1. Epine douloureuse dans la mémoire collective, ce nombre est maléfique. Que nous apprennent les archives allemandes aujourd’hui visibles à l’œil nu? Dans la nuit du 13 au 14 mars 43, vieillards, enfants) ont «inauguré» le tout nouveau crématoire II d’Auschwitz. 2. Il s’agit de la réunion de Tortosa (1413-1414). Tout porte à croire qu’il y en eut d’autres. 3. Il s’agit bien sûr de Monsieur le Professeur Martinez, universitaire, héraut du Front National qui n’a je le présume, aucune relation de parenté avec l’évêque Martinez qui, par ses sermons, bien avant le règne d’Isabelle, appelait les foules à massacrer les Juifs. a. L’encyclopédiste d’extrême droite, Emmanuel Ratier fait la nécrologie de Jean Dumont, dans le numéro 115 (15 juillet - 31 août 2001) de sa lettre d’information Faits & Documents en ces termes: «L’historien catholique contre-révolutionnaire Jean Dumont est décédé le 6 juillet. A Vichy, c’est lui qui avait accueilli un jeune “camelot du Roi” du nom de François Mitterrand et l’avait hébergé, un temps, dans sa propre chambre. Ancien professeur d’université en Espagne, où il avait vécu jusqu’au début des années 90, il avait notamment signé L’Eglise au risque de l’histoire».

Jean Dumont et Isabelle la Catholique

par Michel Yaèche

Los Muestros, no16, 1994

© Michel Yaèche/Los Muestros - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Préambule (par PHDN)

L’historien catholique intégriste d’extrême-droite Jean Dumont, né en 1925, qui a fait toute sa carrière dans l’Espagne de Francoa, a publié plusieurs ouvrages visant à «défendre» l’Église et réhabiliter l’Inquisition espagnole. Nous avons établi ailleurs qu’il falsifiait ses sources afin d’affirmer que le grand Inquisiteur Tomas de Torquemada aurait eu des origines juives (contre-vérité que nous réfutons). A la fin de sa vie, devant des parterres d’amis politiques il se laissait aller à affirmer que «Torquemada n’était rien d’autre qu’un Juif», un mensonge pur et simple. Parmi ses quelques ouvrages publiés en France par des éditeurs d'extrême-droite figure L’ Incomparable Isabelle la Catholique (Critérion, 1992). Peu d’historiens sérieux se sont penchés sur les produtions de Jean Dumont. Toutefois la revue Los Muestros fait paraître dans son numéro 16 de septembre 1994 un long article de Michel Yaèche qui se penche sur cet ouvrage. Malheureusement la version disponible en ligne est illisible. Aussi nous remettons ici en ligne une version lisible (à partir d’une version archivée), afin de mettre à disposition du public un examen plus complet des procédés de cet historien adulé de l’extrême-droite catholique et malheureusement popularisé par Pierre Chaunu qui l’a réédité en 2002. Nous avons corrigé de nombreuses coquilles ainsi qu’une typographie défaillante. Remarquons que Michel Yaèche adhère encore à une vision par trop idyllique de «l’Espagne musulmane, terre de tolérance» dont les historiens sont revenus et attribue en passant à Torquemada «des ancêtres juifs» ce qui est très probablement une erreur, comme nous l’avons démontré ailleurs.


Y a t’il une Isabelle la Catholique ?

par Michel Yaèche

Los Muestros, no16, septembre 1994

Cinq cents ans après les faits; le procès en canonisation de la souveraine espagnole est en question.

Cinq cents ans après les faits, son lointain successeur Juan Carlos coiffe la kippa dans une synagogue de Madrid. Ne nous y trompons pas. Plus qu’un geste symbolique, il s’agit là d’un acte politique qui pousse l’affaire au premier plan de l’actualité. Les passions ne sont pas éteintes, les plaies sont encore vives, notre génération a mal à sa mémoire.

François Mitterrand dépose une gerbe en souvenir des victimes de la rafle du Vel d’Hiv’, mais prononce une petite phrase: «La République n’est pas comptable des crimes commis par Vichy», comme si les gendarmes et les flics de l’époque n’avaient pas été décorés par le gouvernement de la Libération, comme si les quatre tortionnaires – Papon, Legay, Bousquet, Touvier – n’avaient pas été protégés, choyés, mis à l’abri par les présidents de Gaulle et Pompidou.

Dans une tournée au Sénégal, Jean-Paul II demande pardon pour un holocauste méconnu, la traite des noirs, «ce péché de l’homme contre l’homme» autorisée sous Charles-Quint, par la controverse de Valladolid, sous couleur de rendre aux Indiens d’Amérique leur dignité d’homme.

Les Arméniens, eux attendent encore une mise au point officielle – quelques mots de regret – de la part des Autorités turques pour les horribles massacres dont leurs ancêtres furent victimes, sans aller jusqu’à fléchir le genou devant un mémorial, à l’exemple du chancelier Willy Brandt.

C’est dire que les paroles et l’audace de Juan Carlos d’Espagne sont de nature à changer le cours des choses. Le Vatican, qui avait entamé le procès en béatification de celle qui reçut les titres de «Catholique» et d’»incomparable», est obligé devant la vague de protestations, de suspendre la procédure.

En premier lieu, le pardon demandé par le souverain espagnol en exercice bloque les débats. Comment proclamer sainte une reine dont les édits, l’un de 1492 (expulsion des Juifs non convertis), l’autre de 1502 (expulsion des Arabes non convertis) font honte à la nation espagnole.

Dans ce procès, en toile de fond de l’actualité, il nous a semblé utile de citer à comparaître quelques avocats du diable et de les confronter à un défenseur de la candidate, malgré elle, en l’occurrence Jean Dumont, spécialiste de l’Espagne, chargé de conférences à Séville, auteur d’un plaidoyer passionné: L’incomparable Isabelle la Catholique, dans un livre récemment paru aux éditions Critérion Histoire. Cet ouvrage, en ce qu’il annonce des sources de contradiction, nous a paru indispensable à une pleine équité.

La Reine de Fer

Dans le «Palacio Real» de Madrid, vaste demeure froide, austère, pauvrement décorée, surgit, au détour d’une galerie, à côté de son époux Ferdinand d’Aragon, grandeur nature, la statue d’Isabelle:

«Mon Dieu qu’elle était belle
J’en ai froid dans le cœur
».

