Cliquez pour suivre le lien. (*) Une version différente de ce texte a été publiée dans les Cahiers Bernard Lazare, nos 96-97, octobre-novembre 1982, pp. 10-22. 1. René Girard, Le Bouc émissaire, 1982, pp. 29-30. 2. Alain Besançon: «La conviction idéologique: avant et après la prise du pouvoir», Commentaire, 11, automne 1980, p. 375. 3. De sa Contribution historique de la civilisation arabe (Alger, 1946) à son récent livre apologétique Promesses de l’Islam (Paris, Seuil, 1981), R . Garaudy n’a cessé de greffer ses convictions stalino-progressistes sur une fascination, désormais majoritaire dans l’intelligentsia, exercée par l’Islam comme foi et civilisation. La civilisation arabo-islamique est érigée en source de rédemption d’un Occident qui «représente un échec sur tous les plans» (Bani Sadr, cité par R. Garaudy, 1981, p. 175). La révolution elle-même ne saurait se réussir qu’à prendre exemple sur la «révolution islamique»: la réflexion sur celle-ci «nous permet de retrouver une conception plénière de la révolution, qui n’est pas seulement subversion des structures mais, d’un même mouvement, mutation de l’homme» (1981, p. 176. Je souligne) . Ni plus ni moins. En bref, l’Islam c’est l’avenir de l’homme, et l’unique voie de son salut. (Cf. le titre d’une vers ion abrégée des Promesses de l’Islam: L’Islam habite notre avenir, Desclée de Brouwver, 1981). 4. Ce n’est guère qu’au «sionisme international», et à son incarnation israélienne, que s’étend le champ de validité de la remarque, teintée d’humour, de N. Podhoretz sur l’anti-américanisme contemporain: «En tête de liste des choses qui ne méritent pas qu’on meure pour elles viennent les États-Unis d’Amérique» (Ce qui menace le monde, 1980, tr. fr., Paris, Seuil, 1981, p. 72). Les modes d’inscription idéologique des stéréotypes majeurs de l’antiaméricanisme sont, pour la plupart, les mêmes que ceux de l’antisionisme: menace diffuse et danger intérieur («américanisation», «enjuivement», «la machine d’intoxication sioniste»); réaction de défense contre une agression plus ou moins visible (pourrissement, décadence, colonisation économique-politique-culturelle, cancérisation, empoisonnement); phantasme de la perte d’identité («occidentalisation» conduite par l’impérialisme américano-sioniste, déracinement, homogénéisation); oscillation entre pôles idéologico-politiques; présomption de culpabilité quoi qu’il arrive (du génocide cambodgien à l’Afghanistan, en passant par la guerre lran-Irak). 5. Pour faire exception, il faut ce laisser-passer singulier que constitue l’alignement strict sur les positions extrêmes du discours de propagande «palestino-progressiste», instituant le bon Juif par opposition au Juif diabolisé. Cette partition Bons/Méchants est un élément «syntaxique» de tous les antisémitismes occidentaux. Voir le concept du «Juif bien né» dans le discours d’Action Française, celui de «Juif convenable» en certains propos d’Hitler (par ex. son interview au Times, 15 octobre 1930), celui de «Juif innocent» dans le pamphlet d’Henry Ford (The International Jew, I, 1920, p. 46), etc. De l’antisémitisme moderne à ses avatars post-modernes, le «bon Juif» est redéfini par déplacement du critère: du Juif qui se tient à sa place au Juif qui se met à la place des Palestino-arabes. 6. Cf. Ch. Saint-Prot: le monde arabe «a gardé un attachement aux valeurs essentielles de l’être humain (…). Kadhafi le démontre chaque jour. Alors que notre univers est technocratisé, la société arabe est spirituelle et elle est susceptible de nous apprendre à retrouver l’âme que nous avons perdue (…). La politique arabe c’est surtout cela!» («Jalons de route», La Pensée Nationale, no 4, novembre-décembre 1974, p. 7). Une autre variante d’extrême droite du thème de la régénération spirituelle par l’arabo-islamisme est développée dans une brochure d’Antonio Medrano, collaborateur de la revue Graal et animateur des Éditions Aztlan (Madrid): «L’Islam et l’Europe. La valeur de la Tradition islamique pour la Révolution européenne»[1977], tr. fr., Totalité, no 8, juillet-août 1979, pp. 14-40; no 9, sept.-oct. 1979, pp. 5-39 (revue liée à G. Freda; cf. plus loin note 33). 7. Titre d’une brochure publiée au printemps 1970: «L’opinion soviétique se prononce sur les événements du Moyen-Orient et les menées du sionisme international», Ed. de l’Agence de Presse Novosti, Moscou (mars-mai 1970) . Quelques titres significatifs des articles qui y sont recueillis: «Le poison du sionisme», «Les tentacules de la pieuvre», «Le fascisme sous l’étoile de David». 8. Slogan surgissant dans la presse soviétique en janvier 1980, à propos de l’Iran (cité par H. Carrère d’Encausse, «L’URSS et la guerre du golfe», Politique internationale, 15, printemps 1982, p. 197). 9. Frédéric Oriach. Cf. Libération, 16-17 octobre 1982, p. 9. 10. A. Besançon, art. cité, p. 375. 11. Titre de la conférence publiée dans Proche-Orient…, 3 juillet 1982, p. 65. Cf. ci-dessous note 17. 12. Cf. Le Monde, 17 juin 1982, p. 12. 13. Cf. R. Girard, op. cit., ch. II: «Les stéréotypes de la persécution». Edgar Morin s’interrogeait sur l’auto-reproduction d’un phénomène sociohistorique comme l’antisémitisme, à travers ses métamorphoses adaptatives: «l’antisémitisme existe-t-il comme une structure auto-reproductrice qui, pour se nourrir, aurait besoin d’angoisses collectives, de crises, de paniques? C’est probable.» («L’antisémitisme ordinaire», «Les Juifs en France», Histoire, 3, nov. 1979, p. 132). 14. Un exemple entre mille, offert par le Directeur politique de la revue La Pensée nationale, Ch. Saint-Prot. Celui-ci, en référence à la «répression sioniste en Cisjordanie occupée», titrait ses commentaires de la caractérisation dévaluative suprême: «Un holocauste anti-arabe» (La P.N. - Revue d’Études des Rel. internationales, 28, juillet 1980, p. 45). Précisons que la description de ladite extermination systématique du peuple «arabe» — principe d’équivalence: «Palestiniens» = «Arabes» en général — ne pouvait mentionner, en juillet 1980, aucune mort d’homme sur le territoire en question, en dépit de la «terreur» sioniste censée y régner. 15. Cf. E. Drumont: «Il semble que le Juif, en revenant toujours aux procédés qui le font toujours chasser, obéisse véritablement à une impulsion irrésistible» (La France Juive, 1886, Paris, 80e éd., I, p. 18). Jusqu’à la fin, Hitler affirmera la nature réactionnel e et éternitaire de l’antisémitisme. Cf. par ex.: «Les Juifs ont toujours suscité l’antisémitisme. Les peuples non juifs, au cours des siècles, et des Égyptiens jusqu’à nous, ont tous réagi de la même manière (Propos du 13 février 1945, rapporté par M. Bormann, Le Testament politique de Hitler, tr. fr. F. Genoud, Paris, Fayard, 1959, p. 79; souligné par moi). 16. Mes analyses s’inspirent du beau livre d’O. Reboul: L’endoctrinement, Paris: P.U.F., 1977. Cf. aussi, du même auteur: Le slogan, Bruxelles, Ed. Complexe, 1975; Langage et Idéologie, Paris, P.U.F., 1980. 17. «Le mythe biblique du sionisme» est le texte de l’intervention faite lors d’une réunion d’information organisée par le «Comité pour la Paix au Proche-Orient •, le 26 mai 1982. Dans la revue dirigée par Charles Saint-Prot ancien militant maurrassien devenu le chef de file des anti-israéliens «gaullo-maurrassiens» depuis 1974, R. Garaudy a signé de son seul nom un texte qui n’est qu’une version réduite, à quelques détails près, de celui qu’offre le placard publicitaire du Monde, le 17 juin 1982 (co-signé par R. Garaudy, le Père M. Lelong, le pasteur E. Mathiot). On est donc en droit de considérer R. Garaudy comme l’auteur des deux versions d’un même texte. Le Père Lelong, dans une lettre publiée par Le Monde le 24 juin 1982, a désavoué le passage du texte accusant de racisme l’État d’Israël. 18. Lorsque l’expression ou la phrase sont extraites de la version publiée dans la revue Proche-Orient et Tiers-Monde (3, juillet 82), je l’indique entre parenthèses. 19. L’idée que tout acte israélien relève d’un «plan» ou illustre une «logique», thématisée dans le discours antisioniste radical, permet de situer l’instance accusatrice au point du savoir absolu: le regard antisioniste se pose comme puissance de percer les apparences pour dévoiler le réel, le vrai, le but ultime. Discours téléologique, donc, qui prétend révéler le mouvement réel de la Chose sioniste. Cf. par ex. le doctrinaire tiers-mondiste B. Granotier décrivant la puissance occulte «Israël-Sionisme»: «…une logique d’oiseau carnassier et prédateur…»; «Ce projet totalitaire reste l’alpha et l’oméga du sionisme»; «Là encore apparaît un plan et non une série d’improvisations»; «Tout ce qui se passe résulte d’un plan et d’une logique…» (extraits du livre: Israël. Cause de la Troisième Guerre mondiale?, Paris, l’Harmattan, 1982, respectivement pp. 103, 168, 167, 104) . C’est ainsi que s’écrivent les nouveaux «Protocoles des Sages de Sion», à gauche et à droite. 20. Je construis l’énoncé selon la forme de celui qui précède: l’un et l’autre sont les conclusions que le dispositif d’endoctrinement permet «logiquement» de déduire. Mais, si la première conclusion est acceptable dans le champ idéologique, et par là formulable, la seconde «sonne mal», jusqu’à nouvel ordre. C’est pourquoi elle demeure implicite, en dépit de son aveuglante évidence pour un esprit suffisamment endoctriné, soit celui qui ne voit «rien à redire» au texte «antisioniste» de R. Garaudy. 21. La stratégie du «bon nom» n’est qu’un cas particulier du procès de mise en acceptabilité d’expressions, d’énoncés et de récits idéologiques. Sur le concept d’acceptabilité, cf. J.P. Faye: La critique du langage et son économie, Paris, Galilée, 1973, pp. 34 sq, 45 sq, 138-139, 156 sq; Langages totalitaires, précédé de «Théorie du récit», Paris, Hermann, 1973, passim. Hildegard Brenner a relevé l’importance attachée par la propagande nazie à l’usage des «bons noms allemands» cf. La politique artistique du national-socialisme[1963], tr. fr. L. Steinberg, Paris, Maspéro, 1980, pp. 19-21. La force d’un «bon nom» tient à ce qu’il autorise et à ce qu’il masque. 22. Exemple de pétition de principe: «l’O.L.P. n’a pas pour objectif de «jeter à la mer» le Peuple Israélien, mais de mettre fin aux usurpations de l’État israélien» (Le Monde, 17 juin 82). Garaudy suppose ici accordé ou prouvé ce qui justement est en question. Cet énoncé a néanmoins le mérite de nous éclairer sur ta conviction idéologique de son auteur apparent: R. Garaudy, porteur d’une parole et d’un jeu d’évidences reçues dictés par la propagande «palestino-progressiste», son auteur réel. 23. De Gaulle, Israël et les Juifs, Paris, Pion, 1968, p. 15. Garaudy fait également passer la dénonciation classique des manipulateurs de l’opinion publique par une référence au général de Gaulle: celui-ci, «en 1969 déjà, dénonçait cette «influence excessive»». La citation tient ici lieu de laisser-passer. 24. Op. cité, p. 17. 25. «Que la France parle!», Proche-Orient et Tiers-Monde, 3, juillet 1982, p. 78. Précisons que cette revue a pris la suite de la Revue d’études des relations internationales (no 24, sept.-oct. 79 — no 35, nov.-déc. 81), elle-même née de La Pensée Nationale (no 1, avril-mai 74 — no 23, juillet-août 79) dont le sous-titre hésitait entre: « Revue d’Études pour l’Indépendance Nationale» et «Revue de Doctrine pour une Nouvelle Droite Française». L’une des opérations d’endoctrinement les plus efficaces est représentée par le nombre inhabituel de «libres opinions» publiées par un esprit aussi explicitement engagé que Ch. Saint-Prot dans le journal Le Monde. 26. Cf. Ch. Perelman: L’Empire rhétorique, Vrin, 1971, p. 128. L’identification par éclairage analogique d’un acteur demeurant sans désignation dans le discours est une pratique courante, notamment dans la rhétorique du quotidien Libération, représentant l’ultra-gauche bien-pensante. Serge July, dans un texte où il se défend d’être antisémite et où, commentant ses propos, Il affirme s’être refusé «à amalgamer Begin aux nazis», en arrive à citer la phrase incriminée, afin de prouver la pureté de ses intentions: «La participation directe de l’armée Israélienne semble exclue (de même la Wehrmacht s’est rendue coupable de peu de crimes de guerre: les nazis disposaient pour cela de «spécialistes», miliciens ou SS)» (Libération, 22 septembre 1982, p. 10). Or cet énoncé argumente, par analogie, précisément dans le sens de l’amalgame Begin-Nazis dont il était censé chasser le spectre. C’est dire que la bonne foi de S. July n’est pas en cause: il ne voit littéralement pas les implications de ses convictions idéologiques, alors même qu’il les développe en discours. Bon exemple d’endoctrinement, côté victime mais à demi, car consentante. Les deux couples que l’analogie développée fait apparaître tout d’abord sont les suivants:
      armée israélienne       Wehrmacht 
(A)  ———————————————————  =  ——————————— 
             x                  nazis
Il est ctair qu’un second rapport doit être posé pour x nazis rendre compte du sens de l’énoncé:
       armée israélienne       Wehrmacht 
(B)   ———————————————————  =  ——————————— 
              y              miliciens ou SS
En (A), l’élément innommé da thème ne peut être que l’actuel gouvernement de l’État d’Israël, ou M. Begin son représentant par excellence. En (B), l’élément inconnu ne peut être incarné que par les milices «chrétiennes» «alliées d’Israël». Le sens global, dès lors, ne fait plus problème. C’est la fausse conscience, mais aussi la bonne conscience, maître-penseur «de-style-Libé» qui restent à expliquer, et peut-être à comprendre.

