Maxime Steinberg
Les yeux du témoin
et le regard du borgneL’Histoire face au révisionnisme
«L’histoire à vif». Les Éditions du Cerf, Paris 1990. ISBN 2-204-04107-6.
© Les Éditions du Cerf 1990, Maxime Steinberg 2009.
Conclusion
Une «page» d’histoire «jamais écrite» ?Par un paradoxe sur lequel il faut s’interroger pour conclure, il n’a pratiquement pas été question de ces Juifs d’Europe occidentale disparus au cours des «actions spéciales» du médecin S.S. d’Auschwitz, lors de la polémique sur l’inexistence des chambres à gaz. L’«explication personnelle mais tout à fait gratuite» de Faurisson — pour reprendre les termes des magistrats de Paris en 1983 — a fait la notoriété du document Kremer. Le public en a saisi la portée, mais il a ignoré sa signification historique. Il ne l’a pas découvert comme la source documentaire obligée d’un événement qui pourtant concernait directement l’histoire de l’occupation nazie à l’Ouest de l’Europe. Le fait très réel et nullement négligeable du massacre de quelque 7 000 personnes arrivées justement de France, de Belgique et des Pays-Bas lui a échappé !. Qu’est-ce à dire, sinon que la référence au document d’histoire dans cette controverse n’avait pas pour objet d’y lire le fait historique ?
Les chimères de la négation «révisionniste» n’appelaient pas un débat sur le génocide, mais sur sa représentation dans la conscience contemporaine. C’est très significativement que la «révision» des notes personnelles de l’officier S.S. s’est attaquée à l’image d’Auschwitz qu’elles laissaient au lecteur des années quatre-vingts. Tout aussi significativement, l’attention s’est focalisée, face à la tentative de la dénaturer, sur l’horreur du camp d’extermination dont le journal du médecin S.S. d’Auschwitz conservait la trace. Ces confidences sur «le comble de l’horreur» et ses «scènes épouvantables» avaient été, on l’a vu, bridées par le secret de rigueur. Dans leur retenue, elles n’avaient pas décrit toute l’horreur de «l’extermination» et, assurément, elles n’en ont pas dit autant que le lecteur appelé à se prononcer sur la perversion de leur sens. Lui, il a été enclin à y lire plus qu’elles ne rapportaient. L’officier S.S., on s’en souvient, s’était trompé dans le compte de ses «actions spéciales». Quarante ans après, les magistrats de Paris se trompaient dans leur lecture. Elles ne sont précisément pas «mentionnées à quinze reprises avec horreur dans le journal du médecin Kremer». L’erreur porte cette fois sur l’horreur et elle est tout aussi instructive. La Cour d’appel, confirmant la condamnation de Faurisson en première instance pour manquement aux devoirs de l’objectivité et de l’imparialité intellectuelle, n’intervenait pas dans un débat d’histoire. L’arrêt de 1983 a eu soin de reconnaître l’incompétence des tribunaux en cette matière. En l’occurrence, l’institution judiciaire s’est prononçée — ce sont ses termes — sur des «assertions d’ordre général qui ne présentent plus aucun caractère scientifique et relèvent de la pure polémique». Les magistrats visaient les allégations injurieuses de Faurisson sur le «mensonge historique». Très exactement, ils lui reprochaient d’être «sorti du domaine de la recherche historique».
