* Cet article était déjà rédigé quand parut le livre de P. et A. Soudoplatov, Missions Spéciales, Seuil, 1994. On s’y reportera utilement.. 1. Ces documents nous ont été fournis par la Commission Gajauskas chargée des archives du KGB de Vilnius. Quelle en soit remerciée. Il semble que les sections régionales et républicaines du KGB — outre les activités de routine — aient été spécialisées dans des domaines déterminés par des facteurs historiques ou géographiques: ainsi le KGB lituanien mettait l’accent sur l’infiltration du Vatican et les «mesures actives» dans le monde juif. 2. Istoria sovietskikh organov gosudarstvennoj besopasnosti, M. 1977, p. 594. 3. La rumeur veut qu’en 1969 le Politburo ait organisé une réunion pour discuter la question: que se passerait-il si on expulsait tous les Juifs d’Union Soviétique? Seul le chef de l’état-major Zakharov se serait opposé à ce projet, par crainte de compromettre les programmes d’armement. L’académicien Keldych aurait pris une position diplomatique, arguant qu’aujourd’hui la chose serait prématurée, mais qu’en dix ans les savants soviétiques pouvaient former une relève «judenfrei». Il est difficile de juger de la véracité de cette rumeur. En tout cas les discriminations à l’égard des Juifs pour l’admission dans les établissements d’enseignement supérieur datent de cette époque. 4. I. Dedioulia, Razvedka Israilia in: Sbomik KGB SSSR, no 88, 1981, p. 88-94. Sotrudnicestvo razvedok Israilia i SSA in: Sbomik KGB SSSR, no 92, 1982, p. 92-96. 5. Sbomik KGB SSR, no 101, 1984, p. 21-32. 6. Sbomik KGB SSR, no 90, 1981, p. 48-50. 7. Sbomik KGB SSR, no 87, 1983, p. 35-37. 8. Sbomik, no 104, 1984. Begun sera condamné à sept ans de détention. 9. Sbomik, no 118, 1987. 10. Sbomik KGB SSR, no 121, 1987. 11. Association de jeunes militants pour un rapprochement avec les pays occidentaux. 12. Association patriotique russe. Certains de ses adhérents dériveront vers le fascisme 13. Sbomik KGB SSR, n» 84, 1980, p. 63. 14. Responsable de l’espionnage à l’étranger. 15. Sbomik KGB SSR, no 84, 1980, p. 63-66. 16. Je dois ces documents à Herbert Romerstein (USIA). 17. Il est probable que des manuels similaires existent pour chaque peuple intéressant les organes. La bibliothèque du KGB de Vilnius offrait un ouvrage de présentation identique consacré au recrutement des Chinois. 18. Comme la thèse de A.A. Guguev soutenue à l’Ecole supérieure de KGB en 1980 intitulée «Les motivations de la coopération avec le KGB des agents de nationalité juive utilisés dans la lutte contre le sionisme»; le livre de You. V. Kostine paru en 1974 aux éditions du KGB, intitulé Les particularités du choix et de la formation des agents destinés à être implantés en Israël par le canal de l’émigration d’URSS; ou les deux études spécialisées de LA. Doronine et O.F. Arsentiev publiées en 1984 et 1985 par l’institut du Premier Directorat Principal, consacrées à «la communauté juive de France».

Le KGB et les Juifs

par Françoise Thom

Pardès, no 19-20, 1994

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document espagnol mentionnant la Limpieza de Sangre


Préambule (par PHDN)

L’historienne soviétologue et spécialiste de la Russie post-soviétique Françoise Thom a eu accès au début des années 1990 à un corpus de documents généralement soustrait au regard tant du public que des chercheurs: les documents internes du KGB lituanien relatifs à la vision que ce service, et plus généralement le KGB soviétique, portait sur les Juifs et le sionisme, principalement entre le milieu des années 1970 et le tout début des années 1990. Il s’agit d'un regard paranoïaque saturé de clichés antisémites jusque sous l’ère Gorbatchev qui voit succéder une forme de pragmatisme aux politiques extrêmement hostiles entièrement pilotées par l’idéologie de la décennie précédente. Il n’est pas anodin de faire le constat que ces discours sont très proches, sinon rigoureusement identiques à ceux d’un certain «antisionisme» progressiste qui poursuit désormais pour objectif explicite la destruction d’Israël. Nous avons largement revu la présentation de l’étude de Françoise Thom (mais pas son contenu, évidemment), laquelle donne très largement la parole aux «tchékistes» (c’est ainsi que désigne l’auteure, non sans ironie, les agents et bureaucrates du KGB) via de nombreuses et longues citations. Elles apparaîssent (contrairement à la version imprimée originale) soit en italique, soit en blocs clairement identifiables. Cela permet de bien distinguer le discours du KGB, de celui de l’auteure, laquelle commente finalement assez peu, faisant visiblement confiance à son lecteur de 1994 pour faire la part des choses. Trente ans plus tard, il n’est pas assuré que sa confiance serait aujourd’hui renouvelée. Nous insistons donc sur le fait que les propos cités sont le fruit d’une vision antisémite à la fois cynique et paranoïaque, qui ne correspond nullement à la réalité qu’ils prétendent décrire. Les anciens numéros de Pardès (avant 2001) n’ayant jamais fait l’objet d’une campagne de numérisation, c’est d’un exemplaire personnel qu’est tirée (via scan, ocrisation, mise en web) la version présentée ici. Il peut donc y subsister quelques coquilles que notre relecture de l'OCR aura laissé échapper.


Cette étude a pour objet de donner une vue de l’intérieur de la manière dont le KGB (et la direction politique soviétique) ont perçu les Juifs et Israël des années 60 à la perestroïka gorbatchévienne. L’intérêt de ce travail est double: d’abord il repose sur une documentation exceptionnelle, les archives du KGB de Vilnius, auxquelles l’auteur a eu libre accès; ensuite et surtout, la thématique juive cristallise la paranoïa du système soviétique: à travers elle se révèlent sous une forme exemplaire le mode de fonctionnement du régime, le mélange de construction idéologique délirante et de machiavélisme minutieux qui est à la base du comportement communiste. Le rapport aux Juifs reflète le rapport du système au monde extérieur non communiste — et son histoire est celle de ce dernier: après avoir essayé en vain de détruire l’identité juive en URSS, la direction soviétique se résigne à son échec et change de tactique: désormais elle tâchera d’utiliser ceux qu’elle n’a pas pu anéantir.