27. Cf. Ch. Perelman, op. cité, p. 133: si, dans l’analogie, on affirme que a est à b comme c est à d, «ce sont les métaphores de la forme «a est c» qui sont les plus trompeuses, car on est tenté d’y voir une identification…». 28. Revue d’études des Relations Internationales, No 35, nov.-déc. 1981, pp. 5 10. 29. P. 9. 30. P. 10. 31. Ibid.; une telle définition identifiante (O.L.P. = Palestiniens) relève de la pétition de principe: elle suppose établie la représentativité de l’O.L.P., elle postule comme évidence la légitimité de son mandat — ce qui reste à démontrer, ou bien à fonder. 32. A Ch. Saint-Prot lui demandant de décliner son identité, en mars 1981, Yasser Arafat répond: «Yasser Arafat est un résistant palestinien (…). Yasser Arafat est un homme de Palestine qui gravit son Golgotha en portant la croix sur son épaule et la couronne d’épines sur sa tête pour réaliser le bonheur de son peuple» («Entretien avec M. Yasser Arafat», Revue d’Études des Relations Internationales, 31, avril 1981, p. 94). Les identificateurs couplés et réversibles sont le Résistant par excellence et le sauveur par éminence. L’adresse aux chrétiens est souvent thématisée par R. Garaudy: «…comment des chrétiens peuvent-ils accepter (…) la logique sanglante de ces conséquences?» («Le mythe biblique…», art. cité, p. 68). 33. «Le calvaire palestinien», Le Quotidien de Paris, 22 Juin 1982, repris dans Proche-Orient…, 3 juillet 82, p. 18. On appréciera la puissance de la haine d’Israël au miracle, qu’elle a opéré, de la conversion d’un disciple de Maurras en apologète de la Résistance, d’un anticommuniste farouche en glorificateur des «Vietnamiens» voire en compagnon de route occasionnel du P.C.F. La conversion de l’ultra-droite italienne aura précédé de quelques années celle des milieux contre-révolutionnaires français. Cf. Franco «Giorgo» Freda: «…le peuple guerrier du Nord-Vietnam, avec son style de vie sobre, spartiate, héroïque est beaucoup plus proche de notre conception de l’existence que le tube digestif italiote, français ou allemand de l’ouest; (…) le terroriste palestinien est plus près de nos rêves de vengeance que l’Anglais (européen? j’en doute!) juif ou enjuivé» (La désintégration du système, juillet 1969, tr. fr. E. Houllefort, Paris, 1980, pp. 16-17). Ce manifeste du «nazi maoïste» Freda est présenté par son traducteur français comme celui de l’ouverture du «front européen», requis «pour vaincre l’impérialisme américano-sioniste ennemi de l’homme» {p. 13, je souligne) . L’un des traits de l’antisémitisme post-moderne est précisément l’identité des langages d’accusation stéréotypisante à gauche (propagande soviétique, ultra-gauche, etc.) et- à droite (nationalismes traditionalistes, nationalismes révolutionnaires, «Nouvelles Droites européanistes, gaullisme dit «de gauche», etc.). 34. O. Reboul, 1980, p. 22. 35. Ch. Saint-Prot, par exemple, titularise les Palestiniens comme «le peuple qui a le plus souffert depuis trente-cinq ans» (Proche-Orient…, 3, art. cité, p. 18) . Que de telles affirmations puissent ne pas être refoulées par le sens du ridicule — passons sur la valeur de vérité, que des centaines de milliers de Cambodgiens ne pourront plus contester —, cela est très significatif: la mise en circulation idéologique s’est accomplie. Sur cette compétition, aussi odieuse que décisive au regard des impératifs d’endoctrinement et de propagande, pour le statut de victime maximalement victimaire, cf. les fines analyses d’A. Finkielkraut: L’Avenir d’une négation, (Le Seuil, 1982, p. 149 sq.).