Le tribunal avait élevé ses deux articles dans Le Monde et un Mémoire en défense au rang «des travaux historiques que les chercheurs soumettent au public». Les «historiens à controverse» — le mot est de Paul Veyne — n’ont eu pas cette indulgence. Monté au créneau, son collègue Pierre Vidal-Naquet récusant une discussion «impossible» s’est employé, en guise de «réponse», à «démonter pièce à pièce les arguments pour en démasquer le faux-semblant1». La prétention scientifique de cette «révision» de l’histoire n’était le moins abusif de sa panoplie. «Sa perfidie est précisément», expliquait l’historien, «d’apparaître pour ce qu’elle n’est pas, un effort pour écrire et penser l’histoire». «Ce faisant», renchérit Nadine Fresco, on cherche à «bénéficier par amalgame des qualités de sérieux et de respectabilité intellectuelle attachée à la notion d’école historique2». En dehors de l’Hexagone, la «peine» que s’y sont donnée Faurisson et ses adeptes de la prétendue «école révisionniste» pour faire valoir «le sérieux de leur travail» a été observée sans la passion qui caractérise le débat d’idées en France. Dans cette distanciation, l’examen n’a pas été moins inflexible. La méthode d’investigation mise en œuvre dans les «écrits révisionnistes» a suffi à les disqualifier. «Il est clair», constatent deux historiens contemporanéistes de l’Université de Gand dans leur enquête sur Les chambres à gaz disparues, «qu’on ne doit guère attacher de valeur scientifique au révisionnisme3». Sa «méthode favorite» consiste à «s’attaquer à un document isolé, donc détaché de son contexte, et à le jeter au panier sur base de contradictions réelles ou supposées». En revanche, notent Bart Brinckmann et Bruno de Wever non sans quelque irritation, «les autres documents “accablants” laissent ces pédants muets comme une carpe». Les auteurs «révisionnistes» n’ont pas eu meilleure presse auprès de Jean Stengers : ils «écrivent une histoire exécrable4» et «fausse5». Ce professeur d’histoire contemporaine à l’Université libre de Bruxelles a voulu examiner avec sérénité la «valeurs des arguments eux-mêmes, quelle que soit la qualification des hommes qui les présentent». Ils n’ont pas résisté à l’épreuve. L’examen a révélé, dans leurs écrits, l’«oubli systématique du contexte et des éléments écrasants présents dans le contexte», les «interprétations intenables, confinant parfois à l’absurde, de certains témoignages» et, enfin, les «erreurs fondamentales de raisonnement6». Avec sa lecture du journal de Kremer, Faurisson présente «l’exemple le plus remarquable» d’une interprétation «absolument intenable». C’est «une interprétation proprement délirante», ajoute J. Stengers7. L’historien belge ne retient pas les accusations de malhonnêteté et de falsification dont Faurisson a été l’objet. Son «cas» est «psychologique» : «il appartient, écrit Stenger, à la catégorie des savants fous8». Selon son «diagnostic personnel, la fêlure se manifeste par deux traits : d’une part, par un délire interprétatif et d’autre part, par une forme de folie obsessionnelle, c’est-à-dire d’idée fixe9»
En France aussi, Paul Veyne a parlé d’un «délire d’interprétation systématisé» chez Faurisson, mais le professeur au Collège de France ne l’exonère pas, comme le professeur belge, de l’accusation de malhonnêteté intellectuelle10. Veyne n’a que mépris pour ses «opérations qui dans le jargon des historiens à controverse s’appelaient falsification de la vérité historique11». Mais l’auteur des Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? ne lui accorde pas le titre de «faussaire». Veyne y explique que le «faussaire» est l’«homme qui s’est trompé de siècle» et qui «suit des méthodes qui ne sont plus au programme». Faurisson ne relèverait pas de cette catégorie. «Le paradoxe du faussaire passe très au-dessus de sa tête», estime l’historien français. Avec son «doute hyperbolique», il serait tout au plus un «personnage dont il vaut mieux rire que pleurer12». Dans la controverse qu’il a provoquée, son «seul tort» aurait été «de s’être placé sur le terrain de ses adversaires». Il «relevait, note Veyne, de la vérité mythique plutôt que de la vérité historique», mais il a laissé croire à ses «lecteurs» qu’ils étaient avec «son livre» sur le «même programme qu’avec les autres livres sur Auschwitz». En somme, avec son «doute hyperbolique à sens unique», Faurisson «voulait avoir raison contre ses adversaires et comme eux». «C’était donner le bâton pour se faire battre», note Veyne.
Son essai sur les Grecs et leurs Mythes, réflexion sur l’histoire et ses historiens, pose le principe que «la discussion des faits se passe toujours à l’intérieur d’un programme». «Il est clair, écrit-il, que l’existence ou la non-existence de Thésée et des chambres à gaz en un point de l’espace et du temps a une réalité matérielle qui ne doit rien à notre imagination. Mais cette réalité ou irréalité est aperçue ou méconnue, est interprétée d’une manière ou d’une autre, selon le programme en vigueur; elle ne s’impose pas d’elle-même, les choses ne nous sautent pas aux yeux». En un mot, «la matérialité des chambres à gaz n’entraîne pas la connaissance qu’on peut en avoir». Sa saisie serait, selon Veyne, tributaire du programme de vérité, «car», à son point de vue, «le matter of facts n’est connaissable que dans une interprétation13».
