Source: http://www.fidh.imaginet.fr/rapports/kosovo.htm
Accessed 04 June 1999
Justice pour les Albanais du Kosovo
Rapport
dune première enquête sur les crimes de guerre et les crimes contre
lhumanité perpétrés au Kosovo
(Juin 1999)
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Chargés
de mission :
Desanka Raspopovitch,
Secrétaire générale de la FIDH
William Bourdon, avocat et
Secrétaire général de la FIDH
Bénédicte Chesnelong,
avocat et chargée de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH
Eric Plouvier, avocat et
chargé de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH
Eric Gillet, avocat, chargé
de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH
Alain Girardet, magistrat,
chargé de mission de la FIDH
Jean-Pierre Getti,
magistrat, chargé de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH
Rapporteur général : Bénédicte Chesnelong
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Les
cartes ne sont disponibles que dans la version papier du rapport
Objet de la mission
Ces premières enquêtes ont été
réalisées successivement :
- au Monténégro, du 8 au
11 avril 1999, par Desanka Raspopovitch, Secrétaire générale de la FIDH et William
Bourdon, avocat et Secrétaire général de la FIDH.
- en Albanie, du 21 au 26
avril 1999, par Bénédicte Chesnelong et Eric Plouvier, avocats et chargés de mission
auprès du Bureau exécutif de la FIDH.
- en Macédoine, du 23 avril
au 27 avril 1999, par Eric Gillet, avocat, chargé de mission auprès du Bureau exécutif
de la FIDH et Alain Girardet, magistrat, chargé de mission de la FIDH.
- en Macédoine, du 28 avril
au 2 mai 1999, par Jean-Pierre Getti, magistrat, chargé de mission auprès du Bureau
exécutif de la FIDH.
Tous mandatés à cette fin par la
Fédération internationale des Ligues des droits de l'Homme (FIDH) et Médecins du Monde.
Ces missions d'enquête ne
consistent pas simplement en une compilation de récits spontanés, mais ont été
effectuées dans une optique résolument judiciaire. Celles et ceux qui ont émis le
souhait de parler se sont attachés à reconstituer, plusieurs heures durant, avec les
chargés de mission, le détail des événements ayant précédé et entouré leur départ
du Kosovo. Les informations recueillies ont été, de façon systématique et dans la
mesure du possible, recoupées et vérifiées par, entre autres, un questionnement
exigeant. Seuls les faits dont les personnes entendues ont été soit les victimes soit
les témoins directs ont été retenus.
Une attention toute particulière a
été portée notamment :
(1) à l'identité complète de la
personne entendue et de sa famille élargie comportant les coordonnées tant au Kosovo
qu'à l'étranger, aux lieux dans lesquels les archives d'Etat civil des familles sont
conservés au Kosovo, à la situation socio professionnelle des témoins ;
(2) aux personnes manquantes de la
famille afin d'identifier le lieu du dernier contact et les raisons, si elles sont
connues, de l'absence ;
(3) à la situation de la région
considérée au Kosovo avant l'expulsion, avant le début des frappes et, notamment, à la
présence d'éventuelles forces de police ou militaires serbes d'une part et de celles de
l'UCK, l'attitude des civils serbes de la région avant et après le début des assauts ;
(4) au caractère volontaire ou non
du départ du Kosovo et, s'il n'est pas volontaire, aux circonstances précises de ce
départ et aux personnes (identité, description, qualité...) qui l'ont suscité ou
forcé ;
(5) aux destructions, pillages,
incendies volontaires, le cas échéant effectués par les assaillants et à l'identité
la qualité et la description précise de ceux-ci et leur manière d'opérer ;
(6) aux exactions subies par la
personne entendue (coups et blessures, tentative de meurtre ou d'assassinat, tortures,
viol ou tentative, persécutions....) ou dont elle a été le témoin oculaire direct ;
(7) aux conditions matérielles du
départ et du trajet jusqu'à la frontière et aux faits éventuellement survenus sur ce
même trajet et à l'attitude, la description, la qualité précise et l'identité des
éventuelles forces serbes ayant accompagné ou encadré ce parcours ;
(8) au comportement des forces serbes
à la frontière, notamment s'agissant des plaques d'immatriculation des véhicules
utilisés par les albanais et leurs pièces d'identité ;
(9) aux conditions de l'accueil au
plan humanitaire, aux besoins existants, à la situation sanitaire générale ;
(10) aux velléités de départ ou
non pour l'étranger et de retour au Kosovo lorsqu'il sera possible.
Les entretiens ont eu lieu, pendant
plusieurs heures, avec des femmes et des hommes, se trouvant :
- au Monténégro
[1], dans les camps de Ulcijn et Rozaje ;
- en Albanie
[2], soit dans le camp de transit (1 500 personnes) situé à
l'intérieur du Palais des Sports de Tirana, soit dans de camp de toile (2 500
personnes environ) monté à la Piscine de Tirana, soit dans les hôpitaux civil
et militaire de Tirana, soit encore chez l'habitant à Tirana, enfin au camp de
Durrès ;
- en Macédoine
[3], dans le camp de transit de Blace, dans ceux de Brazde, Stankovac
I (22 000 personnes) et Stankovac II (19 500 personnes), chez l'habitant dans
le village de Llojan ainsi qu'à Skopje.
Un peu plus de quatre-vingts
personnes ont été entendues ; elles ont toutes souhaité conserver, vis-à-vis du grand
public, le plus strict anonymat pour de très compréhensibles raisons de sécurité et de
confidentialité, liées à d'éventuelles poursuites ultérieures des auteurs des faits
relatés.
Les analyses faites à partir de
ces témoignages doivent être appréciées au regard du nombre limité de ceux-ci.
Les chargés de mission tiennent à
exprimer leur gratitude aux interprètes qui ont bien voulu leur apporter leur précieux
concours, ainsi qu'au Fonds spécial d'aide aux missions de la FIDH sans la contribution
financière duquel ces missions n'auraient pu être réalisées, et enfin à la société
AIR FRANCE qui a offert certains billets d'avion.
Les membres des représentations de
Médecins du Monde au Monténégro, en Albanie et en Macédoine doivent être
chaleureusement remerciés pour leur aide et leur soutien logistique.
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Notes : 1. Le 23 mai 1999,
le UNHCR chiffrait à 64 000 le nombre de réfugiés albanais du Kosovo se trouvant au
Montenegro.[retour]
2. Le 23
mai 1999, le UNHCR chiffrait à 438 000 le nombre de réfugiés albanais du Kosovo
arrivés en Albanie, estimant à 300 le nombre d'entrées entre les 16 et 17 mai, en
provenance du Monténégro. Le HCR signalait le départ de quelques 3 800 réfugiés
situés à Kukes vers d'autres camps situés dans le Sud de l'Albanie.[retour]
3. Le 23
mai 1999, le UNHCR chiffrait à 237 600 réfugiés albanais du Kosovo se trouvant en
Macédoine. 13 400 entrées nouvelles ont été comptabilisées entre les 22 et 23 mai.
Les départs soit pour l'Albanie (camp de transit de Korcë), soit pour d'autres pays
d'Europe étaient estimés à la même date, pour les dernières 24 heures, à 994. [retour] |
Sommaire
Objet de la
mission
Introduction
I. Genèse d'une
expulsion massive préméditée
II. La situation
au Kosovo avant et après les frappes de l'Otan
1. La position de l'UCK et des civils
albanais au Kosovo
2. Les civils serbes des villes et
villages du Kosovo
3. Les forces serbes déployées au
Kosovo avant les frappes
III. Une
expulsion orchestrée
1. Regroupements de population et
terreur
2. Le caractère systématique et
prémédité
IV. Destructions,
bombardements, pillages de biens privés
V. L'extermination
identitaire
VI. Les atteintes
à l'intégrité physique
1. Persécutions, viols et exécutions
sommaires
2. Exécutions collectives à Lipjan,
dans la Drenica, et à Rahovec
VII. Les
responsables
1. Les exécutants
2. Les décideurs
Conclusion
Postface
Avertissement : les noms de
lieux cités dans le présent rapport le sont, le plus souvent, en serbo-croate et en
(albanais). Lorsqu'ils ne sont mentionnés qu'en une seule langue, celle-ci est soit le
serbo-croate soit l'albanais, langue dans laquelle se sont déroulés les entretiens. Les
cartes détaillées illustrant ce rapport sont, pour cette raison, des cartes comportant
des noms de villes et villages en albanais. Une carte générale du Kosovo avec les noms
serbo-croate et albanais des principaux villes bourgs et villages du Kosovo figure en
tête du rapport. |
Introduction
Les regards des Albanais du Kosovo,
sont désormais tous les mêmes : à jamais éteints par le malheur individuel, familial,
mais aussi et surtout collectif. Tous, brutalement expulsés de leurs maisons et de leur
terre, dans cette sauvage et systématique chasse à l'homme lancée par les forces
serbes, disent la peur éprouvée tout au long de cette traversée jusqu'à l'Albanie, le
Monténégro ou la Macédoine, des villes, villages et campagnes du Kosovo, dévastés et
pillés, en ruines ou incendiés. Ils racontent aussi la cruauté des bourreaux, le
déchaînement de leur violence, absurde. Et puis, comme s'il avait fallu leur signifier
un peu plus que ne devait plus subsister aucune trace de leur vie antérieure, de leur
histoire, de leur identité même, il y a ces papiers, réclamés à la plupart, sans
ménagement par les policiers serbes, le plus souvent au poste frontière, pour être
ensuite déchirés.
Pour rétablir immédiatement une
identité qu'on a voulu leur ravir, pour renouer avec l'humanité et en mémoire de ceux
qui sont morts, pour éviter l'oubli, des femmes et des hommes, jeunes ou vieux, rescapés
de ce huis clos de barbarie qu'est devenu le Kosovo depuis le 25 mars 1999[1], ont voulu raconter ce dont ils avaient été les victimes et témoins.
Leur souci d'exactitude, de précision et de rigueur dans la reconstitution des
événements vécus était à l'égal de leur aspiration à un besoin impérieux de
justice. Il n'est pas une personne entendue qui n'ait exprimé ce vu pour que
d'individuelle, la mémoire des exactions commises par les forces serbes et subies par la
communauté albanaise du Kosovo, grâce à la poursuite et au jugement de leurs
responsables, prenne une signification sociale.
Parce que ce que chacun ou chacune
a vécu et vu est singulier, parce que plus de 750 000 [2]
à l'heure où nous écrivons, ils risquent d'être plus nombreux encore demain à vouloir
faire le récit des crimes commis à leur endroit ou à celui de leurs proches, la tâche
entreprise est immense, ne fait que débuter et devra, pour permettre que la vérité et
la justice soient dites, être menée à bien. |
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Notes : 1.Le 25 mars 1999,
Alexander Vucic, ministre serbe de l'Information, annonce " l'expulsion des
journalistes de médias étrangers originaires de pays qui participent ou ont mis leur
territoire à la disposition de l'agression de l'otan". Le vendredi 26 mars 1999,
tous les journalistes concernés ont quitté le Kosovo, ainsi que les membres de la
plupart des organisations humanitaires et les 2000 vérificateurs de l'OSCE dépêchés
sur place, à l'issue de la signature, le 13 octobre 1998, de l'accord entre Richard
Holbrooke et Slobodan Milosevic. Le lundi 29 mars 1999, le CICR annonce quitter à son
tour le Kosovo, ses représentants au Kosovo étant empêchés de façon systématique par
les forces serbes de travailler. [Retour]
2. Il
s'agit ici du nombre, au 23 mai, de réfugiés présents en Albanie, au Monténégro et en
Macédoine. D'autres pays voisins, comme la Bosnie Herzegovine, ou plus lointains, comme
la Turquie ou des pays européens, ont accueilli des réfugiés qui ne sont pas
comptabilisés dans ce chiffre. Par ailleurs, les départs relativement importants qui
s'effectuent chaque jour depuis la Macédoine tendent à maintenir un chiffre de l'ordre
de 250 000 maximum dans ce pays, qui craint d'être déstabilisé et de ne pouvoir faire
face à une trop grande présence de réfugiés albanais. Le HCR chiffrait à 60 871 le
nombre de réfugiés évacués depuis le 6 avril vers d'autres pays européens,
l'Australie, la Scandinavie, Israël et l'Amérique du Nord. Ce chiffre, ajouté à celui
des réfugiés restés dans la zone de conflit, portait à cette même date du 23 mai à
un peu plus de 900 000 le chiffre des albanais expulsés du Kosovo. [Retour] |
I. Génèse d'une expulsion
massive préméditée
Dès 1986, le devenir du Kosovo
était écrit. Le mémorandum [1] élaboré par
l'Académie des Sciences de Serbie allait donner au Président de la Ligue Communiste de
Serbie, Slobodan Milosevic, les outils de son ambition politique. Le document consiste,
entre autres, en un sévère réquisitoire contre la politique titiste de découpage et de
large autonomie octroyée aux provinces et en une dénonciation du sort réservé aux
serbes du Kosovo. La répression à l'encontre des albanais dans cette province autonome
est pourtant alors importante, depuis notamment les manifestations de 1981. Les heurts qui
opposent la communauté albanaise à la communauté serbe sont vite montés en épingle
par le Mémorandum, qui ne craint pas de parler à propos de la situation des serbes du
Kosovo, de "génocide" [2] pour mieux
réveiller les passions nationalistes. On y lit notamment : "Depuis 1981, les
albanais du Kosovo font la guerre aux serbes". Ce que l'on y qualifie de
"génocide physique, politique, judiciaire et culturel de la population serbe"
est présenté comme la plus grande défaite de la Serbie depuis 1804 [3] et les exactions commises par les albanais y sont comparées à celles
infligées par les Ottomans. Le grand rassemblement serbe organisé en avril 1987 à
Kosovo Polje (Fushe Kosovë), près de la capitale kosovare, marque le début d'une
politique de répression systématique à l'encontre des albanais du Kosovo et d'une
radicalisation du régime de Belgrade, le tout orchestré par Milosevic.
Début 1989, Milosevic envoie les
troupes au Kosovo pour mater une grève de mineurs albanais : l'intervention se solde par
24 morts côté albanais et l'arrestation de plus de 500 personnes. Le 28 juin 1989,
Milosevic célèbre en grande pompe l'anniversaire de la défaite des serbes - et des
albanais, aux côtés desquels ils s'étaient battus contre l'ennemi d'alors - lors de la
bataille du Champ des Merles contre les Ottomans (1389) et cristallise dans cette
célébration le nationalisme grand serbe renaissant. Milosevic se pose, ce jour là, en
rassembleur messianique de la nation serbe :
"La bataille du Kosovo
comporte en elle même un grand symbole. Celui de l'héroïsme. Il est présent dans nos
chants, dans nos danses, dans notre littérature et notre histoire. L'héroïsme du Kosovo
a, six cents ans durant, inspiré notre créativité, nourri notre fierté, et nous ne
pouvons pas oublier que nous avions une grande armée, courageuse et fière, l'une des
rares qui, en dépit de ses pertes, n'a jamais été totalement défaite.
Six siècles plus tard, nous
sommes à nouveau engagés dans des batailles, nous affrontons de nouvelles batailles. Ils
ne s'agit pas encore de batailles avec des armes, mais il ne faut pas en exclure
l'éventualité. Quelle que soit la forme de ces batailles, nous ne pourrons pas les
emporter sans détermination, courage et sacrifice, sans ces vertus qui n'ont jamais
quitté cette terre du Kosovo. Notre grande bataille aujourd'hui est de conquérir une
prospérité, économique, politique, culturelle et sociale et une avance fructueuse vers
la civilisation dans laquelle vivra notre peuple au XXI ème siècle." [4]
Quelques mois plus tard, le 28
septembre 1990, le Parlement serbe modifie la Constitution et met fin à l'autonomie du
Kosovo et de la Voïvodine. Le Kosovo est désormais sous la main de fer de Belgrade : les
neuf années qui suivent se caractérisent par la répression [5] et la politique d'apartheid systématiques pratiquées au préjudice
de la communauté albanaise qui représente 90% de la population de cette province. Les
violations des droits de l'Homme y sont aussi graves qu'innombrables et régulièrement
condamnées par la Commission des droits de l'Homme des Nations Unies. Rien n'y fait,
l'appareil répressif est en marche et ira crescendo, en dépit de la politique pacifiste
d'Ibrahim Rugova, Président de la République autoproclamée du Kosovo, qui réclame sans
succès, l'indépendance pour le Kosovo, que nul n'est disposé en Serbie à accepter, y
compris dans les partis d'opposition.
Après les guerres de Croatie et de
Bosnie, dont Milosevic - comme ses plus fidèles alliés - sort impuni, en dépit des
crimes de guerre et contre l'humanité qui y sont commis sur son ordre, par les forces
serbes, celui-ci lancera, fin février 1998 une offensive d'envergure dans la Drenica,
présentée comme le foyer de l'UCK, cette alors mystérieuse et peu consistante [6] Armée de Libération du Kosovo. Plus qu'une
opération défensive face à une menace "terroriste" comme tente de le faire
croire Belgrade, il s'agit bien là d'une expédition punitive à l'encontre de civils
albanais, totalement disproportionnée à l'attaque, quelques jours plus tôt par quelques
soldats de l'UCK, d'un commissariat de police : 25 morts à Sbica (Skenderaj), Lausa
(Llausha) le 28 février 1998, 38 morts à Prekaz deux jours plus tard [7]. Les renforts des forces spéciales serbes, dépêchées au Kosovo
avec blindés, automitrailleuses et chars, augmenteront au fil des mois suivants.
Le printemps et l'été 1998 seront
ponctués de combats de plus en plus meurtriers pour les civils albanais entre les forces
serbes et l'UCK. Juillet 1998 est marqué par des offensives armées serbes de très
grande envergure où l'UCK perd quelques bastions.
A la fin de l'été 1998, la
situation est alarmante [8] et ne laisse plus de
place au doute sur la résolution de Belgrade d'en finir avec le Kosovo et les Albanais
qui le peuplent : combats tous azimuts, destructions systématiques des habitations et
villages albanais, pillés avant d'être brûlés, politique de terreur dans les villes
où le couvre feu est instauré, déplacements massifs de population [9], violation des règles les plus élémentaires du droit humanitaire,
fuite, déjà, vers l'Albanie et le Monténégro de quelques 64 000 albanais, civils
albanais tués lors des assauts de villages, campagne de répression sans précédent,
avec intimidations, arrestations en masse, torture, - plusieurs fois jusqu'à ce que mort
s'en suive -, pratiquée par la police, jugements expéditifs et iniques se soldant par
des années de prison.
Après la signature des accords
d'octobre 1998, imposée à Milosevic à la suite de la découverte du massacre de Gornje
Obrinje, l'arrivée d'une part de quelques 2 000 vérificateurs de l'OSCE au Kosovo,
d'autre part, de l'hiver, favorisera un léger apaisement et permettra surtout à
Milosevic de préparer et renforcer ses troupes pour l'assaut final. Début 1999, les
accords d'octobre 1998 sont ouvertement violés par Milosevic : le quota maximum de
troupes serbes tolérées au Kosovo est largement dépassé, les vérificateurs de l'OSCE
éprouvent de plus en plus de difficultés [10] à
assurer leur mission du fait des obstacles élevés par les forces serbes. Ils signalent
ainsi, le 1er février 1999, "une recrudescence du harcèlement des représentants
d'organisations internationales par la police et les civils serbes"
[11]. Il faudra les images du massacre de Racak, le 16 janvier 1999,
pourtant similaire à d'autres commis antérieurement, mais passés inaperçus dans les
media, pour que l'opinion mondiale découvre enfin la réalité du drame vécu par les
Albanais du Kosovo depuis 10 ans et que la diplomatie s'accélère soudainement, mais sans
doute trop tard. A la Conférence de Rambouillet, qui s'ouvre le 6 février 1999, la
composition de la délégation serbe en dit long déjà sur l'irréversibilité de la
position de Belgrade à propos du Kosovo.
Le 22 février, les quinze jours de
négociations se soldent par un échec. Rendez-vous est donné aux deux délégations pour
tenter une nouvelle fois de trouver un terrain d'accord. Les trois semaines qui séparent
la fin de la Conférence de Rambouillet de l'ouverture de celle de Paris permettront à
Milosevic de faire descendre au Kosovo des renforts importants : forces spéciales mais
surtout cette fois, militaires en grand nombre. Avec la mise en place de ses troupes au
Kosovo, Milosevic défie ouvertement la communauté internationale et les pays de l'Otan
qui, depuis plusieurs mois, menacent de frapper la Serbie à défaut d'accord.
Sans surprise la délégation serbe
campe à Paris sur sa position de refus d'une présence des forces de l'Otan pour faire
respecter l'accord de paix que la délégation albanaise accepte, elle, de signer. Le 24
mars 1999, un membre de la délégation albanaise, joint par téléphone à Pristina
quelques heures avant le début des frappes, décrit le climat de terreur absolue qui
règne désormais dans la capitale du Kosovo où les forces spéciales et militaires sont
omniprésentes : "Nous savons tous que nous allons vivre des temps très difficiles,
sans doute les pires que nous ayons jamais connus...." .