L’antisionisme arabo-islamophile

Éléments d'une analyse froide de la forme dominante de l’antisémitisme contemporain

Pierre-André TAGUIEFF*

Sens, no 11, novembre 1982
Reproduction interdite sauf autorisation de l’auteur

(A propos d’un texte de Roger Garaudy: «Le sens de l’agression israélienne», Le Monde, 17 juin 1982, p. 12; «Le mythe biblique du sionisme», Proche-Orient et Tiers-Monde, no 3, juillet 1982, pp. 65-69.)

«Il arrive même que les crimes dont on […] accuse [les victimes] soient réels, mais ce ne sont pas eux, même dans ce cas-là, qui jouent le premier rôle dans le choix des persécuteurs, c’est l’appartenance des victimes à certaines catégories particulièrement exposées à la persécution1»
 

I. — LA DOCTRINE DANS L’IDÉOLOGIE.

«L’idéologie se présente comme un faisceau cohérent de raisons étroitement liées, qui se garantissent les unes les autres. Elles forment un cercle et on ne peut y entrer sans les accepter toutes ensemble»2.

Une telle définition pourrait sembler suffisante pour caractériser le tableau du monde que déploie le texte de R. Garaudy. Car l’antisionisme théologico-politique de celui-ci est bien une idéologie au sens qu’A. Besançon donne à ce terme. En parlant de «doctrine» j’entends insister sur la mise en forme spécifique qu’opère le doctrinaire sur le matériau déjà élaboré que l’idéologie constitue. Celle-ci offre un ensemble de proformes: évidences premières, thèmes et orientations argumentatives, sur lesquelles le doctrinaire exerce sa faculté de bricolage intellectuel; selon son écriture, son style, son idiosyncrasie. C’est pourquoi, me semble-t-il, l’analyse du style doctrinal doit s’ajouter à celle de la matière première idéologique: tous les bricoleurs de la même idéologie ne recourent pas aux mêmes modes de liaison des «raisons» ne procèdent pas à la même mise en «faisceau» cohérent, de ces dernières. L’idéologie est ici, comme on sait, l’antisionisme arabophile absolu. Sa mise en forme doctrinale par R. Garaudy la canalise à la fois vers un antijudaïsme islamophile3 et un universalisme «progressiste» qui, au nom d’un christianisme revendiqué, récuse le sionisme comme ultime avatar d’une «religion tribale, étroitement nationaliste et chauvine». L’attaque est donc tout à la fois, en dépit des dénégations de son auteur, religieuse, théologique et politique. Le Tableau I vise à permettre l’exploration, à travers l’analyse d’une élaboration doctrinale exemplaire, de cet étrange univers de vocables, de notions et d’arguments qui confère ses lettres de noblesse intellectuelle à l’une des «passions générales et dominantes» de l’époque contemporaine: l’antisionisme inconditionnel, fondé sur le refus du droit d’Israël à l’existence. Dans la construction doctrinale se légitime, à travers les opérations inventoriées dans le Tableau II, la haine d’Israël qui en forme le préalable et le support affectif. Cette passion anti-israélienne présente deux caractéristiques qui me semblent marquer sa nouveauté, et requérir une analyse systématique.

En premier lieu, il faut noter que son extension est internationale, et suit les traces et canaux rhétoriques frayés par l’antiaméricanisme, de droite et de gauche4. L’antiaméricanisme véhiculaire facilite la diffusion et institue l’acceptabilité de l’antisionisme. L’endoctrinement antisioniste a pour théâtre la planète entière, et se fonde sur un consensus de base transnational. Une telle mondialisation, impensable dans l’ère de l’antisémitisme moderne du milieu du XIXe siècle à la fin des années 1960, fait que les Juifs diasporiques, tendant à être assimilés spontanément aux «sionistes»5, stéréotypés globalement comme super-puissance malfaisante, ont désormais des ennemis «naturels» dans les coins les plus reculés du monde, où ils n’ont jamais été vus ni entendus. L’antisémitisme moderne était en France, de Toussenel (Les Juifs rois de l’époque, 1845) à Xavier Vallat (mort en 1972), prioritairement fondé sur la défense de l’intégrité de la Nation, corps économique et socio-politique, mais aussi symbolique, qui lui conférait ses limites en dessinant des spécificités nationales. L’antisémitisme que j’appellerai post-moderne se reproduit, massivement depuis la guerre de juin 1967, de façon élargie dans l’espace international, outrepassant désormais, dans son principe même, les dimensions de la réaction nationale-nationaliste, qu’il intègre parmi d’autres (chrétienne, anticapitaliste, etc.) dans son corps doctrinal.

En second lieu, la haine antisioniste fait couple avec son envers, qui est comme sa monnaie d’échange idéologique: la passion pro-palestinienne, allant parfois jusqu’à identifier le fait palestinien à la Passion du Christ — quand la cible du discours d’endoctrinement est chrétienne —, et s’étendant insensiblement à un amour illimité de la chose arabe en général, qu’illustrent tant d’éloges en cours de la «civilisation arabo-islamique», saluée comme remède du déclin de l’Occident6. La passion palestino-arabe n’est certes qu’une partie de la passion tiers-mondiste, qu’une figure du mythe tiers-mondiste régulateur d’autres discours de passion idéologique, et cristallisateur lui-même des haines anti-américaines croisées. Les langages totalitaires d’aujourd’hui produisent, diffusent et entretiennent les syntagmes majeurs par lesquels se constituent les mises en récits du mythe: «le sionisme, instrument de la réaction impérialiste»7, «le complot américano-sioniste»8, etc. Ces structures élémentaires de l’antisionisme bloquent toute analyse en favorisant des répliques polémiques inopérantes, et disposent, selon des relais multiples, les constituants d’un mythe à vocation mondiale. L’emprise de celui-ci se marque à l’apparition de déclamations politico-lyriques, à l’émergence de blocs de passions idéologiques préconstruites dans l’espace du mythe: «La Palestine vaincra, Palestine, j ‘écris ton nom», lance un militant d’un groupe d’Action directe9, imbriquant toute une tradition historique et poétique dans l’énoncé martial d’une conviction.