Le cas Faurisson infirmerait plutôt cette épistémologie. Son «scepticisme» n’a en aucune manière fonctionné «à vide» dans la «révision» des archives nazies relatives aux «travaux urgents» du printemps 1943 à Auschwitz. Le spécialiste universitaire de la critique de textes littéraires avait bel et bien un «programme de vérité» en s’attaquant aux sources historiques du génocide juif. Il lui interdisait précisément d’appréhender «la matérialité des chambres à gaz» à travers ses traces écrites14. Elles s’imposent à tout historien, quelle que soit par ailleurs son interprétation des faits et sa grille de lecture de l’histoire. Elles ne s’imposaient pas à un Faurisson déterminé à proclamer la «bonne nouvelle» de «l’inexistence des chambres à gaz». Les «Gaskammer» et «Vergasungskeller» du texte nazi cessent d’être lisibles dès lors qu’il s’agit à tout prix de nier les exterminations d’Auschwitz. Tout autant son Mémoire en défense contre ceux qui (l’) accusent de falsifier l’histoire s’est évertué à ne pas lire «le camp de l’extermination» dans le journal de Kremer. Il ne parvient pas plus à lire, chez Himmler «la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre». Reprenant à son compte la thématique de la belligérance juive, Faurisson s’acharne à réduire les massacres du texte nazi à une «guerre des partisans». «Une guerre, écrit-il, menée aussi sauvagement de part et d’autre» et, dans ce discours bel et bien idéologique sur l’histoire, le «révisionnisme» use de l’alibi de «maintes pages» des Discours «dits»[…] secrets du chef des SS15. Les «faurissonnades16» sur l’inexistence du génocide juif ne s’expliquent jamais sur leur connivence, sinon leur concordance et à tout le moins leur coïncidence avec cette fameuse «page» du discours himmlérien «qui n’a jamais été écrite et ne le sera jamais17». Cette singulière rencontre de l’écrit «révisionniste» avec le «camouflage» de la vérité que pratiquaient les services S.S. au temps de «l’extermination» appelle pourtant une mise au point.
La question a été posée à Faurisson. La revue italienne Storia illustrata lui a demandé, en 1979, s’il était conscient que ses «affirmations aussi tranchantes qu’incroyables» pouvaient «contribuer ainsi à une espèce de “réhabilitation” du nazisme18». Se posant en chercheur indépendant, il s’est déclaré animé du seul «souci de réhabiliter ou de rétablir» la seule «vérité» et d’œuvrer à une «histoire véridique de la Seconde Guerre Mondiale». Cette contribution annoncée ne s’est pas concrétisée. Le seul texte qui ait l’apparence d’un récit historique est resté le Mémoire en défense où il lui a fallu décrire sur 50 pages le professeur de médecine Johann Paul Kremer devant les horreurs du typhus à Auschwitz en septembre-octobre 1942. Si personne ne s’était penché aussi longuement sur cette pièce d’archives, «l’apport» de sa relecture «à nos connaissances se place au niveau de la correction, dans un long texte, de quelques coquilles19». Faurisson, on l’a vu, illustre jusqu’à la caricature cette appréciation de Vidal-Naquet sur la littérature «révisionniste». Dans son cas, la traque typographique s’attaque au moindre espace — ici, l’omission d’un article, là des points de suspension — pourvu qu’il se prête à insinuer le scepticisme et préserve, de la sorte, le «camouflage» de la vérité en usage à l’époque des faits. Pourtant, à l’entendre, le temps d’«os[er] la proclamer» serait enfin advenue en 197820. La «bonne nouvelle» est d’abord parue dans la revue d’extrême-droite, La Défense de l’Occident. Les lecteurs du Monde n’ont pas eu la primeur du problème des «chambres à gaz». Ils ne furent les premiers à apprendre que «le nazisme est mort et bien mort avec son Führer21». Le professeur d’université — esprit libre — aurait volontiers approuvé l’«ancien nazi» qui, ajoutait-il en 1979, serait venu lui «dire que les prétendues “chambre à gaz” et le prétendu “génocide” des Juifs forment un seul et même mensonge historique». «Cela n’irait pas plus loin», disait ce chercheur indépendant22 !