Il ne saurait être question ici de faire une description détaillée des Irelations complexes entre le pouvoir soviétique et les Juifs, telles qu’elles s’incarnent dans la politique du KGB face à Israël et aux Juifs soviétiques. Nous nous contenterons plus modestement d’esquisser quelques grandes orientations de cette politique, à travers une documentation1 certes parcellaire, mais qui a l’avantage de provenir directement de l’organisme intéressé et qui nous offre une «vision intérieure» de l’approche tchékiste de la «question sioniste» à partir du milieu des années 70, moment où le problème juif commence à préoccuper sérieusement le KGB à cause de ses implications internationales (il risque de torpiller le processus d’Helsinki). Lors de son rapport à l’Assemblée pansoviétique des responsables du KGB qui s’est tenue en mai 1975, Andropov a longuement évoqué le danger représenté par les sionistes:

«Au moment où les centres sionistes et les extrémistes de nationalité juive ont intensifié leur activité hostile contre l’URSS, les organes de sécurité d’Etat ont analysé la situation opérationnelle et pris des mesures efficaces en vue de faire échouer les actions antisoviétiques de l’adversaire. Les efforts du KGB ont pour but de paralyser les actions de l’adversaire visant à créer une clandestinité antisoviétique organisée; de prendre les mesures nécessaires concernant les individus manifestant des tendances antisoviétiques, en se concentrant sur les organisateurs et ceux qui les inspirent; d’étouffer dans l’œuf les actions subversives des éléments hostiles (tentatives de créer des publications illégales, de diffuser des œuvres antisoviétiques et politiquement nuisibles…); de prendre sous son contrôle les canaux permettant à l’adversaire de communiquer avec les centres de diversion idéologique de l’étranger…»2

Le KGB, l’émigration et les organisationsjuives

Les autorités soviétiques ont peut-être un temps souhaité l’émigration juive3, mais très vite elles voient dans l’émigration une manigance des impérialistes pour vider l’URSS de sa matière grise. Dans l’analyse du KGB, la subversion de l’URSS et des autres pays socialistes est la tâche prioritaire d’Israël et du Mossad4, même si Israël n’affiche pas la collaboration avec les autres impérialistes: «Les services israéliens ne participent pas ouvertement aux organes de renseignement intégrés de l’OTAN. Ils collaborent avec eux en secret, pour éviter de se compromettre aux yeux de la population juive.» Cependant [continue l’analyste du KGB]:

«Israël est le principal partenaire des Etats-Unis dans la lutte contre l’Union Soviétique… Une des orientations principales de l’activité subversive des services israéliens contre l’Union Soviétique est l’organisation de campagnes antisoviétiques dans le monde autour de la prétendue “question juive” en URSS… Les services israéliens et les centres sionistes souhaitent de la sorte organiser l’émigration des savants soviétiques (la “fuite des cerveaux”); se servir des Juifs émigrés pour obtenir une information secrète sur la situation économique, politique et militaire; attiser les opinions nationalistes et antisoviétiques chez les Juifs soviétiques; susciter l’antisémitisme dans notre pays; utiliser la “question juive” pour torpiller la détente, la coopération économique entre l’URSS et les pays capitalistes… Israël est l’un des principaux organisateurs et coordinateurs de la diversion idéologique contre l’URSS et les autres pays socialistes. Ses agents et les éléments sionistes sont prépondérants dans des centres de diversion idéologique comme Radio Liberty, la Voix de l’Amérique, la BBC, la Deutsche Welle, l’Asie Libre…»

Les obstacles mis à l’émigration conduisent les Juifs soviétiques à s’organiser et à chercher l’appui de la communauté internationale. Une des tâches du KGB sera de s’efforcer de compromettre les activistes juifs aux yeux des Soviétiques et du monde extérieur, en même temps que de dissuader les étrangers et surtout les Américains de s’intéresser à la cause des refusniks. L’opération «Erwin» réalisée en 1973-1977, décrite dans la Revue du KGB5, répond à ces objectifs. Les tchékistes la considèrent comme un beau succès:

«Les organes de sécurité étaient assez bien renseignés sur les formes et la tactique des nationalistes juifs. On savait que les activistes étaient au courant de certaines méthodes du KGB, notamment grâce à leurs relations avec les services spéciaux occidentaux, et qu’ils se protégeaient avec soin de l’infiltration de nos agents dans leurs rangs, en étudiant de près les gens qui entraient en contact avec eux, ce qui leur avait d’ailleurs permis de démasquer un certain nombre d’agents du KGB. Etant donné la difficulté et l’importance de la tâche, il fut décidé de recruter un agent capable de s’acquitter de missions extraordinaires. Après un examen minutieux des candidatures le choix tomba sur Erwin.»

Erwin est juif (son grand-père était trésorier de la synagogue de Tachkent), il a de la famille aux Etats-Unis, il est médecin, cultivé et sait des prières en yiddish, il vit à l’aise grâce à un héritage de sa famille outre-Atlantique. Il commence par rendre de petits services aux activistes juifs, aidant les uns et les autres à décrocher le permis de conduire. Très vite il est introduit auprès des leaders: «A mesure qu’il se rapprochait des chefs, le milieu nationaliste lui accordait une confiance croissante.» En février 1974 il participe à la grève de la faim organisée par Azbel, Roubine et Galatski, et ses actions continuent à monter.

«Azbel et Roubine qui avaient d’étroites relations avec des correspondants étrangers et des diplomates américains présentaient un intérêt particulier pour le KGB.» Roubine est considéré comme spécialement dangereux: «Il ne se contentait pas de “lutter pour les droits de l’homme”, mais il se livrait ouvertement à des actions de subversion dirigées contre la puissance économique et militaire de l’URSS; on avait trouvé chez lui au cours d’une perquisition en mai 1973 un tract au titre prétentieux, “N’est-il pas temps de se poser des questions?” — adressé aux Juifs employés dans l’industrie militaire qui constituait une véritable incitation au sabotage organisé.»

Erwin se lie d’amitié avec des journalistes américains et avec les principaux activistes juifs (Chtcharanski, Slepak, Luntz, Brailovski, etc.). Bientôt le KGB s’aperçoit que la CIA envisage de le recruter.

