Cliquez pour suivre le lien. a. [Note de PHDN]. Il est tout à fait remarquable que Edouard Husson, dans son Heydrich et la solution finale, Perrin 2008 & Perrin 2012 (édition revue et augmentée que nous conseillons sans réserve), parvienne à des conclusions très proches de celles de Marguerat sur le calendrier et la nature des décisions prises concernant les Juifs soviétiques: avant le 22 juin 1941, assassinat le plus large possible y compris femmes et enfants. Cela est d’autant plus frappant que Husson ne cite pas et ne semble pas avoir eu connaissance de l’article de Marguerat (ce qui nous étonne tout de même, mais même Florent Brayard semble dans ce cas, alors que sa maîtrise des sources et de la littérature secondaire est du même niveau que celle de Husson: irréprochable). Edouard Husson a produit ce qui nous semble, à ce jour (2012) la meilleure étude sur la genèse du génocide des Juifs, l’édition 2012 présentant des apports particulièrment précieux, et rejoint et dépasse la meilleure production européenne et anglo-saxonne (Burrin, Brayard, Breitman, Aly, Browning, Gerlach, Mommsen, Longerich), dont il a par ailleurs une maîtrise impressionnante. Compte tenu de la qualité de l’enquête de Edouard Husson, le caractère pionnier et novateur de l’article de Philippe Marguerat, qui le précède de plus de 12 ans, n’en est que plus éclatant. 1. E. Jäckel, Die Entschlussbildung als historisches Problem, dans Der Mord an den Juden im zweiten Weltkrieg, éd. par E. Jäckel et J. Rohwer, Frankfurt, 1987, p. 9-17; et Hitlers Herrschaft, Stuttgart, 1986, p. 89-122. H. Krausnick, Hitler und die Befehle an die Einsatzgruppen im Sommer 1941, dans Der Mord an den Juden, op. cit., p. 88-106; et H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe des Weltanschaungskrieges, Stuttgart, 1981. On y ajoutera R. Breitman, The Architect of Genocide, New York, 1991. 2. Ch. Streit, Ostkrieg, Antibolschevismus und Endlösung, dans Geschichte und Gesellschaft, 1991, p. 242-255; et Wehrmacht, Einsatzgruppen, Soviet Pows and anti-bolshevism in the emergence of the final solution, dans The Final Solution, éd. par D. Cesarani, London-New York, 1994, p. 103-118. R Longerich, Vom Massenmord zur Endlösung, dans Zwei Wege nach Moskau, éd. par B. Wegner, München-Zürich, 1991, p. 251-274. A. Mayer, La solution finale dans l’histoire, Paris, 1990. 3. Ch. Browning, La décision concernant la solution finale, dans l’Allemagne nazie et le Génocide juif, Paris, 1985, p. 190-216; Fateful Months, New York, 1985; The Path to Genocide, Cambridge, 1992; et Hitler and the Euphoria of Victory, dans The Final Solution, op. cit., p. 137-147. 4. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, Paris, 1989. Traduction anglaise en 1994, précédée d’une remarquable préface de S. Friedländer. 5. Surtout les ouvrages de Ch. Browning et de Ph. Burrin. Celui d’A. Mayer, construit à rebours de l’évidence documentaire et au mépris des règles les plus élémentaires de la critique historique, n’aurait pas dû trouver éditeur, et encore moins traducteur. Le livre de Ph. Burrin se signale par son information étendue, son art de poser les problèmes, son étincelante dialectique; même si je n’en partage pas toutes les réponses, c’est une étude qui force à réfléchir et qui permet de le faire. On ne s’étonnera donc pas que je m’en serve souvent pour camper ma propre argumentation. Les conclusions de Burrin ont été reprises dans un ouvrage d’aussi large diffusion que la traduction française du livre de I. Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme? Paris, 1992 (collection Folio). 6. RSHA: Reichssicherheitshauptamt, office principal de la sécurité du Reich, dirigé par Heydrich, et regroupant la Gestapo, le service de renseignement du parti et la Police de sécurité, ainsi que les Einsatzgruppen. 7. Sur la confection et la diffusion des Ereignismeldungen, cf. les dépositions recueillies par H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 337-340. Il s’agit de dépositions faites en qualité de témoins par des fonctionnaires subalternes du RSHA dans les procès de l’immédiat après-guerre et de la fin des années cinquante. Comme ces témoins ne risquaient aucune peine et étaient interrogés sur des questions purement administratives, de nature secondaire, on peut tabler sur leur «sincérité». 8. Je laisse de côté d’autres catégories de sources comme des rapports de Rosenberg ou un procès-verbal d’entretien d’Hitler avec le maréchal croate Kwaternik, utilisées notamment par Ph. Burrin. Elles n’apportent qu’un éclairage latéral et indirect, vague à souhait, sur la question. Rosenberg n’a probablement pas été tenu pendant longtemps au courant des décisions prises au sujet des juifs; quant aux propos d’Hitler: «qu’on les [les juifs de l’Est] envoie en Sibérie ou à Madagascar était indifférent», il n’y a rien à en tirer: ce sont des paroles de circonstances adressées à un homme d’État étranger, qui n’avait pas à connaître les desseins réels de Hitler. 9. Texte publié dans Die Ermordung der europäischen Juden, éd. par P. Longerich, München, 1989, p. 118-119. 10. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 108-109. 11. Texte publié dans TMI, t. 37, p. 670-701. Le rapport a probablement été rédigé dans la seconde moitié d’octobre 1941, et non pas à la fin de janvier 1942, comme on l’indique trop souvent sur la foi d’une date en tête du document, date qui n’est pas celle de la rédaction, mais probablement de la retransmission (à qui?): «W[eiter] v[erbreitet] 31.1.1942». 12. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 682. 13. Ibid., p. 687. 14. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 123. 15. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 123. 16. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 688. 17. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 687. 18. A. Mayer, La solution finale dans l’histoire, op. cit., p. 297. 19. Publié dans H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 534-535. 20. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 192, note 57. 21. Cf. H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 286 et 291. 22. Ch. Streit, Ostkrieg, Antibolschevismus und Endlösung, art. cité, p. 244. 23. Rapport Lange, doc. cit. 24. De très larges extraits des Ereignismeldungen ont été publiés en anglais: The Einsatzgruppen Reports, éd. par Y. Arad et alii, New York, 1989. Je citerai désormais ces extraits EM, suivi du numéro et de la date. 25. Cf. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 682-683, et EM 19 et 24 (11 juillet 1941 et 16juillet 1941). 26. Cf. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 688, et EM 111, 12 octobre 1941 (mais se référant à la mi-juillet 1941). 27. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 122-123. 28. C’est aussi la preuve que les divers Einsatzgruppen, et. probablement leurs sous-unités, ont été instruits en même temps et en gros de la même manière de leur mission, contrairement à ce que suggère Ch. Browning, Hitler and the Euphoria of Victory, art. cit., p. 141. Mais il est vrai que Ch. Browning ne croit pas à l’existence d’un ordre général antérieur au 22 juin 1941. 29. Procès-verbal de la réunion au sommet publié dans TMI, vol. 38, p. 86-94. Sur les plans élaborés par les services d’Himmler, cf. Der «Generalplan Ost», éd. par M. Rössler, S. Schleiermacher, Berlin, 1993. 30. Ch. Browning, The Path to Genocide, op. cit. p. 103-104. 31. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 121. 32. Sur les délais d’acheminement des nouvelles, cf. les dépositions recueillies par H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 337-340. 33. HSSPF = Höhere SS- und Polizeiführer, cf. infra. 34. Texte publié en extrait dans Die Ermordung der europaïschen Juden, op. cit., p. 116-118; et dans Documents of the Holocaust, éd. par Y. Arad et alii, New York, s.d., p. 377-378. 35. Publié comme Befehl (Einsalzbefehl) par ex. dans Die Ermordung der europaïschen Juden, op. cit. 36. Sur les compétences des HSSPF, cf. H. Buchheim, Die SS , dans Anatomie des SS-Staates, Olten et Freiburg, 1965, vol. 1, p. 133-171; et, plus détaillé, mais beaucoup moins net, R. B. Birn, Die Hoheren SS- und Polizeiführer, Düsseldorf, 1986. 37. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 699. 38. Ce sont les termes mêmes utilisés par un des collaborateurs de Stahlecker; sur cet épisode, cf. H. Krausnick, Hitler und die Befehle..., art. cit., p. 100-101. 39. Texte publié dans Documents on the Holocaust, op. cit., p. 377. 