Cela a été bien plus loin ! Une telle rencontre marque «le début de [cette] épidémie culturelle, nourrie de mensonges, de faux semblants qui a profité de l’impact des médias, des réactions adverses inadéquates et d’une sensibilité à fleur de peau de la mémoire juive23». Dressant le diagnostic du Syndrome de Vichy en 1987, Henri Rousso situe «l’enchaînement diabolique» à la publication dans L’Express de l’interview de l’ancien Commissaire Général aux Questions Juives du Maréchal Pétain. Louis Darquier dit de Pellepoix, réfugié en Espagne, y déclarait qu’«à Auschwitz, on n’a gazé que des poux24». L’ancien nazi français y présentait le génocide comme «une invention pure et simple, une invention juive». Quatre jours après, le 1er novembre 1978, Faurisson espérait, dans une lettre au journal Le Matin, que ces «propos […] améneront enfin le grand public à découvrir que les prétendus massacres en “chambres à gaz” et le prétendu “génocide” sont un seul et même mensonge25». Cette découverte ravit des nazis nullement anciens. Ils vinrent dire leur admiration au providentiel «professeur» qui «peut démonter tous les mensonges26». A les écouter, il leur avait fallu «attendre un Français, le professeur Faurisson pour apprendre ce que les Allemands n’ont pas fait». Au retour d’une visite au prophète du nouvel évangile, la cheville-ouvrière d’un groupuscule hollandais s’extasiait sur sa vertu retrouvée27. «Pourquoi», s’étonne-t-elle avec une feinte ingénuité en 1987, «moi et les autres nationaux-socialistes, nous devrions encore éprouver maintenant un sentiment de culpabilité» ? Son camarade de parti, plus jeune, est le chef d’une milice paramilitaire d’extrême-droite flamande28. Il avait été membre des Jeunesses hitlériennes de Flandre, à l’époque du génocide juif. Bien sûr, lui aussi, il ne croit évidemment «pas à ce mythe». L’homme n’a pas répudié le nazisme. Hitler est plus que jamais un prophète de son temps. Les révisionnismes aidant, il acceptait désormais de s’en revendiquer ouvertement et publiquement, quoique dans une version angélique. Les camps nazis ? Mais, réplique le nazi nostalgique à l’objection du journaliste qui l’interviewait, «le judaïsme international a déclaré la guerre à l’Allemagne nationale-socialiste en 1934. Il est tout de même normal qu’Hitler ait enfermé les opposants dans des camps pour les neutraliser» ! Et l’admiratrice néerlandaise de Faurisson se référant au «professeur» d’expliquer au journaliste stupéfait qu’«il y a bien eu des Juifs qui ont été enfermés, mais pas tués. Hitler ne pouvait rien faire d’autre : les Juifs lui avaient déclaré la guerre».
«Il y a eu beaucoup de morts», préféra dire peu après le président du Front National en France, «des centaines de milliers, peut-être des millions de morts, juifs et aussi de gens qui n’étaient pas juifs29». Dans ce crescendo de confusion, Jean-Marie Le Pen, crédité alors d’une audience électorale de 10 à 12 %, tentait de rattraper le faux-pas qu’il venait de commettre. Invité à l’émission télévisée le Grand Jury-Le Monde-RTL, il avait été provoqué, ce 13 septembre 1987, à s’expliquer sur les «thèses des historiens révisionnistes». Les bouleversantes images du procès de l’ancien chef de la gestapo de Lyon étaient encore dans les mémoires. Evénément médiatique, le procès K. Barbie avait, au printemps, rappelé les horreurs du nazisme, une leçon d’histoire qui s’avérait, aux dires du procureur général Pierre Truche, «nécessaire pour empêcher qu’on essaie de falsifier l’Histoire, en niant, comme certains, l’existence des chambres à gaz, comme s’il s’agissait de pouvoir de la sorte, faire retenir l’idée d’une doctrine nazie acceptable, présentable30». Interrogé sur cette négation, Le Pen ravalait la question à un «point de détail de l’histoire de la deuxième guerre mondiale». Il ne disait «pas que les chambres à gaz n’ont pas existé». Il n’avait «pas pu […]-même en voir» et, avec ce gros bon sens, il se posait «un certain nombre de questions». Lui, Le Pen, il n’avait «pas étudié spécialement la question». Mais, «il y a», prétendait le chef de l’opposition nationale en France, «des historiens qui débattent de ces questions31». L’originalité française de l’idéologie «révisionniste» tient dans cette référence aux spécialistes. Un Faurisson, dont les amitiés à l’extrême-droite étaient peu visibles, a pu, en sa qualité de chargé de cours dans une université, faire accroire qu’il ne s’agissait pas d’une entreprise idéologique32.