Deux jours plus tard, après le
départ des vérificateurs, des organisations humanitaires et des journalistes étrangers,
reconduits à la frontière, le Kosovo se referme : ce qui s'y est passé et s'y passe
encore à partir de cette date, commence d'être reconstitué grâce aux récits qu'en
font les centaines de milliers d'albanais qui se pressent aux frontières d'Albanie, du
Monténégro et de Macédoine, chassés de leur terre par les forces serbes. |
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Notes : 1. Texte très
inspiré d'une pétition adressée antérieurement au Parlement serbe par l'écrivain
nationaliste Dobrica Cosic dénonçant le "génocide" souffert par les serbes du
Kosovo. [Retour]
2. Le
qualificatif relève bien sûr de la surenchère verbale, ce que souligne Paul Garde dans
son ouvrage Vie et mort de la Yougoslavie, Editions Fayard. Il ajoute sur le climat qui
règne alors au Kosovo : " La violence est pratiquée de tous côtés. Mais depuis
1945, la violence serbe est le fait de l'Etat et des institutions : police, armée, et
elle a longtemps été intermittente (elle est devenue permanente depuis 1986). La
violence albanaise est le fait d'individus, elle est diffuse et sentie comme constante et
omniprésente." [Retour]
3. 1804
marque le début du soulèvement serbe contre les janissaires ottomans mené par
Karageorge (Djordje Petrovic, dit George le Noir) qui se soldera, en 1813, par une
cuisante défaite pour les Serbes. [Retour]
4. Extrait
du discours prononcé au Kosovo en juin 1989 par Slobodan Milosevic (" Kosovo i
sloga"). [Retour]
5. Cf
Rapports de missions de la FIDH, septembre 1989, et avril 1990.[Retour]
6. Elle ne
compte alors que quelques centaines d'hommes. L'offensive sur la Drenica et les morts
albanais qui en sont les victimes suscitera, dans les mois qui suivent, un extraordinaire
engagement, principalement des jeunes albanais éduqués dans les écoles et universités
parallèles et sceptiques désormais sur l'efficience d'une politique pacifiste comme
celle du Président Rugova. Rejoignent également les rangs de l'UCK de nombreux
représentants de la diaspora albanaise du Kosovo. L'homogénéité de ce mouvement de
guérilla reste très aléatoire, mais tous ses membres se rejoignent sur l'objectif de la
lutte armée : l'indépendance du Kosovo. Lors de l'été 1998, on chiffre à environ 15
000 les soldats de l'UCK. [Retour]
7. Cf
Rapport FIDH N° 257: Le Kosovo sous la terreur de Milosevic (I), mars 1998. [Retour]
8. Cf
Rapport FIDH N° 265 : Le Kosovo sous la terreur de Milosevic (II), septembre 1998. [Retour]
9. Le HCR
dénombre 167.000 déplacés à l'intérieur du Kosovo le 10 août 1998. [Retour]
10. Cf.
les rapports quasi quotidiens de la KVM qui attestent à la fois du non respect des
engagements de retrait des troupes du Kosovo et des difficultés rencontrées avec les
serbes qui interdisent notamment à la mission l'accès au champ des hostilités. [Retour]
11. Cf
Rapport KVM/KDOM du 1er février 1999. [Retour] |
II. La situation au Kosovo avant
et après les frappes de lOtan
1. La position de l'UCK et
des civils albanais au Kosovo
Depuis octobre 1998, date de
signature des accords Holbrooke-Milosevic, les combats opposant l'UCK aux forces serbes
n'ont jamais véritablement cessé. Les accrochages se sont multipliés, de plus en plus
violents. Fin décembre 1998, un assaut avec chars et blindés, supposé répondre au
meurtre d'un policier par un soldat de l'UCK, est lancé sur les villages jusqu'alors
épargnés de la région de Podujevo (Podjevë) au nord du Kosovo : 16 albanais trouvent
la mort, dont la majorité sont des civils. Début 1999, ce sont des villages du Sud qui
sont à leur tour le théâtre de combats et dans lesquels les forces déployées par les
serbes sont très disproportionnées par rapport aux "provocations" isolées de
l'UCK auxquelles elles répondent.
Jusque mi-mars 1999, des troupes
(forces spéciales, militaires et paramilitaires) serbes gagnent en très grand nombre le
Kosovo, l'accès au Kosovo d'éventuels renforts pour l'UCK devient de plus en plus
problématique et dangereux ; à Rambouillet puis à Paris, les négociations s'enlisent
définitivement.
Une chose semble acquise à
écouter les récits de ceux en provenance des régions du centre, de l'ouest et du
sud-ouest du Kosovo : si certains villages sont encore, aux dires de leurs habitants,
"sous la protection" de l'UCK, celle-ci ne s'exerce plus au cur même des
villages comme c'était le cas pendant toute l'année 1998.
Désormais, - et ceci est
confirmé, lors d'entretiens avec eux, par certains des blessés rapatriés en Albanie
pour y être soignés -, les soldats de l'UCK mènent une guérilla de maquis, avec des
moyens qui paraissent dérisoires comparés à ceux dont dispose l'assaillant serbe : ils
occupent les positions reculées, dans les montagnes, le plus souvent, dont l'accès est,
sinon impossible, très difficile pour les blindés et chars serbes.
Ce retrait vers
"l'arrière" est encore plus vrai depuis la grande offensive des forces serbes,
lancée en de multiples points du Kosovo, en mars 1999. C'est sans doute là l'une des
différences essentielles de la situation sur le terrain en mars-avril 1999 avec ce
qu'elle était durant l'année 1998. Il n'y a plus de combats dans les villages entre les
forces serbes et l'UCK, il ne subsiste plus aucune résistance armée au sein des villages
; les forces serbes sont désormais en surnombre, comme elles ne l'ont jamais été, et
leur tâche pour terroriser et forcer au départ les civils s'en trouve extrêmement
simplifiée voire facilitée. Les civils albanais sont quant à eux exposés comme ils ne
l'ont jamais été aux exactions des forces serbes, mais aussi des civils serbes, dont on
verra le déchaînement de violence, après le début des frappes de l'Otan.
Il est permis, dès à présent,
d'affirmer, au regard des premiers témoignages recueillis, que ces exactions sont de
beaucoup plus grande ampleur et les souffrances endurées par les populations civiles
albanaises nettement plus graves, dans les régions connues pour avoir été des bastions
de l'UCK.
Un soldat de l'UCK (il a rejoint
l'UCK en janvier 1998), parvenu en Albanie le 20 avril 1999 après avoir été grièvement
blessé au Kosovo, explique : "J'ai débuté dans la Drenica puis j'ai tourné, je
suis allé me battre dans d'autres poches qui étaient en difficulté. Le Kosovo avait
été divisé en six zones, au Nord, au Sud, au centre, à l'ouest dans lesquelles l'UCK
avait des hommes et se battait ... Aujourd'hui c'est le chaos complet, nous perdons des
places, de plus en plus et depuis mars, nous nous replions vers les montagnes à l'Ouest
essentiellement. Le vrai problème ce sont les civils au Kosovo, ils sont sans défense il
faut l'avouer, pris en otage par les serbes quand ils n'ont pas réussi à gagner la
montagne pour se placer sous notre protection. Hier, j'ai reçu un appel d'un camarade de
l'UCK qui est sur le terrain. Il est avec des civils qui ont pu s'échapper, ils survivent
tant bien que mal en raison du manque de plus en plus criant de nourriture ...".
L'homme assistera impuissant de son refuge, haut placé, début avril 1999 au bombardement
aérien par un Galeb de l'armée serbe [1], d'un
hameau dans lequel s'étaient réfugiés des centaines de civils, ayant fui les assauts de
l'artillerie serbe donnés sur un village voisin.
Le lendemain matin, après le
retrait des forces serbes, il descendra constater les dommages causés : "J'ai
très nettement vu les deux avions, je les ai immédiatement reconnus : des Galeb, volant
à très basse altitude. L'un d'eux seulement a lâché 4 paquets de bombes sur le
village. En entrant dans le village le lendemain, nous avons découvert des corps
déchiquetés partout, dans les cours des maisons, dans les maisons, dans les voitures où
les gens s'étaient entassés pour dormir tant il y avait de monde dans les maisons,
parfois jusqu'à 200 personnes. Nous avons trouvé quelques survivants qui s'étaient
cachés et mis suffisamment à l'abri pour échapper aux bombes. Treize personnes de ma
famille sont mortes dans ce bombardement... Cela n'était pas une opération de
représailles, il n'y avait que des civils sans défense qu'on voulait tuer
délibérément, absolument". Un autre, interrogé, sur la situation qui règne
au Kosovo qu'il a quitté quelques jours plus tôt après avoir été blessé : "Nous
ne savons rien de ce qui se passe dans les villages, nous sommes dans les montagnes où
les serbes tentent parfois de venir nous débusquer ; de loin on voit des maisons en
flammes... ce sont les civils qui vous diront ce qui se passe dans les villages, ce sont
eux qui sont en première ligne".
De fait, un autre combattant de
l'UCK, évacué au Monténégro après avoir été blessé au combat le 9 avril dans la
région de Novo Selo (Novosellë), au Nord de Pec (Pejë), puis parvenu en Albanie où il
se sent plus en sécurité, confirme la guerre de maquis qui prévaut désormais et la
faiblesse de l'UCK, face à l'assaillant serbe, en nombre très important et lourdement
armé : "Aussitôt après les frappes, nous (l'UCK) avons pris le maquis. Nous
n'avons pas vu ce qui se passait à Pejë ou ailleurs dans la région. La seule chose que
j'ai entendue de loin, ce sont les bombardements de l'OTAN sur la caserne de Pejë. Des
combats ont lieu dans le maquis. Au nord de NovoSellë, il y avait une ligne de front.
J'étais avec d'autres en première ligne, armé d'une arme anti chars ; nous étions une
centaine de soldats de l'UCK face à 400 à 500 hommes des forces spéciales en première
ligne et des militaires serbes à l'arrière lourdement armés. Il y avait aussi des chars
et des blindés. L'assaut a été donné à 6 heures le matin. A 16 heures, j'ai été
touché au côté gauche par un éclat de grenade, alors que j'étais en train de
transporter le corps d'un soldat blessé. Depuis le début de l'offensive, le matin, il y
avait un mort et huit blessés parmi nous".
2. Les civils serbes des
villes et villages du Kosovo
Depuis longtemps et notamment
depuis la suppression de l'autonomie du Kosovo, les civils serbes sont nombreux à
posséder des armes. Pour autant, beaucoup de familles serbes et albanaises avaient
conservé de bonnes relations de voisinage. Mieux, les affrontements entre les forces
serbes et l'UCK pendant toute l'année 1998 amenèrent certaines de ces familles serbes et
albanaises à pactiser entre elles pour s'assurer mutuellement d'une défense réciproque,
si elles devaient être prises à partie, selon qu'elles sont serbes ou albanaises, par
des soldats de l'UCK ou des forces serbes.
Ces pactes seront rompus fin mars :
un témoin, survivant d'une exécution collective, explique de quelle façon les civils
serbes d'un village, voisin d'un autre village albanais, ont activement participé aux
exactions contre les albanais, au total mépris du pacte conclu. L'attitude des civils
serbes installés dans des bourgs, déjà investis, avant même le début des frappes, par
les forces serbes parce que situés à des points névralgiques du Kosovo, est elle,
résolument hostile.
Un vieil homme de la région de
Kosovo Polje (Fushë Kosovë) [2], raconte comment,
plusieurs jours avant que ne débutent les frappes et alors que les négociations
reprennent à Paris, les forces serbes investissent une partie du bourg, chassent les
albanais de leurs maisons où ils s'installent et créent une zone de démarcation : d'un
côté les albanais, entassés dans leurs maisons et hébergeant ceux qui ont été
chassés de la zone désormais occupée par les serbes. De l'autre, la zone serbe, où
aucun albanais n'est autorisé à pénétrer : "Les civils serbes avaient des
armes depuis longtemps et nous le savions. Mon voisin était serbe et je savais qu'il
avait des armes depuis 1990 [3].
Jusqu'en février 1998 nous avions des relations normales. Après l'offensive dans la
Drenica, les choses ont changé radicalement. Nous ne nous sommes plus jamais parlés
depuis cette date, ses enfants avaient des armes et ne s'en cachaient pas. Quelque chose,
le 28 février 1998 [4], s'est
définitivement cassé et aujourd'hui l'irréparable a été commis".
Certains racontent la manière dont
les policiers serbes ont, dans les jours précédant les frappes, distribué largement des
armes aux civils serbes. Un homme de Dakovica (Gjakovë), dans l'ouest du Kosovo, indique
: "Le lendemain des frappes, les civils sont sortis dans les rues armés jusqu'aux
dents, même les enfants étaient armés. Il régnait un climat de folie, de terreur
absolue".
Cette montée de la violence parmi
les civils serbes est confirmée, dès le mois de février, par les vérificateurs de
l'OSCE. Le 5 février 1999, ceux-ci relèvent : "A Stimhe (Stimlje), hier, un
groupe de l'UNHCR et de la KVM transportant une cargaison humanitaire a été intercepté
et gardé en otage brièvement par un groupe de civils serbes". Le 23 février,
à nouveau : "Hier, dans le village de Lipjan (Lipljan), trois civils serbes
armés ont arrêté un convoi de la KVM et ont menacé de tuer les membres de la mission
si ceux-ci retournaient dans le village"[5].
Ces civils serbes ne craignent d'ailleurs pas de manifester leur hostilité à l'égard de
l'OSCE dont les véhicules, est-il rapporté le 18 mars 1999, "sont pris d'assaut
par des foules de civils qui jettent des pierres" [6].
C'est surtout un déchaînement de
violence contre les albanais qui est constaté dans la région de Mitrovica (Mitrovice),
au nord de Pristina (Prishtinë) ou encore de Klina (Klinë), sur la route qui relie
Pristina (Prishtinë) à Pec (Pejë): "Les civils serbes avaient tous des armes
depuis longtemps, mais ils ne les avaient pas sorties jusque là. Après les premières
frappes, ils sont devenus comme fous, certains avaient des armes automatiques, d'autres
des couteaux".
Un habitant de la banlieue de
Pristina (Prishtinë), ouvrier à la centrale d'Obilic (Obiliq), où il s'est rendu chaque
jour jusqu'au 29 mars, explique le basculement qui s'est produit au lendemain des frappes
dans Pristina (Prishtinë) et à Obilic (Obiliq) : "Les civils serbes étaient
tous armés depuis les années 1990, nous le savions et faisions attention. Ils régnaient
en maîtres dans la ville. A la centrale, avant la suppression de l'autonomie il y avait
1200 ouvriers albanais pour 700 serbes. Après la suppression de l'autonomie ils ont
"mis en vacances" 700 albanais ; en d'autres termes ces 700 là ne devaient plus
venir à la centrale et ne touchaient plus que le ¼ de leur salaire. Quand les frappes
ont débuté, j'ai continué de prendre le bus qui fait le ramassage des ouvriers dans
Prishtinë (Pristina) et les emmène jusqu'à Obiliq. A la centrale, je pouvais
travailler, mais les serbes n'adressaient plus la parole aux albanais et nous n'avions
aucune envie de leur parler non plus. L'atmosphère était très tendue. Du 24 au 26 mars,
on arrivait encore à faire des courses dans un ou deux magasins près de chez nous, mais
nous ne traînions pas. A partir du 27 mars, tout est devenu différent : les civils
serbes de la ville, des jeunes surtout, se sont déchaînés. Ils se sont mis à tirer sur
tout ce qui bougeait, à casser et piller systématiquement les magasins albanais, à se
livrer à des actes de vandalisme d'une violence inouïe. Ma femme ne sortait plus, nous
avions 100 kilos de farine en réserve, nous pouvions tenir quelque temps. Le 29 mars,
c'était un lundi, j'ai pris le bus pour aller à la Centrale. En chemin, je n'ai vu aucun
albanais dans les rues ou sur la route, seulement des policiers, des paramilitaires et des
miliciens civils serbes, et aussi des tanks et des blindés sur la route menant à Obiliq.
J'ai vu sur le bord de la route cinq cadavres en divers endroits avant de parvenir au
premier check point d'Orlaj (Orlovic). En rentrant le soir, l'ambiance était encore plus
électrique. Les deux jours suivants, je n'ai pas osé sortir. De ma fenêtre, le 30 mars,
j'ai vu mon voisin, un ingénieur (il cite son nom) qui avant les " mises en
vacances" de 1990, travaillait à la centrale. Deux jeunes serbes l'encadraient et
l'un d'eux lui braquait le canon de son arme sous le menton. Ils sont allés jusqu'à sa
voiture, une Mercedes 240, garée devant ma maison. Arrivés à la voiture, je l'ai vu
leur donner les clefs : les deux types sont montés dans la voiture et sont partis à
toute allure. Je ne sais pas si ce sont eux qui sont revenus ensuite, mais le jour où je
suis parti avec ma femme et une voisine pour aller prendre le train [7] parce que les policiers nous avaient sommés de partir, j'ai vu en
sortant dans la rue, le cadavre de X.... par terre. Un autre voisin que j'ai retrouvé
dans la colonne m'a dit qu'il avait été témoin de son exécution par un civil qui,
après l'avoir mis en joue, a tiré deux balles. X... se serait effondré aussitôt.
"
Un autre habitant du centre de
Pristina (Prishtinë) [8] explique dans quelles
conditions de nombreux civils serbes de la capitale kosovare ont rejoint les milices
constituées dans les jours précédant les frappes. "J'ai reconnu dans un groupe
de paramilitaires et de miliciens qui mettaient à sac des magasins albanais du quartier,
des serbes de Fushë Kosovë (Kosovo Polje). Ils tiraient dans les vitrines des magasins
à l'arme automatique. Cela s'est passé le 28 ou le 29 mars. Le seul magasin laissé
intact était un magasin albanais vendant des appareils électroménager. En fait, les
propriétaires, les frères Ismaïli, ont été retrouvés égorgés dans leur dépôt .
J'ai vu leurs corps : le dépôt comme le magasin étaient juste derrière mon immeuble.
Je ne sais pas qui les a égorgés. La police est ensuite venue". De nombreux
témoins ont déclaré avoir reconnu parmi leurs assaillants, et notamment les
paramilitaires, certains des civils serbes de leur quartier ou village.
Plusieurs personnes entendues en
Macédoine, en provenance de Pristina ou de Lipljan, soulignent quil était de
notoriété publique que les civils serbes avaient reçu des entraînements de type
militaire, dans les mois précédant les frappes de l'Otan.
Ainsi raconte t-on que l'on voyait
disparaître ces civils quelques jours ; ils ne cachaient d'ailleurs pas les raisons de
leur soudaine et temporaire absence de la ville. Cest surtout à partir du mois de
mars 1998, soit après la première offensive dans la Drenica, que la
"mobilisation" des civils serbes parait être devenue vraiment perceptible et
significative. Plusieurs personnes déclarent les avoir vus, entretenant leurs armes,
ostensiblement sur leur terrasse". De même, les jours de liesse (pour
fêter une victoire de léquipe de football yougoslave à la Coupe du Monde en 1998
ou la Nouvelle Année 1999), ils ne craignaient pas de parader dans les rues, armes en
mains, en tirant des coups de feu en l'air pour manifester leur enthousiasme. "Ils
ne visaient personne, mais il fallait se protéger car les balles fusaient de tous
côtés", précise un habitant albanais de Pristina, parvenu en Macédoine.
Celui-ci comme d'autres albanais de
Pristina expliquent que dans la capitale du Kosovo l'atmosphère s'était
particulièrement détériorée dès les premiers mois de l'année 1999 : cafés
incendiés, attentats à la bombe détruisant en plein centre de Pristina des magasins
tenus par des albanais. La tension persistante de jour comme de nuit, oblige à la
prudence Les parents ne laissent plus leurs enfants aller à lécole : on organise
entre voisins des cours à la maison. Les rues se vident chaque jour un peu plus et nul
n'ose plus sortir, dès la nuit tombée. De jour, personne n'est à l'abri d'un contrôle
d'identité "musclé" : beaucoup d'albanais sont ainsi arrêtés en pleine rue,
sans motif, et battus de façon quasi systématique, souvent aussi emmenés au
commissariat. Début mars 1999, la tension est extrême. Les habitants de Pristina
constatent une présence policière dans la ville, notamment le jour, de plus en plus
importante. Des civils serbes, enrôlés dans les paramilitaires, s'affichent sans
scrupules dans les rues de la ville, dans leur tenue flambant neuve.
Outre ce déploiement des forces de
l'ordre, - jamais vu dans les rues de la ville-, qui attise leur inquiétude, les
habitants de Pristina constatent dans les quinze premiers jours de mars, l'arrivée d'un
grand nombre de déplacés des villages des environs de la capitale. "A voir tous
ces gens arriver dans la ville, on se doutait que quelque chose était en train de se
faire, mais on ne comprenait pas ce que cela pouvait bien être", explique un
albanais de Pristina.
3. Les forces serbes déployées
au Kosovo avant les frappes de l'OTAN
Au moment même où s'ouvrent à
Rambouillet les négociations entre les délégations serbe et albanaise, l'accord
d'octobre signé entre Holbroooke et Milosevic est ouvertement bafoué. Jamais, en effet,
les forces serbes déployées au Kosovo n'auront été aussi nombreuses. Dès le mois de
février 1999, les vérificateurs de l'OSCE signalent l'arrivée de troupes non seulement
des forces spéciales (police) qui sont majoritaires sur le terrain depuis mars 1998, mais
aussi et surtout, militaires, alors que la présence de ces dernières était jusqu'alors
demeurée très marginale. Le 19 février, les vérificateurs relèvent d'importants
mouvements de troupes à l'intérieur du Kosovo, mais aussi vers le Kosovo en provenance
de Serbie.
Les régions de Podujevo (Podjevë)
au Nord (axe principal vers Pristina en provenance de Nis), de Vuctrin (Vushtrri), un peu
plus au sud vers Pristina (Prishtinë) et de Stimje (Shtime) au Sud de Pristina non loin
d'Urosevac (Férizaj), sont particulièrement visées par ces mouvements militaires.
Le 22 février 1999, soit un mois
avant les frappes et le jour même de la clôture de la réunion de Rambouillet, la KVM
note : "Samedi, les forces serbes ont bombardé le village de Studencan [9], contraignant à la fuite des centaines
d'albanais... D'importants mouvements militaires et de forces spéciales ont été
remarqués au Kosovo. Plusieurs convois de blindés et de camions ont été vus aux
alentours de Podjevë et de Shtimhe. Il y a aussi des rapports selon lesquels, depuis
quelques jours, des réservistes ont été appelés sous les drapeaux au sein de la
population civile serbe." [10]
Le 24 février, à nouveau, les
vérificateurs soulignent : "Les rapports de ce jour en provenance de plusieurs
points de la province indiquent que les forces serbes continuent d'évoluer, se renforcent
et que se déploient des forces spéciales et militaires. Les garnisons sur les
frontières ou proches des frontières du Kosovo paraissent être celles qui sont les plus
renforcées".
Le lendemain, les organisations
humanitaires (CRS, UNHCR) s'émeuvent du bouclage de nombreuses routes à l'intérieur du
Kosovo, rendant l'acheminement de l'aide humanitaire et notamment alimentaire,
extrêmement difficile voire impossible [11]. Le
26 février, ce sont 8 véhicules et 21 membres de l'OSCE qui se voient refuser l'entrée
au Kosovo à la frontière macédonienne. Le même jour, on signale des troupes et des
tanks serbes massés le long des frontières avec la Macédoine et l'intensification des
assauts donnés par l'armée serbe aux positions de l'UCK dans le nord et le sud de la
province.
Le 1er mars, la KVM indique: "Il
existe des signes continus selon lesquels le renforcement des forces armées et spéciales
tendent à une offensive majeure contre les albanais, à la fois l'UCK et les civils. Les
actes de violence rapportés ces derniers jours dans les régions de Bukos et de Pustenik
laissent présager une grande offensive." [12]
La situation ira en empirant chaque
jour suivant.
Le 19 mars, la KVM rapporte : "L'offensive
débutée il y a plusieurs jours déjà parait s'intensifier. Les forces serbes sont
particulièrement actives à l'encontre des places fortes de l'UCK que sont Podujevo
(Podjevë) et l'ouest de Vuçtrin (Vushtrri). Dans cette région, les forces serbes
paraissent vouloir s'attaquer aux bases arrières de l'UCK dans les monts de Cicavica.