La chanson d’Edith Piaf vient spontanément aux lèvres, Isabelle statuée, droite sans raideur, a ce geste du bras, empreint de grâce et de majesté naturelle, qui fait bouger imperceptiblement les plis de pierre de sa robe. Son ascendant retient le visiteur. Le ciseau de l’artiste ne serait pas seul en cause. Son secrétaire et chroniqueur Puljar la décrit: «Bien faite et bien proportionnée d’un teint très clair et blonde, les yeux entre vert et bleu, le regard agréable et franc, les traits réguliers, le visage très beau et riant»! L’excès de consanguinité n’avait pas encore gâté la plastique des familles régnantes de Madrid dont les silhouettes balourdes et les visages disgracieux firent la joie des Peintres de la Cour.

De penser que cette bouche prononça des paroles qui gardent intacte leur charges d’émotion, après cinq cents ans: «que tous mes sujets juifs et arabes quittent le royaume, sauf à entre dans le sein de l’Eglise apostolique et romaine».

Que cette main au modelé parfait ait signé les arrêts les plus terribles de l’histoire (en attendant la révocation de l’Edit de Nantes, le statut des juifs et la solution finale) peut effectivement donner froid dans le cœur.

Pendant des années, Isabelle fut une figure forte de l’Espagne, présente dans sa mémoire et dans son enseignement. Les écoliers, les enfants des patronages ont prononcé son nom. Son entrevue avec Christophe Colomb figure dans les représentations classiques données par les enfants. J’ai entendu une comédienne de dix ans, dans le rôle d’Isabelle, proclamer, avec toute l’autorité, toute la ferveur dont ce petit corps était capable, à la face du futur découvreur de l’Amérique: Hay que salvar un mundo! (il faut sauver un monde!).

Pas de quoi rire! On frémit en pensant à ces hommes nus à peau cuivrée «découverts» par la chrétienté. On sait ce qui s’ensuivit: le nouveau monde transformé en jardin des supplices, une mise en esclavage, un fleuve de sang doublé d’une hémorragie d’or, des appétits de gerfauts, s’essuyant le bec, à d’autres charniers. Rien qui rehausse d’un cran la grandeur et la prospérité de la mère-patrie. Pour nous rasséréner, nous assure Jean Dumont, rien qui puisse altérer la tranquillité d’âme des deux hiérarques engagés dans le même combat.

Bartolomeo Las casas, infatigable dénonciateur des persécutions contre les Indiens d’Amérique, nous apporte son témoignage, précisant que le génocide a bien commencé sous le règne d’Isabelle (ce que Dumont qualifie de propagande et d’exagération), mais que «les plus grandes horreurs commencèrent après que l’on sût que la reine Isabelle venait de mourir… Parce que son Altesse ne cessant d’exiger que les indiens soient traités avec douceur et que soient employés tous les moyens capables de les rendre heureux».

On sait comment ces malheureux furent traités. On les prenait comme esclaves, on leur coupait le nez, les bras, les jambes…Un écrivain haïtien contemporain, Jean Metellus, juge que l’exploit de Christophe Colomb est une rencontre de deux mondes qui «éloigne les limites de l’ignorance», mais réclame une messe mondiale pour faire pardonner le massacre de dizaines de millions d’innocents.

L’année charnière

1492, rappelle Jacques Attali (1492 Ed. Fayard), c’est aussi l’année de la montée de la syphilis, du couronnement d’un pape nommé Borgia (les premiers germes de la réforme sont dans cet avènement), et vu par le grand angle du survol historique, la fermeture de sacralisation de l’Ouest comme pôle d’attraction (tout le contraire de 1992), avec en prime l’obsession de la pureté, en s’expurgeant de tout ce qui n’était pas chrétien.

La parole est à la défense

La stratégie de la défense se construit autour de quelques thèmes simples: Isabelle a agi en homme d’état, en voulant unifier son royaume et rassembler ses peuples dans la même foi, pour la grandeur de l’Espagne qu’elle désirait la plus puissante du monde.

«Sur le plan de l’efficacité du gouvernement du bien commun national et religieux, l’expulsion fut ainsi, en tout sens, une réussite très isabelline» (p. 112).

Au même moment, Louis IX agrandissait et unifiait le royaume de France par une démarche toute personnelle, celle de «l’aragne» (ancien nom de l’araignée), tissant sa toile par la cautèle et par la ruse. C’est l’heure des Etats-Nations. D’une façon générale, les rois de France (mis à part Lois XIV) n’ont pas opéré cette unification autour d’un axe religieux.

Autre point fort de cette stratégie: les nouveaux convertis appelés conversos par les uns, marranos par les moins bienveillants, ont injecté à la nation espagnole un sang nouveau, un apport de gènes et de savoir-faire, par un mariage, plus ou moins forcé, mais béni par la Croix, riche de fruits et profitable aux deux parties. Dumont parle de génie juif catholique, laissant de côté la greffe mauresque. Beaucoup de familles espagnoles d’aujourd’hui révèlent dans leur arbre généalogique des ancêtres conversos, le cas le plus voyant étant celui du Général Franco (que l’ambassadeur anglais sir Samuel Hoare traitait de «petit officier juif»).

Dans le passé, plusieurs marranos firent une brillante carrière. Dumont fait une place à part à Louis de Léon, l’un des plus grands écrivains et poètes religieux de l’Espagne catholique, illustre professeur à l’Université de Salamanque. Dénoncé par ses collègues comme juif clandestin, mal converti, la main royale l’écarta de justesse du bûcher de l’Inquisition. Il mourut dans son lit (en 1591), ce qui ne fut pas le cas de nombre de ses semblables.

Il faut dire que les suspicions, les dénonciations, les descentes de police pleuvaient sur les nouveaux convertis. Le Grand Inquisiteur épargna les flammes à une grande mystique conversa, réformatrice du carmel – Thérèse d’Avilla – dont la parcours du judaïsme à la béatification épouse la saga des premiers chrétiens.

Que nous inspirent ces premières conclusions? Qu’il est diverses façons de faire disparaître un peuple. En le phagocytant à la manière «isabelline» et en rejetant à la mer les éléments inassimilables, les Rois Catholiques sont loin du traitement industriel appliqué à cette ethnie au XXe siècle.

Pour être juste, il faut bien reconnaître que l’idéologie qui présida aux deux méthodes part de prémisses différentes.