«Dans cette situation opérationnelle avantageuse le KGB décida d’organiser des mesures destinées à renforcer la confiance des services américains à l’égard d’Erwin… On lui recommanda de faire une demande d’émigration en Israël. Cette demande lui fut refusée sous prétexte qu’il avait eu connaissance de secrets d’Etat.»

La situation professionnelle d’Erwin eut à souffrir de sa demande d’émigration, «ce qui renforça encore davantage sa position parmi les nationalistes». Mais l’utilisation d’Erwin contre la CIA place le KGB devant un cruel dilemme:

«Erwin s’étant détourné de l’action nationaliste en faveur de l’espionnage, son efficacité auprès de Roubine et des autres chefs s’en ressentit, ce qui porta préjudice au KGB. Il fut donc décidé de corriger la ligne de comportement de notre agent en mettant l’accent non sur l’espionnage au profit de la CIA qui isolait notre agent du milieu intéressant le KGB, mais sur le militantisme nationaliste juif, qui ne permettait prétendument qu’une collaboration occasionnelle au nom des “intérêts communs”… C’est ainsi que nous imposâmes nos règles du jeu à l’adversaire.»

Il est révélateur qu’entre l’infiltration de la CIA et celle des milieux juifs le KGB opte pour la seconde. La tâche d’Erwin est désormais de susciter et d’attiser les querelles entre les chefs du mouvement juif:

«Les mesures prises par le KGB parvinrent à affaiblir quelque peu le groupe. Par exemple, les uns défendaient des positions antisoviétiques de principe, et se déclaraient en faveur de manifestations, de piquets, de pétitions, d’autres proposaient d’adopter une attitude “plus loyale” face aux autorités, mais de s’orienter vers les organisations internationales, les gouvernements et l’opinion publique des pays occidentaux.»

En janvier 1975 les activistes juifs se divisent en deux groupes, ceux pour qui l’émigration en Israël est la seule possible, ceux qui cherchent à émigrer dans un pays occidental. Erwin aidera les seconds à compromettre les premiers.

A partir de mai 1976, les organes ont une nouvelle priorité: empêcher l’union des mouvements dissidents d’URSS après l’appel d’Orlov en mai 1976 à organiser des «groupes d’application des accords d’Helsinki». Jusqu’à la fin le KGB ne craindra rien tant que la solidarisation des Juifs avec les autres opposants de l’URSS, surtout les nationalistes, et comme nous le verrons, l’essentiel des mesures actives mises en œuvre par les tchékistes poursuivront le but de semer la zizanie entre les Juifs et les autres nationalistes de l’URSS:

«Les groupes d’Helsinki tendaient à unir les révisionnistes, les nationalistes, les sionistes, les cléricaux et les adhérents des sectes. En octobre-novembre 1976 des sous-groupes commencèrent à se former en Ukraine, en Géorgie, en Arménie et en Lituanie. C’est ainsi que l’adversaire comptait créer des cellules organisationnelles antisoviétiques devant aboutir à la naissance en URSS d’une “opposition légale”, Le KGB prit alors la décision de réactiver son agent au sein des nationalistes juifs.»

Il «affecte» Erwin à Chtcharanski et en mars 1977, au moment de l’arrestation de ce dernier, décide de «brûler» Erwin qui écrit dans les Izvestia une lettre ouverte dénonçant les liens des sionistes avec la CIA; cette lettre est également envoyée aux Nations Unies et au Congrès américain. «La publication eut une large résonance. Elle sema le désarroi dans l’ambassade américaine à Moscou et mit les milieux nationalistes juifs en état de choc.» En 1979 Erwin est décoré de l’ordre du Drapeau rouge.

Les publications du KGB fourmillent de descriptions d’opérations de ce type, présentées comme des succès dignes d’émulation: et les KGB des républiques et des régions s’ingénient à prouver que leur zèle et leur inventivité ne sont pas moindres que ceux du KGB central. Ainsi le KGB ukrainien se vante en 1981 d’avoir fait échouer l’action de commémoration des massacres de Babi Yar projetée par les groupes juifs d’Ukraine: «Les tchékistes s’étaient fixé pour but de faire capoter le rassemblement, de compromettre ses initiateurs, d’introduire la dissension parmi ces derniers, d’écarter au moyen de la prophylaxie ceux qui étaient induits en erreur»; l’un des leaders est interpellé et «craque», «refusant catégoriquement de continuer à participer dans l’action projetée»; le second est victime d’une provocation et neutralisé de manière d’autant plus efficace que le KGB a réussi à «compromettre son épouse à ses propres yeux». «Les mesures adoptées furent renforcées sur le plan de la propagande par l’article “La cuisine des antisoviétiques” publié dans Kiev Soir. Cet article démasquait à partir d’exemples concrets l’activité provocatrice des éléments sionistes et leurs liens avec les centres antisoviétiques de l’étranger. L’article sema le désarroi et la suspicion mutuelle parmi les nationalistes.»6

Cependant, malgré ces succès tactiques, le KGB en arrive à considérer que le sionisme présente un problème si grave pour l’URSS que le bricolage tchékiste ne suffit pas à lui faire face. Le 25 décembre 1981, le Collège du KGB adopte une résolution intitulée «le perfectionnement de l’activité opérationnelle et de l’utilisation des agents en vue de la lutte contre la subversion des centres sionistes à l’étranger et des nationalistes juifs à l’intérieur de l’URSS»7. Un colloque est organisé à cette occasion par l’Ecole supérieure du KGB et le KGB de Léningrad. On souligne d’abord l’ampleur du problème:

«Les sionistes se sont infiltrés dans les cercles politiques dominants des Etats capitalistes, ce qui leur permet d’influencer la politique étrangère de ces Etats, de prendre des mesures pour aggraver les tensions internationales et revenir à la guerre froide. Pratiquement aucun événement négatif important dans les Etats socialistes n’a eu lieu sans la participation des sionistes…»

Les participants constatent que:

«l’activité subversive du sionisme international contre l’URSS ne se borne pas à la diversion idéologique, elle est également orientée vers l’espionnage et la sabotage du potentiel économique de l’URSS. Elle est centralisée et coordonnée par les services des Etats-Unis, d’Israël, d’Angleterre et d’autres Etats impérialistes. C’est pourquoi la lutte contre le sionisme doit être coordonnée et concertée, elle doit être confiée non seulement aux départements chargés de combattre les diversions idéologiques, mais au contre-espionnage, notamment au contre-espionnage économique… Une grande partie de la conférence fut consacrée à la discussion de mesures permettant d’améliorer l’infiltration d’agents dans le milieu des nationalistes juifs…».