Enfin, si l’idéologie est «une vision centrale, qui a vocation de réorganiser l’ensemble des savoirs en un réseau cohérent»10, c’est dans ce que R. Garaudy nomme «Le mythe biblique du sionisme»11, ou «La mythologie sioniste»12, que réside la vision centrale, le point de vue intégrateur et panoptique de l’idéologie qu’il retravaille en l’accommodant à l’événement. Précisons, quant à la référence du discours doctrinal aux «faits», que ceux-ci ne font que saturer les fonctions argumentatives. Il en est de l’antisionisme de facture garaudyenne comme de l’antisémitisme en général: le secret de ses métamorphoses tient à ce qu’il est un système dynamique de formes polémiques disponibles, sa puissance d’adaptation aux «événements» quels qu’ils soient lui vient de sa nature de machine accusatoire apte à se nourrir de n’importe quel matériau événementiel. Disons-le autrement: l’événement n’est jamais cité que pour illustrer la doctrine, les faits ne sont pointés que pour en confirmer les certitudes de plomb13 . Ainsi la catégorisation absolument disqualifiante des guerres conduites par Israël, voire de simples mesures de police, n’a-t-elle pas attendu les massacres de Sabra et de Chatila pour se mettre en place: la machine à étiqueter de «génocide» ou d’«holocauste» tout acte israélien fonctionne ordinairement au carburant le plus économique une simple manifestation réprimée, par exemple, suffit14. L’antisémitisme arabo-islamophile se donne certes pour une réaction de défense, légitime à ce titre, et postule que la terreur est une propriété exclusive de «l’ennemi sioniste», par là même exclu de l’humanité, indigne du respect dû au nom de celle-ci. Mais une telle auto-présentation «réactionnelle, de l’antisionisme arabolâtre n’est qu’une stratégie discursive ordinaire de l’antisémitisme moderne, au sens où nous l’avons défini15 (voir tableau I).

II. — L’ENDOCTRINEMENT.

Posons qu’endoctriner, c’est «faire la leçon à (quelqu’un) pour le gagner à une doctrine, à un point de vue» (le Petit Robert)16. Il s’agit donc de faire croire, par l’usage d’arguments susceptibles de modifier ou de renforcer certains schémas explicatifs et certaines représentations, en un discours dissimulant sa nature partisane et camouflant ses objectifs réels. La visée ultime est de faire croire en vue de faire faire — ici délégitimer l’État d’Israël pour légitimer sa destruction future. L’endoctrinement, en outre, suppose la mise en jeu de passions idéologico-politiques, centrées sur la haine absolue de l’ennemi, en général criminalisé, et corrélativement la construction d’une image simple du monde humain, divisé de façon manichéenne en forces du Bien et forces du Mal figurées ici respectivement par l’OLP et ses soutiens face au couple «impérialisme américain»-«sionisme mondial».

Enfin, l’endoctrinement use moins du mensonge comme tel que de la présentation et de la sélection tendancieuses des faits, de leur trucage et de leur troncation, tant il s’agit d’abord d’être crédible en apportant, en guise d’objectivité, des objets triés et présentés en un sens unique, objets produisant des effets de preuve ici l’inventaire sélectif des actes de terrorisme, l’accusation de racisme, etc. L’endoctrinement se définit donc par son objectif: faire croire, par sa finalité: faire agir dans le sens des croyances inculquées, et par les méthodes qu’il emploie, visant toutes à orienter, canaliser et formuler les opinions et les croyances. L’endoctrinement apparaît dès lors qu’un enseignement quelconque vise moins à faire savoir qu’à faire croire, moins à informer qu’à conformer, moins à former qu’à transformer en déformant ici par généralisation de l’analogie fonde sur une double identification abusive:

    Yasser Arafat        De Gaulle         Résistance
   ———————————————  =  —————————————  =  ———————————————
    Begin-Israël          Hitler             nazisme

L’endoctrineur fait la leçon en vue d’instituer des systèmes de représentations dont la fonction est d’exclure tout autre comportement politique que celui qui est désiré par le donneur de leçon. En ce sens l’endoctrinement est une forme de conditionnement des mentalités, dont la visée est de faire percevoir comme autant d’évidences indubitables les prénotions et préjugés permettant à la fois de fonder, définir et instaurer les conduites allant «dans le bon sens». D’où le statut de manipulateur de l’endoctrineur: car lui seul sait précisément, par «arrière-pensées», ce que les récepteurs de la leçon vont devoir en conclure, sans connaître quant à eux les règles de son efficience ni ses objectifs véritables. Autrement dit, l’endoctrinement consiste à enseigner autre chose que ce qu’il dit enseigner, ce supplément de leçon étant le réel centre de la leçon donnée — «Il faut détruire Israël»: telle est la conclusion que toutes les opérations persuasives doivent faire tirer, par leur convergence même. Ces caractéristiques générales du discours d’endoctrinement se retrouvent toutes dans l’organisation du texte exemplaire, parce qu’éminemment synthétique des arguments de l’antisionisme antijuif contemporain, de R. Garaudy, qu’il faut lire dans ses deux versions17. C’est pourquoi il m’a semblé utile d’en inventorier les figures et les tours, en rapport avec les opérations argumentatives qui,:par analyse, peuvent se distinguer.

D’où le tableau suivant des actes élémentaires de la persuasion antisioniste, dont chacun mériterait un long commentaire, notamment historique, mais que, faute de place, je présenterai à l’état réduit de rubriques, à l’exception d’une esquisse d’analyse de l’argument d’autorité qu’illustre, entre autres, la référence-caution au général de Gaulle. (Voir Tableau 2).

L’illustration garaudyenne de cet ensemble d’opérations corrélatives est la suivante, à s’en tenir aux principaux habillages discursifs:

I — 1. «L’appropriation de la Terre Promise se légitime par tous les moyens». 2. «Annexion enfin de Jérusalem et du Golan syrien, comme Hitler annexait les Sudètes». 3. «Deir Yassin, l’Oradour Palestinien, commandé par Bégin». 4. «A Tel Aviv comme à Nuremberg». 5. «Nous savons assez, et plus encore depuis Hitler, ce que coûtent à l’humanité les prétentions d’un «peuple élu».»

II — 1. «Spoliation… destruction… expulsion… répression». 2. «Massacres (…). Assassinat des dirigeants de la résistance palestinienne (…). Guerres préventives». 3. «La même politique de force est mise en œuvre par tous les dirigeants israéliens». 4. «Ce n’est point par hasard si le soutien inconditionnel financier et militaire à l’expansion israélienne vient des États-Unis…» (P.O., 65)18. 5. [Silence sur les actes de terrorisme attribués aux Palestiniens et, plus généralement, aux États arabes ennemis d’Israël].

III — 1. «Comment des chrétiens peuvent-ils accepter (…) la logique sanglante…». 2. «A des chrétiens trompés par cette manipulation idéologique…». 3. «…la promesse tribale de la terre à des nomades en voie de sédentarisation» opposé à «l’ensemble biblique plus vaste où la promesse s’accomplit, non plus sous une forme tribale et nationaliste, mais universaliste». 4. «…la plupart des lsraéliens et des sionistes qui en abusent [de «l’argumentation pseudo-biblique»] ne sont pas des croyants». 5. «…l’universalisme…, opposé à «l’extermination sacrée».

IV — 1. «L’antisémitisme et le sionisme sont ainsi frères jumeaux». 2. «…la malédiction sioniste». 3. «…l’importance de ce travestissement religieux…». 4. «Le terrorisme d’État». 5. «La réalité des visées expansionnistes…».

V — 1. «Une politique coloniale et raciste». 2. «L’O.L.P. n’a pas pour objectif de «jeter à la mer», le Peuple israélien, mais de mettre fin aux usurpations de l’État israélien».

VI — 1. «La logique de la politique sioniste…». 2. «La logique du sionisme est la guerre permanente». 3. «Notre condamnation du sionisme est inséparable de notre lutte contre l’antisémitisme».

VII — 1. «…la volonté de conquête dénoncée par le général de Gaulle en 1967 est la réalité». 2. «la création de ce que Ben Gourion appelait…». 3. «Qu’il s’agisse d’un prétexte est évident lorsque (…) Begin déclare…». 4. «…non seulement l’on peut dire, comme Pierre Mauroy en un cas analogue: aucune preuve ne permet d’attribuer le crime à l’O.L.P…». 5. «Le législateur nazi des lois du sang de Nuremberg écrivait dans son préambule…». 6. «Le général de Gaulle donna un remarquable exemple…». 7. «Le général de Gaulle, en 1969 déjà, dénonçait cette «influence excessive» [du lobby sioniste]…».

VIII — 1. «La postérité d’Abraham est ainsi définie, d’une manière raciste, (…) par la continuité du sang». 2. «Le racisme». 3. «…la plus pure tradition colonialiste…». 4. «L’expansion sans fin». 5. «…avec les moyens du terrorisme». 6. «Cette maîtrise de l’information et de la propagande israélienne et sioniste à l’échelle mondiale…»; «le réseau sioniste». 7. «…cette volonté de rupture avec les nations…». 8. «…les visées dominatrices des États-Unis et l’expansion israélienne, qui constituent un bloc unique».