Hier, l'UNHCR chiffrait à 7 000 le nombre de civils albanais qui avaient fui les combats
faisant rage dans les villages de Korisa (Korishe) et Kabas (Kabash) [13], après que les forces serbes aient bombardé ceux-ci situés au
Nord de Prizren (Perzeren). On a décrit ce déplacement forcé de population comme l'un
des plus importants depuis le début de l'offensive l'année dernière" [14]
Le 22 mars 1999, soit deux jours
avant que les frappes de l'Otan ne débutent, on chiffre à 250 000 le nombre de
déplacés à l'intérieur du Kosovo. Fin août 1998, on estimait le nombre de personnes
déplacées à l'intérieur de la province entre 250 000 et 300 000. Début décembre
1998, soit un mois et demi après la signature de l'accord de cessez-le-feu
Hollbrooke-Milosevic, la plupart des personnes déplacées, entre le printemps et l'été
1998, avait pu retrouver un abri, même si 175 000 d'entre elles n'avaient pas encore pu
regagner leur foyer [15], souvent détruit ou
incendié lors des combats de l'été.
Ainsi, en l'espace de deux mois,
les assauts incessants des forces serbes provoquent à nouveau le déplacement de 250 000
personnes : la machine infernale est déjà à l'uvre et s'emballera davantage dans
les jours suivants, toutes les conditions étant réunies pour réaliser cette fois-ci
cette massive expulsion, préparée de longue date. |
|
Notes
:
1.
Il est désormais confirmé que les avions de l'Otan laissent voler sans les neutraliser
les avions serbes à moins de 5 000 mètres d'altitude. Cf. Libération "Les avions
serbes volent en toute liberté", 24/25 avril 1999. [retour]
2. Gros
bourg proche de Pristina. C'est là que tombent sur une caserne de la police serbe les
premières bombes lâchées par l'Otan sur le Kosovo. [retour]
3. 1990
est l'année de la suppression de l'autonomie du Kosovo. [retour]
4.
Première offensive serbe dans la Drenica. [retour]
5. Cf.
rapports KVM/KDOM des 5 et 23 février 1999. [retour]
6. Cf.
rapport KVM/KDOM du 18 mars 1999. [retour]
7. Parvenu
dans un premier temps en Macédoine par le train à Blace, il sera ensuite
"expédié" avec d'autres du camp de transit en Albanie. [retour]
8.
Quartier Dardania, non loin de l'hôtel Grand. [retour]
9. village
entre Orahovac et Suva Reka au SO du Kosovo. [retour]
10. Cf.
Rapport KVM/KDOM du 22 février 1999. [retour]
11. Cf.
Rapport KVM/KDOM du 25 février 1999. [retour]
12. Cf.
Rapport KVM/KDOM du 1er mars 1999. [retour]
13.
Villages à quelques kilomètres au nord ouest de Prizren, dans le SO du Kosovo. [retour]
14.
Rapport KVM/KDOM du 19 mars 1999. [retour]
15. Cf.
Conférence de presse du 13 novembre 1998 de Julia Taft, secrétaire d'Etat pour les
questions humanitaires auprès du Département d'Etat américain et de James Pardew,
Rapporteur spécial pour la mise en uvre des accords d'octobre 1998 sur le Kosovo
auprès du département d'Etat et chiffres UNHCR. [retour]
|
III. Une expulsion
orchestrée
"Dans ces circonstances, le
sort des albanais en Yougoslavie n'avait rien d'enviable. La politique d'Etat étant soit
l'assimilation, soit l'expulsion des albanais, ceux-ci devinrent le groupe le plus
opprimé de Yougoslavie. "Notre thèse a toujours été, est-il écrit en 1929 dans
un document émanant du Ministère des affaires Etrangères yougoslave, qu'il n'y a pas de
minorité dans les régions du sud de la Yougoslavie" [1]. Le commentaire concerne les exactions commises par l'armée serbe au
Kosovo, à l'encontre des civils albanais en 1919.
Quatre-vingts ans plus tard, la
situation n'a guère évolué. Beaucoup d'albanais du Kosovo aujourd'hui réfugiés en
Macédoine, en Albanie ou au Monténégro rappellent cette question des quota de
population, qui obsédait littéralement le régime de Belgrade et avait nourri dans les
années 1980 la propagande des intellectuels nationalistes, dont l'écrivain Dobrica Cosic
était l'un des fervents porte parole. Si le départ des serbes du Kosovo pendant les
années 1980, mais dans des proportions bien moindres que celles avancées par D.
Cosic [2], constitue l'un des facteurs de la
baisse du pourcentage de population serbe au Kosovo, la poussée démographique de la
communauté albanaise du Kosovo, due au maintien d'un taux de natalité élevé dans les
familles albanaises, essentiellement rurales et traditionnelles, en est un beaucoup plus
déterminant. D'aucuns se doutaient, surtout depuis la crise du printemps 1998 qui
s'était rapidement traduite par des destructions de villages entiers et des déplacements
de population, que l'expulsion par la terreur pouvait, à terme, être l'un des moyens,
pour Belgrade, de régler définitivement cette crise identitaire.
1. Regroupements de
population et terreur
Plusieurs jours, voire semaines,
avant le début des frappes, les forces spéciales, en vue de la conduite forcée et
souvent brutale des albanais du Kosovo à la frontière, les regroupent en un même lieu,
le plus souvent un bourg.
La méthode employée semble aussi
éprouvée que routinière : soit encerclement du village, bombardement et, en l'absence
de toute résistance armée venant du village, entrée massive dans celui-ci des troupes,
chars et blindés, soit encore entrée directe de ces derniers dans le village.
Un paysan de la région de Vuçtrin
(Vushtrri) - Cf. carte région de Mitrovice et Vushtrri - raconte ainsi comment, en
février 1999, les forces spéciales ont pénétré dans le hameau où il vivait avec sa
famille : "Ils sont arrivés dans le village qui compte 300 maisons environ. Ils
nous ont sommés de partir en quelques minutes. Nous n'avions pas le choix. Quelques vieux
du village ont refusé de partir et se sont cachés dans les caves ou les greniers pour
garder les maisons. Ensuite, je les ai retrouvés à Vuçtrin (Vushtrri) quelques jours
plus tard, les serbes les avait trouvés et les ont expulsés vers (Vushtrri) Vuçtrin. De
là nous avons été à nouveau expulsés le 15 avril et contraints de nous joindre à une
très longue colonne d'albanais en partance pour l'Albanie, sous bonne garde des forces
serbes. Ce sont cette fois les militaires et les policiers qui nous ont forcés à quitter
(Vushtrri) Vuçtrin. Ils se tenaient à la porte des maisons et criaient que nous avions
quelques minutes pour plier bagages, sinon ils allaient brûler les maisons. Les gens chez
qui nous étions depuis février et nous sommes partis et avons trouvé dans la rue une
colonne de gens déjà constituée".
Autre moyen, souvent utilisé en
1998, pour obliger les populations albanaises au départ, les incendies volontaires de
leurs maisons. Une femme, réfugiée en Albanie, originaire d'un village près de
Mitrovica (Mitrovice) raconte dans quelles conditions, elle est contrainte de s'échapper
en courant de sa maison puis du village dont les maisons sont, les unes après les autres,
incendiées. Dans l'affolement de la fuite, elle laisse derrière elle son mari et son
fils de 18 ans qui ont préféré se cacher. Quelques jours plus tard, elle revient dans
son village que les forces serbes ont fini par déserter et dont la plupart des maisons
ont été brûlées. Elle trouvera dans la cour de la ferme le corps de ses époux et
fils, abattus. Une autre femme de la région de Rahovec [3]
dit de quelle façon, après avoir emmené vers une destination inconnue un certain nombre
d'hommes du village, les forces spéciales avec l'aide de paramilitaires, ont mis le feu
aux maisons et ont ensuite contraint la population qui avait été rassemblée sur la
place du village, à défiler dans toutes les rues pour contempler les maisons en flammes,
avant de prendre la route pour l'Albanie, sous escorte policière.
La résistance est vaine : tout
récalcitrant ou retardataire est menacé de mort et la menace a tout lieu d'être prise
au sérieux. L'irruption brutale, dans chaque maison des habitants de Mitrovica
(Mitrovicë), d'une dizaine d'hommes, lourdement armés, pour la plupart décrits comme
des paramilitaires, coiffés de bandanas noués autour de la tête, et souvent masqués,
n'incite personne à leur tenir tête. Un habitant de Klina (Klinë) décrit dans le
détail les dégradations, bris de vitres, meubles cassés, commis par les 3 policiers
entrés chez lui, pour le contraindre à quitter sa maison. La même brutalité est
observée dans un village du Sud Ouest du Kosovo où un vieil homme raconte dans quelles
conditions les 4 hommes qui sont entrés chez lui, mi avril, vers 11 heures du matin,
après l'avoir sévèrement délesté de tous ses deutsch marks, l'ont sommé, arme au
poing, de partir, sans délai, sous peine d'être tué. Ceux là sont décrits comme des
policiers des forces serbes, revêtus de l'habituel treillis bleu foncé et armés d'une
arme automatique, voire d'une matraque.
D'autres expliquent encore
l'atmosphère de grande terreur semée avant le début des frappes, puis décuplée
ensuite pour contraindre la population au départ.
A Kosovo Polje (Fushë Kosovë) -
Cf. carte région de Pristina - après la mise en place, plusieurs jours avant le début
des frappes, d'une zone de démarcation et l'évacuation des albanais de la zone occupée
par les forces serbes, il ne se passe plus de jours et de nuits sans des rafales continues
tirées par les serbes. La population albanaise est terrée dans les maisons. Le 24 mars,
les premières frappes de l'Otan s'abattent sur la caserne du bourg. "A cet
instant il sont devenus comme fous, ils sont arrivés près des maisons que nous habitions
et se sont mis à tirer comme des fous. A un moment, il y a eu une pose... nous sommes
sortis à la faveur de la nuit pour aller nous cacher et nous mettre à l'abri en
contrebas du canal. Nous avons passé le reste de la nuit là, les serbes ne sont pas
venus jusqu'à nous. Le lendemain nous avons vite regagné nos maisons, mais ils ont
repris leurs tirs. Ils tiraient sur les toits par rafales et dans les vitres aussi. Les
vitres de ma maison ont été cassées de la sorte. C'était pour nous contraindre à
partir. Chaque jour, ils gagnaient un peu plus de terrain dans la ville, chaque jour un
peu plus d'albanais étaient obligés de quitter leur maison sans avoir le temps de
prendre leurs affaires. La ligne de démarcation s'avançait toujours un peu plus et nous
nous entassions dans les maisons laissées libres. On dormait tout habillés, on ne
sortait plus, tellement on avait peur. Un jour je me suis risqué à sortir pour libérer
ma vache. Un autre jour, quelqu'un a voulu pénétrer dans la zone serbe pour aller
chercher chez lui avec son neveu des vêtements. On a entendu des coups de feu. Ni l'un ni
l'autre ne sont revenus. La femme du plus âgé est allée avec un drapeau blanc près de
la ligne de démarcation et a demandé si elle pouvait récupérer les corps de son mari
et de son neveu. Ils ont accepté et lui ont simplement dit : " ce n'est pas nous qui
l'avons tué, tout cela est de votre faute". Elle est allée chercher les corps avec
des hommes âgés. Son mari avait 75 ans et son neveu 16 ans. Près de la mosquée, il y
avait deux voitures de l'OSCE. Les serbes qui les avaient volées, les utilisaient comme
des leurres pour laisser croire que l'OSCE était toujours là pour veiller sur nous et
nous obliger à sortir de nos maisons. Le 31 mars, de 20 heures à une heure du matin, ils
ont tiré comme jamais, nous pensions notre dernière heure arrivée. A 1 heure, quand il
n'y plus eu de bruit, nous sommes tous partis à pied dans les montagnes vers Blinaj. Il
pleuvait, il y avait des invalides que nous avons portés dans des bâches".
Tous les albanais de ce village
resteront jusqu'au 13 avril dans les montagnes, certains descendant la nuit au village
pour aller chercher, en trompant la vigilance des forces serbes, de la farine dans les
maisons. Un jour, une femme est surprise par un policier serbe qui lui dit de demander aux
"hommes de la montagne" de constituer une délégation et de la dépêcher le
lendemain au village pour négocier avec les serbes. "Une bonne partie de la nuit
nous avons discuté pour nous demander si nous allions y aller ou non. Finalement, il a
été décidé d'envoyer une délégation composée de 4 hommes âgés." Les
serbes leur demanderont d'apporter les armes en leur possession et de venir le lendemain
avec les jeunes hommes du village. Les 4 hommes arrivent à l'heure convenue au point de
rendez-vous près de la mosquée, le lendemain. "Ils avaient pris un vieux fusil
que nous avions et leur ont dit que c'était là le seul arsenal dont nous disposions.
Quant aux jeunes, ils ont répondu qu'ils avaient quitté le village et qu'ils ne savaient
pas où ils se trouvaient désormais".
Une étrange négociation s'entamera
ensuite entre les 4 vieux albanais et les policiers serbes qui les somment d'abandonner la
montagne où ils ont retranchés et de prendre la route de l'Albanie sous 24 heures. Les
vieillards obtiennent trois jours et l'autorisation de récupérer au village les
tracteurs. Mais une fois les tracteurs repris, ils décident de ne pas obtempérer et de
s'enfoncer plus avant dans la montagne plutôt que de prendre la route de l'Albanie. "Mal
nous en a pris, les serbes sont immédiatement arrivés, nous ont encerclés et ont
commencé à tirer avec les chars et les blindés, en l'air essentiellement pour nous
faire peur. Ils nous ont crié que si cette fois nous ne partions pas pour l'Albanie, ils
nous tueraient... nous avons compris qu'il fallait vraiment partir".
Des personnes, entendues en
Macédoine, en provenance de divers villages ou hameaux de la Drenica [4], qu'elles ont quittés entre le 24 avril et le 3 mai 1999, expliquent
la méthode d'expulsion forcée, qui s'accompagne, notamment, d'exécutions sommaires,
d'arrestations suivies d'interrogatoires musclés, méthode répliquée dans chaque
village.
Tout démontre que les civils
albanais habitant les régions qui ont été depuis le printemps 1998 des bastions de
l'UCK vont être exposés à des violences décuplées et que les hommes y sont plus
systématiquement qu'ailleurs, arrêtés puis emmenés pour être interrogés plusieurs
heures durant, avant d'être soit relâchés, soit exécutés, soit gardés, sans que l'on
sache, pour le moment, le sort qui leur sera finalement réservé. Les déclarations de
ceux qui ont été finalement libérés démontrent que sont uniquement recherchés d'une
part, les caches d'armes, d'autre part et surtout les combattants de l'UCK, dont tout
homme en âge de combattre est suspecté, comme pendant la grande vague de répression de
l'été 1998, d'être un membre, ou encore un partisan ou soutien actif.
Dès le petit matin, les forces de
police avec militaires en appui arrière, encerclent le village et y pénètrent après
quelques envois de grenades ou tirs au mortier, pour terroriser la population civile et
tester une éventuelle présence de l'UCK à l'intérieur du village. Policiers et
militaires, accompagnés de paramilitaires, en grand nombre, envahissent ensuite ruelles
et chemins le long desquels se trouvent les maisons et obligent par des tirs
d'intimidation à l'arme automatique et des sommations, les habitants à sortir de chez
eux. Une fois dehors, les hommes sont, le plus souvent, séparés des femmes et des
enfants et vieillards. Certains témoins indiquent que quelques jeunes filles ou femmes
ont été mises de côté, pour être ensuite emmenées vers des destinations inconnues.
Dans le même temps, les maisons sont systématiquement visitées et dévalisées de tous
les biens de valeur, argent, bijoux qui peuvent s'y trouver. Une fois les pillages
réalisés, les maisons sont incendiés et les albanais, sous la menace des armes,
contraints de prendre, à pied, le plus souvent, et parfois en camions, bus - qui sont
venus tout spécialement à cette fin - ou tracteur, le chemin de la ville la plus proche,
sous escorte policière. Le moindre écart ou faux pas est immédiatement sanctionné par
l'exécution du ou de la récalcitrant(e), abattu(e) sur le champ. La même sanction peut
s'appliquer à toute personne qui, interrogée sur d'éventuelles caches d'armes, ou le
lieu en lequel se trouvent les combattants de l'UCK, n'apporte pas la réponse escomptée
ou tente la moindre résistance. Arrivés dans le bourg voisin, quand ils y ont été
conduits à pied, ils rejoignent des colonnes déjà constituées, en partance pour la
frontière macédonienne.
A Glogovc (Gloggofc), au coeur de
la Drenica - Cf. carte région de la Drenica - l'arrivée massive, sous escorte
policière, des villageois des alentours, alarme immédiatement la population qui ne
cherche pas à opposer une grande résistance quand elle est à son tour sommée de
partir. Les maisons du bourg sont, elles aussi, visitées pour être pillées. Des hommes
de nombreux villages de la région et de la bourgade sont arrêtés, emmenés au poste de
police où certains, avant de pouvoir rejoindre la colonne d'expulsés, sont brutalement
interrogés, des heures durant, sur les caches d'armes, celles des combattants de l'UCK.
D'autres sont emmenés vers une destination ignorée.
Une femme d'un village de cette
région raconte : "Le 1er mai 1999, ils sont entrés dans le village, il y avait
des policiers, des militaires et paramilitaires avec un bandeau rouge sur la manche. Il
était 10 heures du matin. Notre maison avait déjà été brûlée en 1998, depuis nous
vivions dans la cave. Ils ont cassé tout ce qu'ils trouvaient... Les jeunes filles
portaient des foulards sur leur tête pour laisser croire qu'elles étaient mariées, mais
un soldat a arraché le foulard de l'une d'elles en disant qu'il savait très bien
pourquoi elle faisait ça. Beaucoup de filles ont fui dans les bois de peur d'être
violées... Il sont restés une dizaine d'heures... ils chantaient des chants serbes, nous
insultaient, nous menaçaient. Ils sont partis, puis revenus le 3 mai, mais c'en était de
nouveaux... ils cherchaient un fils de la maison. Ils nous ont dit qu'on partait pour
Gloggofc. Sur la route policiers et militaires nous insultaient. Nous sommes partis à 9
heures le matin et arrivés à 16 heures... nous avons pris des chemins détournés. Sur
le trajet, nous avons vu deux ou trois camions passer. Ils étaient pleins d'hommes, tous
torse nus et les mains attachées...".
A Gloggofc, les hommes sont
systématiquement arrêtés quand ils ne parviennent pas à se cacher à temps. Un
habitant de cette ville, ancien magistrat, explique : "Une semaine avant le 27
avril, les paramilitaires ont visité tous les appartements du quartier... on a fait
sortir les hommes. On m'a demandé mes papiers ; on nous a conduits dans un hangar, les
mains sur la nuque. Ils nous ont frappés sur le trajet, nous devions chanter des chants
tchetniks. Dans le hangar, il y avait 200 hommes environ tous agenouillés, les mains
derrière la tête. J'ai été libéré une demi heure après mon arrivée avec 80 hommes.
Deux jours plus tard un bus est venu nous chercher. nous ne savions pas où il nous
emmenait".
Un homme, originaire d'un autre
village de la Drenica, confirme : " Ils sont arrivés le 29 avril, des policiers
et des soldats, en blindés. Nous étions 10 membres de la famille dans la maison quand
ils ont forcé le portail. Ils nous ont battus... et ensuite emmenés dans un camion.
Quatre camions remplis d'hommes entre 14 et 60 ans ont quitté le village. Je suis parti
avec ce groupe, j'étais avec mon fils. Il y avait environ 70 personnes du même quartier.
Nous avons été conduits dans un hangar. Là, il y avait environ 200 hommes les mains sur
la nuque et agenouillés. On m'a pris les 30 DM que j'avais. Ils nous ont interrogés
chacun notre tour...
J'ai été interrogé 5 minutes par
deux policiers. Ils mont demandé où étaient les armes et l'UCK. Comme je n'en savais
rien et qu'ils ne me croyaient pas, ils m'ont battu. Ensuite, ils m'ont conduit vers une
espèce de canal pour me nettoyer. J'y suis resté une heure sous la garde de policiers. A
plusieurs reprises, il m'ont battu avec une barre de métal. Ensuite, ils m'ont ramené
dans le hangar. Nous n'avons rien eu à manger. La moitié des hommes a été
particulièrement maltraitée, parfois plus que moi. Nous avons été interrogés
plusieurs fois, certains 5 fois de suite. Cela a duré toute la nuit. Certains
s'évanouissaient, mais nous ne pouvions rien faire pour les aider ou les soigner, nous
n'avions même pas d'eau.
Le lendemain d'autres sont arrivés
qui venaient d'être arrêtés... J'ai à nouveau été interrogé par les policiers. Ils
m'ont dit que ceux qui frappaient étaient des paramilitaires. Ils avaient un uniforme
différent des policiers. Ils avaient un aigle blanc sur la manche et un couteau.... Ils
m'ont toujours questionné sur l'UCK. Ils nous menaçaient et nous disaient que si les
avions bombardaient, on serait tous exécutés car pour eux nous étions tous pour l'UCK,
Clinton et l'Otan. Nous avons passé une deuxième nuit dans le hangar et le 1er mai, je
suis parti vers 18 heures avec mon fils...".
De Glogovc, beaucoup sont
acheminés vers Pristina pour y prendre le train, en direction de la Macédoine. Des bus,
manifestement prévus pour les conduire, les transportent jusqu'à Pristina. Ceux qui ont
suivi cet itinéraire précisent avoir eu à payer aux policiers qui le leur demandaient,
quelques 50 à 100 DM pour le trajet en autobus, puis à nouveau 25 DM pour le trajet en
train jusqu'à la frontière.
A Sllovi, un village situé à
quelques kilomètres à l'Est de Lipjan - Cf. carte région de Lipjan -, cohabitent serbes
et albanais. Etaient venus, depuis plusieurs mois, grossir considérablement les rangs de
la population (2 000 habitants), des civils albanais (8 000 environ) déplacés en
provenance de la région, exposée depuis longtemps à des combats sporadiques opposant
les forces de l'UCK aux forces serbes.
Dans la nuit du 14 avril, des chars
de l'armée avaient été postés sur les hauteurs du village et des maisons, situées
également sur les hauteurs, avaient été incendiées. Un habitant de ce village, parvenu
en Macédoine, raconte la manière dont, le 15 avril 1999, les forces spéciales, avec le
renfort des militaires et surtout de paramilitaires, recrutés pour la plupart parmi la
population civile serbe locale, ont investi les rues du village, rassemblé en son centre
les albanais, ensuite évacués vers la Macédoine, et pillé les maisons. L'opération de
rassemblement des populations albanaises en vue de leur expulsion aurait été grandement
facilitée par la tenue, le jour même de l'assaut, à l'initiative des civils serbes
habitant le village, d'un conseil de village, auquel assistaient bien sûr tous les hommes
albanais du village. Toujours, aux dires du même témoin, les paramilitaires se seraient
livrés en présence des albanais rassemblés au centre du village, à un certain nombre
d'exécutions sommaires et collectives.
Les paramilitaires agissaient sous
le commandement d'un homme, connu de tous : un ancien policier, ex repris de justice qui
avait, jusqu'à sa libération pour reprendre du service dans les rangs des
paramilitaires, purgé quelques mois de prison pour délit de droit commun.