Lors du procès Begun en 1983, le juge d’instruction demande à l’institut d’Etudes Orientales une «analyse sur le sionisme international et son orientation idéologique. Ceci permit au tribunal de se prononcer objectivement sur les pièces à conviction fournies par l’accusation»8.

La volonté du KGB de systématiser la lutte antisioniste, en y apportant notamment un fondement idéologique, se traduit par la création du Comité antisioniste en 1983, dont l’échec sera rapidement patent et auquel succédera l’association «sioniste» Shalom, censée représenter les Juifs soviétiques et figurer leur plein épanouissement dans la patrie du socialisme. En 1988, l’utile Jirinovski devient l’un des flamboyants dirigeants de l’association Shalom.

La lutte contre le sionisme passe aussi par l’espionnage de l’adversaire. Les archives du KGB de Vilnius contiennent des rapports d’agents rendant compte de leurs séjours en Israël. En décembre 1989, l’agent «Yablonski» note:

«Les organisations juives cherchent à encourager l’émigration des Juifs d’URSS afin de les installer sur les territoires pris aux Arabes… Elles considèrent qu’aujourd’hui le gros de l’émigration doit provenir de la Sibérie et de l’Oural, de la Russie profonde, car la plupart des Juifs de la Baltique et des grandes villes de la partie européenne de l’URSS sont déjà partis… Il n’est pas exclu que les sionistes organisent eux-mêmes une propagande antisémite en URSS. Selon ces organisations sionistes, 7 millions de Juifs vivent en URSS… La plupart ont oublié la culture traditionnelle, ignorent l’hébreu. C’est pourquoi en cas d’émigration de masse, le sionisme risque de s’affaiblir en Israël. Les cercles sionistes ont donc décidé de développer en URSS un large réseau de centres culturels juifs, d’écoles et d’associations sportives… Ceci doit faciliter l’intégration des Juifs soviétiques en Israël et éviter la “soviétisation” d’Israël.»

La glasnost et la perestroïka posent aux organes des problèmes nouveaux. Le 8 juillet 1987, la direction du KGB est réunie pour «analyser les modes d’actions tchékistes dans les conditions d’élargissement de la démocratie et la glasnost» (Tchebrikov). Le problème des «organisations informelles» est évoqué par le chef du KGB, Tchebrikov, qui donne à ses hommes les consignes suivantes:

«Face à ces groupes les tchékistes doivent avoir recours à l’étape actuelle à une méthode maintes fois éprouvée permettant de les pourrir de l’intérieur. Cette méthode consiste:

Je n’ai nommé qu’un petit nombre des méthodes dont dispose notre arsenal… Il y a là un vaste champ d’application de la créativité véritable et de la virtuosité tchékiste.»9

Quelques mois plus tard la revue du KGB10 fera un bilan de la mise en œuvre de ces directives:

«De nombreux collaborateurs et agents se sont montrés incapables d’agir “comme au front”. Nous avons manqué d’agents compétents dans la direction des mouvements nationalistes juifs, parmi les adhérents les plus agressifs du Groupe de Confiance11, parmi les dirigeants de Pamiat12.»

Sionistes et autres «nationalistes bourgeois»

Nous avons vu à propos de l’opération Erwin qu’à partir de 1976 le KGB déploiera tous ses efforts pour empêcher la cristallisation d’un front commun de l’opposition en URSS. Un des moyens favoris des organes pour atteindre ce but sera d’utiliser la chasse aux criminels de guerre nazis:

«La responsabilité pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par le régime hitlérien sur les territoires occupés pendant la dernière guerre n’est pas seulement un problème juridique, c’est un problème politique qui n’a pas perdu son actualité… Ce problème est lié organiquement et directement à la lutte pour la paix, pour la démocratie et le progrès, pour la cœxistence pacifique entre les Etats et les peuples…»13

Un document adressé par le KGB lituanien au responsable de la 4e section du directorat K du Premier Directorat principal de l’URSS daté du 9 juillet 1980 précise les motivations et les méthodes des tchékistes. Le document est intitulé «Propositions de mesures actives liées aux tentatives de rapprochement entre les sionistes et l’émigration lituanienne nationaliste». Il s’ouvre sur la constatation suivante:

«Etant donné que la campagne antisoviétique déclenchée en Occident il y a quelques années par les cercles sionistes a trouvé un large écho dans la presse d’émigration réactionnaire lituanienne, étant donné que les chefs de l’émigration nationaliste se sont efforcés d’entrer en contact avec les leaders sionistes afin de coordonner avec eux leur action hostile à l’URSS, nous avons entrepris en 1975-1978 de faire parvenir par les canaux dont nous disposions des livres et des brochures (Les assassinats de masse en Lituanie en 1941-1944, Les Faits Accusent, La collaboration des nationalistes avec les hitlériens, Il a baisé la svastika, Ils vivent parmi nous, etc.) décrivant les crimes des nationalistes bourgeois lituaniens ayant directement participé à l’extermination de la population juive sur le territoire de la Lituanie soviétique occupé par les troupes hitlériennes, au Service d’immigration et de naturalisation des Etats-Unis, aux organisations sionistes et aux rédactions d’une série de journaux américains. Les années suivantes nous avons systématiquement publié dans les périodiques lituaniens diffusés à l’étranger (et paraissant en anglais) des documents sur les criminels récemment démasqués qui avaient fui l’URSS en 1944 et s’étaient installés dans les pays occidentaux, aux Etats-Unis surtout… En vue d’empêcher le rapprochement qui s’ébauche entre les cercles sionistes et les organisations nationalistes d’émigrés lituaniens et d’attiser l’hostilité qui existe entre eux, il est souhaitable de faire parvenir à la communauté juive des Etats-Unis les dossiers publiés en 1978-1980 dans la presse centrale et la presse de notre république, consacrés aux activités criminelles de B. Kaminskas, J. Juodis, M. Paskevicius, L. Kairis, qui résident actuellement aux Etats-Unis… Notre agent You. Roideris qui est en correspondance avec les représentants influents des cercles sionistes et des journalistes en Israël, enverra sur notre ordre en Israël un appel aux familles des Juifs qui ont souffert pendant la Deuxième Guerre mondiale afin qu’ils lancent une campagne contre les criminels sus-mentionnés et leurs protecteurs, les organisations de l’émigration lituanienne.»