IX — 1. «La sécurité d’Israël n’est qu’un prétexte»; «qu’il s’agisse d’un prétexte est évident…». 2. «La mythologie sioniste…». 3. «L’argumentation pseudo-biblique…». 4. «L’argument de l’holocauste… L’on exploite ainsi sans vergogne la mauvaise conscience des Européens…». 5. «L’extraordinaire hégémonie du lobby sioniste sur l’ensemble des médias dans le monde…».

X — 1. «La nouvelle agression d’Israël (…) n’est qu’une étape dans la logique de la politique sioniste…»19 .

XI — 1. «…bien qu’il m’ait toujours paru difficile de voir dans la loi d’amour de la joue tendue l’accomplissement et non l’abolition du talion mosaïque (…), c’est-à-dire de mettre bout à bout le Décalogue et les Béatitudes, (P.O., p. 68). 2. «…par cette volonté de rupture avec les nations (…), soulever finalement la haine de l’opinion mondiale». 3. «Pour avoir tenté de faire prévaloir la justice contre ce racisme, le comte Bernadotte (…) fut assassiné par les terroristes israéliens…». 4. «L’État sioniste d’Israël se place au-dessus du droit international… [Il] se place aussi au-dessus des droits de l’homme…» (P.O., p. 65).

XII — 1. «Begin peut se vanter d’être au monde l’un des terroristes

qui a tué le plus d’êtres humains…». 2. «…un mercenaire exceptionnel pour dominer le Proche-Orient…». 3. «Israël n’a donc pas sa place (à l’O.N.U.)…». 4. [«Israël n’a donc pas sa place au sein de l’humanité»]20.

III. — ANALYSE D’UNE OPÉRATION PERSUASIVE: L’ARGUMENT D’AUTORITÉ DANS L’EFFET GAULLIEN.

Depuis la mort du Général-Président, la référence à De Gaulle, ses actes et ses propos, est devenue formule ritualisée de légitimation, usitée même par ses ennemis, car dotée du mérite suprême de satisfaire le champ le plus large de destinataires. Autrement dit, l’argument d’autorité «gaullien», est d’autant plus efficace qu’un consensus de base s’est formé autour de la positivité d’ensemble du gaullisme personnalisé. L’argument d’autorité se caractérise essentiellement par un acte d’imposition d’une vérité, non proposée à la discussion. La référence à l’autorité légitimatoire (du sens commun: «on dit que…» au nom d’auteur: «comme le dit Marx», en passant par la tradition: «chacun sait que…») est ce qui opère d’elle-même l’imposition. C’est ce supplément de leçon que l’argument d’autorité inculque: habitude ou attitude définies, qui fait que son enseignement est un endoctrinement.

Le texte de Garaudy commence et se conclut sur une référence à De Gaulle. La première figure de l’argument d’autorité concerne une vérité cachée que le Général aurait percée à jour: «La sécurité d’Israël n’est qu’un prétexte; la volonté de conquête dénoncée par le général de Gaulle en 1967 est la réalité». La première opération est de généralisation: un propos tenu lors d’une conférence de presse (le 27 novembre 1967), après la guerre-éclair de juin 1967, donc fortement situé et daté, est tenu pour un jugement sur l’éternelle essence d’Israël. La «volonté de conquête» devient l’attribut principal de la substance «Israël». La deuxième opération est de démasquage: l’impératif de sécurité ne serait qu’un masque, une façade mensongère, moyen tactique parmi d’autres de dérouler les attributs négatifs de la substance «Israël»: de la volonté indéfinie d’expansion au racisme exterminateur, en passant par les méthodes criminelles et les mensonges de propagande. Le bénéfice argumentatif est ici de grande importance puisqu’il s’agit de l’éviction d’un moyen majeur de légitimation d’Israël: la sécurité des citoyens à l’intérieur de frontières sûres et reconnues. Ce qui est accordé à tout État-Nation, et reconnu comme normal: la préoccupation de sa propre sécurité, est ici récusé: Israël fait exception à la règle, elle n’a pas à se soucier de sa sécurité. D’où un effet spécifique: l’installation de l’État d’Israël aux marges de l’existence nationale reconnue, son assignation à un statut d’exception. Unicité toute négative du cas israélien. Le sous-entendu, dès lors, s’entend: Israël n’est pas une vraie nation, ses craintes nationales ne sont que des mensonges et des pré textes. Enfin l’argument d’autorité permet de réactiver, sous couvert d’un nom d’auteur acceptable, un stéréotype de l’antisémitisme moderne: la «conquête juive» (cf. Toussenel, Drumont, etc.). Garaudy eût pu, n’étaient-ce les contraintes du discours de persuasion, se référer aussi bien à Drumont, aux Protocoles des Sages de Sion ou à Goebbels qu’à De Gaulle, sans manquer à la précision de l’accusation. Mais si les uns et les autres disent ici la même chose, la valeur d’acceptabilité n’est pas également partagée par tous21. C’est le nom du général de Gaulle qui rebaptise le vieux grief, lui donne une vie nouvelle, et une vitesse de diffusion idéologique accrue. Il faut en outre relever un cercle vicieux. Le même énoncé enveloppe en effet deux affirmations qui reposent l’une sur l’autre:

(A) «La volonté de conquête d’Israël a été dénoncée par le général de Gaulle en 1967.»

(B) «La volonté de conquête (d’Israël) est la réalité.»

La proposition (A) est confirmée par (B) qui est confirmée par (A). Le cercle vicieux est, avec la pétition de principe, l’un des sophismes préférentiels de R. Garaudy, restes formels témoignant d’une remarquable fidélité au jargon de bois qui, lui ayant si longtemps tenu lieu de pensée22, a trouvé dans la cause antisioniste de quoi recontinuer mais par d’autres moyens.

L’une des conclusions du texte endosse à nouveau la référence au général de Gaulle, non plus comme visionnaire du réel caché, mais comme personnalité exemplaire en ses actes. Modèle d’usage lucide de la raison, le général de Gaulle est aussi bien modèle de conduite politique face à l’exemplarité négative d’Israël. D’où le recours à une opposition simple, celle du mauvais exemple et du bon exemple, où se laisse percevoir l’influence du discours édifiant et pédagogique sur la pensée politique: «Nous ne demandons pas de poursuivre l’escalade de la violence et de la guerre dont Israël donne l’exemple (…). Le général de Gaulle donna un remarquable exemple lorsque, après avoir mis en garde Israël contre une éventuelle agression, le 2 juin 1967, la France ne se contenta pas de protester contre la guerre de six jours mais mit l’embargo sur tout Je matériel destiné à Israël.»

Le général de Gaulle joue ainsi le rôle d’une personnalité instauratrice d’une tradition, d’un ensemble d’attitudes éthiques et politiques que son exemple «remarquable» incite à reprendre. Son nom légitime le moyen de riposter recommandé par R. Garaudy: le «boycott rigoureux».

La valeur légitimatoire de la figure du général tient à ce qu’elle se situe au-delà de la partition politique droite/gauche. Une personnalité d’ancrage insituable dans le champ des partis politiques et des grandes idéologies courantes: c’est cette présence au-dessus et par-delà la plate quotidienneté idéologico-politique qui définit la transcendance du personnage, son altière figure paternelle, son indétermination sublime, au nom duquel peut s’accrocher n’importe quelle position ou proposition politique. Une référence passe-partout, un nom d’auteur à tout faire passer, éminemment circulatoire, fonctionnant dans la plupart des contextes idéologiques et politiques. Concernant l’historicité des faits, rappelons que le général de Gaulle avait décidé, dès le 3 juin, l’embargo «total et général» sur les livraisons d’armements et de munitions à tous les États belligérants, avant même le déclenchement de la guerre (5 juin). Cette précision, qui restreindrait la portée anti-israélienne de la mesure gaullienne, n’est pas mentionnée dans le texte de Garaudy.