40. Texte publié dans TMI, vol. 26, p. 111-115. Précisons: le document n’évoque pas directement et explicitement l’«exécution» des victimes; il dresse la liste des catégories de prisonniers à détecter et à séparer des autres prisonniers, à «mettre à l’écart» (aussondern). Mais la «mise à l’écart» signifie sans doute aucun l’exécution. Celle-ci est mentionnée à la fin de la directive, sans que l’on sache exactement qui doit être exécuté. C’est en principe, selon le document, le RSHA, sur rapport des commandos spéciaux, qui décide du sort des prisonniers «mis à l’écart»: ceux-ci pourraient donc ne pas être exécutés. Mais, il faut le remarquer, seuls les noms des fonctionnaires du parti, des commissaires et des personnalités dirigeantes doivent être transmis au RSHA; pour les autres prisonniers «mis à l’écart», seul leur nombre doit eue transmis. Ceci semble signifier que le RSHA se réserve de se prononcer en fait sur le sort des personnes nommément désignées, condamnant les unes, exceptant les autres de l’exécution — probablement pour en obtenir des informations —, alors que le destin de tous ceux qui ne sont pas désignés — dont les juifs — est vraisemblablement la condamnation à mort. Les témoignages documentaires réunis par Ch. Streit (Keine Kameraden, Stuttgart, 1978, p. 94-98) montrent que la «mise à l’écart» équivaut systématiquement à l’exécution. Ces témoignages datent certes de l’automne 1941; mais l’un deux se réfère explicitement à la directive de Heydrich du 17 juillet: il s’agit d’une déclaration de fonctionnaires du RSHA, au début d’octobre 1941, qui avouent que «conformément aux directives du RSHA du 17 juillet 1941, les Russes suspectés par les Einsatzkommando sont annoncés sans délai au RSHA et exécutés dès confirmation d’exécution «(p. 95). Le terme «confirmation» a tout son poids. 41. Cf. H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 162. 42. Et encore faut-il souligner qu’en dépit de son caractère confidentiel la directive du 17 juillet use d’un langage prudent et peu explicite, cf. note 40. Sur ces questions, cf. Ch. Streit, Wehrmacht, Einsatzgruppen, Soviet Pows..., art. cit., peu clair; et surtout les documents évoqués, publiés dans Unternehmen Barbarossa, éd. par G. R. Ueberschär, W. Wette, Paderborn, 1984, p. 346-362. 43. Ch. Browning, The Path to Genocide, op. cit., p. 104-105. 44. Kriegstagebuch des Kommandostabes Reichsführer SS, publié dans Unsere Ehre heisst Treue, Wien-Frankfurt-Zürich, 1965, p. 13. 45. i>Kriegstagebuch des Kommandostabes Reichsführer SS, op. cit., p. 17. 46. Cf. supra. 47. Sur Bialystock, cf. Ereignismeldung 21, 13 juillet 1941, et Ch. Browning, Des hommes ordinaires, Paris, 1994, p. 25-30. 48. L’arrivée des troupes allemandes et d’unités de l’Einsatzgruppe A dans ces villes à la date du 12-13 juillet est confirmée par l’Ereignismeldung 24, du 16 juillet 1941. 49. Sur Kovno, cf. Ereignismeldungen 14, du 6 juillet 1941, et 19, du 11 juillet 1941; sur Vilna, cf. Ereignismeldungen 11 (du 3 juillet 1941), 17 (7 juillet 1941) et 21 (13 juillet 1941). 50. Il est exagéré d’affirmer, comme J. Förster, que «le premier ordre formel d’exécuter immédiatement tous les juifs mâles de 17 à 45 ans» a été donné à Bialystock à l’instigation du HSSPF Centre (le 11 juillet) et qu’il s’agit d’une initiative de cet HSSPF, initiative témoignant d’une large marge de manœuvre accordée sur le terrain aux exécutants (The Relation Between Operation Barbarossa and The Final Solution, dans The Final Solution, op. cit., p. 85-102): on retrouve le même scénario à la même date, en Estonie, perpétré dans ce cas par un Einsatzgruppe. Preuve, me semble-t-il, d’un schéma plus général et plus contraignant qu’on ne veut souvent l’admettre. 51. Pour étayer la thèse d’exécutions limitées à l’intelligentsia, Ph. Burrin invoque le témoignage de passages des Ereignismeldungen semblant indiquer un changement de politique, changement marqué par l’emploi du terme bisherig: «jusqu’à maintenant, l’activité... avait été dirigée contre l’intelligentsia juive» (op. cit., p. 120). A quoi il faut rétorquer qu’il y a erreur: le passage incriminé est emprunté à un Lage-und Tätigkeitsbericht, et non à une Ereignismeldung. On ne peut rien tirer de telles formules. L’emploi du terme bisherig ne prouve pas qu’il n’y avait pas au départ ordre d’extermination générale. Et la limitation à l’élite peut se comprendre de diverses façons: poids des circonstances, comme on l’a vu; ou volonté de «masquage», puisque les rapports en question sont destinés à une large diffusion. 52. Cité dans G. Fleming, Hitler and the Final Solution, Berkeley, 2e éd., 1984, p. 45. 53. Les témoignages invoqués par R. Breitman pour prouver une décision d’extermination générale avant la campagne de Russie sont extrêmement fragiles et indirects et ne sauraient être retenus: ainsi par ex. l’information transmise par C. J. Burckhardt au consul américain à Genève à la fin de novembre 1942, information faisant état d’un ordre signé par Hitler en janvier 1941 «de libérer l’Allemagne des juifs d’ici à la fin de 1942»; cf. R. Breitman, The Architect of Genocide, op. cit., p. 152-155; ou les deux documents invoqués aux pages 80 et 81 de son article «Himmler», qui font mention d’une «solution finale» ou d’une «évacuation définitive» des juifs, et que Breitman met en relation avec un plan d’extermination générale sur la base d’un témoignage plus que douteux d’après-guerre (témoignage de Brack devant le tribunal de Nuremberg) et d’un rapprochement plus que périlleux avec une déclaration d’Hitler à H. Frank (cf. Himmler, The Architect of Genocide, dans The Final Solution, op. cit., p. 73-84). L’argumentation de Breitman, riche en rapprochements, pèche par une exploitation indistincte et non critique des sources. 54. Texte publié dans TMI, vol. 26, p. 266-267. 55. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 130. 56. Il est vrai que la lettre se termine par une mention de la solution finale: «Je vous charge en outre, de me présenter rapidement une esquisse générale des mesures... préparatoires à l’exécution de la solution finale de la question juive que nous cherchons à atteindre (der angestrebten Endlösung der Judenfrage)». Mais l’expression ne fait que reprendre le terme Gesamtlösung utilisé dans le cœur de la lettre et est donc déterminée par celui-ci; elle est en outre relativisée par le participe passé angestrebt: ce n’est pas la solution finale dont on a toujours parlé, c’est celle qu’on cherche à mettre sur pied hic et nunc. 57. Cf. lettre de Heydrich à Luther, Auswärtiges Amt, du 29 novembre 1941, citée dans H. J. Döscher, Das Auswärtige Amt im Dritten Reich, Berlin, 1987, p. 221. 58. Texte publié dans H. Krausnick, Judenverfolgung, dans Anatomie des SS-Staates, op. cit., vol. 2, p. 342-343: «l’émigration des juifs hors d’Allemagne est à favoriser par tous les moyens. Un office central pour l’émigration juive est constitué auprès du ministère de l’Intérieur, composé de représentants des services intéressés... Le chef de la Police de sécurité prend la direction de l’Office central...». La lettre, on le relèvera, est adressée au ministre de l’Intérieur, et non à Heydrich. 59. Ch. Browning, La décision concernant la solution finale, art. cit., p. 199). 60. E. Jäckel, Die Entschlussbildung als historisches Problem, art. cit., p. 15-16. 61. Exemplaire sans datation du jour publié dans TMI, vol. 26, p. 266-267; exemplaire avec datation du jour publié dans The Holocaust. Selected Documents..., éd. Par J. Mendelsohn, New York, 1982, vol. 11. Une publication scientifique des principaux documents nationaux-socialistes, avec indication de l’état de la tradition, des variantes et de certains caractères externes, serait hautement souhaitable et contribuerait à éclairer le fonctionnement du régime. 62. On peut se demander si le rappel fait le 1er août par le RSHA de la nécessité de présenter à Hitler des rapports réguliers sur l’activité des Einsatzgruppen n’est pas en relation avec l’autorisation du 31 juillet: Hitler ne cherche-t-il pas à être informé pour voir où se situent les difficultés et à quelle solution nouvelle donner son aval? 63. Par ex. les fameuses lignes de Nebe citées ci-dessus et couchées dans l’Ereignismeldung 31 du 23 juillet 1991 [sic-PHDN: il s’agit d’une coquille présente dans l’article de P. Marguerat. Il faut lire 1941 et non 1991]. 64. Sur l’interrogatoire de Göring, cf. TMI, vol. 9, p. 552-553. J’ai déclaré renoncer aux témoignages des procès d’après-guerre. Mais lorsque un accusé est pris en flagrant délit de mensonge ou d’esquive, cela n’est-il pas un gage de vérité? 65. Entre autres allusions, relevons:

a) les propos de Heydrich, dans une lettre au ministre de la Justice du 1er août: «bien qu’on doive compter que dans l’avenir il n’y aura plus de juifs dans les territoires de l’Est annexés...». Burrin écarte une interprétation favorable à l’hypothèse d’une mission meurtrière, en affaiblissant légèrement la traduction et en arguant que «compter à l’avenir» est une formule bien vague pour quelqu’un censé avoir reçu la veille un ordre d’extermination (p. 131). C’est oublier que le mandat du 31 juillet 1941 n’est justement pas un ordre immédiat d’extermination;

b) les propos de Göring dans une lettre à Himmler du 26 août 1941: «les juifs n’avaient plus rien à espérer dans les territoires dominés par l’Allemagne... Il préférerait les voir pendus plutôt que fusillés...». Burrin écarte une interprétation favorable à l’hypothèse d’une mission meurtrière, en arguant que Göring «n’aurait probablement pas ressenti le besoin de s’exprimer comme il le fit sur leur pendaison, si leur extermination avait été chose décidée» (p. 132); ce qui ne constitue pas un argument fort.

c) un téléphone du bureau de Himmler à celui de Heydrich, du 26 août 1941, précisant que: «le Reichsführer [Himmler] était d’accord avec le plan de Heydrich». Ce document, exhumé par R. Breitman (p. 198), est évidemment elliptique et ambigu. Mais le plan» en question pourrait bien être la préparation de l’extermination générale, autant, sinon plus que celle de la déportation.

66. L’affirmation de I. Kershaw à propos de la genèse du génocide: «Toute interprétation repose donc sur une mise en balance des probabilités», reprise de Broszat, a sa part de pertinence (I. Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme?, op. cit., p. 195). Mais elle est insuffisante: plus que la «mise en balance des probabilités», c’est la mise en examen des documents qui s’impose.

Le IIIe Reich, l’invasion
de l’URSS et le génocide juif
(juin-juillet 1941)

Philippe Marguerat

Revue Historique, no 597, janvier-mars 1996

© Philippe Marguerat et Presses Universitaires de France 1996 - Nous remercions vivement Philippe Marguerat de nous avoir autorisés à reproduire son article.
Reproduction interdite par quelque moyen que ce soit

Avant propos à l’article de Philippe Marguerat: (lire...)

Avant propos à l’article de Philippe Marguerat: (cacher/replier...)

L’article de l’historien suisse Philippe Marguerat paru en 1996 revient sur un débat historiographique très fourni: quel était le «mandat» des Einsatzgruppen au moment de leur entrée en URSS le 22 juin 1941? On sait que, très rapidemement, les «opérations mobiles de tueries», les assassinats, principalement par balles, par les Einsatzgruppen et les bataillons de la police d’ordre, des Juifs de la région envahie (URSS, Pologne orientale, pays baltes), engloberaient systématiquement toute la population juive, femmes et enfants compris. Mais ce caractère systématique avait-il été décidé avant l’invasion ou était-il le fruit d’une radicalisation progressive? Ce débat très nourri en Allemagne et dans l’historiographie anglo-saxonne a également été alimenté par un ouvrage majeur, en français, de l’historien suisse Philippe Burrin (Hitler et les juifs, Paris, 1989). Philippe Marguerat, par sa méthode et ses conclusions, qui soutiennent, contre Burrin, qu’une décision d’extermination des Juifs soviétiques est probablement antérieure au début de l’invasion, apporte un élément fondamental dans ce puzzle historiographique. Hélas, son article est passé complètement inaperçu, tant dans l’historiographie francophone, qu’allemande ou anglo-saxonne. Nous l’avions signalé, sur Internet en 1997, mais, à notre connaissance, peu d’historiens ont cité l’étude de Philippe Marguerat (et dans ce cas, sans l’utiliser vraiment). Quatorze ans après sa publication, le travail de Philippe Marguerat n’a rien perdu de sa puissance ni de sa pertinence. En lui assurant une publication «web», nous espérons non seulement que la «jeune» génération des chercheurs français sur la Shoah (Christian Ingrao, Florent Brayard, Edouard Hussona, etc.) en prendra connaissance et en tirera le meilleur profit, mais que cela sera aussi le cas des autres historiens américains et européens de la Shoah.

Le caractère particulièrement touffu de cette étude nous a conduit à proposer au lecteur une présentation qui en situe plus synthétiquement le contexte, la méthodologie et les conclusions. Lire la présentation...

L’article de Philippe Marguerat peut également être consulté, dans son format original, sur Gallica. (cacher/replier la note...)


(Article de Philippe Marguerat)


Peu de questions sont aussi cruciales pour la compréhension de la nature et du fonctionnement du régime national-socialiste que celles de l’ouverture de la campagne de Russie et de l’extermination des juifs soviétiques, puis européens. Peu de questions sont aussi controversées. Le débat porte, on le sait, sur la genèse de la décision d’extermination: s’agit-il d’une mesure «programmatique», arrêtée avant le lancement de l’opération Barbarossa, ou d’une mesure circonstancielle, résultat d’un processus d’engrenage lié au développement des opérations militaires? Grosso modo, deux camps s’affrontent.

Le premier, et le plus ancien, est celui des «programmatistes» (ou «intentionnalistes»), illustré par les noms d’E. Jäckel et de H. Krausnick: il date la décision d’extermination d’avant le début de la campagne de Russie et souligne que des ordres ont été donnés dans ce sens avant le 22 juin 19411.

A ce courant s’oppose celui, dans l’ensemble plus récent, qui repousse la décision et les ordres jusqu’après le 22 juin 1941. Ce second courant éclate lui-même en deux orientations.

La première, que l’on peut qualifier de «fonctionnaliste pure», dénie toute perspective «programmatique» à l’extermination et n’y voit qu’activité circonstancielle, liée soit aux luttes de factions au sein du régime soit surtout aux aléas de la conquête de l’Union soviétique: les travaux de M. Broszat et de H. Mommsen incarnent cette tendance; s’y sont ajoutés plus récemment ceux de Ch. Streit, de P. Longerich et surtout d’A. Mayer2.

L’autre orientation, qualifiée de «fonctionnaliste modérée» ou «d’intentionnaliste conditionnelle», tente une synthèse entre le fonctionnalisme pur et l’intentionnalisme: selon ses représentants, il y a chez Hitler, depuis bien longtemps, l’intention, latente, d’extirper la race juive; mais cette volonté attend certaines circonstances ou certaines conditions pour se réaliser. Pour Ch. Browning, c’est l’euphorie de la victoire, à la mi-juillet 1941, qui précipite l’extermination systématique des juifs soviétiques, extermination conçue jusque-là comme un but à long terme, pour l’après-guerre3; pour Ph. Burrin, ce sont les difficultés militaires croissantes qui entraînent dès la fin juillet-début août 1941 une radicalisation progressive des exécutions (exécutions menées sans ordre général explicite), avec pour terme ultime la décision prise en septembre par Hitler, en relation avec la conscience de l’échec militaire, d’organiser le génocide européen — décision qui ne serait que l’actualisation d’une menace proférée depuis longtemps: «l’anéantissement de la race juive en Europe» en cas d’une nouvelle guerre tournant mal pour l’Allemagne4.

A l’heure actuelle, la thèse de ceux qui placent la décision et les ordres après le 22 juin 1941 semble gagner du terrain. Et il faut reconnaître que les questions qu’ils posent et les arguments qu’ils avancent méritent attention et réponses bien pesées5.