Le KGB propose pour finir de diffuser à l’étranger un film documentaire consacré aux crimes de guerre, tourné à Vilnius en 1980.

Une correspondance entre le KGB ukrainien et les KGB baltes permet d’éclairer le mécanisme de l’opération «Châtiment» lancée en 1977, menée par l’agent «Vétéran». Le 21 novembre 1977, le KGB de Kiev envoie au KGB de Lituanie et au KGB de Lettonie la missive suivante:

«Vous trouverez ci-jointe une liste des criminels de guerre originaires d’Union Soviétique qui intéressent le Service d’immigration et de naturalisation des Etats-Unis, liste que nous nous sommes procurée par des moyens opérationnels en novembre grâce à notre agent Vétéran qui est chargé de démasquer les criminels de guerre réfugiés en Amérique. Nous vous demandons de vérifier si vous ne disposez pas de preuves de la culpabilité des personnes mentionnées sur la liste. En cas de réponse positive, sachez que l’agent Vétéran se rendra peut-être à Kiev en janvier 1978 afin de rassembler les dossiers des criminels de guerre; nous vous prions de lui faire parvenir les dossiers concernant les criminels de guerre originaires des Etats baltes, afin d’activer l’opération “Châtiment” avec l’aide de Vétéran. Le Premier Directorat principal14 est au courant de notre intention d’utiliser Vétéran.»

Le 28 décembre 1977, le KGB lituanien expédie deux dossiers et répond:

«Nous ajoutons 3 numéros du journal Gimtasis Krastas, l’organe de l’Association lituanienne des liens culturels avec les Lituaniens de l’émigration, qui contiennent des articles en anglais sur l’activité criminelle de V. Balcus, A. Glodenis, L. Kairis et V. Mazeika résidant actuellement aux Etats-Unis. Ces journaux ont été expédiés dans les résidences du KGB aux Etats-Unis par le Directorat K, afin que celles-ci les fassent parvenir au Service de l’immigration, aux organisations sionistes et aux agences de presse pour inciter les autorités américaines à poursuivre en justice ces personnes.»

En 1980, dans un article intitulé «Plus de culture dans l’activité concernant les criminels de guerre nazis»15, la revue du KGB dresse un bilan de l’opération «Châtiment». Quantitativement le bilan est positif: plus de 700 dossiers ont été transmis aux juristes occidentaux. Mais:

«des erreurs ont été commises dans ce travail important, qui ont considérablement nui à la qualité des dossiers préparés et les ont rendus inutilisables à l’étranger. Ces dossiers nous ont été renvoyés avec des recommandations concrètes en vue de leur nouvelle composition. L’analyse des insuffisances relevées montre que les erreurs en question sont souvent imputables à la négligence et à l’inattention des officiers responsables… Ainsi un dossier contenant des contradictions dans les témoignages est d’une utilité contestable… Les contradictions portent le plus souvent sur les circonstances factuelles ou l’époque des événements décrits… Il n’est pas rare que les récits des témoins soient rédigés dans un style uniforme, ce qui suscite une réaction de méfiance chez les juristes occidentaux… Les mêmes phrases, les mêmes expressions apparaissent dans les procès-verbaux des différents témoins… Il faut aussi faire attention à la présentation des documents envoyés à l’étranger. Ceux-ci fourmillent de fautes d’orthographe corrigées à la main, ce qui donne au document un aspect déplorable… Souvent l’interrogation des témoins a eu lieu de manière formelle: on choisit des témoins qui n’ont aucune connaissance concrète des faits. Pour éviter ce genre d’interrogatoires, il faut étudier celui qu’on choisit pour témoin avant de décider d’avoir recours à son témoignage… Les témoignages doivent être concrets et se référer à une source précise…»

L’«affaire Demjanjuk» ne représente qu’un cas particulier d’une opération beaucoup plus vaste. Les Soviétiques disposaient de témoignages concordants recueillis en 1961 identifiant le fameux «Ivan le Terrible» de Treblinka comme un certain Ivan Martchenko, qui réussit à échapper aux Allemands à Trieste et à joindre les rangs des résistants yougoslaves: donc très probablement un agent du NKVD16. Ils savaient donc pertinemment que la piste Demjanjuk offerte aux Etats-Unis était fausse.

Les efforts tchékistes déployés dans ce domaine n’eurent qu’un succès partiel. Un rapport du KGB daté du 21 juin 1989 fait ce bilan peu réjouissant:

«On observe ces derniers temps une tendance à un rapprochement entre l’émigration lituanienne et l’émigration juive. Les deux groupes entreprennent des actions communes. Les attaques mutuelles ont pris fin. L’émigration juive soutient le mouvement national lituanien et fait bon accueil à Sajudis, à la Ligue pour la Lituanie libre. Ceci a fait impression à l’émigration lituanienne; des liens étroits se sont tissés entre les deux groupes aux Etats-Unis. Tous les émigrés que notre source a rencontrés se sont déclarés en faveur de l’indépendance de l’Etat lituanien…»

En Lituanie même, la situation est plus prometteuse. L’agent «Rubsis», adhérent du Centre de culture juive Shookel, constate dans un rapport daté du 5 avril 1991 que «les cercles juifs ont un rapport complexe à l’égard du nouveau pouvoir en Lituanie». Le 17 mai il ajoute:

«Les Juifs âgés qui ont connu les horreurs de l’occupation fasciste et ont vu les effusions de sang après la guerre en Lituanie n’aiment pas Landsbergis et la politique menée par la droite. Les jeunes Juifs émigrent en Israël ou bien ils se lancent dans les affaires, évitant la politique. Ils connaissent mal l’histoire de la Lituanie et celle des Juifs. D’ailleurs il reste peu de Juifs, la plupart se sont assimilés… La presse publie de temps à autre des articles accusant les Juifs d’avoir participé activement à la soviétisation de la Lituanie, qui présentent les répressions et les exterminations de Juifs pendant la guerre comme une réaction des Lituaniens à la collaboration des Juifs avec le pouvoir soviétique. Jusqu’à présent le parlement lituanien n’a pas condamné en termes clairs et nets le génocide des Juifs sous l’occupation. Il est vrai qu’il a adopté une déclaration à ce propos vers le milieu de l’année dernière, mais c’était contraint et forcé. E. Zingeris, député du parlement lituanien, et responsable de l’Association culturelle des Juifs lituaniens, s’était rendu à un colloque consacré aux questions juives qui se tenait à Berlin. On lui fit comprendre clairement qu’il n’avait rien à faire ici tant que les nouvelles autorités lituaniennes n’auraient pas pris position en ce qui concerne les Juifs dans le passé et le présent. Zingeris se précipita ventre à terre chez Landsbergis, ils rédigèrent ensemble à la hâte une déclaration au nom du parlement, la firent voter sans discussion sérieuse. C’est seulement muni de ce document que Zingeris fut admis au colloque…»

