1. Albin Michel, 2002.

Les absurdités d’un savant: Odon Vallet sur l’«antisémitisme»

Un post-scriptum accablé


Ce texte est le post-scriptum (accablé) à notre étude de 2002 rappelant une évidence: le terme «antisémitisme» qui émerge en 1879 n’a jamais désigné que la haine des, ou l’hostilité contre, les Juifs et seulement les Juifs. Cette étude est une lecture préalable nécessaire: https://phdn.org/antisem/antisemitismelemot.html


L’auteur de ces lignes a longtemps cru que seuls les crétins et les malveillants pouvaient avancer sans craindre le ridicule qu’«antisémitisme» signifiait autre chose qu’une hostilité contre les Juifs. Quelle naïveté.

En 2002, Odon Vallet, titulaire d’un doctorat en sciences des religions, star médiatique et éditoriale, publie un Petit lexique des idées fausses sur les religions1. L’article «Antisémitisme» commence par l’énonciation de la fameuse idée fausse qu’Odon Vallet va déconstruire grâce à son érudition:

«L’Antisémitisme est la haine des Juifs»

Le lecteur qui aura pris la peine de lire ce qui précède le comprend que cela commence très mal… Odon Vallet poursuit:

«La haine des juifs c’est l’antijudaisme. L’antisémitisme est la haine de toutes les civilisations de langue sémitique. A ce groupe de langue appartiennent, notamment, l’hébreu et l’arabe. Donc l’antisémitisme, au sens propre, s’exerce contre les juifs et les Arabes»

Pendant 150 ans le terme «antisémitisme» créé pour désigner une hostilité exclusivement tournée contre les Juifs, a été utilisé exclusivement pour désigner une hostilité contre les Juifs. Mais pour Odon Vallet l’«antisémitisme» s’exercerait aussi contre les Arabes (passons sur le refus d’Odon Vallet d’utiliser une majuscule pour désigner les Juifs). Les exemples de cet «antisémitisme» anti-Arabes, Odon Vallet n’en fournit aucun. Et pour cause, il n’en existe pas parce que l’affirmation d’Odon Vallet est tout simplement fausse. Pas de pamphlet anti-Arabes se réclamant antisémite, aucun militant, aucun mouvement, aucun journal se déclarant antisémite, sur plus d’un siècle et associant à ses délires antijuifs des délires anti-Arabes. Aucun dictionnaire, aucun lexique en Français, Allemand, Anglais ou Klingon qu’Odon Vallet puisse citer à l’appui de sa thèse. Qu’il considère pouvoir faire l’impasse sur ces exemples est évidemment affligeant et une forme de mépris pour son lecteur. Son raisonnement est in fine qu’éthymologiquement, «antisémitisme» devrait aussi désigner une hostilité contre les Arabes et que par conséquence tel est le cas. Fermez le ban, oubliez la réalité.

On serait tenté de se prendre la tête dans les mains en déplorant tant d’inculture, mais ce serait une erreur. Car Odon Vallet poursuit en dénonçant, cette fois de façon pertinente, les confusions entre «races» et langues et en finissant par rappeler que l’inventeur du mot fut Wilhelm Marr, correctement identifié comme «antijuif». Il n’est donc pas si ignorant! On a du mal à comprendre sa cécité. Que les Arabes ou les Musulmans n’aient jamais, jamais, suscité les foudres de Marr ou de ses compagnons de route (uniquement obsédés par les Juifs) ne semble pas troubler notre docteur en sciences des religions.

Odon Vallet fournit alors une clé hallucinante de son exposé. Sautant de l’aire germanique (sans s’y attarder — pas assez d’hostilité anti-Arabes au XIXe siècle? —) à la France il écrit:

«Il fait son entrée dans le vocabulaire français en 1894, en pleine affaire Dreyfus. Les Juifs de métropole apparaissant alors comme des cibles plus proches que les Arabes d’Algérie ou des colonies, il est logique qu’ils aient été les seuls visés.»

Passons sur le fait que la première utilisation de antisémite en français remonte au plus tard à 1890 (la création de la ligue «antisémitique» de Marr avait été signalée dans la presse française dès novembre 1879) et soit due, in fine, à l’antisémite (c’est à dire à l’obsédé antijuifs) Drumont. Et examinons ce qu’écrit Odon Vallet. D’abord il écrit le contraire de ce qu’il affirme depuis le début: les Juifs sont bien les seuls visés par ce que l’on désigne par «antisémitisme». Mais cela ne le gêne pas plus que ça, car il fournit la raison pour laquelle les Arabes qui devraient aussi être visés ne le sont pas dans les faits: ils étaient trop loin! Il faut décrypter. Pour Odon Vallet, tous ceux qui ont utilisé (pour désigner leurs convictions) le mot «antisémitisme» ou ont été animés de pensées antisémites devaient également, nécessairement, être des racistes anti-Arabes, et si ils avaient eu des Arabes à portée de main, ils auraient forcément été «antisémites» contre les Arabes. La géographie ne leur a tout simplement pas permis d’illustrer concrètement que Odon Vallet est un grand savant. Odon Vallet ne semble pas imaginer un instant qu’une même personne qui serait à la fois hostile aux Juifs et aux Arabes ne le serait pas selon un seul schéma, ni surtout par hostilité à on ne sait quel «sémitisme». Ce qui n’est pas explicité c’est qu’Odon Vallet refuse de distinguer le racisme colonial qui s’exerçait contre des étrangers (en l’occurrence les population autochtones des pays colonisés) de la forme particulière d’hostilité paranoïaque que constituait l’antisémitisme contre les Juifs, le plus souvent concitoyens de longue date de ceux là même qui les haïssaient. Odon Vallet illustre ce diagnostic par un exemple qu’il souhaite édifiant sur l’identité de l’hostilité contre les Juifs et les Arabes (et donc sur la vraie signification de «antisémitisme»). Il écrit:

