes du 5 septembre. Leur «mise à mort par les gaz […] était particulièrement désagréable», expliqua-t-il à Cracovie. Mais ce qui avait laissé cette pénible impression au professeur d’anatomie, ce ne fut pas leur aspect physique. Il avait «constaté, d’après le comportement de ces femmes, qu’elles se rendaient compte du sort qui leur était réservé, car elles suppliaient les S.S. de leur faire grâce de la vie. Elles pleuraient, mais on les a toutes poussées dans la chambre à gaz et gazées57».

Ce «on» n’a pas valeur d’une première personne du pluriel. Bien que cette déposition fasse dire à l’accusé Kremer: «j’ai participé à la mise à mort de groupes de ces femmes», cette mise en forme judiciaire ne signifie pas — le système de défense de Kremer l’exclut — qu’il reconnaisse ici une quelconque participation personnelle à l’exécution du crime. «On», ce sont les autres, les S.S..  Lui, le médecin, il était présent à «l’action spéciale» contre les «musulmanes» comme l’aurait été un observateur fortuit. «Quand je suis arrivé près du bunker, elles étaient assises, habillées  par terre», a-t-il eu soin de préciser58. «Comme elles portaient des vêtements usés de camp, on ne les a pas laissées entrer dans les baraques servant de vestiaires, mais on les a laissées se déshabiller en plein-air». C’est alors qu’il a «constaté» qu’en dépit de leurs supplications, les S.S. les ont «poussées dans la chambre à gaz». Ce «comble de l’horreur» de sa note du 5 septembre, il l’a donc constaté d’après sa déposition, «près du bunker». Dans ce témoignage judicaire, Kremer a parlé du «bunker» au singulier. L’accusé a aussi parlé des «bunkers», de singuliers «bunkers», faut-il dire!


Notes.

1. W. STÄGLICH, Le Mythe d’Auschwitz. Etude critique, Paris, 1986, p. 20.

2. Stäglich vise la documentation sur Auschwitz publiée en vue du procès. En particulier, le recueil Wir haben es getan dont un chapitre était consacré à Un professeur à Auschwitz.

3. L’édition en langue française de Auschwitz vu par les SS date de l’année suivante.

4. Si Stäglich ignore délibérément ce travail, R. Faurisson le ravale à des «notes qui nous disent comment il faut déchiffrer le texte du professeur Kremer selon la grille de lecture communiste ou exterminationniste» (voir R. FAURISSON, Mémoire en défense, p. 106).

5. W. STÄGLICH, op. cit., p. 121.

6.Ibidem, p. 8-9.

7. R. Faurisson ne procède pas autrement. Le «révisionnisme» qui s’institue «école historique» a cette particularité de prétendre faire de la critique historique sans entreprendre de réécrire une histoire, que ce soit de la déportation, de la «lutte contre les partisans», voir de la condition juive au temps du IIIe Reich. Une thèse d’histoire — pour autant qu’il ne s’agisse pas d’une prétendue «thèse» — est nécessairement une reconstruction du passé et, dans la mesure où elle révise des interprétations antérieures, elle reconstruit ce qu’il lui a fallu déconstruire.

8. W. STÄGLICH, op. cit., p. 13. L’auteur «révisionniste» feint d’ignorer que les travaux historiques parmi les plus recommandables sur le IIIe Reich émanent d’historiens allemands. Sur la conscience allemande dans son rapport à la période nazie, voir le recueil Devant l’Histoire, Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, le Cerf, 1988.

9. W. STÄGLICH, op. cit., p. 121.

10.Journal de Kremer, p. 230

11.Ibidem, p. 226.

12.Ibidem, p. 227.

13. M. GHEUDE, Lecture, dans P. WEISS, L’Instruction, oratorio en onze chants, traduit de l’allemand par Jean Baudrillard, Ed. Labor, Bruxelles, 1988, p. 362.   

14.Ibidem, p. 228.

15. Voir sur ce type d’analyse psychologique, Bruno BETTELHEIM, L’holocauste, une génération plus tard, dans son recueil Survivre, Paris, 1979, p. 114.