Le 11 mai 1991,

«Rubsis» recommande «d’organiser dans la presse anglo-saxonne des articles dénonçant le refus des autorités lituaniennes de prendre position sur l’extermination des Juifs et de condamner les partis et les organisateurs qui y ont pris part et qui renaissent aujourd’hui sous leur forme ancienne».

Lorsque les républiques de l’URSS commencèrent à accéder à l’indépendance, le KGB s’efforça d’éviter que l’Etat d’Israël et la communauté juive ne s’intéressent à elles et ne se solidarisent avec leur cause. Le rapport de l’agent «Yablonski» déjà cité est révélateur à cet égard:

«Israël a réagi avec assez d’indifférence à la proclamation de “l’indépendance” de la Lituanie. On a souligné que 6000 Juifs vivent aujourd’hui en Lituanie, dont près de la moitié pourrait émigrer en Israël. Les autres doivent rester pour former la masse critique nécessaire afin d’éviter l’assimilation. C’est pourquoi on considère comme inopportuns la reconnaissance de la république lituanienne et l’octroi d’une aide qui pourrait compromettre les relations entre Israël et l’URSS.»

Le KGB poursuit sa politique traditionnelle consistant à monter Juifs et nationalistes les uns contre les autres. Dans les républiques, il tâchera de mettre en avant les Juifs (et les autres «russophones» non russes) dans les «Intermouvements» luttant pour le maintien de l’URSS. Les Juifs sympathisant avec la cause nationaliste (et ils ne sont pas rares, même en Ukraine: les liens tissés dans les Goulags entre «sionistes» et «nationalistes» ne disparaîtront pas au moment du dégel perestroïkiste) sont la cible de «mesures actives» tchékistes variées. Le cas du député lituanien E. Zingeris mentionné plus haut, président de l’Association culturelle des Juifs lituaniens, proche de Landsbergis, militant de Sajudis dès les premiers jours, est typique. Avant de partir pour Israël, l’agent «Yablonski» déjà cité reçoit la mission de «compromettre Zingeris aux yeux des cercles sionistes». Il devra leur remettre «des informations sur le flirt excessif de Zingeris avec Sajudis, au détriment des intérêts de la communauté juive, sur ses rencontres avec des criminels qui ont pris part à l’extermination des Juifs pendant la guerre, sur les détournements au profit de Sajudis de fonds envoyés par Israël». Les agents infiltrés dans l’Association culturelle des Juifs lituaniens reçoivent la consigne «de remplacer le président… en prenant le prétexte d’une réorganisation de l’association en communauté juive traditionnelle auprès de la synagogue… Cette communauté se déclarerait neutre vis-à-vis de toutes les organisation et de tous les mouvements. En même temps on ferait paraître dans les médias lituaniens des documents sur l’extermination des Juifs par les nationalistes lituaniens pour neutraliser les déclarations de Zingeris appelant les Juifs au repentir pour le génocide dont ils se sont rendus coupables en Lituanie durant la période stalinienne». Le KGB se félicite de l’activité de l’agent «Rubsis» déjà cité, «qui fait un excellent travail avec les Juifs de l’étranger» visitant la Lituanie:

«Ces Juifs s’orientent mal dans la situation politique en Lituanie. “Rubsis” attire leur attention sur tous les faits qui attestent l’hypocrisie des nouvelles autorités lituaniennes à l’égard des Juifs de Lituanie. D’un côté elles créent des conditions favorables à l’autonomie culturelle juive (ouverture d’un musée juif, d’un lycée juif à Vilnius, etc.), de l’autre elles ne prennent pas position nettement sur le génocide des Juifs…»

Le tournant gorbatchévien: vers une utilisation de la diaspora juive

La «nouvelle pensée» se traduit par une véritable révolution dans la «politique juive» de l’URSS. En politique étrangère le gorbatchévisme est d’abord un projet de reconquête de l’opinion mondiale, d’amélioration de «l’image» de l’URSS. Etant donné le poids que les analystes du KGB gavés de brochures antisionistes attribuent aux Juifs dans les médias et les «cercles dirigeants» de l’Ouest, ce projet implique une offensive de séduction à l’égard du monde juif et donc un abandon des slogans et des opérations «antisionistes» affectionnés jusque-là par les organes, une attitude nouvelle face à l’émigration juive. La transformation du Comité antisioniste en association «Shalom» évoquée plus haut est caractéristique de cette évolution. Lorsque les républiques commencent à évoluer vers l’indépendance, les dirigeants soviétiques s’efforceront d’inculquer à Israël et à la diaspora juive une approche essentiellement «russocentriste», celle qu’ils souhaitent voir adopter par l’ensemble du monde occidental.

Le rapprochement avec l’Etat d’Israël sera obtenu grâce à une libéralisation de la politique d’émigration et à la promesse de fructueux échanges économiques. Dans son rapport, l’agent «Yablonski» note avec satisfaction qu’aux yeux des Israéliens,

«l’établissement des relations diplomatiques avec l’URSS ouvrira de nouvelles possibilités en vue de la réalisation des plans sionistes et elle offrira des perspectives pour l’économie d’Israël. C’est pourquoi on est très conscient qu’on ne saurait prendre le risque de se brouiller avec l’URSS pour un pays aussi insignifiant que la Lituanie et même toute la Baltique, aussi bien du point de vue politique que du point de vue des affaires… Le marché israélien regorge de produits de mauvaise qualité qui peuvent être écoulés en URSS lorsque les relations diplomatiques seront établies. On dit là-bas qu’il n’y a même pas besoin d’attendre la convertibilité du rouble pour cela…»

En avril 1991, l’agent «Rubsis» note:

«Israël souhaite l’émigration des Juifs d’URSS. C’est pourquoi on ne trouve pratiquement pas de critiques de la politique intérieure de l’URSS ni de ses dirigeants dans les médias israéliens, à la différence de ceux des autre pays occidentaux.»