Les quatorze points de Monsieur Dumont

Dans son chapitre V intitulé «L’expulsion des Juifs» (p. 111), l’apologiste d’Isabelle réfute en quatorze points les arguments d’un avocat du diable, le dernier en date, Madame Béatrice Leroy auteur d’une thèse publiée en 1990 L’expulsion des Juifs d’Espagne. Nous n’en citerons que quelques-uns:

A la question de savoir si les souverains avaient droit moralement d’expulser des sujets installés dans le pays depuis longtemps, Dumont répond que la masse des Juifs était constituée de vagues successives d’arrivées.

Il mentionne les monarques européens qui se sont débarrassés de leurs Juifs avant le règne de Ferdinand et Isabelle, et pour qui l’Espagne fut une terre d’accueil: ceux de Moscovie (depuis 400 ans), ceux d’Aquitaine, chassés par le roi d’Angleterre (depuis 200 ans), ceux de France, chassés par Philippe Le Bel (depuis 200 ans) ceux d’Angleterre, ceux d’Allemagne. Reportons ces mesures du temps à notre propre histoire: il y a 200 ans éclatait la Révolution française, il y a 400 ans, après le massacre de la Saint-Barthélémy, Henry IV tentait de réconcilier protestants et catholiques.

Alors jusqu’où faut-il remonter? Éclairez-nous, Monsieur Dumont. Combien de siècles doivent s’écouler avant qu’un citoyen acquiert le «droit du sol», le droit de ne plus se sentir étranger dans le sein de la mère patrie?

Notre auteur soutient qu’à l’égard de ces sujets de fraîche ancienneté non-autochtones (en quelque sorte non-espagnols) «les souverains espagnols ne pouvaient être tenus d’une obligation nationale» (p. 113). Le mieux est de donner la réponse de Juan Carlos: «Sefarad n’est plus une nostalgie, mais un foyer dont on ne peut pas dire que les Juifs doivent s’y sentir comme chez eux, parce qu’ils y sont chez eux».

Et S.M. remercie les pays d’accueil où ces espagnols exilés ont propagé et sauvegardé pendant des siècles la culture hispanique.

Au moins, est-il fait une distinction avec les familles installées dans la péninsule depuis les occupations «romaine et wisigothe? Jean Dumont ressuscite l’image millénaire du Juif traître, destructeur du tissu national, de l’intégrité chrétienne, collaborateur de l’Islam. «En Espagne, les Juifs ont joué un rôle de trahison généralisée. Ils touchent les intérêts de cette attitude, s’assurant de véritables principautés indépendantes par-dessus le peuple chrétien ou anciennement chrétien» (p. 113). Et de citer la Grande Encyclopédie d’Andalousie: «En Andalousie, les Juifs étaient plus riches que dans aucun pays soumis à l’Islam».

Ainsi resurgit l’image du juif millionnaire usurier, prédateur des plus hautes charges. Mais dès qu’il franchit la frontière, tout est licite, par exemple Jean de Toledo ou Jean Sanchez, marchand, le grand-père de Sainte Thérèse d’Avila. «Celui-ci, quoique converso, condamné comme judaïsant à des pénitences publiques, retrouve les pleins droits professionnels et civiques qui lui permettent d’être titulaire d’une charge publique rémunératrice, celle de fermier des revenus royaux et ecclésiastiques (entraînant des exemptions d’impôts)» (p. 107).

Nous connaissons les mythes d’Israël, corps étranger. Le Juif n’est, par rapport à la nation espagnole, qu’un marginal toléré (même si officiellement il est «protégé»).

Et voici le profil du Juif crucificateur, pas n’importe lequel, celui qui crucifia un enfant de 3 ou 4 ans au cours d’une messe noire, utilisant une hostie consacrée. Contre Béatrice Leroy qui voit dans cette affaire un montage des Inquisiteurs de Tolède: l’affaire du Saint Enfant de La Guardia (1491).

Jean Dumont affirme, sans avancer le commencement d’une preuve, que quelques Juifs et conversos ont «pu participer à une de ces messes noires dont l’existence historique est indiscutable» (p. 121).

A la question posée par Béatrice Leroy «La charité chrétienne n’exige-t-elle pas qu’on accueille l’étranger comme un frère?», la réponse est qu’ici se joue le sort d’une nation: «chaque peuple ayant droit à sa propre identité à laquelle l’étranger ne peut avoir le droit d’attenter, la défense de l’identité nationale était naturellement très exigeante» (p. 115) – citation à l’appui: la loi de Moïse ordonnant aux hébreux d’assujettir les sept nations peuplant la terre Promise, leur interdisant de se mêler à elles (Deutéronome 7, 1-3).

Madame Leroy poursuit: «les conversos mangent kasher. Ils continuent à observer le shabbat et les fêtes du calendrier juif. Le petit garçon est toujours circoncis. A Séville, en 1481, l’Inquisition fait déterrer des corps pour examiner les rites d’inhumation: la plupart des conversos sont roulés dans leurs châles de prières, les bras le long du corps, un sac de terre sur la tête». Il faut voir là un acte de subvertion caractérisée dont on a pris la mesure dans la Grèce antique avec la révolte d’Antigone.

Dans ce pays «statutairement chrétien» (J. Dumont dixit), un peuple entier, sous la poigne d’une monarchie implacable (on va jusqu’à déterrer les morts, ce qui se produira dans la Pologne antisémite de 1945), un peuple entier est condamné à une existence larvaire, à une vie souterraine, (au sens propre, puisque les offices étaient célébrés dans les sous-sols), obligé de retrouver ses racines et son identité dans une clandestinité pleine de périls; la torture et le bûcher sont au bout. Que devient la vie des familles dans ces conditions? Il s’agit là d’un instinct que nous avons connu sous l’occupation sous le nom d’esprit de résistance.

A Monsieur Jean Dumont qui invoque une légitime défense au nom de l’identité espagnole, on peut suggérer de substituer à cette notion, celle du Pouvoir. En effet, si tout se réduisait à une lutte pour le pouvoir?

Un duel à mort où la seule légitimation est la victoire, où tous les coups sont permis, la fin justifiant les moyens?