Le scandale du «point de détail» dans la France en proie à la poussée d’extrême-droite a levé cette ambiguïté. Il a aussi permis d’évaluer la réceptivité du public aux «thèses des» prétendus «historiens révisionnistes» grâce à un sondage Sofres, réalisé un mois après l’émission du Grand Jury RTL-Le Monde. Neuf ans après l’affaire Faurisson, l’avancée du «révisionnisme» dans la mémoire historique des Français restait médiocre. A peine deux ou trois sur cent ne pensaient pas ou doutaient que les nazis les aient utilisées33. L’impact des assassins de la mémoire34 n’avait pas une «ampleur» aussi «inquiétante» que leur entreprise. Vidal-Naquet avait exprimé cette préoccupation, un mois avant le «point de détail», dans le recueil de ses analyses du phénomène «révisionniste». Dès son Eichmann de papier, il avait averti qu’il «concerne, pour l’essentiel, non l’histoire de la guerre 1939-1945, mais l’étude des mentalités contemporaines35». La percée médiatique d’un Faurisson «dans notre société de représentation et de spectacle» lui était apparue comme «une tentative d’extermination sur le papier qui relaie l’extermination réelle». A la différence d’un Eichmann, «Faurisson n’a[vait] pas de trains à sa disposition, mais il a[vait] des papiers36». Dans ces écrits contre la mémoire, remarquait Vidal-Naquet, «on ressuscite des morts pour mieux atteindre les vivants». Observant au fil des ans le parcours du ressentiment de ces redresseurs des morts, Nadine Fresco souligne, en 1988, combien leur entreprise s’attaque à une «variante» du problème qui s’était posé aux nazis pendant la solution finale : dans leur cas, il s’agit, en effet, de «se débarrasser de ces millions de juifs morts qui continuent d’encombrer la conscience occidentale» et de «le faire assez bruyamment pour que la publicité donnée à l’entreprise pallie son insuffisance en effectifs37».
Phénomène marginal, cette négation obstinée des exterminations d’Auschwitz renseigne, dans sa forme paradoxale, sur leur prégnance dans la conscience contemporaine, «tant il est vrai», comme le note Nadine Fresco, «que les divers mécanismes par lesquels individus et groupes manifestent leur refus du poids et de l’empreinte d’un événement sont aussi une preuve supplémentaire de cette empreinte et de ce poids38». A cet égard, le «révisionnisme» est, quelle que soit l’idéologie qui l’articule, l’expression caricaturale de la mémoire d’une époque. L’historien des mentalités étudiant «l’empreinte laissée par le génocide des juifs sur le monde occidental durant la deuxième moitié du XXe siècle39» reconnaîtra dans l’hérésie «révisionniste» la fille de cette «religion […] de l’“Holocauste” des Juifs». Dans son obsession, un Faurisson la dénonce40. Et si l’Allemand Stäglich a pu écrire, à la fin des années septante, contre Le Mythe d’Auschwitz, c’est qu’effectivement, l’imaginaire collectif de son temps s’est forgé une représentation mythique des horreurs nazies.