Avec la diaspora les changements évoqués plus haut se combineront à des techniques plus traditionnelles. Un manuel polycopié daté de 1986, intitulé Les particularités du recrutement des Juifs de l’étranger originaires de l’URSS, jette une lumière intéressante sur ce mélange de «nouvelle pensée» et de procédés anciens qui caractérise 1re de la perestroïka17. On peut lire dans l’introduction:

«Afin d’infiltrer des agents dans les positions de l’adversaire, il convient d’augmenter l’efficacité du recrutement des personnes de nationalité juive originaires de l’URSS, qui présentent un intérêt considérable pour le renseignement aux Etats-Unis et dans les autres pays capitalistes. L’utilisation par le KGB du facteur ethnique dans le recrutement d’agents à l’étranger n’est pas nouveau. Durant les années 40 et 50, le renseignement soviétique disposait d’un nombre considérable d’agents dans les cercles juifs à l’étranger, qui étaient le plus souvent motivés par des considérations idéologiques, comme la lutte antifasciste, la lutte contre la réaction internationale et les forces du colonialisme.»

L’ouvrage se propose de faire part de «l’expérience accumulée dans ce domaine» par le 1er Directorat Principal et de fournir «un certain nombre de recommandations pour améliorer l’efficacité des méthodes» employées à l’égard de ce «contingent».

Le premier chapitre analyse la place et le poids des Juifs dans chaque pays capitaliste et indique les catégories que doivent particulièrement cibler les agents recruteurs du KGB:

«Très souvent les Juifs originaires de l’URSS occupent des positions intéressantes du point de vue du KGB. Ils peuvent jouer un rôle important dans le monde politique, dans celui des finances, des affaires, de la recherche scientifique, de la diplomatie; ils peuvent avoir une influence déterminante dans les milieux gouvernementaux, les missions commerciales, les institutions militaires, les médias…»

Aux Etats-Unis, «les communautés juives ont une influence sérieuse et directe sur la vie politique des Etats qui comptent et sur celle du pays dans son ensemble». Cette influence s’explique par trois facteurs: «les leviers économiques et financiers détenus par la bourgeoisie juive»; «le contrôle de la bourgeoisie juive sur une grande partie des médias»; «la concentration des communautés juives dans les régions importantes pour la vie du pays», dans les grandes agglomérations (ce qui facilite le travail des «résidences» du KGB):

«Ce sont les Juifs de la première émigration (fin du xixe-début du xxe siècle) et de la deuxième émigration (années 20 et 30) et leurs descendants, ayant gardé des liens avec leur famille restée en URSS, qui présentent un intérêt considérable… Ces derniers temps des émigrés juifs originaires de l’URSS sont employés dans les départements analytiques de la CIA et du renseignement militaire…»

Pour avoir accès à cette catégorie, le KGB doit rechercher des Juifs de la «nouvelle émigration» qui puissent être utilisés comme intermédiaires. Il ne doit pas négliger la jeunesse, les enfants de ces émigrés, «qui souvent conservent des sentiments patriotiques à l’égard de leur pays».

En France «de nombreux Juifs occupent des positions importantes aux échelons supérieurs de l’administration du pays» ou sont «bien représentés dans les secteurs de technologie de pointe»; donc «les élites de la communauté juive en France présentent un intérêt sérieux pour le KGB» car:

«[elles] représentent une grande part de l’élite intellectuelle en France, et occupent des positions-clé dans le système de préparation et de prise des décisions politiques, dans l’économie, dans la science, dans l’éducation, dans les médias et dans les arts. Elles ont par conséquent accès à une information confidentielle… Les savants juifs français représentent un groupe particulier. Même s’ils se laissent entraîner dans l’activité d’organisations sionistes et antisoviétiques, un grand nombre d’entre eux rendent justice au niveau élevé de la science soviétique et préfèrent des discussions de spécialistes aux débats politiques. Les historiens, les politologues, les slavistes, les littéraires manifestent un intérêt particulier à l’égard de l’URSS. Il faut souligner que dans cette grande bourgeoisie juive assimilée, chez ces intellectuels de gauche ayant des liens ethniques avec l’URSS, se développent des tendances antisionistes, ce qui facilite la diffusion dans ce groupe de dispositions qui nous sont utiles et offre au KGB des possibilités élargies d’exploiter les divergences avec les cercles sionistes extrémistes dans les intérêts des services soviétiques».

Conclusion de ce chapitre: «Les dirigeants des communautés juives ont un appareil puissant leur permettant d’influencer non seulement leur contingent ethnique, mais les larges masses de ces pays.»

Ensuite viennent les recommandations concernant le recrutement des Juifs. Première remarque:

«Les émigrés se montrent souvent hostiles les uns à l’égard des autres. On peut citer en exemple l’atmosphère de haine et de délation mutuelles qui règne dans les cercles de l’émigration juive intellectuelle à New York, qui s’est notamment traduite par une scission au sein de la rédaction du New American financé par les organisations sionistes des Etats-Unis.»

Les experts du KGB insistent particulièrement sur le fossé qui sépare la vieille émigration de la nouvelle: «La plupart des Juifs originaires de l’URSS ne veulent pas prendre part à l’activisme sioniste antisoviétique.» Les émigrés récents:

«traversent une longue période d’adaptation douloureuse aux mœurs capitalistes. Ils souffrent d’un complexe d’infériorité durable et recherchent la compagnie de gens dans la même situation qu’eux… Le sionisme n’est pas populaire parmi eux. En général ils ne fréquentent pas la synagogue et ne conservent des liens avec les associations juives qu’au début de leur séjour… Leur incapacité à s’adapter à la société bourgeoise engendre souvent un désenchantement profond, le regret de la décision d’émigrer et la volonté de retourner en URSS… Ils veulent revenir à n’importe quel prix et racheter leur faute devant la Patrie…»