Il reste que certains discours que l’on fait plus que tolérer, que l’on perçoit comme tout à fait acceptables, voire très convenables venant du général de Gaulle, seraient récusés comme stéréotypes antijuif s ou simples préjugés, dès lors que leur énonciateur serait identifié comme le tout-venant. Il en va ainsi de ce désormais célèbre morceau d’antisémitisme d’éloge ambigu, forme courante du langage antijuif moderne (disons depuis Drumont), qui désigne «les Juifs» comme un type permanent, identique à soi, quasi éternel («de tout temps»), une essence solidifiée ayant traversé l’histoire sans que celle-ci l’ait pu modeler, et dont l’attribut majeur est la volonté de domination fondée sur une assurance sans réserves. Il faut relire ce texte où l’éloge tourne au blâme, qui fait de l’éloge un instrument du blâme: «Certains même redoutaient que les Juifs, jusqu’alors dispersés, mais qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur, n’en viennent, une fois rassemblés dans le site de leur ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu’ils formaient depuis dix-neuf siècles: «l’an prochain à Jérusalem».» (Conférence de presse, 27 novembre 1967; souligné par moi).

R. Aron a dit l’essentiel concernant la caractérisation raciste dont l’analyse gaullienne eût pu se passer: «Le général de Gaulle s’est abaissé parce qu’il voulait porter un coup bas: expliquer l’impérialisme israélien par la nature éternelle, l’instinct dominateur du peuple juif»23. C’est ce mode d’explicitation que R. Garaudy, «à gauche» et du point de vue «universaliste» et «chrétien», peut aujourd’hui reprendre parce qu’il constitue une garantie de bien-fondé, en se plaçant lui-même dans la relance de la tradition de discours que la conférence gaullienne avait produite. «Les antisémites (…) recevaient du chef de l’Etat l’autorisation solennelle de reprendre la parole et d’user du même langage qu’avant le grand massacre», notait encore R. Aron24. Cette fonction d’autorisation de dire l’interdit, cette levée du tabou sur la parole d’accusation radicale par la plus haute figure symbolique de la Résistance, date l’ouverture post-hitlérienne des langages antijuifs légitimes. C’est pourquoi la référence à de Gaule s’est vite ritualisée, à travers toutes les positions du champ politique où elle a circulé. A commencer par un retournement singulier, dans les discours de la droite nationale maurrassienne reconvertie au néo-gaullisme depuis 1974. Charles Saint-Prot, dans une intervention faite aux côtés de R. Garaudy le 26 mai 1982, pouvait ainsi poser, comme une évidence, une analogie de haute importance tactique et conclure sur une exhortation à agir par imitation du modèle gaullien: «Le général de Gaulle était aussi un terroriste pour les Nazis et pour leurs complices. Et, de Charles de Gaulle à Yasser Arafat, il n’y a pas un si long chemin (…) . Est-ce que le général de Gaulle attendait sage et soumis, quand la France était humiliée?»25. La première suggestion analogique est que «des Nazis à l’Etat d’Israël, il n’y a pas un si long chemin».

Il suffit de remplir les blancs de l’analogie de proportionnalité pour lire en clair:

    Yasser Arafat        De Gaulle         Résistance
   ———————————————  =  —————————————  =  ———————————————
       Israël              Nazis           Oppression

Le couple De Gaulle-Nazis (le phare de l’analogie) permet d’éclairer, de structurer et d’évaluer le couple Arafat-Israël (le thème de l’analogie)26. Mais l’analogie tend à se condenser en métaphore identifiante, du type «Yasser Arafat es De Gaulle»27, fonctionnant comme présupposé en de nombreux discours polémiques où Israël est objet de blâme absolu. L’identification «Arafat-De Gaulle» joue alors un rôle de relais, en tant que métaphore médiatrice préparant l’identification décisive «Israël (Sionisme)-Nazisme». En outre, l’argument analogique offre le bénéfice de retourner l’accusation de terrorisme, rendant possible la mise en discours de la désignation infamante d’Israël: «le terrorisme d’État», dont Garaudy fait l’une des «raisons» principales de son orthodoxie antisioniste.

De Gaulle devient ainsi l’éponyme de tout combat qui se pense lui-même «du bon côté», comme «lutte de libération». Dans un texte précédent, Ch. Saint-Prot affirmait la filiation gaullienne de Yasser Arafat, dès l’énoncé du titre: «De Charles de Gaulle à Yasser Arafat»28. L’analogie y était notamment fondée sur le principe commun de l’honneur: «Les véritables représentants d’un peuple sont ceux qui luttent pour son honneur»29. Telle serait la vertu partagée par les deux «présidents», ce que confirmerait une confidence intime, pieusement rapporté: «Récemment le président Yasser Arafat me confiait à Beyouth que l’homme qu’il a le plus admiré est le général de Gaulle et le chef de la résistance palestinienne m’a montré une petite croix de Lorraine qu’il porte toujours sur lui. De Charles de Gaulle à Yasser Arafat la distance n’est pas si longue car on retrouve chez les deux hommes un même amour de l’indépendance de leur nation et des libertés de leur peuple»30.

On prouve ainsi le sens de l’honneur d’Arafat par une confidence où celui-ci définit l’un de ses fantasmes identificatoires. Et, de même que le général de Gaulle, c’était la France, Yasser Arafat, c’est le peuple palestinien — «les palestiniens» c ‘est-à-dire l’OLP»31. Mais l’appel aux chrétiens, chez R. Garaudy comme chez Ch. Saint-Prot, vise à réactiver la catégorisation des Juifs comme peuple déicide par l’identification christique de la «résistance palestinienne», voire de Yasser Arafat en personne32. L’enchaînement des analogies orientatrices et des métaphores identifiantes a pu ainsi conférer un semblant de fondement légitime à une représentation manichéenne prête à circuler comme slogan dans les énoncés de propagande: «Israël-nazisme» opposé «O.L.P.-gaullisme». On la retrouve au travail en certains développements lyriques dont elle forme le noyau idéologique, telle cette déclaration prophétique de Saint-Prot: «Ils [les Palestiniens] auront au fond de leur âme le souvenir de tous les mouvements de libération nationale qui dans le monde entier ont toujours triomphé de l’arbitraire et du totalitarisme, de la Résistance française aux Vietnamiens»33. La force d’imposition d’un tel slogan, la puissance d’endoctrinement d’un tel bloc de prêt-à-penser ne saurait faire de doute, tant du fait qu’elle emprunte l’un des canaux idéologiques les mieux frayés, avec l’actif soutien de l’intelligentsia occidentale dite de gauche, qu’en raison de la faiblesse de la contre-propagande israélienne. Le fait est que de tels schémas argumentatifs d’orientation se sont fort bien intégrés dans «ce que tout le monde croit sans que personne ne le pense»34, c’est-à-dire le capital idéologique du monde occidental.

Si l’on ajoute que se poursuit aujourd’hui, par tous les moyens, la lutte pour le titre de victime maximale, voire la possession du génocide le plus condamnable35, avec la stratégie perverse qu’implique une telle compétition, et s’il est vrai qu’une défaite idéologique fait souvent le lit d’une sanction militaire, les quelques conclusions pessimistes qu’une analyse des langages d’idéologie semble fonder ne devraient pas être prises à la légère.

Pierre-André Taguieff.


Notes

(*) Une version différente de ce texte a été publiée dans les Cahiers Bernard Lazare, nos 96-97, octobre-novembre 1982, pp. 10-22.

1. René Girard, Le Bouc émissaire, 1982, pp. 29-30.

2. Alain Besançon: «La conviction idéologique: avant et après la prise du pouvoir», Commentaire, 11, automne 1980, p. 375.

3. De sa Contribution historique de la civilisation arabe (Alger, 1946) à son récent livre apologétique Promesses de l’Islam (Paris, Seuil, 1981), R . Garaudy n’a cessé de greffer ses convictions stalino-progressistes sur une fascination, désormais majoritaire dans l’intelligentsia, exercée par l’Islam comme foi et civilisation. La civilisation arabo-islamique est érigée en source de rédemption d’un Occident qui «représente un échec sur tous les plans» (Bani Sadr, cité par R. Garaudy, 1981, p. 175). La révolution elle-même ne saurait se réussir qu’à prendre exemple sur la «révolution islamique»: la réflexion sur celle-ci «nous permet de retrouver une conception plénière de la révolution, qui n’est pas seulement subversion des structures mais, d’un même mouvement, mutation de l’homme» (1981, p. 176. Je souligne) . Ni plus ni moins. En bref, l’Islam c’est l’avenir de l’homme, et l’unique voie de son salut. (Cf. le titre d’une vers ion abrégée des Promesses de l’Islam: L’Islam habite notre avenir, Desclée de Brouwver, 1981).