«Mais le mot antisémitisme retrouva son sens global au procès Papon: on y montra comment une même police pouvait tour à tour livrer des juifs aux nazis et jeter des Arabes dans la seine.»

«Retrouva»? Son «sens global»? A lire Odon Vallet, de 1879 à 1997, soit pendant 118 ans, le mot «antisémitisme» avait «perdu» (forcément puisqu’il l’a «retrouvé») son «sens global», à savoir celui que Odon Vallet a décrété, celui d’une hostilité contre les Juifs et les Arabes, qu’il aurait du avoir dès le début, mais qu’in fine, si l’on comprend bien, il n’avait pas pu avoir pendant ces 118 années! Reformulons: pour Odon Vallet, «antisémitisme» signifie une hostilité contre les Juifs et les Arabes, mais ce ne fut pas le sens que lui donna son créateur Wilhelm Marr (il n’avait pas lu Odon Vallet, et on en déduit que «antisémitisme» avait perdu son véritable sens à la naissance, le pauvre), ni qui lui fut donné ensuite en France parce que les Arabes étaient trop loin et que les Juifs eux étaient là (à croire que si les Lapons avaient été là, et pas les Juifs, «antisémitisme» aurait signifié une hostilité contre les Lapons…), mais grâce à Papon qui livrait les Juifs aux nazis en 1943 et encadrait les policiers qui assassinèrent des Algériens à Paris le 17 octobre 1961, cette erreur est réparée, selon le raisonnement implicite (mais brillant) suivant: Papon livrait des Juifs, donc Papon était antisémite, or Papon faisait assassiner des Arabes moins de 20 ans plus tard, donc l’assassinat d’Arabes c’est de l’antisémitisme. CQFD. On évitera de demander à Odon Vallet d’où il tire que Papon était antisémite (la collaboration active à la politique d’extermination nazie ne nécessitait pas — mais Odon Vallet a-t-il lu des ouvrages d’histoire sur le sujet? — d’être antisémite). On évitera de se demander pourquoi Odon Vallet date cette révélation du procès et non de 1961 ou d’une autre date (non, non, le coté forcément spectaculaire et émotionnel de la référence au «Procès Papon» ne joue aucun rôle. Odon Vallet est un universitaire sérieux, un savant, qui n’aurait jamais recours à de tels procédés…). Soulignons cependant que Odon Vallet est le seul, a été le seul, sera probablement à jamais le seul à accuser Papon d’antisémitisme pour le massacre du 17 octobre 1961. Selon le même paralogisme, dans la mesure où je collectionne les timbres je suis philatéliste, mais comme je collectionne aussi les bouchons de champagne, je puis affirmer que la philatélie consiste à collectionner les timbres et les bouchons de champagne.

Odon Vallet poursuit l’étalage de sa grande culture par des considérations bibliques, philologiques, géographiques et linguistiques (en moins de deux pages!) tout en assénant quelques vérités bien senties («il est tout aussi difficile de définir un sémite qu’un antisémite» — ah bon? A lire Odon Vallet cela semblait clair pourtant — et en même temps que Pie XI avait bien raison de dire que «nous sommes spirituellement des sémites»), qui n’ont besoin d’aucune démonstration puisque c’est Odon Vallet qui le dit.

Au final, un énorme gloubiboulga péremptoire, prétentieux et contradictoire, dénué de la moindre démonstration, assénant une contre-vérité radicale au nom du politiquement correct qui tient lieu d’argumentaire. Une catastrophe à la hauteur des dithyrambes qui ont accompagné la sortie de l’opuscule d’Odon Vallet. S’étonnera-t-on d’y trouver d’autres énormités?

Un dernier point: nous vouons une grande admiration aux choix et à la générosité d’Odon Vallet. Ces qualités humaines ne sauraient néanmoins excuser un travail baclé et trompeur (qui se veut de surcroit détrompeur), qui assurerait d’être légitimement étrillé à n’importe quel étudiant.      


Notes.

1. Albin Michel, 2002.

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