Deuxième remarque: il faut «tenir compte des particularités de la psychologie nationale». «Les Juifs se croient un peuple élu et sont imbus de la conviction de leur supériorité intellectuelle sur les autres peuples.» En conséquence ils sont «vaniteux, hautains, arrogants et hâbleurs». Il faut aussi prendre en compte «une de leurs caractéristiques principales: leur solidarité». Grâce à cette dernière «il est possible d’infiltrer des agents juifs dans les objectifs de l’adversaire qui nous intéressent en utilisant leurs coreligionnaires employés dans ces objectifs. Le recrutement est plus efficace s’il se fait par des Juifs». Le KGB peut aussi utiliser les parents restés en URSS. Du point de vue du recrutement dans les «organes», le caractère national juif présente des inconvénients et des avantages. Parmi les premiers on peut citer «l’esprit critique propre aux Juifs», «la méfiance qu’ils nourrissent à l’égard des représentants des autres nations», la «pondération exagérée dans les décisions», «une grande franchise avec les proches et notamment l’épouse». Parmi les seconds il faut noter «l’âpreté au gain», «la passion de l’argent»; «mais il faut se montrer prudent dans l’exploitation de ces traits, car ceux-ci peuvent également être utilisés par l’adversaire contre le KGB». «Comme les Juifs sont généralement perspicaces» le tchékiste chargé du recrutment doit éviter les prétextes de contact employés avec d’autres nationalités, du genre «intérêts communs pour la littérature ou l’histoire, volonté de perfectionner sa connaissance de la langue»; il faut immédiatement mettre en avant «les avantages matériels» ou bien le chantage à la famille restée en URSS. «Il n’est pas inutile non plus de souligner le rôle immense de l’URSS dans la défaite de l’Allemagne fasciste, les nombreux Juifs sauvés par l’URSS dans l’Europe occupée, le fait que le 29 novembre 1947 l’URSS ait voté aux Nations Unies pour la création de deux Etats en Palestine, un Etat juif et un Etat arabe» Avec les Juifs croyants «il faut faire preuve d’une souplesse particulière… éviter de se dérober aux entretiens sur ce thème…». Bref «le Juif ne doit pas craindre qu’en collaborant avec le KGB il cause un tort à ses coreligionnaires».

La bibliographie qui clôt cet ouvrage est intéressante. Elle mêle des études purement techniques18 à des «classiques» de l’antisémitisme comme le livre d’Henry Ford Le judaïsme international et des pamphlets antisionistes de fabrication soviétique (comme le célèbre Gare au sionisme!signé You. Ivanov, publié par le Politizdat en 1970).

On voit donc qu’ici comme dans d’autres domaines, la «nouvelle pensée» a recouvert une tactique nouvelle, sans impliquer réellement de rupture avec le bagage idéologique des années précédentes. Le pragmatisme léniniste l’a emporté sur le dogmatisme sans imagination des années précédentes. La politique adoptée à l’égard des Juifs reflète celle qui est mise en œuvre à l’égard de tout le monde occidental: plutôt que de s’épuiser en stérile et ruineuse opposition, mieux vaut tenter de l’utiliser. Mais ce pragmatisme a empêché une véritable remise en cause des postulats sur lesquels reposait la politique étrangère soviétique. La rupture réelle avec «l’héritage du passé» est encore à venir*.


Notes.

1. Ces documents nous ont été fournis par la Commission Gajauskas chargée des archives du KGB de Vilnius. Quelle en soit remerciée. Il semble que les sections régionales et républicaines du KGB — outre les activités de routine — aient été spécialisées dans des domaines déterminés par des facteurs historiques ou géographiques: ainsi le KGB lituanien mettait l’accent sur l’infiltration du Vatican et les «mesures actives» dans le monde juif.

2.Istoria sovietskikh organov gosudarstvennoj besopasnosti, M. 1977, p. 594.

3. La rumeur veut qu’en 1969 le Politburo ait organisé une réunion pour discuter la question: que se passerait-il si on expulsait tous les Juifs d’Union Soviétique? Seul le chef de l’état-major Zakharov se serait opposé à ce projet, par crainte de compromettre les programmes d’armement. L’académicien Keldych aurait pris une position diplomatique, arguant qu’aujourd’hui la chose serait prématurée, mais qu’en dix ans les savants soviétiques pouvaient former une relève «judenfrei». Il est difficile de juger de la véracité de cette rumeur. En tout cas les discriminations à l’égard des Juifs pour l’admission dans les établissements d’enseignement supérieur datent de cette époque.

4. I. Dedioulia, Razvedka Israilia in: Sbomik KGB SSSR, no 88, 1981, p. 88-94. Sotrudnicestvo razvedok Israilia i SSA in: Sbomik KGB SSSR, no 92, 1982, p. 92-96.

5.Sbomik KGB SSR, no 101, 1984, p. 21-32.

6.Sbomik KGB SSR, no 90, 1981, p. 48-50.

7.Sbomik KGB SSR, no 87, 1983, p. 35-37.

8.Sbomik, no 104, 1984. Begun sera condamné à sept ans de détention.

9. Sbomik, no 118, 1987.

10.Sbomik KGB SSR, no 121, 1987.

11. Association de jeunes militants pour un rapprochement avec les pays occidentaux.

12. Association patriotique russe. Certains de ses adhérents dériveront vers le fascisme

13.Sbomik KGB SSR, n» 84, 1980, p. 63.

14. Responsable de l’espionnage à l’étranger.

15.Sbomik KGB SSR, no 84, 1980, p. 63-66.

16. Je dois ces documents à Herbert Romerstein (USIA).

17. Il est probable que des manuels similaires existent pour chaque peuple intéressant les organes. La bibliothèque du KGB de Vilnius offrait un ouvrage de présentation identique consacré au recrutement des Chinois.

18. Comme la thèse de A.A. Guguev soutenue à l’Ecole supérieure de KGB en 1980 intitulée «Les motivations de la coopération avec le KGB des agents de nationalité juive utilisés dans la lutte contre le sionisme»; le livre de You. V. Kostine paru en 1974 aux éditions du KGB, intitulé Les particularités du choix et de la formation des agents destinés à être implantés en Israël par le canal de l’émigration d’URSS; ou les deux études spécialisées de LA. Doronine et O.F. Arsentiev publiées en 1984 et 1985 par l’institut du Premier Directorat Principal, consacrées à «la communauté juive de France».

* Cet article était déjà rédigé quand parut le livre de P. et A. Soudoplatov, Missions Spéciales, Seuil, 1994. On s’y reportera utilement..

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