Tant d’interprétations divergentes, voire antagonistes, à propos d’une ou deux décisions, responsables de la mort de millions de personnes, voilà qui ne laisse pas d’étonner. D’autant qu’une documentation abondante existe et que ces interprétations reposent sur l’exploitation des mêmes sources — ou à peu près. Ces sources, on l’a justement souligné, sont lacunaires: dans l’empire du génocide, la prise de décision est essentiellement orale; ne laisse de traces écrites que l’exécution, et l’exécution à un niveau subalterne surtout. Mais, en dépit des lacunes, les sources ne manquent pas. Seulement, ces sources, sécrétées par des institutions ou des organismes en marge des filières administratives habituelles, sont d’interprétation difficile: destinées à consigner l’indicible, elles usent d’un langage elliptique et codé.

Au total donc, une documentation problématique et incomplète. Face à une telle documentation, deux attitudes sont possibles: organiser les données éparses et ambiguës livrées par les sources de manière à reconstituer une «intrigue» plausible; ou soumettre les documents à une critique serrée. D’une manière générale, c’est la première démarche qui a été privilégiée: on a isolé des unités d’information dans les sources et on s’est efforcé de les combiner de manière à obtenir des séquences plus ou moins convaincantes. Le malheur veut qu’avec un régime comme le régime national-socialiste, dont les buts et les méthodes défient la compréhension, on ne peut pas tabler sur une cohérence générale de l’histoire pour relier les faits. D’où finalement la diversité des schémas proposés. Reste la critique des documents: elle a été relativement peu pratiquée. On n’a pas suffisamment cherché à hiérarchiser les diverses catégories de sources selon leur degré de crédibilité; on n’a pas suffisamment tenu compte des conditions dans lesquelles les documents ont été établis et de leur destination; on s’est contenté d’extraire de ces documents des passages apparemment significatifs, sans se demander suffisamment comment ils s’insèrent dans l’ensemble du texte et du discours. C’est là, il est vrai, pratique de plus en plus courante, notamment dans le domaine de l’histoire contemporaine: face à la masse des sources, l’attention fléchit, et les règles de la critique, considérées souvent comme démodées, sont abandonnées aux médiévistes ou aux «positivistes».

Qu’en est-il donc de la genèse du génocide? Pour y voir clair, je diviserai mon exposé en deux parties: une première partie, consacrée à la décision relative aux juifs soviétiques; une seconde, consacrée à l’ensemble des juifs européens.

I — La question est de savoir si les exécutions de juifs soviétiques perpétrées par les Einsatzgruppen dès juin 1941 obéissent à un ordre général d’extermination donné avant l’ouverture de la campagne.

De quelles sources disposons-nous pour trancher? J’en vois cinq grandes catégories:

1) Les témoignages des responsables des Einsatzgruppen lors des procès d’après-guerre: délivrés dans des circonstances où ces responsables risquaient leur tête, ils constituent un matériau fragile — et d’ailleurs contradictoire, comme l’a souligné Ph. Burrin: contradictoire d’un témoin à l’autre et contradictoire individuellement (individuellement en ce sens que l’un ou l’autre responsable, après avoir affirmé l’existence d’un ordre lors des procès d’immédiat après-guerre, est revenu sur ces déclarations lors de procès ultérieurs). Autant, dans ces conditions, écarter ce type de source, en tout cas dans un premier temps.

2) Ce que je serais tenté d’appeler des «actes de commandement»: documents émanant de hauts dignitaires du régime ou des instances supérieures de la SS, relatant des décisions ou consignant des ordres relatifs au traitement des juifs. Ces documents devraient fournir un point d’ancrage solide. Ils sont tous postérieurs à l’ouverture de la campagne et posent des problèmes d’interprétation, qui ne peuvent être résolus que par comparaison avec d’autres catégories de sources.

3) Les rapports d’ensemble rédigés par des chefs d’Einsatzgruppen ou d’Einsatzkommandos entre novembre 1941 et janvier 1942: trois en tout, dont le rapport de Stahlecker, chef de l’Einsatzgruppe A. Ces rapports retracent de manière synthétique l’activité des Einsatzgruppen sur le terrain, tout en la reliant aux ordres reçus. Rédigés par des hommes au courant de leur mission, ils sont destinés — on ne l’a pas suffisamment souligné — à un usage purement interne (Heydrich en premier lieu). Le prouvent deux indices: l’absence de copies dans les archives d’autres offices que ceux de la SS; et surtout les remarques finales du rapport Stahlecker, consacrées à une critique du fonctionnement des organes de la SS dans les pays baltes — remarques destinées exclusivement au RSHA6 et à Heydrich (il s’agit pour l’essentiel de conflits de compétences entre les HSSPF, sorte de missi dominici d’Himmler, et le RSHA, soit une matière purement interne à la SS et réservée à l’examen des plus hauts dignitaires SS). De tels rapports ont toute chance de constituer des témoins précieux. On a pourtant cherché à récuser (A. Mayer) ou à atténuer leur crédibilité (Ph. Burrin), sous prétexte qu’ils ont été rédigés après coup, avec certaines intentions, et qu’ils concernent une aire particulière — la région balte —, vouée, dit-on, à un sort spécial. Une comparaison et des recoupements avec les autres catégories de sources devraient permettre d’en juger.

4) Les rapports dits Ereignismeldungen, établis jour après jour et retraçant l’activité quotidienne des divers Einsatzgruppen et de leurs commandos. Parce qu’ils ont été rédigés au moment même des opérations qu’ils décrivent, donc sans illusion ou volonté rétrospectives, on tend à voir en eux les témoins les plus sûrs et à privilégier leur usage. C’est oublier deux choses:

a) ces rapports sont destinés, semble-t-il, à une diffusion plus large que le rapport Stahlecker, que ce soit au sein de la SS et même au-delà (OKW notamment d’après les témoignages d’après-guerre d’anciens membres du RSHA); ce qui fait peser sur eux l’hypothèque de la censure;

b) ils n’émanent pas des Einsatzgruppen eux-mêmes et de leur commandos, mais ont été confectionnés à la centrale (RSHA) sur la base des informations fournies régulièrement par ceux-ci. Comme en témoignent diverses dépositions, ils résultent d’un travail de «collage» opéré à Berlin par des secrétaires, travail de collage aboutissant à juxtaposer dans le même document des éléments d’origine et de date différentes: fragments de rapports datant déjà de plusieurs jours (le temps d’arriver par courrier) et renseignements radiogrammes ou téléscriptés beaucoup plus récents7. Un examen attentif des Ereignismeldungen permet de distinguer les diverses strates. Le collage ne semble d’ailleurs pas avoir été «neutre»: d’après les mêmes dépositions, le responsable (le chef de l’office IV du RSHA, H. Müller) aurait fait procéder à des modifications et à des remaniements, en fonction précisément des impératifs de la diffusion.

Bricolage et censure caractérisent donc cette source et exigent un maniement précautionneux.

5) Les rapports dits Tätigkeits-und Lageberichte: il s’agit de rapports de synthèse, composés tous les quinze jours à la centrale. Destinés à une diffusion encore plus large que les Ereignismeldungen — on en trouve des copies jusqu’au sein de l’Auswärtiges Amt —, ils demeurent vagues et elliptiques, victimes probablement d’une censure encore plus forte.

Voilà les diverses catégories de sources dont nous disposons8. A l’exception du rapport Stahlecker, à destination ultra-confidentielle, elles sont toutes exposées à la censure et au masquage: les unes — rapports —, parce qu’elles sont conçues comme des moyens d’information plus ou moins large; les autres — actes de commandement —, parce que certains actes s’adressent à de nombreux destinataires, avec risque de fuites.

Dès la fin juin 1941, les Einsatzgruppen exécutent des juifs soviétiques. Est-ce sur la base d’un ordre antérieur à l’ouverture de la campagne, et de nature générale? Trois documents en tout cas témoignent dans ce sens: un ou deux actes de commandement et les rapports généraux de l’Einsatzgruppe A, surtout le rapport Stahlecker.