16.Le journal de Kremer, n. 53, p. 228.

17. A. KEPINSKI, Le Rythme de la Vie cité d’après Mieczyslaw Kieta, dans son avant-propos à W. KIELAR, Anus Mundi, cinq ans à Auschwitz, préface de David Rousset, Lafont Paris, 1980, p. 21.

18. Voir G. DE CROP, «Anus Mundi», dans Le Monde juif, n° 130, avril-juin 1988, p. 77-78. Titulaire d’un diplôme de l’Ecole des Etudes en Sciences Sociales de Grenoble sur Le génocide des Juifs pendant la seconde guerre mondiale et le projet national-socialiste: l’événement, la mémoire et la conscience, G. De Crop considère «si cela ne paraissait pas sacrilège» qu’«il faudrait remercier Faurisson dont l’aveuglement arrive à point nommé pour que se cristallisent les lambeaux du message», à savoir «le souvenir de l’indicible».

19.«Pour [sa] part», Faurisson n’a «rien noté de “nazi” dans le journal intime de ce vieux garçon prolongé» (voir R. FAURISSON, Mémoire en défense, p. 29).

20.Le journal de Kremer, p. 218.

21. NO-600, Lettre de Grawitz à Himmler, le 4 mars 1942, citée dans R. HILBERG, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, 1988, p. 283.

22.Le journal de Kremer, p. 234.

23.Ibidem, p. 230.

24.Ibidem, p. 249.

25.Ibidem, p. 296.

26.Ibidem, le 30 janvier 1943, p. 249.

27.Ibidem, p. 250.

28.Ibidem, p. 249.

29. Selon Faurisson, «le vrai travail du professeur de médecine Johann Paul Kremer à Auschwitz est de se livrer à des recherches de laboratoire sur toutes sortes de maladie, et notamment le typhus» (Voir R. FAURISSON, Réponse à Pierre Vidal-Naquet, p. 31.)

30.Journal de Kremer, p. 231-232. Voir aussi p. 226.Le 29 août, Kremer a cru qu’il venait remplacer un collègue malade.

31. C’est seulement, à la date du 3 octobre que le journal de Kremer mentionne pour la première fois le prélévement de «matière vivante». Il l’aura noté cinq fois alors que sont mentionnées 15 «actions spéciales» dont la première a lieu dès le quatrième jour de la présence du médecin à Auschwitz.

32.Ibidem, note 74 de la p. 235.

33.Ibidem, entrée du 3 octobre 1942, p. 235; du 10 octobre, p. 236; du 15 octobre et du 17 octobre, p. 238, du 13 novembre p. 244.

34. P. Vidal-Naquet a insisté , quant à lui, sur le fait que le ton du journal «ne change que dans une seule série de circonstances, pour prendre alors parfois {pas toujours} une allure émotive tout à fait remarquable».(P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, «Un Eichmann de papier» et autres essais sur le révisionnisme, p. 68).

35.Journal de Kremer, p. 230.

36.Ibidem, p. 229.

37. Au procès de Francfort, le témoin Kremer explique que «c’était humainement tout-à-fait compréhensible. C’était la guerre, il y avait peu de cigarettes et d’alcool. Si quelqu’un dépendait de la cigarette …, on collectionnait les bons et puis on allait avec la bouteille à la cantine» (Voir H. LANGBEIN, Der Auschwitz-Process, Eine Dokumentation, t. I, p. 72.)

38. Le propos est du Commissaire de la Ruthénie blanche, Wilhelm Kube. Il est rapporté dans une lettre du lieutenant-colonel S.S. Strauch. L’extrait utilisé ici — le document sera encore exploité plus loin — porte: «on nous reprochait continuellement, à mes hommes et à moi, d’être des sauvages et des sadiques, alors que je ne faisais que mon devoir. Même le simple fait que des médecins-dentistes aient enlevé des plombages en or aux Juifs destinés au traitement spécial — conformément aux ordres — a été le prétexte à reproche. Kube rétorqua que notre façon de procéder était indigne de l’Allemagne de Kant et de Gœthe. Si l’Allemagne était perdue de réputation dans le monde entier, c’était notre faute. Par ailleurs, c’était un fait que mes hommes jouissaient lubriquement de ces exécutions». (Lettre du commandant de la SIPO-SD en Ruthénie blanche à l’état-major personnel du R.F.S.S., signé lieutenant-colonel Strauch, Minsk, le 20 juillet 1943, citée d’après W. HOFER, Le national-socialisme par les textes, Plon, 1963, p. 268-298).