4. Ce n’est guère qu’au «sionisme international», et à son incarnation israélienne, que s’étend le champ de validité de la remarque, teintée d’humour, de N. Podhoretz sur l’antiaméricanisme contemporain: «En tête de liste des choses qui ne méritent pas qu’on meure pour elles viennent les États-Unis d’Amérique» (Ce qui menace le monde, 1980, tr. fr., Paris, Seuil, 1981, p. 72). Les modes d’inscription idéologique des stéréotypes majeurs de l’antiaméricanisme sont, pour la plupart, les mêmes que ceux de l’antisionisme: menace diffuse et danger intérieur («américanisation», «enjuivement», «la machine d’intoxication sioniste»); réaction de défense contre une agression plus ou moins visible (pourrissement, décadence, colonisation économique-politique-culturelle, cancérisation, empoisonnement); phantasme de la perte d’identité («occidentalisation» conduite par l’impérialisme américano-sioniste, déracinement, homogénéisation); oscillation entre pôles idéologico-politiques; présomption de culpabilité quoi qu’il arrive (du génocide cambodgien à l’Afghanistan, en passant par la guerre lran-Irak).

5. Pour faire exception, il faut ce laisser-passer singulier que constitue l’alignement strict sur les positions extrêmes du discours de propagande «palestino-progressiste», instituant le bon Juif par opposition au Juif diabolisé. Cette partition Bons/Méchants est un élément «syntaxique» de tous les antisémitismes occidentaux. Voir le concept du «Juif bien né» dans le discours d’Action Française, celui de «Juif convenable» en certains propos d’Hitler (par ex. son interview au Times, 15 octobre 1930), celui de «Juif innocent» dans le pamphlet d’Henry Ford (The International Jew, I, 1920, p. 46), etc. De l’antisémitisme moderne à ses avatars post-modernes, le «bon Juif» est redéfini par déplacement du critère: du Juif qui se tient à sa place au Juif qui se met à la place des Palestino-arabes.

6. Cf. Ch. Saint-Prot: le monde arabe «a gardé un attachement aux valeurs essentielles de l’être humain (…). Kadhafi le démontre chaque jour. Alors que notre univers est technocratisé, la société arabe est spirituelle et elle est susceptible de nous apprendre à retrouver l’âme que nous avons perdue (…). La politique arabe c’est surtout cela!» («Jalons de route», La Pensée Nationale, no 4, novembre-décembre 1974, p. 7). Une autre variante d’extrême droite du thème de la régénération spirituelle par l’arabo-islamisme est développée dans une brochure d’Antonio Medrano, collaborateur de la revue Graal et animateur des Éditions Aztlan (Madrid): «L’Islam et l’Europe. La valeur de la Tradition islamique pour la Révolution européenne»[1977], tr. fr., Totalité, no 8, juillet-août 1979, pp. 14-40; no 9, sept.-oct. 1979, pp. 5-39 (revue liée à G. Freda; cf. plus loin note 33).

7. Titre d’une brochure publiée au printemps 1970: «L’opinion soviétique se prononce sur les événements du Moyen-Orient et les menées du sionisme international», Ed. de l’Agence de Presse Novosti, Moscou (mars-mai 1970) . Quelques titres significatifs des articles qui y sont recueillis: «Le poison du sionisme», «Les tentacules de la pieuvre», «Le fascisme sous l’étoile de David».

8. Slogan surgissant dans la presse soviétique en janvier 1980, à propos de l’Iran (cité par H. Carrère d’Encausse, «L’URSS et la guerre du golfe», Politique internationale, 15, printemps 1982, p. 197).

9. Frédéric Oriach. Cf. Libération, 16-17 octobre 1982, p. 9.

10. A. Besançon, art. cité, p. 375.

11. Titre de la conférence publiée dans Proche-Orient…, 3 juillet 1982, p. 65. Cf. ci-dessous note 17.

12. Cf. Le Monde, 17 juin 1982, p. 12.

13. Cf. R. Girard, op. cit., ch. II: «Les stéréotypes de la persécution». Edgar Morin s’interrogeait sur l’auto-reproduction d’un phénomène sociohistorique comme l’antisémitisme, à travers ses métamorphoses adaptatives: «l’antisémitisme existe-t-il comme une structure autoreproductrice qui, pour se nourrir, aurait besoin d’angoisses collectives, de crises, de paniques? C’est probable.» («L’antisémitisme ordinaire», «Les Juifs en France», Histoire, 3, nov. 1979, p. 132).

14. Un exemple entre mille, offert par le Directeur politique de la revue La Pensée nationale, Ch. Saint-Prot. Celui-ci, en référence à la «répression sioniste en Cisjordanie occupée», titrait ses commentaires de la caractérisation dévaluative suprême: «Un holocauste anti-arabe» (La P.N. - Revue d’Études des Rel. internationales, 28, juillet 1980, p. 45). Précisons que la description de ladite extermination systématique du peuple «arabe» — principe d’équivalence: «Palestiniens» = «Arabes» en général — ne pouvait mentionner, en juillet 1980, aucune mort d’homme sur le territoire en question, en dépit de la «terreur» sioniste censée y régner.

15. Cf. E. Drumont: «Il semble que le Juif, en revenant toujours aux procédés qui le font toujours chasser, obéisse véritablement à une impulsion irrésistible» (La France Juive, 1886, Paris, 80e éd., I, p. 18). Jusqu’à la fin, Hitler affirmera la nature réactionnel e et éternitaire de l’antisémitisme. Cf. par ex.: «Les Juifs ont toujours suscité l’antisémitisme. Les peuples non juifs, au cours des siècles, et des Égyptiens jusqu’à nous, ont tous réagi de la même manière (Propos du 13 février 1945, rapporté par M. Bormann, Le Testament politique de Hitler, tr. fr. F. Genoud, Paris, Fayard, 1959, p. 79; souligné par moi).

16. Mes analyses s’inspirent du beau livre d’O. Reboul: L’endoctrinement, Paris: P.U.F., 1977. Cf. aussi, du même auteur: Le slogan, Bruxelles, Ed. Complexe, 1975; Langage et Idéologie, Paris, P.U.F., 1980.

17.«Le mythe biblique du sionisme» est le texte de l’intervention faite lors d’une réunion d’information organisée par le «Comité pour la Paix au Proche-Orient •, le 26 mai 1982. Dans la revue dirigée par Charles Saint-Prot ancien militant maurrassien devenu le chef de file des anti-israéliens «gaullo-maurrassiens» depuis 1974, R. Garaudy a signé de son seul nom un texte qui n’est qu’une version réduite, à quelques détails près, de celui qu’offre le placard publicitaire du Monde, le 17 juin 1982 (co-signé par R. Garaudy, le Père M. Lelong, le pasteur E. Mathiot). On est donc en droit de considérer R. Garaudy comme l’auteur des deux versions d’un même texte. Le Père Lelong, dans une lettre publiée par Le Monde le 24 juin 1982, a désavoué le passage du texte accusant de racisme l’État d’Israël.

18. Lorsque l’expression ou la phrase sont extraites de la version publiée dans la revue Proche-Orient et Tiers-Monde (3, juillet 82), je l’indique entre parenthèses.

19. L’idée que tout acte israélien relève d’un «plan» ou illustre une «logique», thématisée dans le discours antisioniste radical, permet de situer l’instance accusatrice au point du savoir absolu: le regard antisioniste se pose comme puissance de percer les apparences pour dévoiler le réel, le vrai, le but ultime. Discours téléologique, donc, qui prétend révéler le mouvement réel de la Chose sioniste. Cf. par ex. le doctrinaire tiers-mondiste B. Granotier décrivant la puissance occulte «Israël-Sionisme»: «…une logique d’oiseau carnassier et prédateur…»; «Ce projet totalitaire reste l’alpha et l’oméga du sionisme»; «Là encore apparaît un plan et non une série d’improvisations»; «Tout ce qui se passe résulte d’un plan et d’une logique…» (extraits du livre: Israël. Cause de la Troisième Guerre mondiale?, Paris, l’Harmattan, 1982, respectivement pp. 103, 168, 167, 104) . C’est ainsi que s’écrivent les nouveaux «Protocoles des Sages de Sion», à gauche et à droite.

20. Je construis l’énoncé selon la forme de celui qui précède: l’un et l’autre sont les conclusions que le dispositif d’endoctrinement permet «logiquement» de déduire. Mais, si la première conclusion est acceptable dans le champ idéologique, et par là formulable, la seconde «sonne mal», jusqu’à nouvel ordre. C’est pourquoi elle demeure implicite, en dépit de son aveuglante évidence pour un esprit suffisamment endoctriné, soit celui qui ne voit «rien à redire» au texte «antisioniste» de R. Garaudy.