Toute nation se constitue par la force. La violence est l’accoucheuse de l’Histoire (cf Marx et Engels), la domination d’une famille humaine sur l’autre se fait par la puissance des armes, voilà qui est banal. Ce qui l’est moins, c’est qu’Israël n’a pas d’armes, pas de légions, pas de bases territoriales à partir de quoi exercer une défense ou des représailles, aussi démuni, aussi désarmé que les chrétiens des origines, il n’a que la puissance de son esprit, la pureté de sa foi, son aptitude à accéder aux disciplines intellectuelles, son agilité à maîtriser les finances.

Sans doute, le rigoureux historien qu’est Fernand Braudel a-t-il raison quand il écrit: «Je me refuse à considérer l’Espagne comme coupable du meurtre d’Israël. Quelle serait la civilisation qui, une seule fois dans le passé, aurait préféré autrui à soi-même? Pas plus Israël, pas plus l’Islam que les autres» (La méditerranée et le monde méditerranéen, Paris 1966).

Seulement Jean Dumont, en intégrant à son propos un tel jugement (p. 123), ne voit pas que cette citation ruine sa thèse. «Parler à propos de l’Espagne du XVIe siècle (et du XVe siècle) de pays totalitaire, voire de racisme, n’est pas raisonnable».

Qu’a fait la soldatesque espagnole – sous la bannière du duc d’Albe – de l’identité nationale des libres artisans des Flandres et des Provinces-Unies?

En piétinant une civilisation de citoyens besogneux, ingénieux, porteuse de valeurs irremplaçables dont celle de la libre-entreprise qui constitua la dynamique de l’Occident, la force de frappe ibérique est responsable d’une formidable régression, d’un crime contre la liberté et l’aspiration au progrès.

Qu’on fait de l’identité inca les sections d’assaut de Pizarro, au cours de la conquête du Pérou? L’épisode a été raconté par Alain Decaux – le roi Montézuma et son peuple reçurent les étrangers à bras ouverts. En signe d’amitié, ils offrirent ce qui avait le plus de prix aux yeux des nouveaux venus des quatre coins du pays – chaque individu portant sur l’épaule une lourde barre de métal précieux – déposèrent ces présents aux pieds de l’homme blanc. Quand le dernier inca eut déposé son fardeau, Pizarro, en personne, donna le signal du massacre.

Ce fut une boucherie. Le roi et ses sujets (y compris les femmes et les enfants) furent lacérés à la pointe des lances. Les envoyés de l’Occident barbotaient dans le sang. Les survivants portèrent les lingots jusqu’aux vaisseaux avant d’être égorgés à leur tour.

Ces sacs de civilisations ne doivent pas faire oublier une autre régression, celle qui les précéda, et sans doute les autorisa, voulue par Isabelle et Ferdinand, dont la responsabilité, pourrait-on dire, les frappe de plein fouet.

Un modèle de Société

«Jamais l’Andalousie ne fut gouvernée avec autant de douceur, de justesse et de sagesse que par ses conquérants arabes», peut-on lire sous la plume d’un orientaliste chrétien Lane Poole (Story of the moors in Spain).

Et dans l’Histoire de la civilisation de Will Durand (Ed. Rencontre) L’Age de la Foi: «L’administration arabe des affaires publiques fut la meilleure du monde occidental de cette époque. Les lois étaient rationnelles et humaines et étaient mises en œuvre par un pouvoir judiciaire bien organisé».

Chapman écrit dans History of Spain: «Les peuples conquis étaient gouvernés par leurs propres lois et leurs propres fonctionnaires. Les villes avaient une bonne police, les marchés, les poids et mesures étaient surveillés, les impôts raisonnables. Les revenus provenaient surtout d’une agriculture, d’une industrie et d’un commerce bien dirigés et en progrès. Les domaines trop grands des nobles wisigoths se morcelèrent et les serfs devinrent propriétaires». (Comme quoi les valeurs morales vont de pair avec la productivité).

En ce qui concerne l’agriculture, nous savons que le génie arabe a implanté dans la péninsule la plupart des fruits et légumes que nous consommons aujourd’hui, ceci nous est connu par un épisode de la guerre contre Grenade: pour affamer la ville, les soldats de la Croix détruisirent les cultures maraîchères et potagères, la huerta de Grenade (plusieurs siècles plus tard, le colonel Cody, méritant le sobriquet de Buffalo Bill, affamera les Indiens d’Amérique du Nord et exterminant les bisons).

Les esclaves non-musulmans pouvaient s’affranchir en se convertissant à l’Islam, un prosélytisme plus périlleux pour la chrétienté que l’obsessionnel «danger judaïsant» qui apparaît dans bon nombre de pages de L’incomparable Isabelle la Catholique.

Bref! la marée totalitaire de la Reconquista a submergé une civilisation multiraciale où trois ethnies, trois religions vivaient depuis sept cents ans dans un climat de paix et de tolérance mutuelle d’où tout esprit dogmatique était exclu.

Cette harmonie, il est vrai, était rompue de temps à autre par des accès de fièvre, voire des actes de barbarie, comme le rappelle Jean Dumont. Mais il y soufflait un air de liberté tel que chrétiens et musulmans se mariaient entre eux. Les chrétiens désargentés concluaient des mariages avec des Juifs riches (Ferdinand d’Aragon et Torquemada avaient des ancêtres hébreux). Les citoyens pouvaient célébrer ensemble une fête chrétienne ou musulmane, ou utiliser le même édifice comme église et mosquée, mosquée ou synagogue, comme en porte témoignage la belle synagogue de Santa Maria la Blanca à Tolède, avec ses arcs arabes, ses coquilles Saint-Jacques et son crucifix.

Faisons remarquer à Monsieur Dumont que cette prégnance, cette séduction de la culture et de la littérature arabes étaient un danger plus réel pour la chrétienté que la culture et la religion juives, bien souvent à usage interne. C’est le risque des civilisations à fort degré de rayonnement. En Palestine, les hébreux hellénisants étaient mal vus de leurs coreligionnaires qui les considéraient comme des traîtres. Ecclésiastiques et laïques de l’Europe chrétienne, Juifs chassés des pays voisins, vivaient en toute sécurité et liberté à Cordoue, Tolède, Séville…

«Ils lisent et étudient avidement les livres arabes: ils en amassent à grand frais des bibliothèques entières. Ils chantent partout les louanges de la science arabe», peut-on lire dans Spanish Islam de Dozy. Pour cette raison, sans doute, le franciscain Francis Jimenez de Cisnéros, archevêque de Tolède et primat d’Espagne, ordonna-t-il de faire d’inextinguibles feux de joie avec des manuscrits arabes, après la prise de Grenade?