Ces distorsions de la conscience historique ne surprennent pas l’historien du génocide juif. Il les a déjà rencontrés dans l’événement. Elles invitent même à concevoir «une histoire du crime nazi» qui intégrerait «la ou plutôt les mémoires» et rendrait compte de ses «transformations». «Entre la mémoire et l’histoire, il peut y avoir tension, voire opposition», avertit Vidal-Naquet dans Les assassins de la mémoire41. En tant qu’écriture, l’histoire procède systématiquement à cette confrontation critique. C’est ce qui explique que «dans le cas de l’extermination, les rapports entre l’historien et le non-historien ne sont apparemment guère faciles à orchestrer». Olivier Mongin, qui, lui, n’est évidemment pas historien a bien voulu le reconnaître42. Le philosophe n’écrit pas l’histoire avec son discours sur «l’apocalypse d’Auschwitz43». Il prétend en dire l’essence, encore qu’il ne cesse de s’interroger, depuis Théodore Adorno, sur la possibilité de «penser après Auschwitz44». Le théologien lui dispute le territoire de «l’holocauste comme châtiment et comme signe», mais, lui aussi, il s’y perd car le «sens théologique» de l’événement serait plutôt dans son «non-sens» et dans le «silence de Dieu». Plus prosaïque, le sionisme y a lu une légitimation d’Israël puisqu’une Europe immanquablement hostile aux Juifs les aurait laissés sans défense face à la guerre d’extermination que leur livrait Hitler. Si riche d’images, l’holocauste a aussi produit, dans ce siècle de spectacle, sa caricature hollywoodienne : Marvin Chomski n’a pas intitulé autrement ce feuilleton télévisé d’un «génocide à l’eau de rose45» qui, de droit, s’achève sur le départ du seul rescapé de la famille Weiss vers la terre promise. L’événement médiatique bouleversa, en 1978, le public allemand déjà en proie aux traumatismes de ce «passé qui ne veut pas passer» et que d’aucuns, y compris des historiens, s’emploient à banaliser pour des raisons idéologiques46. L’onde de choc de Holocauste atteignit l’année suivante, la France aux prises, quant à elle, avec le Syndrome de Vichy. L’effet, comme un retour de manivelle, fit le lit de la fièvre «révisionniste» : la «démarche négationniste» jouait à merveille sur les «failles d’un mode de représentation de l’histoire47».
Le terme de «holocauste» consacre, on ne peut mieux, les dérapages de l’imaginaire. Les historiens — ils n’échappent pas aux pressions de leur temps — ont trop longtemps donné leur caution à une représentation aussi aberrante du génocide juif. Ces millions de cadavres n’ont pas été brûlés pour sanctifier le nom de quelque dieu que ce soit ! La relève de «shoah» ne nomme pas mieux la chose. On se refuse absolument à traduire le terme hébraïque comme si l’interprétation du génocide juif en termes d’histoire de l’Allemagne nazie et des sociétés soumises à sa domination altérait sa singularité. Pour préserver sa spécifité de toute confusion avec les autres génocides, le mot se complaît à la banaliser dans la durée millénaire. Il inscrit la déportation babylonienne au départ de la «solution finale» et la destruction du temple antique dans la perspective «catastrophique» de l’extermination des déportés ! «Auschwitz» ne fixe pas mieux la chose dans la mémoire des atrocités nazies. La position centrale du symbole dans la conscience contemporaine est relativement récente. La mémoire historique de l’après 1945 avait retenu l’image — très réelle — que les correspondants de guerre alliés avaient saisie à Buchenwald, Bergen-Belsen ou Dachau, lors de la libération des camps nazis. L’image symbolique d’Auschwitz n’a prévalu qu’au tournant des années soixante. En ce temps où Eichmann venait d’être jugé à Jérusalem, ce fut le procès de Francfort qui institua cette représentation. Son ambiguïté se marqua d’emblée, en 1965, dans L’instruction de Peter Weiss. Le dramaturge conçut son oratorio à partir des minutes du procès de Francfort toujours en cours48. Construit sur le modèle de cet «enfer de Dante» que le journal du témoin Kremer y avait évoqué, le document-théâtre gomma dans la représentation d’Auschwitz l’identité juive des victimes. Le discours sur le totalitarisme inscrit au programme de ce temps les voulait anonymes pour consacrer l’universelle banalité du mal49.
L’ambiguïté ne procédait pas seulement du regard de l’époque sur le système concentrationnaire. Auschwitz y a été effectivement un camp de la mort parmi d’autres. Sa spécificité dans l’extermination se situait — pour reprendre le témoignage de Kremer — à l’«extérieur», là où arrivaient les contingents juifs destinés aux installations «spéciales» du camp. Au colloque de 1982 sur L’Allemagne nazie et le génocide juif, Vidal-Naquet s’est à bon droit interrogé sur la pertinence du symbole d’Auschwitz. «Le lieu de la négativité absolue», estime-t-il — encore qu’il doute qu’un tel concept ait un sens pour l’historien —, «ce serait plutôt Treblinka ou Belzec». Avec la ronde infernale de ses camions à gaz, Chelmno conviendrait mieux : le château du Wartheland où les victimes entraient pour se déshabiller évoque tout à la fois l’extermination des convois dans les camps de la solution finale et les massacres perpétrés à la sortie des villes et villages de l’Est soviétique occupé.