Les quartiers de la ville de Pec
(Peje), aux dires de ceux de leurs habitants arrivés au Montenegro, ont été encerclés
par larmée qui, simultanément ou précédemment, avait opéré des tirs
dartillerie, aux seules fins de terroriser la population. Quartier par quartier,
maison par maison les habitants de Pec sont sommés de partir, et menacés de mort s'ils
n'obtempèrent pas immédiatement. Le policier ma dit que si je ne quittais
pas la maison, jy serai brûlé vif avec toute ma famille, raconte un
témoin. Femmes sur le point d'accoucher, malades hospitalisés, vieillards grabataires,
invalides sont tous brutalement chassés et leur départ s'effectue dans des conditions
aussi périlleuses qu'éprouvantes, compte tenu de leur état, dont il n'est tenu aucun
compte. Contraints de rejoindre les colonnes qui s'ébranlent ensuite vers le Montenegro,
les albanais sont malmenés et l'objet d'invectives telles que : Aujourdhui
comme par le passé le Kosovo est une terre serbe, vous ny reviendrez plus
jamais ou vous pouvez remercier lOtan et aller vous adresser à
elle si vous nêtes pas contents. Plusieurs disent que pour les humilier,
des policiers les ont contraints à faire avec leurs doigts le salut serbe. Le peu de
temps laissé pour partir a empêché un grand nombre de prendre avec eux ne serait ce que
quelques effets personnels ou les économies de la famille. Javais 8 000
marks au premier étage, je nai même pas eu le temps daller les
chercher, dit un habitant de Pec. Certains ont tenté, dans un premier temps, de
se cacher : lampleur de l'expulsion, sa violence, les exécutions de tous ceux qui
opposaient la moindre résistance les ont vite convaincus que rester était sans doute
plus périlleux que de partir les mains vides et sous une pluie d'insultes et des
brutalités constantes jusqu'à la frontière.
S'agissant de Pristina, la plupart
des habitants de la ville, parvenus en Macédoine, expliquent de quelle façon, dès le
début des frappes de l'Otan, des quartiers entiers ont été méthodiquement vidés de
leur population pour être notamment conduits de force vers la gare. Le quartier populaire
de Vranjevic fut le premier évacué. Ensuite, les quartiers près de lhôpital et
tous les faubourgs. Ce fut ensuite le tour du quartier Dragodan. Un habitant de Pristina
explique : Le 26 mars, nous avons vu des paramilitaires chercher des gens dans un
quartier contigu au nôtre. Le relief de la ville est tel qu'il permet en effet de voir
dun quartier à lautre. Le jour précédent, nous avions déjà vu que des
gens étaient conduits vers la gare. Les paramilitaires rentraient dans les maisons et
poussaient les gens dehors. La police, présente dans les rues, orientait et guidait
ceux-ci vers la gare. Le jour où ils sont venus chez nous, nous avons pris de la
nourriture, les effets les plus nécessaires, et deux couvertures. Il y avait beaucoup de
monde. Le train qui était à la gare lorsque nous y sommes arrivés, était plein. Nous
avons dû attendre deux heures pour monter dans un autre train. Pendant ce temps,
dautres gens arrivaient sur le quai. Cétait un véritable exode. Nous avons
enfin pu monter dans un train vers une heure de laprès-midi. Le train était très
lent, il sarrêtait régulièrement. A un moment, il s'est arrêté près d'une
heure. Il nous a fallu plus de trois heures pour rejoindre la frontière. A la descente du
train, la police nous a intimé lordre de marcher entre les rails ; ils disaient
qu'à côté, il y avait des mines. Nous avons marché près d'un kilomètre jusquà
la frontière.
Un autre témoin, du quartier
Ulpiana, qui travaillait à Pristina pour une ONG internationale, s'est résolu à quitter
la ville deux jours après les premières frappes de l'Otan. La crainte de voir les
menaces proférées dès 1998 à l'encontre des collaborateurs albanais d'ONG
internationales, accusés d'être des espions à la solde de l'agresseur, par le
désormais vice Premier ministre, Vojslav Seselj, finalement mises à exécution, compta
beaucoup dans cette rapide décision de quitter le Kosovo. Le témoin avait d'ailleurs
initialement déménagé chez des parents, se sachant surveillé par la police locale. Le
jour de son départ, les rues de la ville étaient, explique t-il, emplies de policiers,
de militaires et aussi de civils serbes armés ; des magasins étaient en feu, parmi
lesquels le café de son beau-frère. Sur le chemin de la gare, bordé de policiers en
armes, plusieurs albanais étaient arrêtés par les forces de l'ordre, pour un prétendu
contrôle d'identité qui donnait lieu le plus souvent à des brutalités, des spoliations
et des insultes. "Mon beau-frère a été ainsi arrêté, on lui a pris son argent
et on l'a menacé davoir la gorge tranchée devant son fils, s'il ne s'exécutait
pas". Evoquant ensuite le voyage dans un train bondé, la personne entendue
décrit l'angoisse grandissante des albanais entassés les un sur les autres, dans un
train dont personne n'était assuré de la destination, ce surtout quand, sans raison, le
convoi s'immobilisa un long moment sur la voie.
Les villages situés au Sud de
Pristina, en descendant vers Lipjan - Cf. Carte région de Lipjan -, ont été, aux dires
de leurs habitants expulsés vers la Macédoine, évacués, pour l'essentiel, à partir de
la mi-avril 1999. Ceux-ci, chassés, se sont parfois réfugiés dans les montagnes des
environs pour s'y cacher. Ne parvenant pas à regagner leurs villages et pourchassés par
les forces serbes, notamment par les paramilitaires, certains ont entrepris un périple de
plusieurs jours qui de village en village, les a menés aux confins du Kosovo, près de la
frontière avec la Serbie (région de Preshevo), voire même en Serbie. Ils ont chaque
fois retrouvé sur leur chemin des paramilitaires, venus pour la plupart des villages et
bourgs serbes, situés au sud est du Kosovo et ont dû fuir à nouveau jusqu'à la
Macédoine, vers laquelle ils étaient systématiquement poussés.
S'agissant ainsi des habitants des
villes et des villages situés au Sud de Pristina, chassés vers la Macédoine, leur
expulsion s'est déroulée différemment, selon qu'il s'agissait de citadins ou de ruraux.
Pour autant, cette région est vidée méthodiquement, du nord vers le sud, et de
lest vers louest, dans un mouvement dentonnoir dont Blace est en quelque
sorte le fond dévacuation, vers la Macédoine. Ce processus manifestement très
étudié, na cependant pas empêché de nombreux habitants de fuir dans
dautres directions, pour passer finalement la frontière en divers points, mais
particulièrement entre Blace et lautoroute qui mène de Skopje à Belgrade, en
passant par Kumanovo. Des albanais du Kosovo sont ainsi dabord passés en Serbie,
pour rejoindre Llojan, via Preshevo. Ces mouvements ont fréquemment été contrariés par
les forces serbes qui les pourchassaient mais aussi par le minage de la frontière, dont
la réalité est confirmée par la mort de deux soldats macédoniens qui, en patrouille le
long de la frontière, ont sauté sur des mines.
2. Le caractère
systématique et prémédité
Contrairement à la thèse
indéfendable soutenue par Belgrade, le départ massif des albanais du Kosovo ne résulte
pas des frappes de l'Otan. Bien au contraire, Milosevic, - le premier -, qui sait que le
Non de la délégation serbe à Paris, va, cette fois, contraindre les pays alliés de
l'Otan à lancer les frappes, dont la menace du lancement a été si souvent brandie
jusqu'alors, et prendre prétexte de celles-ci pour d'abord vider le Kosovo de toute
présence étrangère susceptible d'entraver, de gêner, mais surtout de rapporter et
rendre compte de cette brutale et massive déportation pour laquelle tout est désormais
en place. Cette résolution à ne laisser aucun témoin étranger est telle, que le CICR,
lui-même, dans l'incapacité qu'il se trouve d'exercer, conformément aux règles de base
du droit humanitaire, ses fonctions, quittera le dernier, et contre son gré, le Kosovo le
29 mars. Les albanais du Kosovo, d'où qu'ils viennent, décrivent ce déchaînement de
violence que sans doute, les frappes attisent, mais que surtout, ce huis clos délibéré
où tout est désormais permis, où les exécutants ont les coudées franches, qu'ils
soient policiers, militaires, paramilitaires ou encore civils serbes, encourage.
Il s'agit bien d'une véritable
expulsion : le départ d'aucun des témoins entendus n'est volontaire. Tous partent, sous
la contrainte, en abandonnant leurs biens, leurs animaux, leurs effets personnels le plus
souvent aussi. Le parcours à béquilles d'un infirme, de Mitrovica jusqu'à Pec où il
sera pris à bord d'un véhicule pour gagner l'Albanie, soit quelques 50 kilomètres sans
s'arrêter, en dit déjà long sur le caractère "forcé" du départ. Il en est
de même de l'éclatement si fréquent de familles, dont certains membres, dans
l'affolement du départ ou plus souvent encore, sous la contrainte des forces serbes, ont
été séparés, certains retenus, d'autres expulsés dans une autre direction. Les moyens
employés s'ils sont tels qu'il n'y a pas d'autre choix pour avoir la vie sauve que de
partir, en abandonnant foyer et biens, terrorisent à coup sûr. Tout acte de résistance
peut avoir des conséquences fatales et toute personne qui s'aviserait de ne pas
obtempérer, peut être exécutée, pour l'exemple, sur le champ.
Les expulsions sont massives,
organisées et systématiques. L'afflux des déportés (plus de 900 000 albanais [5] du Kosovo ont été chassés de chez eux en 2
mois) aux frontières de l'Albanie, du Monténégro ou de la Macédoine atteste d'une
résolution des autorités de Belgrade de vider, sans délai, le Kosovo de sa population.
La manière d'opérer, telle que rapportée par les témoins en provenance de divers
points du Kosovo confirme son caractère méthodique. Les colonnes entières d'albanais
qui s'ébranlent de chaque faubourg où les regroupements de population ont eu lieu, sont,
tout le long du trajet jusqu'à la frontière, encadrées par les forces de l'ordre serbes
; toute personne qui tente de sortir de la colonne ou d'en ralentir le rythme de marche,
s'expose à une exécution immédiate. Brutalités, racket, insultes et humiliations de
toute sorte sont très fréquents.
Les exécutions offrent elles, le
moyen le plus sûr de forcer, par la terreur et l'effroi qu'elles suscitent sur les
témoins directs, à obéir : "Nous nous sommes arrêtés près de Djakova,
raconte un vieil albanais de la région de Pristina, pour nous reposer. Un paramilitaire,
mécontent de nous voir arrêtés s'est saisi d'une jeune femme qui était près de nous.
Son beau père s'est tout de suite interposé. Le paramilitaire a dit qu'il lâcherait la
femme si le beau père lui donnait tous ses deutsch marks. Ce qu'il a fait aussitôt. Au
lieu de rendre la femme comme il l'avait promis après avoir empoché les marks, il a pris
son arme et a tiré sur la jeune femme qui est morte touchée en plein cur. Il a
ensuite demandé à l'un des chauffeurs de tracteur qui regardait la scène de rouler sur
le corps de la femme morte. L'homme s'y est opposé répondant qu'il préférait qu'on le
tue sur le champ plutôt que d'écraser le corps de la jeune femme... le paramilitaire
nous a dit de filer sans demander notre reste et il a refusé de rendre le corps de la
jeune femme à ses parents .... nous avons dû laisser son corps gisant sur la
route".
Le caractère systématique et
organisé de l'expulsion résulte non seulement du véritable "ratissage" des
villes et des villages, maisons par maisons, pour vider progressivement, depuis le Nord,
des régions entières du Kosovo, mais aussi des moyens de transport spécialement mis en
place, pour acheminer plus rapidement la population expulsée : rotations de trains
débordant de passagers, plusieurs fois par jour depuis Pristina vers la Macédoine,
autobus, voire camions, postés en divers points du Kosovo dans lesquels sont entassés
sans ménagement plusieurs dizaines de kosovars, à destination de l'Albanie ou de la
Macédoine, autorisation donnée aux cultivateurs de partir avec leur tracteur et une
remorque, où s'entassent femmes, enfants et vieillards.
Il apparaît bien ainsi que la
déportation des albanais du Kosovo, eu égard à son caractère massif, est susceptible
d'être qualifiée de crime contre l'humanité. L'expulsion massive, systématique et
organisée de la population civile, commise au cours d'un conflit armé de caractère
interne est en effet l'un des crimes contre l'humanité visé à l'article 5 du Statut du
Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. |
|
Notes
: 1.
Cf. Ivo Banac, The National Question in Yugoslavia, Cornell University Press 1984. [Retour]
2. Les
chiffres du recensement officiel de la population serbe au Kosovo sont respectivement :
264 604 en 1961, 259 819 en 1971, 236 526 en 1981 et 215 346 en 1991, in Noël Malcom,
Kosovo, A Short History, Ed. Macmillan 1998. [Retour]
3. Rahovec
(Orahovac) a été pendant toute l'année 1998 un bastion de l'UCK, pris d'assaut, perdu,
puis repris puis à nouveau perdu. [Retour]
4.
Principalement des hameaux aux alentours de Gloggofc. La Drenica est un peu le
"berceau" de l'UCK. C'est là qu'est tué, en mars 1998, dans le village de
Prekaz, lors de la première grande offensive armée menée par les forces serbes sur la
Drenica, celui qui deviendra la figure emblématique de l'UCK, Adem Jashari. [Retour]
5. Cf.
note 2 de l'introduction. [Retour]
|
IV. Destructions, bombardements,
pillages de biens privés
Déjà au printemps et pendant
l'été 1998, les assauts lancés sur de nombreux villages du Kosovo avaient été
l'occasion non seulement d'en expulser par la terreur et la contrainte les populations
civiles albanaises qui y vivaient, mais aussi d'en détruire de façon systématique les
habitations en les bombardant et/ou en les brûlant, après les avoir pillées [1].
Certaines régions, en général
foyers de l'UCK où des combats avaient eu lieu pendant le printemps et l'été 1998,
avaient été ainsi totalement ou partiellement détruites comme celles de Decani près de
la frontière albanaise, de la Drenica, de Lipjan, ou encore Malishevo ou Rahovec. Des
déclarations des personnes entendues lors de cette première mission d'enquête, il
apparaît que la stratégie de terreur des autorités serbes reste la même que celle
utilisée depuis le printemps 1998 : bombardements, après encerclement du village ciblé,
entrée consécutive des troupes, avec blindés et chars en soutien arrière, enfin
incendies. Le procédé, méthodique, vise invariablement à terroriser les populations
civiles et forcer à la fuite ceux qui réchappent de l'assaut armé et des éventuelles
arrestations, exécutions, ou massacres qui les accompagnent. Le témoignage précité
d'un soldat de l'UCK évoque le bombardement aérien par un Galeb de l'aviation serbe d'un
village de la région de Orahovac (Rahovec).
De même, un jeune homme originaire
de la région de Mitrovica (Mitrovice) dit avoir vu, le 27 mars, des avions serbes volant
à basse altitude au dessus du village de Llap, près de Podujevo (Podjevë), qu'ils
bombardaient. Podujevo (Podjevë) - Cf. carte région de Podjevë -, comme Orahovac
(Rahovec) - Cf. carte région de Rahovec - étaient depuis l'année dernière des bastions
de résistance de l'UCK. Doit-on déduire du bombardement aérien de ces deux régions,
l'emploi délibéré de grands moyens par les forces serbes lorsqu'il s'agit d'anéantir
les habitants dune région tenue par l'UCK depuis longue date ? D'autres
témoignages de ceux en provenance de l'une des six zones d'action de l'UCK, soit de la
Drenica, du Dukagjin (région nord ouest, entre Dakovica (Gjakovë) et Pec (Peje)), de
Llap (région de Podujevo (Podjevë)), de Nerudimes (région de Urosevac (Ferizaj)), de
Pashtrick (région ouest de Prizren, près de la frontière avec l'Albanie), ou encore de
Jezerce (entre Ferizaj et Suharekë) - Cf Carte du Kosovo avec bastions UCK - permettront
de confirmer ou non cette thèse.
En tout état de cause, les
bombardements terrestres sont, eux, constatés en divers endroits du Kosovo et perpétuent
un mode opératoire, mis en oeuvre dès le début du conflit en mars 1998. Différence
notable toutefois entre la situation de l'année 1998 et celle qui prévaut désormais, en
l'absence de combats à l'intérieur des villages entre les forces serbes et les
combattants de l'UCK - que l'ampleur de l'offensive et l'armement lourd des assaillants
serbes ont contraint au repli -, les bombardements serbes ne peuvent en aucune façon se
justifier par une tactique défensive. Ils ne visent manifestement que les civils et ne
tendent qu'à détruire les maisons albanaises, en tuer les occupants ou faire fuir les
survivants [2].
Un homme de Dakovica raconte la
manière dont les quartiers de la ville ont été, début avril, à partir de minuit
jusqu'à l'aube, progressivement vidés de leurs habitants, chassés par le feu mis de
façon systématique à toutes les maisons, les unes après les autres. Deux autres,
respectivement de Klinë et de Mitrovicë, expliquent avoir été eux aussi les témoins
des incendies allumés dans les dépôts de marchandises appartenant à des commerçants
albanais ou aux maisons des familles albanaises de la ville. "Ils utilisaient des
espèces de fusils à gaz, comme des lance flammes pour mettre le feu aux maisons",
explique l'un d'eux.
Un habitant de la région de
Orahovac (Rahovec) - Cf. carte région de Rahovec -, particulièrement visée lors des
grandes offensives de juillet et août 1998 et qui par la suite n'a jamais véritablement
retrouvé une quelconque quiétude, rappelle : "Pendant l'été, ils avaient
brûlé beaucoup de maisons du village. Nous n'avons jamais eu le temps ni la possibilité
de les reconstruire ; sur les 4000 habitants que comptaient le village, il n'en restait
que 200 répartis dans les quelques 10 maisons qui étaient encore en état. Les autres ne
sont jamais revenus. Ils s'étaient installés dans d'autres villages chez des parents ou
des amis. Ils sont arrivés le 14 avril pour nous sommer de partir.
Nous n'avons rien pris avec nous,
ils nous ont pris l'argent que nous avions. Sur la route, j'ai vu des maisons en feu à
Krushe E Madhe (Velika Krusa), à Rogovë".
Une fois leurs occupants chassés,
les habitations albanaises, voire les magasins tenus par les albanais du Kosovo sont
scrupuleusement pillés ou saccagés. Un habitant de Vuçtrin, sommé par les forces
spéciales de quitter sa maison explique : "Dès que nous avons quitté notre
maison, des policiers y sont entrés pour prendre tout ce qui pouvait avoir de la valeur,
télévision, électroménager.... ils sont ressortis et ont tout emporté dans une
voiture. Il y avait aussi un camion dans lequel ils empilaient des choses ramassées dans
les maisons des autres albanais". Les déclarations de vol abondent : certains
moins chanceux que d'autres se sont fait voler leur voiture, le plus souvent d'ailleurs
dans les villes, par des civils serbes. D'autres pour avoir la vie sauve ont dû, en
chemin, abandonner leur voiture après avoir bien sûr donné tout ce qu'ils avaient pu
emmener avec eux d'économies en deutsch marks.
Un habitant du centre de Pristina
témoigne des dégradations systématiques à l'arme automatique infligées par les
miliciens serbes ou paramilitaires aux magasins albanais, dont les vitrines volent en
éclats sous les balles et dont les stocks sont pillés. Un homme retourné chez lui
après y avoir été autorisé pour récupérer son tracteur, destiné à le conduire en
Albanie, décrit la mise à sac de sa maison par les forces serbes qui l'en avaient
chassé : "J'ai jeté un coup d'il à l'intérieur en passant: tout était
cassé, sens dessus dessous, et les quelques choses de valeur n'étaient plus
là".
Les villages de la région sud de
Pristina et du Sud Est de Lipjan, ainsi que de la région de Giljane, - Cf. Carte région
entre Lipjan et Giljane - évacués à partir du 15 avril, seront le plus souvent, sous
les yeux de leurs habitants, qui en sont chassés brutalement, quand ils réchappent de
l'assaut, pillés, puis brûlés. Ainsi en va t-il notamment de la région du village de
Sllovi où, dès le 15 mars 1999, les forces spéciales et militaires aidées des
paramilitaires, font une entrée en force : "Ils sont arrivés vers 17 heures en
provenance de Dobratin, et ils ont commencé de brûler les maisons.... du haut de la
colline où je m'étais réfugié, je voyais aussi le village de Akllap brûler car la
fumée s'est élevée le lendemain jusque vers 13 heures et aussi quand je suis parti
celui de Smallushe et de Gaddine". Les villages de Banullë au sud Est de Lipjan,
de Selishte, de Goden, de Lladove, Llatice, Uklar, au Sud de Giljan sont, aux dires de
diverses personnes, parvenues en Macédoine qui en sont originaires ou les ont traversés
dans leur fuite, détruits par le feu qu'y mettent les forces serbes.
Un homme, originaire de Lipjan
précise : "Les paramilitaires ont brûlé le village de Bannullë Ils ont mis le
feu à 24 maisons et à 7 voitures". A Sllubice, pratiquement sur la frontière
avec la Serbie, au Sud Est de Gjilan, les paramilitaires, arrivés en grand nombre de
Serbie, aux dires des témoins, deux jours durant, pillent puis brûlent les maisons. Un
albanais, réfugié en Macédoine, originaire d'un village de la Drenica explique : "Depuis
le départ de l'OSCE le village a été attaqué et une partie de la population s'est
cachée dans les bois car des maisons avaient été brûlées". Un femme d'un
autre hameau de la Drenica décrit, elle, la façon dont les forces spéciales ont "
tout cassé puis mis le feu à la réserve du grenier".
Dans le district dIstok
(Istog), au Nord de Pec (Pejë) - Cf. Carte région de Pec - les maisons des villages
sont, sous le regard de ceux qui en sont expulsés par la force, incendiées, après avoir
été pillées. Ceux qui n'ont pas vu leur maison brûler se l'entendent dire, quelques
heures plus tard par ceux qui les ont suivis et qui les rejoignent au Monténégro.
L'ampleur de ces dégradations pourra être mieux appréciée lorsque le Kosovo sera à
nouveau accessible. Mais la façon dont certaines régions avaient été depuis mars 1998,
dévastées, détruites ou brûlées, de façon systématique dans le dessein de rendre le
retour de leurs habitants impossible, les déclarations des albanais parvenus depuis fin
mars dans les pays limitrophes du Kosovo, permettent déjà de considérer que ces
agissements, en ce qu'ils visent la population civile albanaise du Kosovo, non partie aux
hostilités, sont susceptibles d'être qualifiés de violations des lois et coutumes de la
guerre, telles que définies à l'article 3 du statut du TPI pour l'ex-Yougoslavie.