Premier document, un acte de commandement: un télégramme de Heydrich aux chefs des Einsatzgruppen, daté du 29 juin 19419. Cette pièce, ignorée ou passée sous silence par de nombreux historiens (A. Mayer, Ph. Burrin, Ch. Browning, et même des intentionnalistes «purs» comme R. Breitman), fournit un point d’accrochage sérieux: elle rappelle aux chefs des Einsatzgruppen «les directives orales données à Berlin le 17 juin 1941» par Heydrich, directives qui consistent, selon le télégramme, «à provoquer sans laisser de traces des pogroms, à les intensifier si nécessaire et à les diriger dans la bonne voie...». Ce qui importe, ce n’est pas tant la mission de fomenter des pogroms; le fait est connu par ailleurs: un autre document, du même Heydrich (du 2 juillet), partout cité, nous l’apprend aussi, et aucun historien ne l’a jamais mis en doute (sauf A. Mayer). Frappe en revanche la précision ajoutée (et qui ne figure pas dans le document du 2 juillet): «et de les diriger dans la bonne voie». On a souvent vu dans ces pogroms des opérations «sauvages», animées par la volonté de «terroriser... la population juive», de lui «assener un coup» (Ph. Burrin)10; opérations qui, pour reprendre les termes de Ph. Burrin, n’ont «pas de sens dans la perspective d’une entreprise d’extermination». Comme le suggère la précision finale, il s’agit d’autre chose: les pogroms répondent à un but précis et doivent être dirigés vers ce but. Quel but? le document, pour des raisons évidentes de confidentialité, ne le dit pas; mais ce but a probablement été évoqué oralement lors de la réunion du 17 juin: on peut se demander si ce n’est pas l’élimination de tous les juifs, en tout cas du plus grand nombre de juifs possible.

Hyperinterprétation d’une formule et scrupule de philologue, objectera-t-on peut-être. Et pourtant la même formule est utilisée pour caractériser la mission des Einsatzgruppen dans un autre document, capital: le rapport Stahlecker11; et, cette fois, comme on peut l’attendre d’un rapport de mission confidentiel, le but est mentionné: «la tâche de la Police de sécurité consistait à mettre en train les pogroms et à les diriger dans la bonne voie, afin d’atteindre aussi tôt que possible le but fixé de l’épuration» («das gesteckte Saüberungsziel»)12. Le terme d’épuration évoque une démarche systématique et générale. Et plus loin, il est développé et précisé: «D’autre part, le travail d’épuration de la Police de sécurité avait pour but, conformément aux ordres fondamentaux, l’élimination la plus large possible des Juifs...»13. Ph. Burrin a objecté qu’ «élimination la plus large possible» n’est pas synonyme d’extermination14. Mais un autre passage fait bel et bien état d’une «élimination radicale»: c’est, dit Burrin, «pour désigner ce qui reste à accomplir», au moment où Stahlecker écrit et où la mission, beaucoup plus limitée à l’origine, s’est transformée au gré de la campagne en mission d’extermination15. A y regarder de près, le contexte impose une autre interprétation. Je le cite: «déjà après l’accomplissement des premières grandes exécutions en Lithuanie et en Lettonie — [les pogroms se sont accompagnés d’exécutions] —, il s’est révélé qu’une élimination radicale des juifs, n’était pas réalisable, du moins dans l’immédiat...»16. L’expression est clairement celle du constat de l’impossibilité d’accomplir une mission, mission qui est originellement une mission d’éradication. Un troisième passage confirme et complète: «Il fallait s’attendre d’emblée à ce que le problème juif dans la Baltique ne soit pas résolu par des pogroms uniquement... C’est pourquoi d’amples exécutions ont été accomplies par des commandos spéciaux... dans les villes et en rase campagne...»17. On voit le schéma se dessiner: pogroms, et dans la mesure où ils ne suffisent pas, exécutions massives. Tout témoigne d’une volonté de solution globale, solution globale dont le fer de lance est le pogrom. Simplement, les circonstances — difficultés à organiser partout des pogroms et nécessité d’épargner des juifs indispensables au fonctionnement de l’économie — l’ont freinée.

On a tenté, je l’ai dit, de minimiser le témoignage du rapport Stahlecker. Un premier argument consiste à souligner son caractère tardif et rétrospectif: écrivant en janvier 1942, à un moment où la solution était devenue vraiment «finale», Stahlecker aurait exagéré sa mission initiale et son rôle. C’est là notamment la position d’A. Mayer18. En fait, rien ne la prouve. Le rapport, ne l’oublions pas, n’est pas une source narrative, mais «diplomatique»: c’est un compte-rendu d’exécution, astreint comme tel à une certaine exactitude dans le rappel des résultats et des objectifs, objectifs bien connus du destinataire. Sa véracité peut d’ailleurs être testée de diverses manières.

Confrontons tout d’abord sa teneur à celle d’un autre rapport d’ensemble, celui établi en janvier 1942 par R. Lange, chef d’une sous-unité de l’Einsatzgruppe A19. Les premières lignes de Lange semblent apporter une corroboration éclatante: «Le but que l’Einsatzkommando 2 avait dans la tête dès le début était une solution radicale du problème juif par l’exécution de tous les juifs». Témoignage douteux, a-t-on objecté, puisque «Lange n’avait pris la tête de son commando qu’en décembre 1941»20. En fait, Lange, jusqu’en décembre 1941, a fait partie de l’État-major de l’Einsatzgruppe A, y dirigeant même depuis la fin juillet les section IV et V, chargées de contrôler le travail des commandos et de leur transmettre les ordres: bref, un homme au cœur du centre de décision, particulièrement averti de la mission du groupe et de ses commandos21. Une autre objection a été formulée: l’emploi de l’expression «avoir dans l’esprit» (vorschweben) n’évoquerait pas un ordre précis et concret (Ch. Streit)22. Cet argument ne rend pas compte de la place et du rôle joué par cette expression dans l’argumentation de Lange: il s’agit pour le chef de l’Einsatzkommando 2 d’opposer l’intention du commando — intention dont on ne nous dit pas si elle est dictée par un ordre, mais qui peut parfaitement l’avoir été — aux difficultés de la réalisation; la phrase incriminée est en effet suivie de restrictions: «l’élimination radicale des juifs en Lettonie n’a pas été possible eu égard aux besoins économiques, en particulier aux exigences de la Wehrmacht... dans la mesure où de la main-d’œuvre lettonne n’était pas disponible, on a épargné aux artisans et aux ouvriers spécialisés [juifs] l’exécution...». Le vocable vorschweben sert à accuser un des deux termes de ce qui est une justification: l’intention était bel et bien de..., mais les circonstances ne l’ont pas permis23.

On peut aussi opérer des comparaisons entre le récit que donne Stahlecker des premières semaines et ce qu’en disent, au jour le jour, les Ereignismeldungen24. Or, partout où des recoupements sont possibles, les témoignages concordent: ainsi en va-t-il de la description des pogroms, notamment à Kovno et à Riga25; de l’organisation des ghettos; de l’arrestation et de l’extermination systématique de la population mâle d’Estonie à la mi-juillet 194126. Souvent les ressemblances sont telles qu’on doit admettre que le rapport Stahlecker reproduit des phrases ou des membres de phrases des rapports quotidiens ayant servi de base à la confection des Ereignismeldungen. Dès lors, il y a tout lieu de supposer que le rapport est exact non seulement sur le déroulement de la mission mais sur son sens et ses intentions.

Un autre argument invoqué pour minimiser le témoignage du rapport Stahlecker — et aussi celui des autres rapports du groupe A: rapport Lange et rapports à la base des Ereignismeldungen — est celui de la pertinence géographique: destinée à être germanisée et annexée au Reich, la Baltique aurait été vouée à un sort spécial; l’Einsatzgruppe A aurait reçu un mandat plus sanglant que les autres groupes (Ph. Burrin)27. Cette argumentation se heurte à diverses objections.

Tout d’abord, les directives de Heydrich du 29 juin, reprenant ses déclarations orales du 17 juin, s’adressent à tous les Einsatzgruppen: tous doivent «diriger les pogroms dans la bonne direction», vers le même but. Le rapport Stahlecker précise ce but. Pour les autres groupes ne subsistent pas de documents du même type. Mais, on peut se poser la question: du moment que l’ordre est le même pour tous, le but n’est-il pas, lui aussi, identique: soit l’extermination des juifs28?