39.Journal de Kremer, p. 249.

40.Ibidem, p. 236.

41.Ibidem, p. 238.

42.Ibidem, p. 238.

43. Voir Le Monde, 16 février 1979.

44. Voir Journal de Kremer, p. 238 note 83.

45. L’arrestation de «sécurité», — «Sicherheitshaft» — était autorisée par le pouvoir d’occupation. Celle dite de «protection» — «Shutzhaft» — l’était par l’office central de la Sécurité du Reich. Voir à ce propos, M. STEINBERG, Le dossier Bruxelles-Auschwitz, la police S.S. et l’extermination des Juifs de Belgique, Bruxelles, 1980, p. 33-35.

46. Voir, pour la France, S. KLARSFELD, Le livre des Otages, Paris, 1979. Pour la Belgique, M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil, t. II, Les cent jours de la déportation, p. 218-219, et t. III, vol. 2., La Traque des Juifs, p. 54-55 et p. 120-125.

47. Voir le cas du pseudo Léon Silberstein, de son vrai nom, Léon Kutnowski, dans M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil, La Traque des Juifs, t. III, vol. II., p. 73.

48. Ministère de la Santé Publique-Belgique, dossier de Rakower, Moszek Aron, né le 12 mars 1907 et fusillé le 6 janvier 1943. (voir M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil. 1942, les cent jours de la déportation des Juifs de Belgique, t. II, p. 219).

49. Voir les conclusions dans M. STEINBERG, L’Etoile et le Fusil, La Traque des Juifs, t. III, vol. II., p. 254-255.

50.CDJC/CDXCVI. Le commandant militaire en Belgique et dans le Nord de la France, chef de l’administration militaire, groupe: pol., Bruxelles, le 27 octobre 1942, aux Ober- et Feldkommandantures, concerne: procédure de transfert dans le Reich et de déportation dans le territoire de l’Est, reproduit dans S. KLARSFELD et M. STEINBERG, Dokumente, Die Endlösung der Judenfrage in Belgien, herausgegeben von Serge Klarsfeld und Maxime Steinberg, New York-Paris, 1980, p. 51.

51. Voir l’ordre de mise au travail n°5687 de Léa Warth, née le 17 décembre 1926, signé: Ehlers, ibidem, p. 38-39.

52. L. DEJONG, Het Koninkrijk der Nederlanden in de Tweede Wereldoorlog, Gevangenen en gedeporteerden, t. VIII, vol. II., p. 755, note 1.

53. Message téléphoné du lieutenant S.S. Schwartz, (au) service central de l’administration économique, service D II à Oranienburg, daté du 8 mars 1943, d’après G. WELLERS, Les chambres à gaz ont existé, p. 43.

54.Journal de Kremer, p. 234, entrée du 3 octobre 1942.

55. R. FAURISSON, dans Le Monde, 16 février 1979. La référence était la note 85 page 238 de Auschwitz vu par les SS, à savoir la déposition judiciaire de Kremer sur l’épisode des trois hollandaises. C’est cette référence abusive qui a été le point de départ, sur le plan judiciaire, de l’affaire Faurisson.

56. L. DEJONG, Het Koninkrijk der Nederlanden in de Tweede Wereldoorlog, Gevangenen en gedeporteerden, t. VIII, vol. II., p. 812.

57.Journal de Kremer, n. 53, p. 228.

58. Le témoin Kremer confirme ici ce que son journal révèle de l’«action spéciale», à savoir une action sur des personnes venant de l’extérieur ou du camp même, et non la sélection de ces personnes.