Plus précisément :
- la destruction sans motif de
villes et villages ou leur dévastation non justifiées par des raisons militaires,
- l'attaque, les bombardements de
villes ou villages, habitations et bâtiments non défendus,
- le pillage de biens publics et
privés,
paraissent d'ores et déjà
établis comme une pratique systématique mise en uvre, à l'occasion d'un conflit
interne, à l'encontre de la population civile albanaise du Kosovo.
Ces agissements violent les lois et
coutumes de la guerre, instituant un droit humanitaire au respect duquel les forces serbes
sont astreintes et qu'elles ont manifestement et délibérément méprisé dans ce
conflit.
Par ailleurs, la jurisprudence du
TPI telle qu'elle résulte de l'affaire Matic (1996) aura tout lieu d'être confirmée en
l'espèce. Ceux susceptibles de voir leur responsabilité retenue ne sauraient ainsi
tenter de s'exonérer de la responsabilité qu'ils encourent en invoquant le caractère de
représailles des attaques dirigées contre les villes ou villages albanais du Kosovo et
plus particulièrement contre ceux qui les peuplent.
Selon cette jurisprudence, elle
même inspirée de la position adoptée par la Cour Internationale de Justice, "la
prohibition d'attaquer la population civile en tant que telle ou les personnes civiles
doit être respectée en toutes circonstances et n'est pas conditionnée par le
comportement de l'adversaire". Il serait donc totalement illusoire pour les
responsables serbes de ces actes de tenter de se soustraire à la responsabilité pénale
qui est la leur, en arguant, par exemple, de représailles à des attaques de l'UCK. Cette
thèse dans le contexte actuel serait de toute façon peu crédible dans la mesure où les
forces de l'UCK, très décimées par l'ampleur de l'assaut serbe, paraissent désormais
repliées hors des villages.
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Notes : 1. Cf. Rapport
FIDH N°265, Le Kosovo sous
la terreur de Milosevic (II) : Le degré zéro des droits. [retour]
2. Cf.
section du présent rapport consacrée aux exécutions collectives. [retour]
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V. L'extermination
identitaire
Si la destruction des villages et
des maisons albanaises tend à rendre le retour impossible, mais surtout à effacer
physiquement le passé et l'histoire d'un peuple entier, plus symbolique de cette volonté
d'exclusion définitive encore est le retrait à la plupart des albanais du Kosovo de
leurs papiers. Ceux-ci les nomment, désignent tout à la fois leur appartenance à une
nation et leur rattachement à une terre.
Les premiers albanais du Kosovo
parvenus au Monténégro semblent, à la différence de ceux chassés vers l'Albanie ou
vers la Macédoine, avoir été épargnés, puisque toujours détenteurs de leur pièce
d'identité. L'explication en est sans doute que gagnant un pays encore situé dans la
République fédérale de Yougoslavie, le retrait des papiers ne trouve pas la même
justification que pour ceux expulsés vers l'Albanie, ou encore la Macédoine. Pour
ceux-ci, le retour est voulu impossible, incapables que seront les albanais démunis de
pièces d'identité de pouvoir justifier de leur citoyenneté le jour où ils voudront
regagner le Kosovo sécurisé.
La réquisition et la destruction
des papiers didentité n'ont pas été systématiques à l'égard des habitants des
régions du Kosovo chassés vers la Macédoine. Un homme de Pristina décrit néanmoins
l'état dans lequel étaient les quais de la gare de la capitale, jonchés de débris de
papiers d'identité réclamés par la police aux passagers albanais avant qu'ils ne
montent dans les wagons et déchirés sur le champ. Beaucoup de ceux arrivés en
Macédoine disent n'avoir pas subi de fouilles systématiques à la frontière, et
quelques uns ont réussi, en les cachant, à soustraire à l'appréhension des policiers
serbes leur carte d'identité ou leur passeport. Un albanais de Trojë, village situé
dans le Sud du Kosovo, au Sud Est de Gjilan, raconte que, deux ou trois jours avant
lassaut du village, la police aurait fait enlever tous les documents détat
civil de la mairie. Le témoin, réfugié en Macédoine, tenait cette information de
lOfficier de létat civil, lui-même albanais.
La plupart des albanais expulsés
vers l'Albanie, qui compte actuellement le plus grand nombre de réfugiés [1], comparé à celui de la Macédoine ou du
Monténégro, expliquent, pour leur part, de quelle façon les conducteurs de véhicules
ont vu leur plaque d'immatriculation systématiquement arrachée au passage de la
frontière, et pour l'ensemble d'entre eux, leurs papiers réclamés sans ménagement, au
plus tard à la frontière, quand ils ne leur avaient pas été enlevés au préalable.
Certains subissent pour l'occasion des humiliations supplémentaires. Ainsi cet homme de
la région de Klinë, chassé de chez lui par le feu mis aux maisons de son village, qui
se joint à une colonne de déportés, avec les siens.
Sur le trajet, après un arrêt
obligé en raison de combats dans les collines entre les forces serbes et l'UCK, un groupe
important d'hommes dont il fait partie est emmené à l'écart : "Nous sommes
arrivés dans la forêt le long d'un ruisseau. Là, ils nous ont ordonné de nous aligner
et d'enlever tous les vêtements que nous portions en haut. Ensuite, une fois torse nu,
nous devions nous accroupir et nous tenir les deux mains croisées derrière la tête.
Nous avions la tête face au ruisseau, eux étaient derrière et manifestement fouillaient
dans nos vêtements pour y prendre papiers, argent, tout ce qui pouvait les intéresser.
Nous avons dû rester ainsi à peu près une heure. Ensuite, ils nous ont sommés de nous
rhabiller très vite, si vite que dans la précipitation chacun prenait ce qui lui tombait
sous la main dans le tas de vêtements laissé derrière nous. Nous avons dû rester là
encore un moment en raison des combats qui persistaient entre l'UCK et les serbes. A la
fin, ils nous ont relâchés et nous ont laissé rejoindre la colonne qui nous attendait
un peu plus loin. Ils ont gardé une soixantaine d'hommes, pour leur faire creuser des
tranchées disaient-ils".
Dans un conflit identitaire comme
l'est celui qui oppose le régime nationaliste serbe aux albanais du Kosovo, rien ne
pouvait mieux signifier cette reconquête d'une identité prétendument menacée que la
suppression de celle de l'autre.
Le Mémorandum de l'Académie des
Sciences avait fourni en 1986 à Milosevic des arguments pour conquérir le pouvoir, en
ranimant la flamme nationaliste serbe, autour de son point focal : le Kosovo, véritable
sanctuaire médiéval de l'imaginaire grand serbe. En1998, Milosevic consolidait un
pouvoir affaibli par les guerres en Croatie et en Bosnie et la dégradation du tissu
économique de la Serbie qui en était résultée, en lançant, au nom de la sauvegarde de
l'identité nationale menacée, une offensive armée au Kosovo contre l'UCK.
Durant l'été 1998, les forces
serbes signaient leurs destructions de maisons albanaises, désertées, en peignant des
croix orthodoxes ou des inscriptions du type "Ici c'est la Serbie" sur
les murs en ruines, ou encore en y accrochant des morceaux de drapeau serbe. Façon de se
réapproprier, en y laissant ces traces hautement symboliques, ce territoire, présenté
comme le berceau de la nation serbe.
"Allez en Albanie rejoindre
l'Otan... Donnez nous vos papiers, vous n'en aurez plus besoin... Vous vouliez l'UCK,
ensuite l'Otan, maintenant vous aurez l'Albanie .... Vous ne reviendrez jamais au
Kosovo" sont les invectives qui accompagnent régulièrement l'expulsion
systématique des albanais du Kosovo en ce printemps 1999 et le retrait de leurs papiers
d'identité et plaques d'immatriculation.
Un pas a été franchi : au delà
de la destruction des choses qui s'opère désormais à huis clos, c'est un peuple qu'on
ampute de son passé, manière pour Milosevic de régler une fois pour toutes ce conflit
d'antériorité sur lequel il a assis son pouvoir. C'est aussi, en cas de retour négocié
des albanais du Kosovo dans le cadre d'un futur accord de paix, rendre l'identification
des kosavars d'une inextricable difficulté. C'est enfin, par ce moyen, déstabiliser, à
coup sûr, toute la région, pour un long moment et ce, quelle que soit l'issue du
conflit.
Nombreux sont ceux qui racontent
aussi comment les forces serbes qui ont fait irruption chez eux ont parfois fait main
basse sur tout ce qui ressemblait à des documents administratifs, d'identité, de
propriété ou autres. Comme s'il avait fallu détruire tout ce qui constituait la
mémoire administrative et la généalogie d'un peuple installé depuis des générations
au Kosovo.
Quand le huis clos prendra fin et
que l'accès au Kosovo sera rendu possible, l'état dans lequel auront été laissées
notamment les archives d'Etat Civil tenues par les mairies des diverses communes de la
province et celles du cadastre, donnera une idée plus précise de la résolution des
forces serbes à anéantir, de façon systématique, la mémoire et l'histoire familiale
et patrimoniale d'un peuple.
Si cette résolution devait se
confirmer, elle poserait à la justice internationale une question inédite jusqu'alors
mais d'importance : celle de savoir si cette volonté d'"extermination
identitaire" est susceptible d'entrer dans le champ des crimes contre l'humanité,
prévus à l'article 5 des statuts du TPI. |
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Note : 1. Le 12 mai
1999, le HCR les chiffrait à 427 000 en Albanie, 231 000 en Macédoine, et 64 400 au
Monténégro.[Retour] |
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VI. Les
atteintes à l'intégrité physique
"Les discours
fantasmatiques des stratégies identitaires sont eux aussi sujets à condensation, trop
souvent sous la forme de violences, ô combien physiques, qui font partie intégrante de
leur imaginaire. Que serait par exemple l'imaginaire "grand serbe" sans les
viols, les meurtres, et les destructions de la purification ethnique"
[1].
1. Persécutions, viols et
exécutions sommaires
Les albanais du Kosovo ont eu à
souffrir presque dix années durant d'un régime d'apartheid et de violences gratuites,
commises à leur endroit par les forces serbes. Depuis mars 1998, ces violences étaient
devenues monnaie courante et n'étaient pas le seul fait des combattants les uns vis à
vis des autres.
Bien au contraire, les civils
albanais en étaient les cibles privilégiées et au nom du maintien prétendu de l'ordre
public, les autorités policières et judiciaires se complaisaient dans une répression
féroce et délibérée, au vu de tous. Tout albanais pouvait être molesté, arrêté,
violenté, torturé à mort, exécuté parce que suspecté de soutenir ou d'appartenir à
l'UCK.
Un jeune homme de Dakovica
(Gjakovë) raconte comment, un soir de février 1999, entendant des cris chez des voisins,
il se précipite à leur secours. Arrivé sur place, il trouve dans la pièce principale
de la maison les corps poignardés d'un vieil homme, de son fils et la femme de celui-ci,
d'une jeune fille et d'un jeune garçon âgés d'une vingtaine d'années. Et puis un peu
à l'écart, sans vie et plaie sanglante, le corps d'un bébé. "Un vieux monsieur
à l'extérieur avait eu le temps de voir les fuyards : une douzaine d'hommes masqués
portant l'uniforme bleu marine des forces spéciales. Je connaissais les deux fils aînés
de cette famille, ils n'étaient pas là ce jour là. Ils font partie de l'UCK".
Parvenus en Macédoine, au
Montenegro ou en Albanie, les albanais du Kosovo font le récit des exactions commises par
les diverses forces serbes, policières, militaires, paramilitaires et civiles déployées
dans tout le Kosovo. Certains ont eu à subir la terreur, l'effroi de la fuite vers la
frontière où ils ont pu retrouver, dans le total dénuement dans lequel les a laissés
cette expulsion brutale, les leurs. D'autres sont arrivés seuls ou avec seulement une
partie des leurs, parfois sains et saufs, seulement épuisés, d'autres blessés ou déjà
malades : les autres ont été perdus de vue sur le trajet, ou bien ont disparu, enlevés
et mis à l'écart, ou bien encore, sont morts, exécutés.
Quelques uns racontent avoir été
les témoins directs ou victimes, lors de leur départ de leur village ou sur leur trajet,
des coups assenés, sans distinction de sexe ou d'âge, par les forces serbes. D'autres
détaillent les circonstances de l'assassinat de certains de leurs parents, compagnons
d'exode, abattus pour l'exemple, et surtout pour semer un peu plus de terreur parmi les
spectateurs de cette violence débridée. D'autres encore ont vu des cadavres, de femmes,
d'enfants, de vieillards, d'hommes, inconnus, abandonnés sur le bord des routes.
Une jeune femme âgée de 22 ans,
originaire d'un village de la Drenica, réfugiée en Macédoine, révèle dans quelles
circonstances deux hommes des forces serbes font irruption dans la maison qu'elle partage
avec sa famille. "Ils sont arrivés le 1er mai vers 13 heures, dans une Golf
rouge. Le plus âgé était grand, basané, avec le haut du crâne dégarni. Il avait
environ 30 ans, les cheveux courts, pas de masque. Le plus jeune n'était pas très grand,
il disait avoir 17 ans mais pour moi il en avait 22 ou 25. Il n'avait pas de masque et les
cheveux courts. Ils avaient des uniformes verts et des bottes, le plus jeune avait des
sandales... Il portaient des armes à feu et des couteaux... Ils nous demandaient où
étaient les hommes et notamment mon père...le plus jeune nous a demandé du sucre qu'il
a versé dans le réservoir de notre voiture".
La jeune femme explique ensuite
comment, pendant que le plus jeune des deux hommes tient en respect le reste de la famille
(12 personnes) dans une même pièce de la maison, l'autre emmène dans la pièce voisine,
sa tante, une femme âgée de 40 ans, mère de cinq enfants qui sont présents dans la
maison : "On l'a entendue hurler... Elle est ressortie une demi heure après, elle
pleurait et s'essuyait la bouche et les mains avec un chiffon. Ils lui ont pris les 500 DM
qu'elle avait dans la poche de son survêtement....
Ensuite, le plus jeune nous a, ma
mère et moi, conduites dans la pièce d'où l'autre venait de sortir. Il parlait
albanais. Il disait : "je suis de Rahovec". Il a demandé où était mon père.
Ma mère a répondu qu'il était en train de travailler... il a alors frappé ma mère
avec le manche d'un couteau... il l'a poussée contre un mur et lui a mis le couteau sur
la gorge parce qu'elle criait. Ensuite, il l'a mise dehors. Il a sorti son arme
automatique et l'a posée sur ma poitrine. Il m'a dit "tu ne cries pas ou je te
tue... tu dois savoir où est ton père"... J'étais assise sur le canapé, il était
assis près de moi, le couteau sur ma gorge. Il m'a dit "je vais te violer"...
Il m'a piqué le couteau sur les genoux en me disant "si tu cries je t'arrache les
yeux, tu as 5 minutes pour te déshabiller".... Quand il est revenu, je ne m'étais
pas déshabillée... il m'a déshabillée, m'a fait asseoir et m'a dit "Moi aussi
j'avais une soeur de 20 ans ; c'est ce que votre armée lui a fait" ... ensuite il
m'a pénétrée et quand j'ai commencé à saigner, il a dit "j'ai fait ce que je
voulais faire" et m'a ordonné ensuite de me rhabiller".
La jeune femme dont le père était
caché dans le grenier depuis l'arrivée des deux hommes, ajoute : "Je n'ai rien
dit à personne. Lorsque je suis arrivée à X.... j'ai perdu connaissance, mais mon père
a tout su de moi car il a tout entendu du grenier. Ma mère sait aussi ce qui m'est
arrivé, mais pas les autres... Je dois vous dire que j'ai du mal à supporter le regard
de mon père. Et puis quand je vois toutes ces filles du camp qui marchent, la tête
haute, j'ai l'impression que tout le monde sait ce qui m'est arrivé... et j'ai peur
d'être enceinte".
Un homme de la Drenica, parvenu lui
aussi en Macédoine, après s'être caché dans les bois, expliquera que dans son village
des jeunes filles ont été emmenées le 30 avril lors de l'assaut donné par les forces
spéciales et militaires serbes : "J'ai vu qu'ils ont séparé les femmes les plus
jeunes... je ne sais pas ce qu'elles sont devenues". Une jeune femme de 25 ans,
originaire de la Drenica également, raconte : "Ils nous ont poussés vers Cirez...
ce village était vide de ses habitants. Il n'y avait plus que des militaires, puis
ensuite on est partis vers Glogoffsc. Sur la route, j'ai vu qu'ils avaient enlevé des
filles... c'étaient des gens en voiture qui ne portaient pas de plaque d'immatriculation,
ils avaient des cheveux longs, un bandeau noir autour de la tête avec des vêtements
différents... Deux hommes sont venus me chercher vers 22 heures, ils m'ont emmenée dans
une maison à deux étages. Il y avait deux autres filles qu'ils avaient ramassées sur la
route. Quand nous sommes arrivées, il faisait noir... j'ai pleuré et hurlé... je
comprends un peu le serbe... dans la voiture ils faisaient des plaisanteries salaces...
Ils m'ont demandé où était ma mère, puis ils m'ont ramenée mais les deux autres
filles sont restées... Ils sont revenus me chercher un peu plus tard. Il y avait 5
personnes dans cette maison en train de manger. Les deux filles n'étaient pas là puis
elles sont entrées avec un homme qui était ivre, il a dit à l'une des deux filles :
"donne moi ta main ", il lui a glissé une bague au doigt et a ajouté " ce
soir on se marie" ... je ne sais pas ce qu'ils ont fait aux deux filles, à moi ils
n'ont rien fait. Ils nous ont ramenées toutes les trois à 4h30 du matin. Celle qui avait
la bague au doigt m'a juste dit quand je lui ai demandé si on l'avait touchée, que non,
parce qu'elle avait crié. Elle m'a dit qu'ils l'avaient surtout interrogée sur l'UCK. Il
y a beaucoup d'autres filles qui ont été emmenées comme ça et ensuite ramenées et à
qui, semble t-il, rien n'est arrivé".
Une jeune fille âgée de 18 ans,
sur de la précédente ajoute : "J'ai été enlevée par des hommes avec une
amie ... ils m'avaient mis une arme sur la poitrine. Je suis montée à l'avant de la
voiture, mon amie à l'arrière. Ils nous ont emmenées à Glanassellë où nous sommes
restés dans la voiture. Ma copine parlait serbe. Ils m'ont demandé mon âge. Ils ne nous
ont pas touchées. Deux autres hommes sont montés, ils avaient la barbe, des boucles
d'oreille et un foulard autour de la tête... ils nous ont ramenées dans la colonne de
réfugiés... Là ils ont pris d'autres filles et plus tard ils les ont ramenées".
Une autre femme encore, toujours de la Drenica raconte : "Les jeunes filles
avaient des foulards sur la tête pour faire croire qu'elles étaient mariées ...
Beaucoup de filles ont fui dans les bois de peur d'être violées... Les militaires ont
pris une fille en disant "l'un de nous va se marier avec elle ce soir "".
Il y a sans doute ces
"jeux" de certains pour semer la peur et faire parler sur les hommes de l'UCK et
puis il y a sans doute aussi, le sentiment du déshonneur et de l'humiliation, et surtout
la violence subie, qui prennent tant de place qu'il n'est pas toujours aisé de parler de
ce que la tradition et la culture, obligent, ici plus qu'ailleurs, à enfouir.... Avec le
temps, la réalité et l'ampleur de ces crimes là, se révélera peut-être.
Parmi les toutes premières
victimes des exécutions sommaires, l'avocat Bajram Kelmendi et ses deux fils, âgés de
31 et 16 ans. Bajram Kelmendi [2], depuis dix ans,
se battait sur tous les fronts, avec un inébranlable courage. Avocat au Barreau de
Pristina, il assurait, avec trois ou quatre autres avocats albanais du Kosovo, la défense
de ces si nombreux prisonniers politiques. Devenu l'ennemi N° 1 de police et de la
magistrature serbes du Kosovo dont il dénonçait les excès et les crimes, notamment
quand elles se livraient à ou laissaient impunis des actes de torture délibérée, il se
savait peu protégé par une notoriété dont il avait conscience qu'elle n'était pas un
bouclier bien consistant, face à l'inhumanité du pouvoir serbe. Début 1999, il était
encore celui qui dénonçait les tentatives de manipulations du juge d'instruction
Marinkovic dans l'instruction du dossier de Racak. Sa capture et celle de ses fils, puis
leur assassinat, dans la nuit du 24 mars 1999, attestent de la préméditation du geste et
de la macabre inauguration d'une entreprise meurtrière que celui-ci constitue.
On apprendra aussi un peu plus
tard, le 8 mai 1999, la mort de Fehmi Agani, vice Président de la Ligue démocratique du
Kosovo, dans un commissariat de police à Lipjan, où il était gardé à vue, depuis le 6
mai 1999, après avoir été arrêté alors qu'il rentrait vers Pristina, ayant été
refoulé, avec d'autres, à la frontière macédonienne. Infatigable négociateur, il
avait été l'un des tous premiers désignés pour tenter de trouver une solution
pacifique au conflit. Début mars 1998, il prédisait avec justesse : "Milosevic
s'est dit qu'il était temps de régler la question du Kosovo". Il était l'un des
membres de la délégation albanaise conviée à Rambouillet.
On peut nourrir la crainte que dans
les villes ou bourgades du Kosovo, intellectuels, défenseurs des droits de l'Homme,
journalistes, hommes politiques ou autres personnes en vue de la communauté albanaise,
aient été des cibles privilégiées.
Les exécutions "au
hasard" sont pratiquées dans les villages pour accélérer le rythme des départs et
vaincre la résistance des indécis. A Zhegofc (à mi-chemin entre Lipjan et Gjilan),
cest vers 8 heures du matin que les forces de police encerclent le village et
commencent à tirer, sans sommation. Sept personnes, touchées par les balles de
l'assaillant serbe, meurent. L'effet est immédiat : les villageois prennent aussitôt la
fuite, sans même prendre le temps d'emmener quelque chose avec eux.
De Zhegofc le haut (dont sont
originaires ceux dont les déclarations sont recueillies) certains des villageois qui
fuient se dirigent vers Zhegofc le Bas. Ils trouvent refuge à Plitkovic, dans les
montagnes, chez un Imam. Ils descendent, dès le lendemain, à laube, accompagnés
de ce dernier, vers Vrelle. Mais le 17 avril, les policiers débusquent les fugitifs et
commencent de tirer : trois personnes sont tuées, dont limam lui-même.
Le 27 mars 1999 à 6 heures 30, le
village d'Istog est pris d'assaut par les forces serbes. Celles-ci, après avoir
pénétré dans le village se livreront, aux dires d'un témoin oculaire de cette tuerie,
à l'exécution de 19 personnes d'une même famille, la famille Imeraj. Des hommes, des
femmes, des enfants (le plus jeune d'entre eux n'est âgé que de deux ans), des
vieillards (dont le plus âgé a 80 ans) sont ainsi tués ce jour là. Le témoin, parent
des victimes, blessé lors de cette opération avec 9 autres personnes, indique avoir
reconnu sous l'uniforme militaire des assaillants des civils serbes de la région. Deux
témoins entendus au Monténégro racontent avoir, dans la colonne de réfugiés qui se
dirigeait vers la frontière monténégrine, le 10 avril 1999, vu un couple d'une
trentaine d'années, abattu devant ses enfants. Hormis l'exécution, plusieurs autres
personnes auraient été blessées par balle.