Ensuite, la germanisation et l’annexion ne se limitent pas à la région balte. Comme l’atteste le procès-verbal de la réunion au sommet du 16 juillet 1941 entre Hitler, Göring, Keitel, Rosenberg, Lammers et Bormann, d’autres zones sont prévues: une partie de la Biélorussie, autour de Bialystock, terrain de chasse de l’Einsatzgruppe B; la Galicie occidentale et l’ouest de l’Ukraine, proies de l’Einsatzgruppe C; et la Crimée, cible de l’Einsatzgruppe D. Prévisions qui ne reflètent pas seulement les circonstances de la mi-juillet 1941, mais semblent remonter bien au-delà, puisque les plans de colonisation établis entre le 24 juin et le 15 juillet par les services de Himmler (Reichskommissariat für die Festigung des deutschen Volkstums) préfigurent très exactement ce programme (à l’exception peut-être de la Crimée). Or, de l’aveu de leur auteur, ces plans ont été élaborés sur la base des directives données par Himmler le 24 juin — et donc arrêtées selon toute vraisemblance avant l’ouverture de la campagne de Russie29. S’il en est ainsi, on ne voit pas pourquoi l’Einsatzgruppe A aurait reçu un mandat différent de celui des autres groupes (en tout cas des groupes B et C).

Enfin, le témoignage des Ereignismeldungen semble infirmer la thèse de la singularité de la mission de l’Einsatzgruppe A. On ne dispose d’aucun rapport général pour illustrer l’activité des autres groupes. Seules subsistent comme sources les Ereignismeldungen. Ce sont là, je l’ai souligné, des documents d’un maniement délicat. Confectionnés à la centrale et destinés à une certaine diffusion, ils masquent probablement — ou essaient de masquer la réalité. Presque jamais il n’y est fait mention d’ordres généraux: les exécutions y sont consignées, mais à l’état brut; ou alors présentées comme des réponses à certaines circonstances (représailles, etc.). A l’occasion cependant, le voile semble se lever. Il en va ainsi dans un passage de l’Ereignismeldung 31, du 23 juillet 1941, relatif à l’Einsatzgruppe B: «Une solution de la question juive pendant la guerre semble irréalisable dans cette région, car en raison du nombre excessif de juifs elle ne peut être atteinte que par la transplantation. Cependant, en guise de base flexible pour l’immédiat, l’Einsatzgruppe B a imposé partout les mesures suivantes: il a désigné un président du conseil juif; dans chaque ville, ce président a été chargé d’établir un conseil juif composé de 3 à 10 personnes. Le conseil juif assume la responsabilité collective du comportement de la population juive. En outre, le conseil juif doit se mettre tout de suite à enregistrer les juifs vivant dans la région...».

Passage souvent cité, de manière tronquée d’ailleurs, et qui a donné lieu à des interprétations divergentes. Pour les uns (Ch. Browning), il signifie que le chef de l’Einsatzgruppe B «savait qu’il était à long terme responsable d’exécuter un million et demi de juifs, mais qu’il désespérait d’atteindre ce but avec une maigre force de 600 à 700 hommes éparpillés»30. Pour les autres (P. Longerich, Ph. Burrin), il s’agit de tout autre chose: d’un «avis sur la question juive... comme si, à Berlin, il avait été demandé de réfléchir et d’agir dans cette direction au cours même de la campagne: mais la solution retenue indique assez que l’extermination n’était pas tenue pour acquise» (Ph. Burrin)31.

En réalité, l’exégèse est claire. Deux points doivent être soulignés.

Tout d’abord, bien que datées du 23 juillet, les considérations en question ont dû être formulées bien avant, quinze jours avant probablement: elles sont extraites d’un fragment d’Ereignismeldung qui reproduit visiblement un rapport de Nebe, rapport long et circonstancié, qui ne saurait avoir été transmis à Berlin que par poste ou courrier; ce qui suppose un délai de quinze jours environ32. Il s’agit donc d’un témoignage antérieur au 10 juillet, portant sur le tout début de la campagne.

Ensuite, il ne saurait être question d’un avis sollicité de Nebe et de la proposition d’une solution alternative. Le démontre l’articulation du passage: Nebe y oppose une solution de pis-aller — l’organisation des conseils juifs — à deux solutions de principe jugées impraticables: l’une — l’extermination des juifs — parce qu’elle se révèle matériellement impossible; l’autre — la déportation —, pour des raisons inexprimées: sans doute — et c’est là le sens le plus obvie de ce silence —, parce qu’elle n’est pas à l’ordre du jour. Il s’agit donc clairement d’un constat d’impossibilité: impossibilité d’exécuter une mission, qui est pour l’Einsatzgruppe B comme pour l’Einsatzgruppe A, une mission d’extermination.

La conclusion s’impose: le témoignage du rapport Stahlecker est crédible et ne vaut pas seulement pour l’aire d’action de l’Einsatzgruppe A.

En résumé, on tient là, avec le télégramme de Heydrich du 29 juin 1941 et le rapport Stahlecker, les deux bouts de la chaîne: l’ordre initial — ou plutôt la trace écrite de cet ordre —, formulé, il est vrai, de manière quelque peu elliptique et ambiguë; et la réponse sous forme de compte-rendu d’exécution, compte-rendu qui lève les ambiguïtés en question.

Reste à examiner les diverses objections qu’on a pu opposer — et qu’on continue à opposer — à la thèse de l’ordre d’extermination antérieur à l’ouverture de la campagne. Elles sont de deux ordres:

1) l’existence d’un document semblant infirmer cette thèse: une lettre de Heydrich du 2 juillet 1941 adressée aux HSSPF33;

2) l’activité déployée sur le terrain par les Einsatzgruppen, telle qu’on peut la reconstituer à partir des Ereignismeldungen.

Je commencerai par la lettre de Heydrich du 2 juillet 1941: elle constitue une pièce maîtresse dans l’argumentation des fonctionnalistes et des «intentionnalistes modérés»34. Adressée aux HSSPF, elle résume à leur intention les directives données par Heydrich aux Einsatzgruppen (les HSSPF n’ayant pu assister à la réunion du 17 juin 1941). Elle leur rappelle l’ordre donné de fomenter des pogroms et la liste des personnes à exécuter. Ce qui frappe, c’est que parmi ces personnes, à côté des fonctionnaires du parti et des commissaires politiques, figurent uniquement les juifs occupant des fonctions au sein du parti et de l’État: «Juden in Partei-und Staatsstellungen». Preuve, a-t-on souligné, de l’inexistence d’un ordre d’extermination et d’une volonté de frapper toute sélective. Preuve véhiculée de surcroît par un document qui ne saurait être insincère, puisque «les destinataires [les HSSPF.PM] étaient appelés à superviser l’action des Einsatzgruppen» (Ph. Burrin).

L’argument paraît bien frappé. Résiste-t-il à l’examen? Tout d’abord, en dépit de ce que suggèrent de nombreux éditeurs35, cette pièce ne saurait être assimilée à un «acte de commandement»: c’est une information, et une information, on le verra, à des tiers; autrement dit, un type de document moins directement crédible qu’un acte de commandement, surtout s’il s’agit de reconstituer les intentions de l’expéditeur. Ensuite, l’information s’adresse bien aux HSSPF. Mais cette destination exclut-elle l’insincérité? Rien n’est moins sûr.

Les HSSPF ne sont pas, comme on le croit trop souvent, les supérieurs des Einsatzgruppen; ils n’exercent pas non plus sur ceux-ci un droit général de contrôle. Représentants directs d’Himmler dans les territoires occupés, ils ont pour charge d’y surveiller et d’y coordonner l’action des divers organismes de la SS: Waffen SS, Ordnungspolizei et Police de sécurité. Chaque fois qu’une opération exige la collaboration de ces organismes, ce sont eux qui l’organisent et en ont la responsabilité. A ce titre, ils peuvent donner des ordres aux Einsatzgruppen. Pouvoirs étendus donc. Mais ces pouvoirs, dans les relations avec les Einsatzgruppen, se heurtent à des limites36.

Première limite: au début en tout cas, les HSSPF ne peuvent donner des ordres aux Einsatzgruppen qu’exceptionnellement, sur la base de directives spéciales de Himmler, et dans le cadre d’opérations collectives (plusieurs organismes de la SS). C’est ce que H. Buchheim a appelé la «voie hiérarchique spéciale» (Sonderbefehlsweg). Pour toutes les autres affaires, les Einsatzgruppen dépendent du RSHA (Heydrich), et de lui seul. C’est donc d’un pouvoir de commandement latéral et occasionnel que les HSSPF disposent sur les Einsatzgruppen. Deuxième limite: leurs compétences s’exercent dans la zone dite «arrière»; au-delà, soit dans la zone de combat, elles s’éteignent. Or, au cours des premières semaines, l’activité des Einsatzgruppen se déploie en très large partie dans la zone de combat.