Le même Jimenez persuada Isabelle, de qui il était le confesseur, de ne pas tenir la parole donnée aux vaincus, parole qui leur garantissait la liberté de culte.

Cette fatidique année 1492 fut, dans la péninsule, une année de rupture. Les événements se précipitaient éclatant dans un ciel d’azur comme autant de coups de tonnerre dont les échos n’ont pas fini de rouler jusqu’à nous.

Dès le Xe siècle, l’Espagne musulmane est le pays le plus urbanisé (le plus civilisé?) d’Europe – chacun se sent à l’aise, libre de son talent – patients, travailleurs, sagaces, les Juifs créaient des artisanats et des réseaux commerciaux. On dirait aujourd’hui qu’ils étaient des agents économiques, créateurs de richesses et d’activité; Jean Dumont, lui-même, apporte sa pierre, en évoquant une «tolérance et une fraternité sans pareille qui faisaient notamment de la Castille le royaume des trois religions» (p. 92).

On peut se faire une idée de ce nid de civilisations avec la moderne et malheureuse Sarajevo, comme le souligne B.H. Lévy: «C’est un symbole, Sarajevo, avec son fameux périmètre où se côtoient églises, basiliques orthodoxes, minarets, synagogues, c’est le symbole de cette Europe plurielle, tolérante, cosmopolite que prétendaient bâtir les bons apôtres de Maastricht, "une civilisation", ajoute B.H.L., fondée sur l’impureté des origines… une impureté pleinement assumée». (Le Monde du 5 janvier 1993).

L’année du destin

A l’interrogation de Madame Leroy «N’y a-t-il pas des obligations spéciales des chrétiens à l’égard des Juifs?», notre auteur le reconnaît volontiers, mais fait-il observer, une barrière s’était élevée entre les chrétiens et le peuple du Livre, en fait une compilation d’études, de commentaires, de réflexions accumulés par des générations de rabbins, et constituant un nouveau corps doctrinal sous le nom de Talmud. Outre que ce nouveau livre obérait tout espoir de conversion des Juifs, on y relevait des propos hostiles à Jésus et à la Vierge Marie, ce qui était proprement insupportable. La communauté chrétienne allait consommer la séparation, concrétiser le mur immatériel en clôtures de pierre.

«A la fin du XIIe siècle, des accusations furent formulées: le judaïsme n’était pas fidèle à l’Ecriture. Dans ces conditions, une relation entre Juifs et chrétiens fut réputée perverse. Le Concile de Latran, en 1215, ordonna que les Juifs vivent séparés dans des quartiers spéciaux et portent une marque sur les habits qui permette de les distinguer des chrétiens» (p. 115).

Cette date de 1215 est importante. Elle permet de mettre hors de cause Isabelle et Ferdinand. Au contraire, insiste Jean Dumont, les souverains, héritiers d’une situation qu’ils n’avaient pas crée, s’efforcèrent d’en atténuer les effets en organisant une communauté juive nationale, sujette du roi d’Espagne, mais gouvernée par ses propres lois, tant civiles que religieuses.

1215-1492-1789-1917 – Sur la route que suit l’humanité, certains millésimes frappés d’un sceau spécial, érigés comme des bornes militaires privilégiées, numéros marquant des ruptures ou des révolutions, jalonnent la trace de l’homme. Un chapitre de l’Ancien Testament est consacré aux «Nombres», sans doute parce qu’au delà de leur contenu mystique, ils prophétisent un fatum et une aspiration vers l’Innommé. Auteurs et commentateurs de la Kabbale ont vu dans les signes et les symboles des clins d’œil que la Divinité adresse aux mondes1.

La cause décisive de l’expulsion

A ce point des débats, Béatrice Leroy et son contradicteur posent la question cruciale: «Quelle serait donc la cause décisive de l’expulsion?».

La réponse est donnée par les Rois Catholiques eux-mêmes dans le décret du 31 mars 1492. En voici un extrait (p. 121): «Parce que nous fûmes informés que, dans nos royaumes il y avait quelques mauvais chrétiens qui judaïsaient et apostasiaient de notre sainte foi catholique…Nous ordonnâmes de séparer les dits Juifs dans toutes les villes, bourgades et villages de nos royaumes et seigneuries, et de leur donner des juiveries et lieux à part…De même, nous avons procuré et donné ordre qu’il se fasse une inquisition dans nos royaumes et seigneuries… Or, apparaît le grand dommage qui est venu et qui vient aux chrétiens de la participation, conversation et communication qu’ils ont eu étant avec les Juifs…»

Commentaire de Jean Dumont: «Il y a bien là danger de judaïsation du pays comme en nul autre pays» (p. 123).

Vous avez bien lu: toute l’affaire tourne autour de quelques chrétiens qui se sont laissés endoctriner. Peut-on mesurer le degré d’attraction de telle religion? La force de persuasion de tel prédicant? En tout cas, les signatures de l’édit expriment leur inquiétude: «les Juifs, comme il est prouvé, réussissent toujours de toutes les voies et manières qu’ils peuvent à subvertir et soustraire de notre sainte foi catholique les fidèles chrétiens».

Nous avons dit que l’art et la littérature arabes exerçaient tous les feux de leur séduction et que les chrétiens se convertissaient plus volontiers à l’Islam qu’au judaïsme (Histoire de la Civilisation, ouvrage cité). Mais qu’en est-il en sens inverse? Dans le sens conversion des Juifs à la chrétienté? Y a-t-il «grand dommage»? Monsieur Dumont nous renseigne: «les vieux chrétiens et les conversos s’efforcent de convaincre les juifs que le Christ est bien le Messie annoncé, qu’ils n’ont donc plus de raison de rester fidèles à l’ancienne Loi. Et ils réussissent. La dispute2 est un véritable désastre pour la fidélité judaïque. Plus de trois mille hébreux dont treize des quinze rabbins demandent le baptême. Et la conversion s’étend comme une traînée de poudre enflammée de grâce chrétienne…» (p. 93).

Dans le royaume issu de la fusion Aragon-castille, où l’Etat est la Religion, la Religion est le Droit, il n’est pas toléré que «quelques chrétiens» échappent. Peut-on donner une autre définition du totalitarisme?