Le 10 avril à Trojë, au sud-est
de Gjilan, à seulement quelques kilomètres de la Serbie, un premier habitant du village
est exécuté par un paramilitaire. L'homme, Nasim Rachite, était berger et se bornait ce
jour là, à ramener ses bêtes à l'étable. Le même jour, quatre jeunes gens albanais
sont abattus entre le village de Pagragje, très proche de Troje, et Llovce. Ils
circulaient en tracteur sur la route. Sommés de descendre du tracteur sur lequel ils
étaient montés, il sont immédiatement exécutés par leurs assaillants, des
paramilitaires venus de la Serbie toute proche. Leurs corps ont été récupérés, le
lendemain, par les albanais du village voisin qui les ont enterrés. Toujours ce même 10
avril, un homme est abattu dans le hameau de Llovce. Un peu plus loin, entre Ninatof et
Llovce, un instituteur, du nom de Rrahim, et une vieille dame qui l'accompagne sont eux
aussi exécutés. Leurs corps, emmenés par les paramilitaires seront retrouvés,
carbonisés, un peu plus loin, à l'endroit où ils ont été brûlés.
Dans la Drenica, les hommes
finalement libérés et parvenus en Macédoine, qui ont été interpellés et emmenés par
les forces de police pour être interrogés sur les caches d'armes et l'UCK, expliquent
comment certains de leurs compagnons de détention sont devant eux exécutés :
"J'ai vu qu'ils avaient pris un homme d'environ 30 ans et ils l'ont tué devant moi
après avoir écarté son enfant ... un peu plus tard nous avons été chassés vers Cirez
puis Gloggofsc puis à Verboce (Urbofc) - Cf. carte de la Drenica -. On a passé 3 nuits
dans la mosquée. Un matin des forces serbes ont encerclé le village et ont emmené des
hommes... certains pour se cacher avaient mis des foulards de femmes sur leur tête, mais
ils ont parfois été découverts et emmenés.... ensuite on a entendu des coups de feu
... les hommes ne sont jamais revenus". Un autre témoin, présent également à
Urbofc lors de l'arrivée des serbes, raconte que des hommes ont voulu se rendre et faire
acte d'allégeance aux forces serbes. "Mal leur en a pris, ils ont été
immédiatement abattus".
L'homme interpellé à Glogoffc,
s'il a pu être finalement libéré après une garde à vue particulièrement brutale,
indique que d'autres n'ont pas eu cette chance : "D'autres hommes ont été
interrogés notamment 25 d'entre nous, parmi lesquels un médecin du nom de Abedin Leku et
un autre chez qui le médecin avait trouvé refuge, qui s'appelait Ahmid Topoal et aussi
un réfugié du village de Baince qui s'appelait lui Ajriz Ecshani. Aucun d'eux n'a eu la
vie sauve. Ils ont tous été exécutés".
Ce témoin à l'instar d'autres,
présents aujourd'hui en Macédoine, expliquait que dès l'arrivée dans le hangar qui
servait de salle de "garde à vue", chacun voyait ses papiers d'identité
scrupuleusement examinés. Cette vérification, ajoutée au questionnement insistant sur
l'UCK et les caches d'armes, dans une région au surplus célèbre pour être le premier
bastion de l'UCK, conforte dans l'idée que ceux finalement exécutés le sont parce que
convaincus d'appartenir ou de soutenir ou avoir soutenu l'UCK. Le même comportement de la
part des autorités policières prévalait déjà en 1998, de façon sans doute moins
systématique et manifeste, vis-à-vis de tous ceux, entendus très largement, sur
lesquels pesaient de tels soupçons.
Une femme de la région de
Mitrovicë, qui porte encore à la lèvre la cicatrice d'une blessure récente, raconte
comment, le 29 mars, vers 10 heures, entendant des coups de feu et des cris, elle décide
avec son mari, sa belle sur, le mari de celle-ci et leur fils de quitter en voiture
leur village pour se mettre à l'abri : " Cinq cents mètres après la sortie du
village sur la route de Mitrovica, près d'un café qui était en feu, sept hommes
masqués et armés ont fait signe à mon mari qui conduisait de s'arrêter. Ils nous ont
ordonné de descendre de voiture et de lever les mains en l'air. Ils ont pris l'argent que
mon mari avait sur lui, environ 800 DM et quelques dinars et ont jeté son portefeuille en
contrebas dans la rivière. Un des hommes a commencé à gifler mon mari. Je me suis mise
devant lui pour le protéger. Ils m'ont giflée à mon tour et l'un d'eux m'a dit
"Bouge pas et tiens toi droite". En tournant légèrement mon regard vers la
gauche, j'ai vu que celui qui avait parlé braquait son arme sur moi. Au moment où la
balle est partie, j'ai basculé ma tête vers l'arrière. La balle a frôlé et fait
éclater ma lèvre supérieure. Je me suis mise à saigner terriblement. Ils ont crié
parce que mon mari venait vers moi pour m'aider. Ils lui ont dit de lever les bras en
l'air et d'avancer devant eux en descendant le long d'un petit talus.
A un moment, il a tourné la tête
vers moi et la balle tirée par l'un des hommes l'a atteint à la tempe. J'ai vu la
moitié gauche de sa tête voler en éclats. Ensuite, l'un des hommes s'est saisi de mon
beau frère, l'a un peu éloigné et lui a dit de descendre le long du même talus.
L'homme l'a braqué et a tiré plusieurs balles, une dans le dos, une dans l'épaule et
une dans la tempe quand il a tenté de se retourner lui aussi. Ensuite est venu le tour de
mon neveu, il avait 17 ans. Ils l'ont braqué de la même façon et ont tiré une balle
dans la tête et une balle dans l'épaule. Pendant quelques minutes je l'ai vu chancelant
avant qu'il ne s'effondre. Ils ont tiré aussi sur ma belle sur dans les jambes
quand elle a voulu aller vers son mari mort. Les sept hommes sont ensuite partis et nous
ont laissées là, ma belle sur et moi. Nous avons pris la route de Tavnik où nous
sommes allées nous cacher pendant une semaine. Nous avions trop peur pour aller chercher
les corps. Ensuite, les serbes ont bombardé ce village que nous avons fui pour aller avec
d'autres à Jabor. De là, les serbes nous ont à nouveau chassés et nous avons pris la
route de Pejë puis de Morine. Je ne sais pas où est ma belle sur ".
Un jeune garçon de 16 ans, arrivé
en Albanie, originaire de la Drenica, bandé à la main et un large pansement sur
l'arrière du crâne, explique comment avec une dizaine d'hommes - dont son père et ses
cousins - du village qu'il habite, il est emmené, le 12 avril 1999, dans la forêt par
des policiers serbes, le visage à découvert : "Ils étaient déjà venus dans le
village, précise le jeune garçon, deux semaines plus tôt. Je pourrai les reconnaître
même si je ne sais pas leur nom. Une fois dans la forêt, ils nous ont ordonné de nous
allonger par terre, face contre terre, les mains derrière la tête. Mon père était
allongé à côté de moi. Ils ont littéralement balayé de balles les corps allongés
devant eux. J'ai été touché à la main . La balle a traversé ma main et simplement
effleuré mon crâne. Je me suis évanoui. Quand je suis revenu à moi, il n'y avait plus
de policiers serbes, juste les corps de ceux qui avaient été tués. Mon père et
quelques autres avaient dû s'échapper, leurs corps n'étaient pas là. Je suis parti me
cacher dans la forêt pendant 4 jours. Au bout de deux jours, j'ai retrouvé des gens dans
la forêt qui connaissaient mes parents et mon village. Ils m'ont dit que je pouvais y
aller, que les serbes étaient partis. Je suis rentré. J'ai retrouvé ma famille, mon
père. On m'a soigné et j'ai dormi deux jours sans arrêt. Quand j'étais dans la forêt
je nai pas dormi. Deux jours après m'être réveillé les policiers serbes sont
revenus dans le village. Ils ont regroupé tout le monde près de l'école. Là, ils ont
séparé les hommes des femmes. Moi ils ont dû me prendre pour une fille. A cause de ma
blessure à la tête, on m'avait mis un foulard. Ils entraient dans les maisons, les
paramilitaires surtout. J'ai reconnu certains d'entre eux, des civils serbes qui habitent
le coin. Des types jeunes de 20/30 ans. Il y en a un dont je connais le nom".
Femmes et enfants seront dirigés vers la frontière albanaise, les hommes, eux, resteront
au village. Nul ne sait ce qui leur est advenu depuis lors.
Ces témoignages ne sont pas
uniques et, par leur nombre, font penser qu'indépendamment de l'expulsion massive et
systématique des albanais du Kosovo, certains en nombre conséquent, subissent un sort
parfois funeste dont le détail sera révélé, lui aussi, lorsque le Kosovo sera à
nouveau accessible.
Ces faits là sous réserve de la
confirmation de leur ampleur, qu'en fourniront le recueil d'autres preuves et les
investigations, quand elles seront rendues possibles, au Kosovo, sont susceptibles, à
tout le moins, d'être qualifiés d'infractions graves aux conventions de Genève de 1949
(article 2 du statut du TPI) en ce qu'ils constituent notamment des homicides
intentionnels ou des atteintes graves à l'intégrité physique, commis contre des civils
à l'occasion d'un conflit interne, voire, de crimes contre l'humanité, l'article 5 du
statut du TPI visant les faits de viol, d'assassinat et de persécutions pour des raisons
politiques, religieuses ou raciales.
2. Exécutions collectives et
massacres
Consécration de la persécution et
de la guerre pour anéantir : les massacres. Le huis clos décrété sur le Kosovo par
Belgrade, au lendemain des premières frappes de l'Otan en encourageait la commission. Il
faut des lieux clos pour que les victimes soient laissées sans la moindre défense, pour
que soit favorisé le déchaînement de violence collective qui caractérise tout
massacre.
Des premiers éléments réunis,
tout incite à penser que ces exécutions collectives ont essentiellement eu lieu dans ces
places identifiées, depuis le début du conflit en février 1998, comme des bastions de
l'UCK. Il n'est pas fortuit que des régions comme celles de Lipjan, de Rahovec ou plus
encore de la Drenica aient été le théâtre d'exactions d'une ampleur et d'une gravité
particulières. Parce que celles-ci ont été, ou sont encore en mars 99, des places de
l'UCK, la population civile albanaise, va devoir, une fois de plus, y payer le "prix
fort". Les exécutions collectives qui y sont perpétrées le sont par vengeance
pure, inimitié mortelle. Elles ne résultent pas d'initiatives isolées et
désordonnées, elles obéissent aux ordres donnés. La propagande, étroitement
contrôlée par le pouvoir de Milosevic, et qui joue un rôle majeur dans ce conflit, est
là, images de la seconde guerre mondiale et mythologie officielle à l'appui, pour à la
fois, véhiculer la peur collective de voir se perdre l'essence de la nation, mais aussi
et surtout, pour légitimer la destruction de l'autre et l'encourager.
2.1. Exécutions collectives
dans la région de Lipjian et de la Drenica
Un homme habitant de Sllovi, situé
sur le route entre Lipjan et Giljan, raconte comment, le 15 avril 1999, les forces
spéciales et militaires ont pénétré dans la bourgade et dans plusieurs villages, aux
alentours, qu'ils ont mis à sac et brûlés. "Puis sont arrivés les
paramilitaires, indique le témoin. Celui qui les commandait est un nommé M.T...
condamné à 2 ans de prison pour délit de droit commun et ancien chef adjoint de la
police de la région. Il est sorti pour prendre le commandement des paramilitaires. La
population a commencé à fuir. Ceux qui ont partis sur la gauche ont été arrêtés par
M.T... qui était en voiture et armé. Il leur a dit d'aller vers Smallushë -
Cf. Carte de la région de Sllovi -. L'homme explique de quelle façon paramilitaires ("armés
de couteaux et d'armes automatiques, coiffés du calot tchetnik, barbus et portant des
pantalons gris"), policiers ("cagoulés, en uniforme bleu foncé")
et militaires ("en uniforme de l'armée") collaborent : "J'ai vu
des Tchetniks demander aux villageois de lever la tête puis des hommes avec des cagoules
- ceux qui portaient les uniformes de la police - désigner certaines personnes et ils les
exécutaient".
Il poursuit : "Le 19
avril,nous sommes allés à Stuka avec un cousin dénommé Sadik. Là,nous avons
découvert deux fosses, l'une faisait 6 pas de long, l'autre, 16 pas. Des serbes du
village voisin nous avaient dit en passant que les victimes avaient été enterrées là.
Nous y sommes allés pour vérifier. Ce même jour, les serbes nous ont proposé de
déterrer les corps pour que nous puissions les reconnaître et aller les enterrer au
cimetière."
Deux autres personnes, originaires
de Sllovi, évoquent, lors de leurs entretiens en Macédoine, la présence de grues,
utilisées, semble t-il à la fois pour creuser des fosses et pour y jeter des cadavres.
Ainsi, un homme qui avait fui Sllovi, lors de l'assaut qui y fut donné le 15 avril,
indique y être retourné, avant son départ pour la Macédoine et avoir vu des hauteurs
surplombant le village "une grue prendre de la terre et des corps. Il y avait
aussi deux camions et deux voitures... on est allé voir et on nous a demandé de
reconnaître les corps avant de les enterrer au cimetière".
Ces déclarations confortent dans
l'idée que ces exécutions sont délibérées, organisées et systématiques à l'égard
des hommes de ces régions. La présence de ces pelleteuses utilisées pour creuser les
fosses exclut toute idée d'improvisation ou de débordement de violence qui serait le
fait de quelques individus isolés. Plus révélateur encore de la véritable
planification de ces exactions meurtrières en nombre, est le soin pris à les maquiller :
la proposition faite à plusieurs survivants, quelques jours après les exécutions de
récupérer dans les fosses où ils ont été précipités, les corps de leurs proches
pour aller les enterrer au cimetière du village, démontre le souci des forces serbes de
se constituer le moyen de mettre en doute ultérieurement, la réalité des exactions par
elles commises et de laisser croire, une fois encore, que les récits des albanais du
Kosovo relèvent de l'affabulation.
Une femme de Sllovi explique comment
les paramilitaires sont entrés chez elle, ont mis les hommes de côté et ont chassé les
femmes et les enfants vers Smallushë. "Il y avait cinq hommes. Trois portaient
des masques, deux non. Ils nous ont dit de partir en tracteur mais ils ont gardé les
hommes. On les a suppliés de ne pas les tuer. A peine sorties dans la cour, on a entendu
des tirs. Quand on est sorties de la maison les hommes étaient tous alignés... ma belle
sur est revenue deux jours plus tard, les corps n'étaient plus là. On les a
retrouvés dans la fosse".
L'existence de fosses et/ou d'une
grue destinée à creuser et emplir la fosse est également signalée par des personnes en
provenance de villages de la Drenica, de la région de Gloggofsc : "Un matin,
explique un femme, très tôt les forces serbes sont entrées au village et ont pris les
hommes, une centaine environ. On a entendu des coups de feu. Je ne sais pas ce qu'ils leur
ont fait mais les hommes ne sont jamais revenus... J'ai vu une sorte de grue bulldozer
descendre vers le village, je ne sais pas à quoi elle était destinée".
Un jeune homme de la Drenica
raconte quant à lui : "De l'endroit où je me suis caché j'ai vu arriver une
grue bulldozer qui était là pour creuser une tranchée, près de la mosquée à environ
100 mètres. Ils ont amené tout près des hommes et les ont fusillés, par vagues
successives. Les corps tombaient dans la tranchée. Ensuite, ils ont jeté de l'essence et
ont brûlé les corps. Et puis avec la grue, ils ont jeté de la terre sur les corps et
ont refermé la tranchée".
2.2. Exécutions collectives
dans la région de Rahovec
Du 24 mars 1999 au 4 avril 1999,
des événements d'une particulière gravité se sont déroulés dans la région de
Rahovec. Des rescapés ont été retrouvés en Albanie et le récit détaillé de ce dont
ils ont été victimes et/ou témoins a permis de reconstituer le fil des
événements.
Les témoins entendus et la
présentation des lieux
Pour une meilleure compréhension,
il est apparu nécessaire de préciser pour chacune des personnes entendues sur ces
événements, son lieu d'origine, sa situation de famille, son âge et le cas échéant,
sa profession.
Nom |
Origine |
Age |
Qualité |
Situation
de Famille |
H1 |
Hoçà e
Vogel |
44 ans, |
ingénieur |
père de
famille |
H2 |
Hoçà e
Vogel |
37
ans, |
|
mère de
famille |
C1 |
Celine |
26
ans, |
agriculteur, |
père de
famille |
C2 [3] |
Celine |
41
ans, |
|
|
K1 |
Krusha e
Madhe |
|
manoeuvre, |
père de famille [4] |
K2 |
Krusha e
Madhe |
|
retraité, |
père de
famille |
K3 |
Krusha e
Madhe, |
|
enseignant, |
père de
famille |
K4 |
Krusha e
Madhe, |
|
conducteur
de travaux |
père de
famille. |
K5 |
Krusha e
Madhe |
|
médecin |
père de
famille |
N1 |
Nagavc |
30
ans, |
combattant
de lUCK |
|
Krushe E Madhe, située au point
d'intersection de la route principale qui mène de Piran à Gjakove et de la route
secondaire qui mène à Rahovec, est distant de 10 kilomètres environ de cette dernière
bourgade. La route secondaire qui part de Krusha E Madhe dessert une dizaine de villages,
sur une dizaine de kilomètres. De part et dautre de la route, deux monts culminent
à 450 mètres daltitude. Le relief est escarpé. Les terres sont cultivées. Il y a
de nombreuses zones boisées. Des anfractuosités peuvent servir de caches.
Depuis lété 1998, quatre de
ces villages ont été vidés de leur population albanaise : Hoca E Madhe, Zoqhist,
Opterush et Retij. Ces déplacements de population ont fait suite à une offensive serbe,
à la mise à sac et à lincendie de ces villages. A Retij, plus de 1000 Albanais
ont ainsi été déplacés en 1998, et trois maisons seulement sur 140 tiennent encore
debout, selon un villageois réfugié, originaire de Krusha e Madhe.
LUCK avait regroupé depuis
plusieurs mois environ 800 combattants et leur commandement autour de Retij. Sous
lemprise de lUCK et avec la présence dobservateurs de lOSCE, les
villageois albanais se sentaient protégés, même si des tirs de snipers atteignaient
parfois certains dentre eux.
Selon un témoin (H1)
[5], Medin Bytyçi, retraité originaire dHoça e Vogel allant
chercher du fuel à Rahovec est ainsi tué, en décembre 1998. Jusqu'à ce que les frappes
de l'Otan débutent, les serbes n'entraient pas à proprement parler dans ces villages,
mais au delà dune zone limitée, au sud et à louest, par les routes Krusha E
Madhe-Rahovec et Piran-Gjakove ; il y avait des risques darrestation
explique un témoin (K3).
Le 24 mars 1999, les 24 000
Albanais environ qui vivent dans cette zone - Cf carte de Rahovec -, se répartissent dans
six villages ; la population de ceux-ci sest accrue notablement en 1998, avec
larrivée des habitants de quatre villages détruits, dont la population a dû fuir.
A Krusha e Madhe, on est ainsi passé de 5 500 habitants début 1998 à près de 9 000 en
mars 1999.
A lest de cette zone, dans le
village de Krusha e Vogel, un témoin (K1) fait état dun accord entre villageois
serbes et albanais, une sorte de pacte dauto-défense réciproque, en cas
dattaque extérieure. Dans les autres villages, des plans sommaires de repli de la
population dans les montagnes étaient prévus.
Dans ce contexte local, les frappes
de lOtan ont été le déclencheur des faits criminels commis du 25 mars au matin au
4 avril 1999 qui vont maintenant être décrits. La présence de lUCK autour des
populations civiles dans cette zone a, semble t-il, particulièrement attisé
lardeur des forces serbes. Celles-ci ont mis en place, dans la nuit du 24 au 25 mars
1999, des unités dartillerie sur toutes les routes délimitant la zone.
Les populations civiles ont été
systématiquement exposées à la terreur, à des assassinats individuels ou collectifs,
à des racketts et/ou à une déportation délibérée. A travers les récits recueillis,
il est dores et déjà possible, dans la région de Krusha E Madhe,
didentifier des groupes de responsables intervenant le plus souvent de concert :
paramilitaires, policiers et militaires dactive. Il devient plus difficile en
revanche dimputer les actes à des individus nommément identifiés. Les éléments
de preuve susceptibles dêtre rapportés à lavenir par dautres témoins
ou victimes ou par des moyens dont disposent les puissances parties au conflit,
permettront sans doute de le faire.
Les témoignages des 15 personnes
qui ont été entendues - modeste nombre sans doute quand on le rapporte à celui de la
population en cause - présentent une remarquable cohérence quant aux événements. Les
recoupements opérés attestent de la réalité des faits décrits.
Pour ne prendre quun exemple,
un agriculteur de Céline est témoin de la scène suivante : le 26 mars, dans la
montagne, son cousin Sakip Rexhepi originaire du même village, affirme posséder chez lui
la somme de 40 000 DM quil promet de remettre en échange de la vie sauve pour lui
et les siens. Le témoin boucle son récit en affirmant ne plus avoir jamais
revu son parent reparti à Celine, escorté dhommes serbes armés et
quil tient encore aujourdhui pour disparu, mais non mort. Trois
autres témoins de Celine, rencontrés dans dautres circonstances, qui disent être
retournés ultérieurement au village, affirment avoir vu trois corps dont celui de
Sakip Rexhepi, mais ignorent les modalités de lassassinat du jeune Sakip.
Sagissant des assassinats -
individuels ou collectifs - les témoins entendus en ont été les témoins directs. Il
est arrivé aussi quils nont pu que constater, à travers la reconnaissance
des cadavres, la mort de personnes connues et ce, sans pour autant avoir été les
témoins oculaires de lacte meurtrier.
Une liste provisoire
dhabitants de Krusha E Madhe, morts sous les feux serbes entre le 25 mars et le 2
avril, a été dressée par les survivants originaires du même village : 93 noms et
prénoms y figurent - Cf. Liste des Morts de Krusha E Madhe -.