Cette géographie historique du génocide juif ne se laisse pas saisir en une seule représentation. Les images masquent toujours l’une ou l’autre dimension de l’événement et l’imaginaire, avide de clichés aux légendes simples, s’embarrasse moins encore de ces détails qui font la complexité de l’histoire. Dans la mémoire collective, Auschwitz capitalise tout génocide. «Ici», dit la plaque commémorative qui y est apposée, «de 1940 à 1945, 4 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été torturés et assassinés par les génocides hitlériens». Avec ses archives, l’historien, lui, y dénombre seulement quelques centaines de milliers de morts, juifs ou non, d’un des plus grands camps du système concentrationnaire nazi et guère plus d’un million victimes de l’extermination des convois juifs à leur arrivée50. L’histoire — à moins de se vouloir apologétique ou, à l’inverse, réquisitoriale — est toujours iconoclaste. Les images de la mémoire se brisent dans ce retour critique aux sources d’époque. En revanche, la conscience historique y gagne une meilleure connaissance des faits qui préserve la mémoire des manipulations idéologiques du temps présent.
Une pièce comme le journal du médecin S.S. d’Auschwitz méritait ce travail de tâcheron. Le document n’avait pas seulement été l’objet de la perversion «révisionniste». Il n’avait surtout pas livré tout son témoignage sur le massacre des Juifs d’Europe occidentale, à leur arrivée au camp d’extermination.
1. P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, p. 13.
2. N. FRESCO, Parcours du ressentiment, dans Lignes, n° 2, février 1988, p. 32.
3. Voir B. BRINKMAN et B. DE WEVER, «De verdwenen gaskamers», dans De Nieuwe Maand, n° 4, mai 1988, p. 10, p. 14.
4. J. STENGERS, «Quelques libres propos sur “Faurisson, Roques et Cie”», dans Cahiers, Centre de Recherches et d’Etudes historiques de la Seconde Guerre Mondiale, Bruxelles, 12, mai 1989, p. 13. Il s’agit du texte de la conférence présentée le 16 mars 1986 à un séminaire du Centre. Des passages de cette comunication, enregistrée à l’insu du Centre et tronqués, ont été diffusés dans le but de servir la propagande «révisionniste».
5. Ibidem, p. 17.
6. Ibidem.
7. Ibidem, p. 25.
8. Ibidem, p. 23.
9. Ibidem.
10. P. VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, p. 115-117.
11. P. Veyne a signé la déclaration des historiens français sur «la politique hitlérienne d’extermination» publiée pendant l’affaire Faurisson dans Le Monde, 21 février 1979.
12. En quelques lignes savoureuses, Veyne renvoie à son «doute hyperbolique» cet «être mythique qui s’appelait Faurisson» : «un imposteur avait pris sa place devant les tribunaux, ses livres avaient été écrits par d’autres et les prétendus témoins oculaires de son existence étaient, soit partiaux, soit victimes d’une hallucination collective».
13. P. VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, p. 117.
14. R. FAURISSON, dans Le Monde, 29 décembre 1978.
15. R. FAURISSON, Réponse à Pierre Vidal-Naquet, p. 22-25.
16. Le mot est de H. ROUSSO, Le Syndrome de Vichy.1944-198…, Paris, 1987, p. 166.
17. «Faurisson est trop intelligent pour s’abaisser à un jargon nazi et antisémite» écrivent B. BRINKMAN et B. DE WEER, («De verdwenen gaskamers», dans De Nieuwe Maand, n° 4, mai 1988, p. 14. Sur le phénomène «révisionniste» en Flandre, p. 12-13).
18. «Interview de R. Faurisson», dans Storia Illustrata, août 1979, de l’édition de La Vieille Taupe, p. 21.
19. P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, p. 9.
20. Le Monde, 29 décembre 1978.
21. R. FAURISSON, «Le problème des “chambres à gaz”» dans La Défense de l’Occident, n° 198, juin 1978.
22. «Interview de R. Faurisson», dans Storia Illustrata, août 1979, de l’édition de La Vieille Taupe, p. 21.