Alors, il a fallu, dès 1480, séparer, parquer, isoler les contaminés dans les «juiveries» créées deux cents cinquante ans plus tôt par le Concile de Latran, que les souverains de l’époque avaient refusé de suivre – Ferdinand et Isabelle vont beaucoup plus loin; ils forgent une arme terrible: la Sainte Inquisition -, à qui ils donnent tout pouvoir. L’Inquisition, est leur chose. Elle échappe de plus en plus à la papauté. Les Inquisiteurs mènent des enquêtes, forcent les foyers, confisquent les biens, montent des procès, allument des bûchers. Jean Dumont a beau nous dire que les tortures étaient rares, que l’esprit d’équité et de douceur présidait à ces opérations, que les Inquisiteurs étaient souvent d’anciens conversos (à commencer par Torquemada), cela ne change rien: «C’est lourd, mais ce n’est pas l’orgie de massacres par le feu que la culture scolaire a mis dans l’esprit du public» (p. 97).

La prison inquisitoriale, précise notre auteur, est une chambre particulière où l’accusé dispose de ses meubles et de son linge. Il peut continuer a exercer sa profession. S’il est pauvre, il est nourri – et bien nourri aux frais des Inquisiteurs – au point que certains incarcérés s’accusent d’hérésie pour continuer à profiter de ces bienfaits (p. 101).

Assurément, 2000 hérétiques brûlés (on ne brûlait que les irréductibles, les autres étaient amenés à la conversion par une série de persécutions et de tracasseries), c’est un chiffre faible au regard des millions de crématoriés de l’ère industrielle. Mais nous demandons à M. Jean Dumont pour qui le pape Sixte IV, dans une lettre à Isabelle (début 1482) écrit-il que le tribunal de Séville agit «non par le zèle pour la foi et par le souci du salut des âmes, mais par la cupidité et l’esprit de lucre».

Voilà un souverain pontife qui n’était guère disposé à un procès en béatification de ladite Isabelle.

Le titre honorifique de «Catholique» fut décerné plus tard aux deux souverains espagnols par Alexandre VI (le pape dont le nom rimait avec orgie).

In exitu Israël (début du Psaume XIV dans la Vulgate)

Le défenseur d’Isabelle consent à admettre que «sur le plan de la justice et de la charité», l’expulsion ne s’est pas très bien passée. Sur ce point, donner la parole à Victor Hugo, c’est la donner aux sans-voix, aux sans patrie, aux indésirables. (Le grand rabbin s’incline devant le roi et la reine:

«Nos cœurs sont fidèles et doux
Nous vivons enfermés dans nos maisons étroites
Humbles, seuls; nos lois sont très simples et très droites,
Tellement qu’un enfant les mettrait en écrit,
Jamais le juif ne chante et jamais il ne rit
Nous payons le tribut n’importe quelles sommes…
Mais faut-il qu’avec le nouveau-né
Avec l’enfant qui tête, avec l’enfant qu’on sèvre,
Nu, poussant devant lui son chien, son bœuf, sa chèvre
Israël fuie et coure, épars dans tous les sens?
Oh! la dispersion sur des routes lointaines
Quel deuil!
Epargnez-nous l’exil, ô rois, et l’agonie
De la solitude âpre, éternelle, infinie!»

(Torquemada – Acte IV – Scène III).

On nous rétorquera que Hugo est un visionnaire, non un exégète et qu’il a prêté sa voix à toutes les victimes, tous les persécutés.

Voici le récit d’un témoin: «J’ai vu de nombreux enfants traînés aux fonds baptismaux par les cheveux» relate un évêque (cité par Graetz, Histoty of the Jews).

Les expulsés ne pouvaient emporter que leurs biens meubles, mais non l’or, l’argent, la monnaie, les chevaux. Pourtant, ces derniers, simples montures ou attelés à des chariots, auraient pu épargner bien des souffrances sur les chemins escarpés où se traînaient pêle-mêle des vieillards, des enfants, des femmes enceintes, des infirmes, encombrés de leurs armoires, de leurs matelas…Par toutes les routes qui menaient à la mer, suivant le cours des fleuves, escaladant les monts, ce fut un exode terrible, souvent sanglant. La propriété des Juifs passa aux mains des chrétiens pour sommes dérisoires: une maison contre un âne, une vigne contre une pièce de drap. Cela, souligne Jean Dumont, un grand soulagement des chrétiens qui en avaient assez de verser aux prêteurs les intérêts des sommes dues.

Pour contrôler le passage en fraude des métaux précieux ou des bijoux, les Rois catholiques installèrent dans les capitales étrangères – notamment à Florence – des services de renseignement bancaires.

Les cimetières juifs furent transformés en pâturages.

La rancune d’Isabelle traque les fugitifs jusque sur le territoire du Portugal. La reine de fer lance un ultimatum à son futur gendre, le roi Manuel, pour l’obliger, non seulement à ne pas héberger les expulsés d’Espagne, mais encore à chasser les Juifs portugais non convertis. Les malheureux s’entassent dans des barques; beaucoup meurent noyés. Ceux qui atteignent les côtes marocaines tombent en esclavage.

Une descendante donna naissance à l’un de nos grands écrivains: Michel de Montaigne.

Sefarad, sefarad (Espagne, Espagne). De même que Grenade est longtemps restée vivace au cœur des Maures, de même la mémoire traumatisée des égarés de la nouvelle diaspora a conservé pendant des siècles le nom de Sefarad, «une vraie tendresse à l’égard de l’Espagne» écrit Fernand Braudel. Aujourd’hui encore, ils parlent le castillan, arrêté dans son évolution à la date de l’expulsion (judéo-espagnol pour la vie courante, ladino dans la littérature), une langue expurgée de la jota gutturale, mêlée de mots et expressions des pays d’accueil, en majorité turcs. Une romancière d’origine ashkénaze, Jacqueline Clément dans son roman la Senôra (Ed. Calmann-Lévy) exorcise la blessure partiellement adoucie par la chaleur de l’accueil en Turquie.

A ce propos, Monsieur Jean Dumont ne doit pas avoir une grande tendresse pour la civilisation ottomane – qui en vaut bien une autre – quand il écrit (p. 126) que les exilés s’employèrent à servir les sultans, ennemis de la chrétienté, comme si les fugitifs avaient brusquement changé d’éthique: félons à une extrémité de la méditerranée, sujets loyaux à l’autre.