Les Bombardements
Les opérations militaires et
policières serbes contre les villages de la région de Krusha e Madhe sont concomitantes
des frappes de lOtan. Dans la nuit du 24 au 25 mars 1999, certains habitants de
Krusha E Madhe entendent des convois militaires circuler sur la route de Prizren, des
tanks, véhicules blindés..... A laube, les blindés se positionnent et
les tirs commencent sans sommation sur le village de Krushe e Madhe. La même opération
est constatée par un habitant de Celine qui affirme avoir entendu un policier serbe,
posté sur la route de Prizren à Gjakove, dire : Cest lOtan que vous
voulez, attendez un peu et vous allez voir (C1). Un habitant de Hoça E Vogel
confirme les tirs dont son village est la cible ce matin là (H1). Les bombardements
durent plusieurs heures et même selon un témoin, crescendo pendant deux
jours (K5). Pour un villageois de Krushe, il ne restait plus rien des 530
maisons. Seules 40 dentre elles tiendraient encore debout (K)
Fuite dans la montagne et
massacres
Dans lhypothèse
dune attaque serbe que nous nexcluions pas, il était prévu que les
villageois se regroupent dans la montagne, plus précisément dans un lieu-dit Zabeli i
Jahes précise un habitant dHoça e Vogel (H1). Les habitants de Celine ne
se sont retrouvés dans la montagne à Pisjak que plus tard dans la soirée
vers 22 heures 30. Dans ce village encerclé, les militaires ont gardé la population
durant la journée à disposition pour exiger de largent et se sont attachés à
séparer les hommes jeunes des autres (C1).
Je suis parti avec 19
personnes dans la montagne dans des vignobles juste après les bombardements du 25 dans la
matinée. Nous sommes restés là toute la journée et vers 20 heures, nous sommes partis
vers une autre montagne. Les maisons étaient en feu. Là, dans cette montagne, on a dormi
jusqu'au matin. Le 26 mars au matin, il y a eu des combats entre, je pense sans en être
certain, l'UCK et les Serbes. Après 11 heures, on était entouré de serbes (des
militaires avec une bande blanche en brassard). Ils nous ont demandé s'il y avait du
monde dans la grotte. J'étais là avec 60 personnes. On est sorti avec le drapeau blanc.
Ils ont séparé des familles, les jeunes hommes de 16 à 30 ans. Il y en avait 18.
Lorsqu'ils nous ont séparés, ils ont dit aux autres "Allez, vous, partez en
Albanie". Il y avait une vingtaine de tireurs. Ils ont couché les hommes par terre
et ils ont tiré pendant à peine 10 minutes. Les 18 hommes qui avaient été séparés
des autres sont morts devant les femmes et les enfants, et devant moi.
Ils ont tiré sur Zejnullah Hoti
(57 ans) parce qu'il portait le qelesche [6]. Ils
ont dirigé les tirs vers les femmes et les enfants. Ma petite fille S...., 20 ans, a
été blessée. On est partis, on a laissé les corps là. A côté, il y avait des
tracteurs qu'ils ont brûlé et nous nous sommes dirigés vers Nagacv. Ce
témoin (K2) habitant de Krushe a perdu deux de ses petits fils lors de cette
tuerie.
Les noms de 15 des 18 personnes
tuées à cette occasion sont suivis dune astérisque dans la liste des morts de
Krushe reproduite dans ce rapport.
Les récits de tueries par balles
ou grenades visant les populations civiles réfugiées dans les montagnes sont nombreux
(H1, K3, C2).
A Krusha E Madhe, trois autobus
emplis de policiers serbes, arrivent vers 16 heures. Un habitant raconte : Ils ont
bu de lalcool pendant une heure et ont mis le feu aux maisons puis se sont dirigés
vers lendroit en hauteur où la population du village sétait retranchée.
Avec ma famille, je me suis dirigé vers Nagavc alors quune autre partie des
villageois est restée là (K5).
Les hommes les plus jeunes
avaient trouvé une position plus sûre dans la montagne à lécart des autres,
précise un autre témoin (H1). Les Serbes les ont pris en tenaille. Jai pu me
rendre à cet endroit le 26 au matin, une fois létau relâché. Jai vu le
corps de Faredin Hoti et son fils qui avait la tête arrachée. Jai vu 16 autres
cadavres dont ceux de Sabri Gashi, 45 ans et Kurtish Kastrati, 25 ans. Nous avons emmené
les corps à Nagavc. Je les ai enterrés de mes mains.
Les moyens de locomotion (tracteurs
principalement) sont détruits par incendie. Le 26 mars au matin, les populations
réfugiées sont prises en tenaille dans les montagnes. Plusieurs milliers de
personnes sont ainsi pris dans une nasse : de 10 à 20 000 selon les témoins (K5, H1).
Les familles sont ensuite dirigées vers le village de Nagavc où elles resteront
jusquau 2 avril.
Le sort de ceux restés au
village
Laccord dautodéfense
réciproque en cas dattaque extérieure, conclu entre les villageois serbes et
albanais du village de Krusha E Vogel "a fait long feu" selon K1. Il est fait
état dun massacre de tous les hommes dorigine albanaise qui sy
trouvaient. La mission réalisée en Albanie na pu confirmer ou infirmer ce fait de
façon certaine.
Toutefois d'une part,
lidentité de deux des rescapés a pu être précisée, dont celle de celui qui
a pu sen sortir avant que les Serbes ne mettent le feu au tas de cadavres qui
était au dessus de lui", et qui se trouve actuellement hospitalisé et placé sous
la protection du Tribunal pénal international. D'autre part, la localisation en Albanie,
des veuves et filles de ce village, accréditent la réalité de ce crime.
Les habitants des autres villages
qui n'étaient pas partis le 25 mars pour se réfugier dans la montagne, firent
lobjet de violences, dès le lendemain, vers 15 heures (K4) : "Les forces
serbes nous ont séparés : les femmes et les enfants d'un côté, dans une étable, et
les hommes de l'autre. Nous formions un groupe de 54 personnes à l'endroit d'un
cimetière de tziganes. Les paramilitaires, environ 14 ou 15 personnes, étaient ivres.
Ils chantaient. Un policier serbe avec une kalashnikov ne me paraissait pas du tout
approuver le processus en cours. Un "major", les serbes l'appelaient
"Monsieur l'officier", a communiqué par radio avec un autre militaire. J'ai
entendu distinctement : "Je vais terminer dans 5 minutes avec ceux-là". Je
pourrais reconnaître tout ce groupe de militaires si je les revoyais. Nous avons été
divisés en trois groupe. Un premier groupe composé en majorité de tziganes (14) a été
orienté vers la mosquée.
Le groupe qui restait a été à
son tour divisé en deux. Dans un groupe, 19 personnes. Dans le mien, il y avait 18
personnes. Ils nous ont dit d'avancer d'une dizaine de mètres. On les entendait préparer
leurs armes. Les tirs ont commencé. J'ai pu m'échapper. Je crois que 17 personnes ont
été tuées. Ils m'ont cherché. Lorsque je suis sorti du buisson où je me cachais, j'ai
vu les corps des personnes qui composaient mon groupe. Le rescapé fournit la
liste des morts quil a pu identifier.
Un habitant resté caché à Krusha
E Madhe (K1) affirme quentre 90 et 200 personnes restées à Krusha ont
été abattues ce jour-là[7]. Retiré
avec les siens dans la montagne, un villageois originaire de Celine (C1) est revenu à six
reprises, la nuit, dans son village, à Celine, pour chercher à manger, des
couvertures car les enfants avaient froid ou de la farine.
"La nuit, avec deux cousins
à moi, on est retourné au village pour prendre des couvertures pour les enfants qui
avaient froid. Un kilomètre nous séparait. Dans une des maisons, il y avait 5 cadavres,
l'un avec les yeux ouverts, l'autre les bras en croix, dans une flaque de sang. Jai
reconnnu Isa Medin Rexhepi, environ 57 ans, Dergut Rexhepi, environ 40 ans, il travaillait
à l'état civil de Krusha E Madhe ; Naïm Rexhepi, environ 35 ans ; deux autres étaient
du village de Bellacerk. Tous blessés par balles (...). On a pris des couvertures et on a
rejoint la montagne. Pendant 6 nuits, nous sommes ainsi revenus vers le village pour
chercher à manger. (...) La deuxième nuit je suis revenu avec trois autres villageois
pour chercher de la farine.
En chemin, on a rencontré un
garçon qui nous a dit que les serbes avaient tué son père et son frère dans la cour de
la maison de son oncle : Ferhat Rexhepi, (24 ans).On a voulu aller voir. En chemin, dans
la nuit, nous avons rencontré un autre. On est allé voir dans la cour de la maison de
l'oncle, Shani Rexhepi (55 ans). Il y avait 13 corps calcinés et de la fumée. Les corps
étaient empilés. Ils n'avaient que des pantalons dont ne restait que le bas. Celui qui
faisait partie du même groupe, mais qui s'est caché dans une meule de foin, nous a dit
l'identité de certains des hommes assassinés. Il sagit de : Nasjm Rexhepi (70
ans), Niazi Rexhepi (plus de 60 ans), Shani Rexhepi (60 ans), Muharrem Rexhepi (plus de 60
ans)le fils de ce dernier, Teki Rexhepi (33 ans), journaliste à Rilindja, Dever Rexhepi,
Haki Rexhepi, le petit fils de ce dernier, Alba Rexhepi(14 ans) et enfin Betollah -
Fetahu. On est retourné dans la montagne. Nous sommes revenus dans le village une autre
nuit parce que mon père était resté dans le grenier. Je suis allé chercher mon père
et j'ai mis les vaches et les poules en liberté.
Concentration et terreur à
Nagavc
Avec ma famille, je me
suis dirigé vers Nagavc alors qu'une autre partie de la population est restée là. Nous
avons passé la nuit du 25 au 26 dans la montagne. La police et l'armée sont entrées
dans Nagavc. Toute la nuit, ce village distant de deux kilomètres a été bombardé par
l'artillerie, tanks, chars et camions. Le 26 au matin, très tôt, ils ont rassemblé les
paysans des villages alentours (Hoça e Vogel, Brestovsk...). Ce groupe nous a rejoint à
cet endroit. Nous étions 20 000 personnes. On nous a dit d'aller vers l'Albanie. Nous
devions passer par Krusha e Madhe, mais Krusha était en flammes et les serbes nous ont
repoussés vers Nagavc. Les 20 000 personnes ont été forcées d'entrer dans les maisons.
Nous étions environ 200 par maison. Le 26, Jeton Duraku, 17 ans, a été tué parce qu'il
n'avait pas d'argent à donner. Il était 14 heures 30 environ. C'était un policier
serbe. Il avait une bière à la main et dans l'autre main, une Kalachnikov. Il a tiré à
2 ou 3 mètres de distance. Il n'est pas mort tout de suite. Les serbes l'ont placé dans
la cour de la maison où j'étais. J'ai essayé de le soigner. Il aurait fallu l'opérer.
La balle avait perforé l'abdomen et était ressortie de l'autre côté. Au bout d'une
heure, il est mort. Les 28 et 29 mars, tout était calme. Les policiers et militaires
étaient autour du village. Ils tiraient des balles. Le 30, des groupes de policiers et
des paramilitaires sont entrés dans les maisons. Il était environ 11 heures du matin.
Jétais dans la cour, je rentrais d'une consultation. J'ai jeté le sac de
médicaments que j'avais à la main dans une meule de foin. Le policier ne m'a pas vu. Il
m'a demandé de lever les mains en l'air et m'a braqué à bout portant, m'a pris mes
papiers. Il m'a obligé dentrer dans la maison où se trouvait ma famille. J'ai dû
donner toutes les valeurs en ma possession (mon portefeuille avec 700 DM) au total, dans
cette maison, il a pris un total de 10 000 DM et a pris les bijoux des femmes.
Cétait un policier ou un
paramilitaire (visage maquillé avec un mouchoir autour de la tête, rouge bariolé). Il a
tué deux chiens. Les trois autres étaient dans la cour et attendaient. Quand ce groupe
est parti, un autre est arrivé. Ils nous ont demandé de sortir. Je suis sorti seul en
les informant de la visite précédente. Ils sont partis et ont continué comme çà dans
tout le village. Le 31 et le 1er, le calme était relatif. Le village était toujours
encerclé. Les tirs se poursuivaient cependant. Les 31 mars et 1er avril, ceux qui ont
cherché à partir ont été tués : Fahredin Hoti, gynécologue, environ 47 ans, Kreshnik
HotiI, son fils, 14 ans.
Le récit de ce médecin de Krusha
E Madhe (K5) nest pas isolé.
Les forces serbes après avoir
regroupé la population de plusieurs villages réfugiée dans les montagnes, ont dirigé
des milliers dAlbanais vers Nagavc. Ces derniers ont vécu dans la promiscuité et
la terreur du 26 au 2 avril 1999. Dautres témoins le confirment (K1,K2,K3,K4, H1,
H2). Un villageois de Krushe e Madhe estime à 700 000 DM la somme totale extorquée par
la violence durant cette période (K1). Les habitants (C1,C2) de Celine, en revanche ne
font pas état, pour leur part, d'un séjour forcé à Nagavc.
Une population importante a été
contrainte de rester à Nagavc, a été stockée" et gardée en otage dans ce
village. Un plan prémédité qui a connu son aboutissement, en pleine nuit, le 2 avril
1999 vers 1 heure 40, parait seul pouvoir expliquer ce regroupement forcé de population
albanaise, en un même lieu, à l'initiative des forces serbes.
Bombardement aérien du 2 avril
à Nagavc - Fuite forcée en pleine nuit vers lAlbanie.
Dans la nuit du 2 avril 1999 vers 1
heure 40, les maisons bondées du village de Nagavc sont bombardées : deux ou six
explosions selon les témoins (H1, K2). Les témoins affirment que deux avions de l'armée
serbe, volant à basse altitude, ont largué les bombes.
On a entendu les avions et
les explosions, environ six. On a cru que les maisons allaient seffondrer tellement
les explosions étaient fortes. Les vitres sautaient. On entendait les hurlements des
enfants et des femmes. On est tous sortis pour fuir les flammes. On a couru. En chemin, on
a vu des corps disloqués. Les frappes ont atteint trois endroits, selon un
rescapé (H1).
Jai vu un gosse de
deux ans, le pied arraché (...) Dans une maison 20 femmes et enfants sont morts. Les
avions volaient à basse altitude affirme un autre (K5).
Rencontré à lhôpital
militaire de Tirana, un soldat de lUCK (N1) : Jétais autour du
village de Nagavc avec dautres membres de lUCK. Jai vu deux avions
serbes de type galeb. Ils volaient très bas. Un seul a bombardé. Une seule
rafale de bombes en à peine cinq minutes. Après, nous sommes entrés dans le village. Il
y avait des corps déchiquetés partout. Jai perdu 13 personnes de ma famille.
A 4 heures du matin, nous
avons laissé les morts et nous sommes partis, explique un autre (H2). Le nombre
de victimes de cette exécution collective est inconnu.
Les survivants sont ensuite passés
par Nagavc, Krusha e Madhe, Krusha e Vogel, Pirane, Landovic, Dushanov, Prizren, Zhur,
Vermic pour gagner la frontière avec l'Albanie, à Morina. Les papiers didentité
leur seront dérobés par les autorités policières serbes à la frontière. Ils
arriveront enfin à Kukes en Albanie, selon le cas, le 3 ou 4 avril 1999. Sans passer par
Nagavc, les albanais de Celine, réfugiés dans la montagne, ont été séparés en deux
groupes : Les hommes ont été conduits en camions bâchés jusquà
Prizren. Ils sont arrivés à la frontière albanaise puis à Kukès, le 4 avril 1999,
vers 15 heures 30, rejoints ensuite par le groupe des femmes et d'enfants vers 21
heures, explique un albanais de Celine, réfugié en Albanie (C1).
LISTE DES MORTS DE KRUSHE E
MADHE |
PRENOM |
NOM |
AGE |
|
|
MUHARREM |
DURAKU |
70 |
) |
|
AGIM |
DURAKU |
40 |
) |
|
ISLAM |
DURAKU |
53 |
) |
|
NIJRET |
DURAKU |
50 |
) |
VLLEZER |
ISMET |
DURAKU |
52 |
) |
|
EQREM |
DURAKU |
47 |
) |
|
FITIM |
DURAKU |
26 |
) |
|
ALI |
DURAKU |
55 |
|
|
BAIZAM |
DURAKU |
29 |
|
|
HABIB |
DURAKU |
56 |
|
|
XHEVXHET |
DURAKU |
40 |
|
|
ILAZ |
DURAKU |
22 |
|
|
RIDVAN |
DURAKU |
25 |
|
|
JETON |
DURAKU |
17 |
|
|
AHMET |
DURAKU |
36 |
|
|
XHEMALI |
DURAKU |
36 |
|
|
SHABAN |
DURAKU |
47 |
|
|
MUHARREM |
DURAKU |
55 |
|
|
OSMAN |
SEIFULLAHU |
60 |
|
|
QAMIZ |
SEIFULLAHU |
60 |
|
|
BEDDI |
SEIFULLAHU |
29 |
|
|
REXHEP |
REXHEPI |
62 |
|
|
FAHRGOIN |
DINA |
33 |
|
|
FLURIM |
DINA |
30 |
|
|
NAIM |
DINA |
20 |
|
|
ZEJNULLAH |
HOTI |
57 fils
de son oncle |
* |
|
AZEM |
HOTI |
26
fils |
* |
|
ISAK |
HOTI |
23
fils |
* |
|
AMUZLA |
HOTI |
61 mort
ailleurs |
|
|
FLURIM |
HOTI |
29 |
* |
|
KUJTIM |
HOTI |
26 |
* |
|
BAKI |
HOTI |
21 |
* |
|
FEIM |
HOTI |
22 |
* |
|
AGIM |
HOTI |
20 |
|
|
BAJRAM |
HOTI |
34 |
|
|
ETEM |
HOTI |
30 |
|
|
XHEMAVI |
HOTI |
38 |
* |
|
XHAVIT |
HOTI |
57 |
1 |
|
SALI |
HOTI |
25 petit
fils |
* |
|
PETRIT |
HOTI |
20 petit
fils |
* |
|
BEQIR |
HOTI |
37 |
|
|
VALON |
HOTI |
16 |
* |
|
BASHKIM |
HOTI |
29 |
* |
|
RAMADAN |
HOTI |
49 |
|
|
PLAK |
HOTI |
27 |
|
|
FAHRI |
HOTI |
32 |
|
|
AVNI |
HOTI |
37 |
|
|
MILAIM |
HOTI |
60 |
|
|
HASAF |
HOTI |
26 |
|
|
MUSTAF |
HOTI |
80 |
|
|
FAHREOIN |
HOTI |
39 |
|
|
KRESHNIK |
HOTI |
14 |
|
|
QAMIL |
BAJRAMI |
61 |
|
|
DAIM |
BAJRAMI |
59 |
|
|
SELIM |
BAJRAMI |
56 |
|
|
RAMADAN |
KRASNIQI |
37 |
|
|
AFRIM |
SELIMI |
24 |
|
|
SELIM |
SELIMI |
39 |
|
|
ILMI |
GASHI |
41 |
|
|
MILAIM |
GASHI |
28 |
|
|
REXHEP |
NALLI |
40 |
|
|
SAMI |
NALLI |
26 |
|
|
SALI |
NALLI |
21 |
|
|
GANI |
NALLI |
40 |
|
|
RUZHDI |
SPAHIU |
48 |
) |
OPTERUSHE |
DAUT |
SPAHIU |
20 |
) |
|
ILIR |
HOTI |
15 |
|
|
SHAQR |
ZEQIRI |
29 |
|
|
FUJRIM |
ZEQIRI |
35 |
|
|
IDA |
ZEQIRI |
31 |
|
|
BESIM |
ZEQIRI |
29 |
|
|
AVOUL |
ZEQIRI |
81 |
|
|
HAZER |
SHALA |
24 |
|
|
MENTOR |
SHALA |
18 |
|
|
ARIF |
SHALA |
79 |
|
|
ALISA |
KRASNIQI |
81 |
|
|
ARLINDA |
MALSORI |
22 |
|
|
G.
MEHMET |
BEHRES |
40-45 |
|
|
G. SALI |
OANES |
60-65 |
|
|
VALBONA |
HOTI |
33 |
|
|
BESAZET |
KRASNIQI |
40 |
|
|
BEXHET |
RAMADANI |
58 |
|
|
XHEVXHET |
DURAKU |
37 |
|
|
N.
MUHARREM |
HOTI |
|
|
|
ZENEL |
BAJRAMI |
|
* |
|
ASTRIT |
MORINA |
|
|
|
BEDRI |
GASHI |
18 |
|
|
Cette liste des morts de Krushe E Madhe n'est pas
actuellement vérifiable. Elle n'est pas non plus exhaustive. Elle ne vise qu'un seul des
villages dont les habitants ont été les victimes des crimes commis du 25 mars au 4 avril
1999. |
Notes :
1. Jean
François Bayart, L'illusion Identitaire, Fayard, 1996. [Retour]
2. Cf.
Entretien avec Bajram Kelmendi, in Rapport FIDH op. cité, N°265, septembre 1998, P.
17-20. [Retour]
3. Groupe
familial : le père (41 ans) et deux de ses enfants (écolier de 15 et étudiant de 25
ans) [Retour] .
4. Le
témoin se déclare sympathisant de l'UCK [Retour] .
5. Tous
les témoins, rescapés de ces événements, seront désignés de la sorte [Retour] .
6. toque
blanche portée par les hommes albanais du Kosovo [Retour] .
7. Cf.
video des cadavres transmise à la BBC, citée dans US Government Ethnic cleansing
in Kosovo 29/04/99 p. 9) [Retour]
.
|
VII. Les responsables
"1. Quiconque a planifié,
incité à commettre, ordonné, commis, ou de toute autre manière aidé et encouragé à
planifier, préparer, ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 du présent statut
est individuellement responsable dudit crime ;
2. La qualité officielle d'un
accusé soit comme chef d'Etat ou de gouvernement soit comme haut fonctionnaire ne
l'exonère pas de sa responsabilité pénale et n'est pas un motif de diminution de la
peine ;
3. Le fait que l'un quelconque
des actes visés aux articles 2 à 5 du présent statut a été commis par un subordonné
ne dégage pas son supérieur de sa responsabilité pénale s'il savait ou avait des
raisons de savoir que le subordonné s'apprêtait à commettre cet acte ou l'avait fait et
que le supérieur n'a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que
ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs ;
4. Le fait qu'un accusé a agi
en exécution d'un ordre d'un gouvernement ou d'un supérieur ne l'exonère pas de sa
responsabilité pénale mais peut être considéré comme un motif de diminution de la
peine si le Tribunal international l'estime confirme à la justice".
Le champ des responsabilités est
largement ouvert par l'article 7 du Statut du TPI. Les points 2, 3 et 4 confortent même
dans l'idée de l'attention prépondérante attachée à la responsabilité des décideurs
et des ordonnateurs pour lesquels l'immunité n'est plus une arme de défense puisqu'ils
sont justiciables de la juridiction internationale, même s'ils sont en exercice, au
moment de la commission de faits incriminés.
1. Les exécutants
Les albanais du Kosovo qui
reconstituent le fil précis de événements dont ils ont été les victimes et témoins,
désignent leurs agresseurs comme étant, selon les cas, des membres des forces
spéciales, des militaires, des paramilitaires (certains étant pour ce qui concerne ces
derniers à même de préciser qu'il s'agit des Tigres d'Arkan, des Aigles blancs de
Seselj, ou encore des hommes de Franko Simatovic, dit Frenki) ou encore, des civils
serbes.