Il s’agit donc de rapports complexes — et mouvants aussi. Mouvants, car les conflits ne manquent pas entre les deux partenaires: les HSSPF s’efforcent d’élargir leur prise sur les Einsatzgruppen, tandis que ceux-ci insistent sur leur dépendance du seul RSHA. C’est un de ces conflits qu’évoquent les conclusions du rapport de Stahlecker, lorsque l’auteur, face à l’exigence émise par les services du HSSPF d’avoir un droit de contrôle sur la correspondance des Einsatzgruppen, souligne que «cela signifierait que la voie de service directe au sein de la Police de sécurité, ne serait plus assurée»37. Signe de l’immédiateté des Einsatzgruppen. De cette immédiateté fait foi un autre incident: lorsqu’à la fin de juillet 1941 le commissaire pour les Pays baltes, Lohse, promulgue un règlement modéré relatif aux juifs, règlement «qui n’est pas en accord avec les ordres donnés à l’Einsatzgruppe A concernant le traitement des juifs»38, le HSSPF Nord, Prützmann, averti le premier, n’intervient pas lui-même; c’est à Stahlecker qu’il demande de parler à Lohse. N’est-ce pas là l’indice que le HSSPF ne se juge pas exactement au courant de la mission de l’Einsatzgruppe A et l’expression de la reconnaissance de l’autonomie de ce dernier? A quoi fait écho le préambule même de la lettre de Heydrich du 2 juillet, préambule trop négligé. Heydrich y signale aux HSSPF, avant de leur résumer ses ordres aux Einsatzgruppen, que jusque-là il n’a pas été «en mesure de leur faire connaître les instructions fondamentales pour la sphère de juridiction de la Police de sécurité...»39. L’emploi de l’expression «sphère de juridiction» est significatif: pour Heydrich, l’autonomie des Einsatzgruppen ne fait pas de doute, et il le précise d’emblée.

Dans ces conditions, on ne saurait écarter l’éventualité de F «insincérité» de la lettre aux HSSPF du 2 juillet 1941. Heydrich a pu vouloir masquer la réalité de la mission confiée aux Einsatzgruppen. Mais pourquoi? Les raisons ne manquent pas. Les HSSPF ne font pas partie du système de la Police de sécurité; ils figurent pour Heydrich des rivaux potentiels, qu’il importe peut-être de ne pas trop éclairer. En outre et surtout, ils représentent un risque: le risque d’une divulgation d’une mission ultra-secrète. Les HSSPF, ne l’oublions pas, constituent dans les zones arrières le lien entre les organismes de la SS d’une part et les pouvoirs civils et militaires de l’autre. Leurs services sont en contact permanent avec ces derniers. D’où danger de fuites. Or, la plus grande crainte du RSHA demeure jusqu’à la mi-juillet 1941 celle de frictions avec l’armée si celle-ci venait à apprendre la nature des opérations menées par les Einsatzgruppen: c’est ce qui s’était produit en Pologne en septembre 1939 et avait freiné l’action de ces derniers, de toute façon beaucoup moins meurtrière. Dans cette perspective, le «masquage» s’explique. Ce n’en est peut-être pas le seul exemple dans la lettre en question: le rappel qui y est fait de la volonté de promouvoir des pogroms ne s’accompagne pas, on le notera, de la précision: «et de les orienter dans la bonne voie». Est-ce là pure coïncidence? ou volonté d’édulcorer et de banaliser?

A tout prendre, la lettre de Heydrich du 2 juillet ne me semble pas constituer une pièce à conviction en faveur d’une décision d’extermination tardive. C’est un document adressé à des tiers, et qui ne donne sur la mission des Einsatzgruppen qu’un éclairage latéral, si je puis dire, et peut-être biaisé. Sa teneur est d’ailleurs infirmée par un acte de commandement contemporain, souvent mentionné, mais de manière cursive: il s’agit d’une directive de Heydrich à l’intention de commandos spéciaux de la Police de sécurité, directive désignant les victimes à exécuter parmi les prisonniers de guerre soviétiques40. Cette directive date du 17 juillet 1941, mais comme le signale H. Krausnick, sa première version — son esquisse — remonte au 28 juin, et elle reflète sans doute des intentions antérieures à l’ouverture de la campagne41.

Quelles sont donc les victimes désignées? Leur liste rappelle celle de la lettre du 2 juillet. On y retrouve — énumérées dans le même ordre, il faut le noter — les mêmes personnes: fonctionnaires du Komintern, fonctionnaires divers du Parti, Commissaires du Peuple. Manifestement sont visées au sein de la population en général et parmi les prisonniers les mêmes catégories. Mais le parallélisme s’interrompt avec les juifs: il est fait mention dans la directive du 17 juillet de l’exécution de tous les juifs (alle Juden), et non pas seulement de ceux occupant des fonctions dans le Parti et dans l’Etat. Faut-il voir dans cette modification un traitement particulier réservé aux prisonniers? Rien de plus douteux. Si le parallélisme curieusement s’interrompt, n’est-ce pas parce que la lettre de Heydrich aux HSSPF farde l’information: une information jugée trop dangereuse et ultra-secrète, réservée dans toute sa nudité aux seuls initiés?

Le caractère confidentiel de la directive du 17 juillet apparaît d’ailleurs bien dans le fait que ce document n’a pas été communiqué en tant que tel à l’OKW et à l’OKH. Contrairement aux affirmations de Ch. Streit, la liste détaillée et précise des personnes à exécuter n’est probablement restée connue au début que d’un cercle très restreint: le RSHA et éventuellement Keitel avec le chef du bureau des affaires générales de l’OKW, dont dépendait le service des prisonniers de guerre. Cette liste ne figure pas dans le texte de l’accord conclu le 16 juillet 1941 entre Heydrich et l’OKW, texte qui se contente de mentionner de manière très générale «la mise à l’écart [Aussonderung] des éléments politiquement intolérables», sans autres précisions (aucune allusion aux juifs notamment); elle ne figure pas non plus dans les ordres promulgués par l’OKW en juillet, août et septembre, qui ne font que reprendre les dispositions de l’accord du 16 juillet. Une lettre de Heydrich accompagnant les directives du 17 juillet annonce, il est vrai, que «l’OKW a eu connaissance de ces directives» (lettre du 17 juillet). Mais nous ne savons pas qui en a eu connaissance au sein de l’OKW, sous quelle forme et jusqu’à quel degré de précisions. L’OKH, quant à lui, n’était pas visé — au début en tout cas — par les directives de Heydrich du 17 juillet: celles-ci ne concernent expressément que les Stalags, camps de l’arrière relevant de l’OKW seulement. Et cette limitation, qui durera jusqu’en octobre, est hautement significative: c’est avec l’OKH que le RSHA redoutait au départ des frictions. En tout état de cause, un témoignage me paraît décisif: celui de l’amiral Canaris, chef des services de renseignements de l’OKW, qui reconnaissait dans une notice du 15 septembre adressée à Keitel que «la mise à l’écart... se fait par les Einsatzkommandos de la Police de sécurité et du SD d’après des directives qui sont inconnues des services de la Wehrmacht». Témoignage de poids, confirmant la nature ultra-confidentielle de la directive de Heydrich du 17 juillet, et partant son degré de crédibilité beaucoup plus élevé que celui de la lettre aux HSSPF du 2 juillet42.

Qu’en est-il maintenant de l’activité des Einsatzgruppen sur le terrain, telle qu’on peut la reconstituer à partir des Ereignismeldungen? Elle trahit, a-t-on constaté, un processus d’escalade, «d’emballement de la tuerie»: de plus en plus d’exécutions, surtout depuis la fin de juillet 1941, avec élargissement aux femmes et aux enfants depuis cette date. Preuve, a-t-on conclu, de l’absence d’un ordre d’extermination initial.