Deux siècles plus tard, Louis XIV retourna contre lui une partie de ses sujets, parmi les plus industrieux et les plus fidèles: les huguenots persécutés, accueillis par les Pays-Bas, devinrent la cheville ouvrière d’une union des Etats Protestants contre la France. Les Juifs n’ont judaïsé ni les Provinces-Unies (devenues les Pays-Bas), ni l’Algérie… qui les ont intégré à leur population sans les dissoudre. Dans les cités du nord, ils se sont spécialisés dans la joaillerie. Ils ont vécu heureux à Salonique, en une communauté active et laborieuse jusqu’à ce qu’une barbarie venue d'Allemagne vienne les prendre pour alimenter ses crématoires. Edgard Morin a raconté sa famille salonicienne (Vidal et les siens, Ed. Seuil 1989).

Il ne s’écoula pas dix ans avant que la population musulmane ne subisse le sort des familles juives. L’édit qui les évince du royaume stipule que les garçons de moins de quatorze ans et que les filles de moins de douze ans ne sont pas autorisés à suivre leurs parents. Le féodaux chrétiens peuvent garder leurs esclaves arabes à condition de les mettre aux fers. Les musulmans convertis demeurent en Espagne sous le nom de morisques. Eux-mêmes sont définitivement expulsés en 1610.

Jean Dumont justifie cette décision en évoquant le danger qui menace à l’époque l’Occident tout entier. Le sultan Mehmed le Conquérant s’est emparé de Constantinople en 1453 et ne cesse d’élargir son Empire aux dépens de l’Europe, du Moyen-Orient et du Maghreb.

«La volonté islamique d’opérer liaison avec les Maures de Grenade se manifeste dès cette époque par l’ultime saut des Turcs vers l’Ouest» (p. 136).

Pour contenir cette poussée, des fonds furent collectés dans toute l’Europe.

«Les communautés juives contribuèrent aussi aux fonds de guerre» (p. 137).

Il existait donc un islam international qui menaçait par les armes, non seulement la péninsule ibérique, mais les autres nations européennes. Rien de tout cela en ce qui concerne les Juifs. Alors en quoi consistait le «danger judaïsant»?

Les conséquences pour l’Espagne

«Une grave crise économique préfigurant la décadence espagnole ne fut-elle pas le résultat de l’expulsion?» interroge Madame Béatrice Leroy.

Notre apologiste répond que c’est une minorité de Juifs qui a refusé la conversion. Il reconnaît qu’une crise passagère dans les affaires et la rentrée des impôts a suivi l’événement, mais s’abrite derrière Fernand Braudel: «Nous n’acceptons pas l’expulsion des Juifs ait privé l’Espagne d’une bourgeoisie vigoureuse. En fait, une bourgeoisie d’affaires ne s’est pas formée en Espagne, du fait de l’implantation d’un capitalisme international nocif, celui des banquiers génois et de leurs congénères» (ouvrage cité). L’historien ne tient pas compte d’un facteur important, le poids de l’idéologie inhérent au dogme catholique, va peser encore plus lourd sur l’économie, jetant sur l’esprit de capitalisme et la notion de profit par la libre entreprise une suspicion de méfiance et d’impureté, comme cela s’est passé dans les autres pays d’imprégnation catholique.

«La morale de l’église catholique aboutissant à la sanctification de l’oisiveté à l’époque où la morale calviniste conduisait à la sanctification du travail. A mesure que l’Inquisition extirpait les derniers vestiges de leur judaïsme, les conversos faisaient leur ces mœurs, et ceux qui avaient amassé de l’argent s’empressaient de le placer en bien-fonds improductifs» (extrait de Léon Poliakov, Histoire de l’Antisémitisme – de Mahomet aux Marranes).

La péninsule, malgré les richesses de son sol, ses kilomètres de côté, son ouverture sur deux mers, les richesses du sous-sol que les mineurs arabes avaient mis en valeur: or, argent, étain, cuivre, fer, plomb, alun, soufre, mercure, n’a pas connu de révolution économique.

En 1540, Pizarro rapporte du Pérou 12 000 kilos d’argent et 6000 kilos d’or, volés aux tribus incas. Cinq ans après, les colons découvrent en Bolivie les filons d’argent des mines de Potosi. Aucun Etat dans l’Histoire n’a bénéficié d’une telle «augmentation de capital».

Dans leur majorité, les historiens attestent que l’Espagne perdit un trésor incalculable par l’exode des marchands, artisans, médecins et savants juifs et arabes.

L’apport d’or (comparable aujourd’hui à la manne pétrolière des pays de l’OPEP) ne s’est nullement converti en valeurs de civilisation ou en élévation du niveau de vie des masses. Les hautes figures de l’hispanité – le duc d’Albe, Pizarro, Cortès – masquent le déficit en hommes de création, au moment où une floraison de talents et de découvertes font avancer les sociétés de cette époque, prises dans une révolution commerciale, typographique, intellectuelle, protestante, juive. L’Espagne, en dehors de ce mouvement, est demeurée longtemps une nation du Moyen Age, habitée par des sujets soumis au clergé, qui ne pensent que dans les limites de la foi et de la tradition.

Le décollage n’a commencé qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec les dollars du plan Marshall. L’afflux des touristes étrangers a emporté, comme en un torrent, l’arriération induite par les tabous et les interdits. Avant – et jusque dans les années cinquante – une jeune fille en pantalon, un touriste en short provoquaient des attroupements, parfois des huées, souvent des leçons de morale. Les premières autoroutes étaient sillonnées de charrettes brinquebalantes, tirées par un mulet. Les rues et les places des grandes villes étaient envahies de mendiants.

Toutefois, la puissance de créativité s’est réfugiée dans la musique, la poésie, la danse, l’architecture, les cathédrales gothiques, la sculpture, les décorations foisonnantes et baroques.

Par une belle faculté de récupération l’hispanité a même pu inscrire dans son folklore la plainte et les pleurs du peuple gitan martyrisé. Des chants typiques: la tona, la martinete, la solea évoquent l’intégration forcée et le temps des galériens – ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare». C’est que sitôt envolé le dernier musulman, l’Inquisition eut encore du grain à moudre: les gitans (les Romanichels), venus du Pendjab, furent contraints de se convertir par le feu.