Pour chacun d'eux ils décrivent de
façon détaillée l'uniforme dont ils sont vêtus, les armes (armes automatiques ou
blanches) qu'ils portent, et sont en mesure pour certains de les identifier.
Les militaires sont de façon
constante décrits dans leur uniforme vert kaki, avec béret sur la tête. On signale de
temps à autre la présence d'un bandeau rouge sur leur manche. Arrivés sur le terrain,
récemment, peu d'entre eux sont connus de la population albanaise. Les policiers des
forces spéciales, identifiables quand ils appartiennent aux garnisons locales, sont
décrits, dans leur uniforme bleu foncé; ils semblent s'être dissimulés la face de
temps à autre derrière des cagoules noires mais avoir aussi agi à visage découvert :
ainsi, l'épouse de l'avocat Bajram Kelmendi, sera en mesure de décrire très
précisément les policiers venus, en pleine nuit le 24 mars, en sa présence, capturer
son mari et ses deux fils, retrouvés abattus sur une route près de la capitale, deux
jours plus tard.
Agissant tantôt masqués ou
cagoulés, tantôt, le visage nu, les paramilitaires semblent être pour beaucoup d'entre
eux, originaires de la région où ils interviennent. Des personnes expliquent ainsi,
qu'à leur grande surprise, des paramilitaires masqués - qu'ils n'étaient donc pas
toujours en mesure de reconnaître - les nommait par leur prénom, preuve d'une évidente
familiarité, entre l'agresseur et sa ou ses victimes. Plusieurs se réclament des Tigres
d'Arkan ou des Aigles Blancs de Seselj. S'agissant de ces derniers ils portent le plus
souvent sur leur tenue un insigne à l'effigie de l'aigle blanc. Ceux des miliciens qui ne
sont pas masqués, sont en général identifiés comme des civils serbes de la région,
voire du village, sans doute engagés volontaires. Nombreux sont les albanais entendus, en
mesure de donner le nom ou à défaut le prénom de tel ou tel. L'un des commandants des
paramilitaires agissant dans la région de Lipjan est reconnu par plus sieurs témoins qui
citent son nom. Selon les indications fournies, il s'agit d'un repris de justice pour
délit de droit commun, ex policier de la région, qui aurait été libéré juste avant
de reprendre "du service".
La description vestimentaire des
paramilitaires est précise. Coiffés de couvre chefs variés (chapeau de cow-boy, béret,
bandana noué autour de la tête, calot serbe traditionnel ou sajkaca), ils sont souvent
signalés comme barbus ou aux cheveux longs, ce qui aux dires de nombreux témoins, les
distingue sans difficulté des militaires, chez lesquels la coupe courte est de rigueur et
le port de la barbe prohibé. Si certains sont masqués ou cagoulés, d'autres ont
grossièrement peint sur leur face, laissée à découvert, des bandes de couleur bleue,
noire et/ou blanche. L'habillement varie lui aussi, mais reste globalement à défaut de
pouvoir être qualifié d'uniforme, un vêtement de couleur grise ou sombre, noire, ou
brune. Il sont enfin armés de couteaux et d'armes automatiques.
Les militaires sont désignés avec
les représentants des forces spéciales comme les auteurs ou co auteurs des assauts
donnés à l'arme lourde et légère (bombardements aériens ou terrestres, tirs au
mortier, à la grenade, tirs d'artilleries ..) sur les villages et maisons peuplés de
civils albanais, sans défense aucune. Ces assauts sont indiscutablement à l'origine de
la destruction des maisons, bureaux, magasins albanais, de l'expulsion massive des
populations albanaises et enfin des blessures et morts soufferts par nombre d'entre elles.
Les représentants de ces deux corps sont aussi, au regard des déclarations faites par
les victimes ou témoins, les auteurs ou ordonnateurs de pillages, dégradations, commis
au préjudice des civils albanais et d'extorsion de deniers.
A ce titre, il apparaît que tous
ceux - quel que soit leur rang dans la hiérarchie du corps auquel ils appartiennent et
quel que soit le lieu où ils se trouvaient à la date de la commission des faits - que
l'enquête en cours permettra de présumer ou d'identifier comme auteur principal,
co-auteur ou complice de ces faits, pour les avoir directement commis, ordonnés,
encouragés, préparés, ou avoir incité ou aidé à les commettre, devront faire l'objet
de poursuites et être mis en accusation sur le fondement de l'article 18 du Statut du TPI
pour répondre des crimes de guerre et contre l'humanité prévus aux articles 2, 3 et 5
du Statut du TPI.
Les représentants des forces
spéciales, d'une part et les paramilitaires d'autre part sont désignés comme les
auteurs d'atteintes diverses à l'intégrité physique des civils albanais consistant
notamment en dehors des assauts ci-dessus énoncés :
- en coups et blessures, actes de
torture, traitements inhumains, persécutions commis soit lors d'interpellations, de
détentions illégales ou encore d'interrogatoires réalisés eux aussi en dehors de tout
cadre légal, soit encore à l'occasion de l'expulsion des albanais de leurs habitations,
soit le long de leur trajet jusqu'à la frontière ;
- en emprisonnement en dehors de
tout cadre légal ;
- en viol ou tentative de viol ;
- en meurtres et/ou assassinats.
Ces faits sont susceptibles d'être
qualifiés de crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis et énumérés à
l'article 5 du Statut du TPI et exposent de ce fait ceux qui les ont commis, comme auteur,
co-auteur ou complice, ou encore ceux qui ont ordonné, encouragé, préparé, incité ou
aidé à les commettre à des poursuites et une mise en accusation sur le fondement de
l'article 18 du statut du TPI.
Devront enfin répondre eux aussi
des faits susceptibles de leur être reprochés comme auteur, co-auteur, ou complices et
qualifiables de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité, les civils serbes
désignés pour avoir commis des vols, destructions, meurtres, pillages de biens privés,
assassinat et/ou viol.
2. Les décideurs
La responsabilité des dirigeants
de la République de Serbie et de la République fédérale de Yougoslavie est manifeste,
à plusieurs égards.
En premier lieu, le Président
actuel de la République Fédérale de Yougoslavie, Slobodan Milosevic, est un acteur de
premier plan dans un conflit qu'il n'a cessé depuis 1987, d'attiser pour asseoir son
pouvoir et réaliser son idéal d'une Serbie ethniquement purifiée.
En dépit de l'autorité
indéniable dont il dispose dans la situation actuelle sur les différents corps engagés
dans le conflit (armée, forces spéciales, voire paramilitaires) dont il assure, pour
l'armée et la police, le commandement suprême, Slobodan Milosevic n'a à ce jour, rien
entrepris, ni ordonné pour que les crimes qui se commettent à l'encontre de la
population civile albanaise du Kosovo, cessent ou encore pour en prévenir la commission
qu'il savait ou sait imminente. En cela déjà, sa responsabilité est patente du fait de
son inertie.
Mais surtout :
- l'offensive armée lancée au
Kosovo fin février 1998 l'a été sur ordre de Milosevic. Celle-ci fut en effet menée
par les membres de la Section Anti-Terroriste des forces spéciales. Cette dernière,
placée sous le commandement, de Franko Simatovic, constitue la garde rapprochée de
Milosevic. Durant la guerre de Bosnie, les hommes de cette section avaient assuré
l'entraînement d'un grand nombre de paramilitaires avec lesquels ils s'affichaient
ouvertement sur le terrain. Les hommes de Simatovic apparaîtront ultérieurement chaque
fois que le pouvoir de Milosevic sera ébranlé: ainsi les voit-on à nouveau à Belgrade
pendant les manifestations, fin 1996, puis en Bosnie pour tenter de renverser Biljan
Plavsic. Début 1998, ils sont au Kosovo et ne le quitteront plus jusqu'à présent ;
- après la constitution fin mars
1998, d'un gouvernement de coalition en Serbie, rassemblant les socialistes et les
radicaux, en tête desquels Seselj, Slobodan Milosevic propose le 2 avril 1998 à Mirko
Marjanovic, Milan Milutinovic, Président de la République de Serbie et Dragan Tomic,
Président de l'Assemblée Nationale de Serbie, d'organiser un référundum sur la
question "Acceptez-vous la participation de la communauté internationale à la
résolution de la crise au Kosovo ?". Un Non massif1 sort des urnes le 23 avril et
donne à Milosevic un blanc seing officiel pour réaliser son objectif de purification
ethnique. Au même moment, les combats font rage dans la l'Ouest du Kosovo: l'arrestation
par les forces spéciales serbes d'un grand nombre de combattants de l'UCK, arrivés
d'Albanie, s'accompagne de la destruction et du pillage des maisons de la région de
Decani dont les habitants fuient par centaines dans les forêts avoisinantes ;
- la chronologie des événements qui
suivent atteste de la toujours forte implication de Milosevic dans une entreprise longue
ment préméditée. Le musellement
de plus en plus important des opposants mais surtout des media serbes pour ne maintenir
après le 24 mars 1999, que les seuls organes de propagande, totalement inféodés au
régime, démontre plus que tout, la volonté de Milosevic d'avoir la haute main sur la
politique de répression des civils albanais du Kosovo afin de réaliser leur expulsion,
avec le soutien des forces déployées au Kosovo ;
- nombreuses des dispositions
contenues dans la résolution 1199, adoptée le 23 septembre 1998 par le Conseil de
Sécurité des Nations Unies ont été ouvertement violées par le Président de la
République Fédérale de Yougoslavie. Sont notamment actés dans cette résolution, les
engagements souscrits par Slobodan Milosevic, le 16 juin 1998 dans une déclaration
commune avec le Président de la Fédération de Russie "de résoudre les problèmes
existants par des moyens politiques, dans le respect des droits de tous les citoyens et de
toutes les communautés ethniques du Kosovo, de ne pas entreprendre d'action répressive
à l'encontre de la population civile, de ne pas entraver la liberté de mouvement - et de
s'assurer que celle-ci sera préservée- des représentants des Etats étrangers et des
organisations internationales, en charge de contrôler la situation au Kosovo ".
Force est de constater que ces engagements n'ont pas été tenus et que bien au contraire,
Slobodan Milosevic a tout mis en uvre pour que la répression s'accentue et que soit
réalisée la grande et brutale expulsion des albanais du Kosovo ;
- l'envoi massif des troupes de
l'Armée Yougoslave au Kosovo, sous le commandement du Général Pavkovic, résulte
indiscutablement d'une décision de Slobodan Milosevic, Président du Conseil Suprême de
la défense nationale et qui en cette qualité détient en vertu de l'article 44 de la
Constitution de RFY, le pouvoir de contrôle sur l'armée ;
- le déploiement des forces
spéciales résulte pareillement d'une décision de l'appareil d'Etat, au plus haut niveau
et au premier chef, de Slobodan Milosevic. Lex chef de la police secrète, Jovica
Stanisic, dont la responsabilité devra à son niveau de hiérarchie être également
retenue assure avec Vladimir Djordevic le commandement et la supervision des forces
spéciales au Kosovo. Stanisic, est l'un des plus fidèles alliés et conseillers de
Milosevic ;
- enfin l'implication au dernier
stade du confit des paramilitaires n'est pas non plus fortuite et réitère la procédure
suivie par Milosevic en Bosnie. Les liens étroits noués depuis les guerres de Croatie et
de Bosnie entre la police secrète au sein de laquelle on trouve d'une part, le fidèle
conseiller et allié de Milosevic, Stanisic, et ses subordonnés dirigés par Franko
Simatovic (Franki), d'autre part, les Tigres de Zeljko Raznatovic dit Arkan ou les Aigles
Blancs de Vojislav Seselj sont notoires.
Ainsi, au delà des exécutants et
en application de l'article 7 sur Statut du TPI, devront notamment répondre des crimes de
guerre et contre l'humanité commis au Kosovo par les forces serbes, militaires,
paramilitaires et spéciales, pour les avoir planifiés, ordonnés ou en avoir incité la
commission :
* Slobodan Milosevic,
Président de la République fédérale de Yougoslavie
* Jovica Stanisic,
Conseiller du Président de la république Fédérale de Yougoslavie pour les affaires de
sécurité et chef de la police secrète
* Vladimir Djordevic, Chef
de la Sûreté de la République de Serbie
* Nebojsa Pavkovic,
Général des forces armées déployées au Kosovo
* Streten Lukic, Chef des
forces spéciales au Kosovo
* Franki Simatovic,
Commandant des unités spéciales déployées au Kosovo
* Zeljko Raznatovic dit Arkan,
chef des forces paramilitaires dites Les Tigres
* Vojislav Seselj, Vice
Premier Ministre de République de Serbie et chef des Aigles Blancs
Note :
1. 95% de
NON avec 70% de taux de participation. [retour]
|
Conclusion
Si à l'heure de ce premier bilan
des exactions commises par les forces serbes au Kosovo, la diplomatie s'accélère en vue
de la recherche d'une solution pacifique, permettant notamment le retour, en toute
sécurité, au Kosovo des albanais, qui en ont été expulsés par la force et la
violence, telle solution ne saurait induire officiellement ou officieusement, une
quelconque immunité au profit de ceux, quels qu'ils soient, qui ont planifié, ordonné,
encouragé et commis les crimes de guerre et contre l'humanité, déjà identifiables, au
terme de cette première enquête. La signature d'un accord de paix par Slobodan Milosevic
ne saurait valoir pour lui et ceux qui sont avec lui responsables des crimes commis,
garantie d'impunité.
Il est d'ores et déjà établi que
l'expulsion des albanais du Kosovo, a été longuement préparée, préméditée et que
tous les moyens ont été déployés pour qu'elle soit mise en uvre, dans les
délais les plus brefs. Parce que systématique, massive et préméditée, elle constitue
déjà, à elle seule, un crime contre l'humanité, tel que défini à l'article 5 du
Statut du TPI.
Les crimes qui l'ont accompagnée,
qu'il s'agisse, d'exécutions, sommaires et/ou collectives, de viols, de persécutions, de
torture ou d'emprisonnement, de destructions, de pillages, paraissent pouvoir être
qualifiés soit de crimes de guerre soit de crimes contre l'humanité.
Tous les responsables présumés de
ces crimes devront être activement recherchés et mis en accusation pour y répondre des
faits qui leur sont reprochés devant le Tribunal Pénal International pour l'Ex
Yougoslavie.
Les civils albanais du Kosovo
doivent être restaurés dans leur droits et le premier d'entre eux, est aujourd'hui que
toute la vérité soit faite et que justice soit dite sur les crimes dont ils sont les
victimes.
Les Etats alliés de l'Otan devront
pour faciliter la recherche de la vérité fournir au Procureur près le Tribunal Pénal
International pour l'Ex Yougoslavie, tous les éléments d'information dont ils disposent
tant à propos des faits criminels eux mêmes que de leurs auteurs et ce tout
particulièrement, afin de permettre de remonter la chaîne de commandement.
C'est par ces efforts communs et
cette coopération avec la justice internationale que les pays alliés au sein de l'Otan,
qui ont justifié le recours à la force et le lancement des frappes sur la République
Fédérale de Yougoslavie, par la nécessité impérieuse de faire cesser la répression
de la population civile albanaise au Kosovo par les forces serbes, affirmeront le mieux
leur attachement à la paix et à la sécurité internationales, que le Tribunal Pénal
International a vocation, par son uvre de justice, à préserver.
Dernière minute :
Le Procureur près le Tribunal
pénal international a annoncé, jeudi 27 mai 1999, la mise en accusation de Slobodan
Milosevic et de quatre autres responsables politiques au titre de crimes de guerre et
contre lhumanité perpétrés au Kosovo par les forces serbes pour en avoir ordonné
la commission. Telle décision, capitale pour lavancée de la justice
internationale, ne peut quêtre saluée : elle interdit désormais à Milosevic de
négocier quelque immunité que ce soit dans le cadre plus général des pourparlers en
cours en vue de la signature dun accord de paix. Elle manifeste la détermination du
TPI de jouer un rôle de premier plan sur léchiquier international pour le maintien
de la sécurité, en poursuivant pour les juger ceux qui ont ordonné, planifié et
incité la commission de crimes de guerre et contre lhumanité.
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Postface
Ce sont des centaines de milliers
de kosovars de souche albanaise qui sont arrivés en Macédoine, en Albanie et au
Monténégro fuyant la purification ethnique menée par l'armée yougoslave et les milices
serbes au Kosovo. Les équipes médicales les ont soignés et, surtout, les ont longuement
écoutés. Tous racontent la même histoire faite de violence et de terreur. Tous
ressentent la même peur et le même désarroi face à un avenir dont ils ne connaissent
plus les contours. Confronté à ces récits de souffrance, désarmé face à la demande
de justice de la plupart des réfugiés, Médecins du Monde sest rapproché de la
Fédération internationale des Ligues des droits de l'Homme afin qu'un véritable travail
de recueil de témoignages soit effectué. Ce travail, mené en coopération étroite avec
les équipes présentes sur le terrain, a pour finalité de contribuer à la
reconstitution des faits et à l'établissement des responsabilités. Il est un
complément indispensable au travail thérapeutique mené par les médecins sur le
terrain.
Au Monténégro, en Albanie et en
Macédoine, la situation médicale est identique. Les réfugiés présentent certes des
problèmes somatiques variés, liés à la fatigue, au froid, à la faim ou à
linterruption de traitement de maladies chroniques ou aux sévices subis. Toutefois,
cest la problématique psychique qui dévidence domine le tableau médical.
Les personnes qui traversent la frontière ou que lon retrouve dans les camps
portent sur leur visage ou présentent dans leurs attitudes les stigmates du traumatisme
psychique qui leur a été infligé. Ce que tout le monde devine implicitement, il
appartient aux équipes psychiatriques de lidentifier, de donner les clés, afin de
pouvoir nommer linnommable, de permettre aux victimes de verbaliser la violence
quelles ont subie et dengager le travail thérapeutique.
Les Kosovars réfugiés ont du
quitter leur habitation en quelques minutes, sous la contrainte, en abandonnant tout, et
nen emportant au mieux que quelques effets personnels. Souvent, ils ont été
rançonnés, ont vu leur maison pillée, incendiée. Dans de nombreux cas, ils ont reçu
des coups, ont été victimes de menaces. Les familles ont été séparées, les hommes
emmenés. Plus grave encore, les rescapés ont été témoins de massacres, ont vu des
exécutions de masse, des charniers. Puis leur exode a commencé, à pied, en
tracteur, dans la forêt, ils ont
eu froid, ils ont eu faim, leurs papiers leur ont été retirés, ils ont traversé
dautres villages désertés, ils ont été parqués, chassés, ramenés, entassés
dans des trains, sans comprendre le dessein de leurs bourreaux. Aux frontières, ils ont
été arrêtés par les Serbes. Les Macédoniens les ont repoussés, et quand ils sont
passés, ceux qui nont pas pu trouver asile dans des familles albanaises du pays
daccueil se sont retrouvés dans des camps. Là, ils ont connu le froid, les
pénuries, le manque dhygiène, la promiscuité, le désarroi de ne rien connaître
de leur avenir, du sort réservé à dautres membres de leur famille, le désespoir
davoir tout perdu.
Tous ces événements constituent
un traumatisme psychique dautant plus grave quil est collectif, quil est
du à une volonté de nuire et quil touche une population civile avec des femmes,
des enfants, des personnes âgées hors détat de se défendre. On rencontre des
réfugiés en larmes, au visage fermé et douloureux. Les enfants, qui ont tout vu sans
toujours tout comprendre saccrochent à leurs parents, sursautent au moindre bruit.
Dans les camps, beaucoup souffrent dénurésie et de troubles du sommeil. Que dire
des femmes qui face à l'innomable de ce qu'elles ont subies se réfugient dans le silence
pour ne pas, en plus, être rejetées. La peur est partout présente, palpable
Le traumatisme psychique nest
pas une maladie. Il est une réaction "normale" à des événements anormaux. Le
rôle des psychiatres dans cette situation consiste à se trouver auprès des personnes
aussitôt que possible et à les aider à narrer les circonstances des exactions qu'elles
ont subies ou dont elles ont été témoins. Le phénomène dabréaction, de
verbalisation le plus immédiat possible, permet de mettre en paroles le trauma et
déviter quil ne sinstalle et ne senkyste dans le psychisme du
sujet. Lorsque cela na pas pu se faire, soit que le sujet nait pas la
possibilité dexprimer son vécu, soit quil nait personne à qui le
transmettre, il nest pas rare que se manifeste, après une période de latence, les
symptômes de la névrose traumatique. La vie du sujet qui en est porteur se transforme
alors en un effroi permanent : lanxiété est constante, les scènes traumatiques
resurgissent et simposent au sujet parfois plusieurs fois par jour ; le sommeil ne
protège plus lappareil psychique car des cauchemars répétés, concernant le
trauma le troublent en permanence. Le sujet est comme détaché de la réalité et
présente des troubles du caractère et de laffectivité. Ces troubles sont alors
chroniques et peuvent invalider la personne qui en est porteuse, sa vie durant, comme une
blessure invisible mais indélébile. On voit lurgence quil y a à traiter les
conséquences psychologiques du traumatisme psychique qui peut induire des blessures bien
supérieures et plus durables que bien des plaies corporelles.
Il est nécessaire au soin
davoir en perspective lidentification du responsable des violences subies, car
la réparation appartient au travail thérapeutique. Elle exige la reconnaissance du
dommage subi, qui passe par la dénonciation du coupable et son jugement. Dans sa relation
avec la victime, le médecin établit un lien étroit entre l'impunité dont bénéficient
les agresseurs et les maux dont elle se plaint : troubles psychotiques aigus, insomnies,
cauchemars, état d'angoisse, prostration, hypersensibilité et finalement impossibilité
de se représenter l'avenir, incapacité à vivre normalement
Le médecin, tout en
reconnaissant la situation de victime du patient, est dans l'impossibilité de guérir ses
symptômes, il est dans une impasse. Il établit un diagnostic dont une partie de la
thérapeutique lui échappe puisqu'elle appartient à la justice.
Comme dans bien d'autres cas, face
à l'ampleur des violences subies par les kosovars, "l'alliance" entre le
médecin et le juriste prend toute sa force et sa pertinence. Elle permet de donner à la
parole du patient, de la victime une dimension thérapeutique et judiciaire. Pouvoir
parler, c'est tout d'abord contribuer à sa propre guérison, au rétablissement de sa
dignité, c'est aussi contribuer à la constitution d'une mémoire individuelle, familiale
et collective. C'est aussi et surtout participer à l'identification des responsables,
rendre leur poursuite et leur jugement possible. Acteurs humanitaires, notre présence sur
le terrain, notre travail d'assistance médicale prend tout son sens face à de telles
situations, lorsque nous contribuons à rétablir une personne, un peuple dans son
intégrité physique et morale et dans sa dignité. Le travail d'établissement des faits,
des responsabilités est un corollaire indispensable au travail médical. |
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