21. La stratégie du «bon nom» n’est qu’un cas particulier du procès de mise en acceptabilité d’expressions, d’énoncés et de récits idéologiques. Sur le concept d’acceptabilité, cf. J.P. Faye: La critique du langage et son économie, Paris, Galilée, 1973, pp. 34 sq, 45 sq, 138-139, 156 sq; Langages totalitaires, précédé de «Théorie du récit», Paris, Hermann, 1973, passim. Hildegard Brenner a relevé l’importance attachée par la propagande nazie à l’usage des «bons noms allemands» cf. La politique artistique du national-socialisme[1963], tr. fr. L. Steinberg, Paris, Maspéro, 1980, pp. 19-21. La force d’un «bon nom» tient à ce qu’il autorise et à ce qu’il masque.

22. Exemple de pétition de principe: «l’O.L.P. n’a pas pour objectif de «jeter à la mer» le Peuple Israélien, mais de mettre fin aux usurpations de l’État israélien» (Le Monde, 17 juin 82). Garaudy suppose ici accordé ou prouvé ce qui justement est en question. Cet énoncé a néanmoins le mérite de nous éclairer sur ta conviction idéologique de son auteur apparent: R. Garaudy, porteur d’une parole et d’un jeu d’évidences reçues dictés par la propagande «palestino-progressiste», son auteur réel.

23.De Gaulle, Israël et les Juifs, Paris, Pion, 1968, p. 15. Garaudy fait également passer la dénonciation classique des manipulateurs de l’opinion publique par une référence au général de Gaulle: celui-ci, «en 1969 déjà, dénonçait cette «influence excessive»». La citation tient ici lieu de laisser-passer.

24. Op. cité, p. 17.

25.«Que la France parle!», Proche-Orient et Tiers-Monde, 3, juillet 1982, p. 78. Précisons que cette revue a pris la suite de la Revue d’études des relations internationales (no 24, sept.-oct. 79 — no 35, nov.-déc. 81), elle-même née de La Pensée Nationale (no 1, avril-mai 74 — no 23, juillet-août 79) dont le sous-titre hésitait entre: « Revue d’Études pour l’Indépendance Nationale» et «Revue de Doctrine pour une Nouvelle Droite Française». L’une des opérations d’endoctrinement les plus efficaces est représentée par le nombre inhabituel de «libres opinions» publiées par un esprit aussi explicitement engagé que Ch. Saint-Prot dans le journal Le Monde.

26. Cf. Ch. Perelman: L’Empire rhétorique, Vrin, 1971, p. 128. L’identification par éclairage analogique d’un acteur demeurant sans désignation dans le discours est une pratique courante, notamment dans la rhétorique du quotidien Libération, représentant l’ultra-gauche bien-pensante. Serge July, dans un texte où il se défend d’être antisémite et où, commentant ses propos, Il affirme s’être refusé «à amalgamer Begin aux nazis», en arrive à citer la phrase incriminée, afin de prouver la pureté de ses intentions: «La participation directe de l’armée Israélienne semble exclue (de même la Wehrmacht s’est rendue coupable de peu de crimes de guerre: les nazis disposaient pour cela de «spécialistes», miliciens ou SS)» (Libération, 22 septembre 1982, p. 10). Or cet énoncé argumente, par analogie, précisément dans le sens de l’amalgame Begin-Nazis dont il était censé chasser le spectre. C’est dire que la bonne foi de S. July n’est pas en cause: il ne voit littéralement pas les implications de ses convictions idéologiques, alors même qu’il les développe en discours. Bon exemple d’endoctrinement, côté victime mais à demi, car consentante. Les deux couples que l’analogie développée fait apparaître tout d’abord sont les suivants:

      armée israélienne       Wehrmacht 
(A)  ———————————————————  =  ——————————— 
             x                  nazis
Il est ctair qu’un second rapport doit être posé pour x nazis rendre compte du sens de l’énoncé:
       armée israélienne       Wehrmacht 
(B)   ———————————————————  =  ——————————— 
              y              miliciens ou SS
En (A), l’élément innommé da thème ne peut être que l’actuel gouvernement de l’État d’Israël, ou M. Begin son représentant par excellence. En (B), l’élément inconnu ne peut être incarné que par les milices «chrétiennes» «alliées d’Israël». Le sens global, dès lors, ne fait plus problème. C’est la fausse conscience, mais aussi la bonne conscience, maître-penseur «de-style-Libé» qui restent à expliquer, et peut-être à comprendre.

27. Cf. Ch. Perelman, op. cité, p. 133: si, dans l’analogie, on affirme que a est à b comme c est à d, «ce sont les métaphores de la forme «a est c» qui sont les plus trompeuses, car on est tenté d’y voir une identification…».

28.Revue d’études des Relations Internationales, No 35, nov.-déc. 1981, pp. 5 10.

29. P. 9.

30. P. 10.

31. Ibid.; une telle définition identifiante (O.L.P. = Palestiniens) relève de la pétition de principe: elle suppose établie la représentativité de l’O.L.P., elle postule comme évidence la légitimité de son mandat — ce qui reste à démontrer, ou bien à fonder.

32. A Ch. Saint-Prot lui demandant de décliner son identité, en mars 1981, Yasser Arafat répond: «Yasser Arafat est un résistant palestinien (…). Yasser Arafat est un homme de Palestine qui gravit son Golgotha en portant la croix sur son épaule et la couronne d’épines sur sa tête pour réaliser le bonheur de son peuple» («Entretien avec M. Yasser Arafat», Revue d’Études des Relations Internationales, 31, avril 1981, p. 94). Les identificateurs couplés et réversibles sont le Résistant par excellence et le sauveur par éminence. L’adresse aux chrétiens est souvent thématisée par R. Garaudy: «…comment des chrétiens peuvent-ils accepter (…) la logique sanglante de ces conséquences?» («Le mythe biblique…», art. cité, p. 68).

33.«Le calvaire palestinien», Le Quotidien de Paris, 22 Juin 1982, repris dans Proche-Orient…, 3 juillet 82, p. 18. On appréciera la puissance de la haine d’Israël au miracle, qu’elle a opéré, de la conversion d’un disciple de Maurras en apologète de la Résistance, d’un anticommuniste farouche en glorificateur des «Vietnamiens» voire en compagnon de route occasionnel du P.C.F. La conversion de l’ultra-droite italienne aura précédé de quelques années celle des milieux contre-révolutionnaires français. Cf. Franco «Giorgo» Freda: «…le peuple guerrier du Nord-Vietnam, avec son style de vie sobre, spartiate, héroïque est beaucoup plus proche de notre conception de l’existence que le tube digestif italiote, français ou allemand de l’ouest; (…) le terroriste palestinien est plus près de nos rêves de vengeance que l’Anglais (européen? j’en doute!) juif ou enjuivé» (La désintégration du système, juillet 1969, tr. fr. E. Houllefort, Paris, 1980, pp. 16-17). Ce manifeste du «nazi maoïste» Freda est présenté par son traducteur français comme celui de l’ouverture du " front européen -., requis «pour vaincre l’impérialisme américano-sioniste ennemi de l’homme» {p. 13, je souligne) . L’un des traits de l’antisémitisme post-moderne est précisément l’identité des langages d’accusation stéréotypisante à gauche (propagande soviétique, ultra-gauche, etc.) et- à droite (nationalismes traditionalistes, nationalismes révolutionnaires, «Nouvelles Droites européanistes, gaullisme dit «de gauche», etc.).

34. O. Reboul, 1980, p. 22.

35. Ch. Saint-Prot, par exemple, titularise les Palestiniens comme «le peuple qui a le plus souffert depuis trente-cinq ans» (Proche-Orient…, 3, art. cité, p. 18) . Que de telles affirmations puissent ne pas être refoulées par le sens du ridicule — passons sur la valeur de vérité, que des centaines de milliers de Cambodgiens ne pourront plus contester —, cela est très significatif: la mise en circulation idéologique s’est accomplie. Sur cette compétition, aussi odieuse que décisive au regard des impératifs d’endoctrinement et de propagande, pour le statut de victime maximalement victimaire, cf. les fines analyses d’A. Finkielkraut: L’Avenir d’une négation, (Le Seuil, 1982, p. 149 sq.).

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