Sous le règne d’Isabelle la Catholique est né un style original et fort, en réaction au style mauresque, un art proprement «isabellin». Quant à la peinture, elle a connu la fortune que l’on sait. Les artistes espagnols peuvent rivaliser avec les italiens: même goût de la plastique et des couleurs, même imprégnation mystique, même foi ardente. Fort heureusement – au contraire du Coran et de l’Ancien Testament – la religion catholique, parce qu’elle n’interdit pas la représentation de Dieu et de la figure humaine, est à la source de cette explosion du génie artistique.

Pour que les Écritures s’accomplissent

Cette parenthèse ne doit pas nous faire oublier qu’au sein de ce peuple est née, par une réaction de refus du phénomène converso, par une révolte populaire contre la suprématie des hispano-hébreux, la notion de limpienza de sangre (pureté de sang). Jean Dumont nous le rappelle opportunément: «Les révoltés proclament des statuts de pureté du sang, réservant désormais aux vieux chrétiens l’accès aux charges publiques» (p. 87).

Cette exigence émane-t-elle de la caste gouvernante? En tout cas, elle l’a exploitée. L’église a apporté l’élément idéologique (le peuple déicide), la notion de pureté de sang, elle apparaît là pour la première fois dans l’histoire. Elle est inconnue du monde antique, étrangère au melting-pot de l’Empire Romain, où existe une certaine mobilité sociale due à la facilité d’affranchissement des esclaves, avec une réserve toutefois: les praticiens luttant pour préserver les privilèges de leur nomenklatura, «ceux qui ont sucé le lait de la louve».

Au terme de ce procès, bien que Monsieur Jean Dumont se soit attaché à révéler des «sources directes, souvent inédites», sa panoplie n’offre guère l’avantage de la fraîcheur. Bien que sa démarche se veuille plus objectivée, plus historienne que celle d’un Le Pen ou d’un Martinez3, son argumentaire reprend l’ancienne de l’antisémitisme ordinaire.

Dans une émission radiophonique, le 3 décembre 1992, il enfonce le clou en martelant les mêmes arguments. Ce n’est pas un hasard si cette station «Radio-Courtoisie» est d’inspiration maurrassienne. En 1986, les nouveaux historiens allemands ont tenté une légitimation de la politique du IIIe Reich en écrivant que la croisade contre les judéo-bolchéviques était une réaction d’auto-défense.

Judas est le seul apôtre qui ne soit pas entré dans le sein de l’église. Les autres suivis de nombreux enfants d’Israël, ont sauté le pas.

L’Iscariote est un loup mort dans sa peau. Un loup d’Israël, devenu symbole d’un groupe racial marqué au fer. Nos actes peuvent signifier tout et leur contraire. Dans la mythologie hispanique, l’hébreu qui couvre les portes des villes à l’armée des Infidèles sert de faire-valoir à Ruy Diaz de Bivar, le Cid Campeador (Cid = appellation arabe – campeador = label chrétien) qui entra dans la légende avec son épée et son destrier. Pourtant, il avait massacré les Maures pour de l’argent arabe. C’est que dans la vision d’autrui, nous devenons ce que nous sommes. Malraux disait que la mort transforme nos cursus en destins. C’est plus fortement le regard de l’autre, même si, comme pour le Caïn de la Légende des Siècles, l’œil est tourné vers l’intérieur. Tout individu, tout agréant humain, se construit autour d’une conscience de soi, d’une conscience de classe ou de clan, religieuse ou non.

C’est ce que je voudrai dire à Monsieur Dumont qui, au long de sa démonstration, a tenté de se glisser dans le cœur et le cerveau de cette reine en charge d’un Etat, un «péché de l’homme contre l’homme». Il y aura toujours un prédicateur pour théoriser, théocratiser le crime contre l’humanité. Il y aura toujours un Bossuet pour monter en chaire et glorifier le Roi Soleil au sujet des dragonnades. Verra-t-on surgir tous les dix ans un Milosevic pour décréter la purification ethnique?

Certains peuples, certains individus sont prédestinés comme le fut Judas dont l’action s’inscrit dans l’absence de libre-arbitre d’un zodiaque strictement ordonné «pour que les Écritures s’accomplissent» (c’est la thèse défendue par Pagnol dans sa pièce Judas).

Le disciple du Christ, l’enfant de Samarie, de Judée, de Galilée que toucha l’eau du baptême, le converso en changeant d’essence. Les gentils les considèrent avec d’autres yeux. Le problème juif est un problème aryen.

Consulter les ouvrages:

- Emile Levi-Provençal: Histoire de l’Espagne musulmane, 3 volumes 1950-1953, Paris.

- P. Guichard: Structures sociales, orientales et occidentales dans l’Espagne musulmane, Paris 1977.

- Anwar G. Chejne: Muslin Spain – Its history and culture, University of Minnesota, 1974.  


Notes.

1. Epine douloureuse dans la mémoire collective, ce nombre est maléfique. Que nous apprennent les archives allemandes aujourd’hui visibles à l’œil nu? Dans la nuit du 13 au 14 mars 43, vieillards, enfants) ont «inauguré» le tout nouveau crématoire II d’Auschwitz.

2. Il s’agit de la réunion de Tortosa (1413-1414). Tout porte à croire qu’il y en eut d’autres.

3. Il s’agit bien sûr de Monsieur le Professeur Martinez, universitaire, héraut du Front National qui n’a je le présume, aucune relation de parenté avec l’évêque Martinez qui, par ses sermons, bien avant le règne d’Isabelle, appelait les foules à massacrer les Juifs.


Note de PHDN

a. L’encyclopédiste d’extrême droite, Emmanuel Ratier fait la nécrologie de Jean Dumont, dans le numéro 115 (15 juillet - 31 août 2001) de sa lettre d’information Faits & Documents en ces termes: «L’historien catholique contre-révolutionnaire Jean Dumont est décédé le 6 juillet. A Vichy, c’est lui qui avait accueilli un jeune “camelot du Roi” du nom de François Mitterrand et l’avait hébergé, un temps, dans sa propre chambre. Ancien professeur d’université en Espagne, où il avait vécu jusqu’au début des années 90, il avait notamment signé L’Eglise au risque de l’histoire».

[ Torquemada  | Antisémitisme  |  Toutes les rubriques ]