23. H. ROUSSO, Le Syndrome de Vichy , p. 166.
24. Ibidem, p. 155.
25. Ibidem, p. 166.
26. H. GJSELS, «Humo sprak met Bert Erikson» dans Humo, 23 avril 1987, p. 92 à 102. Voir aussi M. STEINBERG, «Bert Eriksson aan het woord, Faurisson als heraut van oude en nieuwe nazi’s», dans De Rode Vaan, 9 juillet 1987, p. 10.; également M. STEINBERG, «Oui, je suis nazi», dans Regards, 9 juillet-22 août 1987.
27. Il s’agit de la «Veuve noire», Florrie Van Tonningen, épouse d’un nazi néerlandais qui, accusé de collaborations, s’est suicidé en 1945.
28. Bert Eriksson, président du V.M.O, l’Ordre des Militants Flamands.
29. Voir aussi P. JARREAU, «Les explications de M. Le Pen sur les chambres à gaz. La nuit, tous les chats sont gris», dans Le Monde, 20-21 septembre 1987.
30. Voir «Le procès de Klaus Barbie», dans Le Monde, numéro spécial, juillet 1987, p 37.
31. «M.Jean-Marie Le Pen au Grand Jury RTL-Le Monde, les chambres à gaz ? “Un point de détail”», dans Le Monde, 15 septembre 1987.
32. Sur les relations de Faurisson avec l’extrême-droite, voir N. FRESCO, «Parcours du ressentiment», dans Lignes, n° 2, février 1988, p. 34-35.
33. «Sondage Sofres pour Le Monde-RTL, du 17 au 21 octobre 1987», dans Le Monde, 4 novembre 1987. A été posée la question : «vous personnellement, quel est votre sentiment sur le débat concernant l’utilisation des chambres à gaz par les nazis au cours de la seconde guerre mondiale». Les sondés se sont répartis de la manière suivante :
— 89 % sont «sûrs que les nazis ont utilisé les chambres à gaz»
— 8 % pensent «que leur utilisation par les nazis est très probable»
— 1 % doutent «de leur utilisation par les nazis»
— 2 % pensent «qu’elles n’ont jamais été utilisées par les nazis»34. P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, p. 7.
35. Ibidem, p. 31.
36. Ibidem, p. 40.
37. N. FRESCO, «Parcours du ressentiment», dans Lignes, n° 2, février 1988, p. 32.
38. Ibidem, p. 29.
39. Ibidem, p. 72.
40. R. FAURISSON, Mémoire en défense, p. 3.
41. P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, p. 8.
42. O. MONGIN, «Se souvenir de la Shoah, Histoire et fiction», dans Esprit, n° 1, janvier 1988, p. 92.
43. L’expression est de Philippe Lacoue-Labarthe, cité d’après O. MONGIN, ibidem, p. 91.
44. Voir P. VIDAL-NAQUET, «thèses sur le révisionnisme», dans l’Allemagne nazie et le génocide juif, p. 507. Voir aussi A. FUNKENSTEIN, «Interprétation théologique de l’holocauste : un bilan», p. 465-494. Egalement E. FACKENHEIM, Penser après Auschwitz, Les éditions du Cerf, Paris, 1986.
45. Selon A. FINKIELKRAUT, L’Avenir d’une négation, réflexion sur la question du génocide, Paris, 1982, p. 81.
46. E. NOLTE, «Un passé qui ne veut pas passer», dans Devant l’histoire, les documents de la controverse sur la singularité
de l’extermination des Juifs par le régime nazi, p. 29.47. H. ROUSSO, Le Syndrome de Vichy.1944-198…, p. 170.
48. Voir le témoin n° 2 dans «le chant du phénol», dans P. WEISS, L’Instruction, p. 259.
49. H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Paris, 1966.
50. Georges Wellers, lui-même rescapé d’Auschwitz, attribue ce «chiffre exagéré […] au traumatisme, au choc naturel, inévitable qui dominait le psychisme des survivants pendant les premières années après la fin de la guerre, après la fin de leur cauchemar» (G. WELLERS, «Le nombre de morts au camp d’Auschwitz», dans Le Monde juif, n° 112, octobre-décembre 1983, p. 138-139).