Le problème est plus complexe. Comme l’a souligné l’un ou l’autre historien, on ne saurait inférer de la comptabilité aux intentions: si les exécutions augmentent, n’est-ce pas parce que des renforts sont peu à peu fournis aux Einsatzgruppen (Waffen SS et régiments de police)? Ces renforts d’ailleurs sont beaucoup plus précoces qu’on ne l’a dit: ils ne datent pas seulement de la fin juillet (dès 19 juillet), comme l’indique Ch. Browning43, mais de la fin juin-début juillet. Le 27 juin déjà, Himmler interdit d’employer les troupes SS à sa disposition directe «pour des opérations d’occupation et autres objectifs, car il les réserve à d’autres tâches»; qu’il ne s’agit pas de tâches proprement militaires (participation au combat) ressort de la suite du passage: «ce n’est que dans des cas où des unités sont engagées dans un combat qu’une exception peut être autorisée»44. On devine alors quelles tâches envisage Himmler. Dès le tout début de la campagne donc, l’engagement de renforts au côté des Einsatzgruppen est prévu; et dès le 5-6 juillet, des bataillons de police sont mis à la disposition du HSSPF Sud Krüger pour épauler l’Einsatzgruppe45. La volonté de liquidation perce dès le départ, même si les circonstances freinent ou offusquent sa réalisation.

Autant, sinon plus qu’aux chiffres, on a demandé des éclaircissements aux activités mêmes des Einsatzgruppen, telles qu’elles sont décrites dans les Ereignismeldungen. Ce sont les «fonctionnalistes» et les «intentionnalistes modérés» qui s’y sont surtout intéressés. De leur examen se dégagent deux points. Tout d’abord, jusqu’en août 1941, les rapports désignent comme victimes essentiellement des membres de l’«intelligentsia» juive: en témoignerait la multiplication de formules comme «Leaders de l’intelligentsia juive liquidés» (Ereignismeldung 13, 5 juillet 1941) ou «l’essentiel de l’activité opérationnelle a été dirigé avant tout contre l’intelligentsia juive» (Ereignismeldung 43, 5 août 1941). Ensuite, ces rapports mentionnent l’installation de ghettos et de conseils juifs un peu partout. Bref, rien qui paraisse trahir une décision d’extermination totale.

A l’examen pourtant, le tableau se noircit. Certaines formules, replacées dans leur contexte, perdent de leur bénignité. Ainsi, l’affirmation, dans l’Ereignismeldung 43 (5 août 1941), que «l’ensemble de l’activité opérationnelle a été dirigé avant tout contre l’intelligence juive» doit probablement se comprendre en fonction de ce qui précède: soit l’impossibilité d’obtenir le concours de la population biélorusse dans la chasse aux victimes désignées et dans le déclenchement de pogroms; sur quoi s’insère la phrase citée, précédée, on l’a oublié, d’un «c’est pourquoi» significatif. Autrement dit, la restriction à l’intelligentsia apparaît comme une mesure imposée par les circonstances, et non comme une décision de principe. Il en va de même de la déclaration déjà citée de Nebe (Ereignismeldung 31, 23 juillet 1941): l’établissement de conseils juifs — et de ghettos — s’y révèle comme une solution de substitut, non comme l’expression d’une politique délibérée46.

C’est ce que confirme l’étude attentive des opérations menées par des Einsatzkommandos dans certains endroits, à condition de les suivre pendant un certain temps et de ne pas se contenter des premières mentions, comme on l’a trop souvent fait.

Que constate-t-on? Prenons tout d’abord le cas de petites villes. A Daunas, selon l’Ereignismeldung 24, du 16 juillet, les troupes allemandes arrivent le 6 juillet, et dès le 7 juillet la milice lettonne arrête, à l’instigation de l’Einsatzgruppe A, presque toute la population mâle juive. Immédiatement après, les juifs arrêtés sont systématiquement exécutés par l’Einsatzkommando lb. A Vileyka, le scénario, tel qu’on peut le reconstruire à partir de divers Ereignismeldungen (notamment EM 31, du 23 juillet, et 50, du 12 août) est identique; arrivée le 22 ou le 23 juillet, une unité de l’Einsatzgruppe B liquide aussitôt toute la population mâle juive. A Bialystock, scénario un peu différent, en deux phases: dans un premier temps — 27 juin —, pogrom et exécutions de fonctionnaires juifs, organisés au passage par une unité de l’Einsatzgruppe B et un bataillon de police; puis, dès le 11 juillet, achèvement du travail par un autre bataillon de police, qui «liquide» toute la population mâle juive âgée de 17 à 45 ans47.

Bref, dans les petites villes, dont la population juive ne dépasse pas quelques milliers de personnes, l’activité des Einsatzgruppen apparaît dès le départ sous un jour radical. Ce caractère saute aux yeux dans un rapport trop peu exploité et consacré aux petites villes d’Estonie: Dorpat, Narva, Pernau. Ce rapport date du 12 octobre (Ereignismeldung 111), mais relate l’occupation du pays par l’Einsatzgruppe A depuis le début (12-43 juillet). Je le cite: «les unités d’auto-défense estoniennes se mirent immédiatement à arrêter les juifs. Des démonstrations spontanées contre les juifs n’avaient pas eu lieu... C’est pourquoi nous avons immédiatement donné les ordres suivants: 1) arrestation de tous les juifs mâles de plus de 16 ans; 2) arrestation de toutes les juives propres au travail de 16 à 60 ans...; 3) enregistrement de tous les juifs [restant] selon l’âge, le sexe et la capacité de travail et cantonnement dans un camp... Tous les juifs de plus de 16 ans, à l’exception des médecins et des Sages désignés ont été exécutés par les unités d’auto-défense estoniennes sous le contrôle du commando spécial»48. Témoignage particulièrement significatif, dans la mesure où il concerne une région très peu peuplée de juifs et où, par conséquent, comme le relève l’Ereignismeldung 40, du 3 août 1941, «la solution de la question juive ne pose pas de problème»: ce qui fait d’autant mieux ressortir la nature de cette solution, puisque on peut voir le programme réalisé!

Au total, qu’on soit en Estonie, dans l’aire de l’Einsatzgruppe A, ou à Bialystock, dans celle de l’Einsatzgruppe B, le schéma que l’on voit appliqué avant même la mi-juillet est identique: pogrom là où cela est possible; puis liquidation de toute la population mâle depuis 16-17 ans, en commençant peut-être par l’élite, liquidation initiée par les Einsatzkommandos, et menée à terme soit par leurs soins soit par des effectifs de renfort: troupes de police ou milices locales; enfin, cantonnement des vieillards et des femmes survivant et aptes au travail. Rien là que de préconçu, systématique et radical49.

Dans les grandes villes, l’image est évidemment plus floue; d’où probablement l’impression que seule, au début, l’intelligentsia juive était visée. A Minsk, l’Einsatzgruppe B semble s’être effectivement contenté de liquider celle-ci; mais la cité abritait plus de 100000 juifs. Ailleurs se dégage un autre dessein. A Kovno par exemple (25000 juifs), après un pogrom, on fusille massivement la population juive; et si dès le 10 juillet, les fusillades cessent au profit de «plus petites exécutions» et font place à l’établissement d’un ghetto, ce n’est pas de propos délibéré, mais parce que, comme le souligne l’Ereignismeldung 19 du 11 juillet, «la poursuite des fusillades de masse n’est plus possible». Et à Vilna (30000 juifs environ), le tableau est encore plus net: tout d’abord, entre le 1er et le 3 juillet, exécution des juifs fonctionnaires du parti; puis, entre le 4 et le 7, recensement de tous les juifs et liquidation de l’intelligentsia; enfin, dès le 8 juillet, élimination systématique du reste de la population juive, à raison, comme le précise l’Ereignismeldung 21 du 13 juillet, «de 500 personnes par jour»50.

Visiblement, que l’on soit dans de petites ou dans de grandes villes, partout, lorsque les circonstances s’y prêtent, la cible dépasse la seule intelligentsia juive, cela dès le début et conformément à ce qu’il faut bien appeler un plan51.

Reste évidemment une question: qu’en est-il de l’inclusion des femmes et des enfants? Cette inclusion, on l’a vu, est relativement tardive. Pourquoi? Les Einsatzgruppen ont-ils reçu l’ordre d’éliminer en priorité la population mâle et de laisser pour plus tard, là où la tâche s’avérait impossible, l’exécution des femmes et des enfants? Cela n’est pas impossible, même s’il peut paraître peu croyable qu’on n’ait pas prévu d’emblée les moyens et les hommes nécessaires. Il ne faut pas oublier qu’au départ la campagne proprement militaire absorbait, en dehors des Einsatzgruppen, presque tous les effectifs: les bataillons de police et les Waffen SS, qui vont jouer par la suite un rôle crucial dans le massacre des juifs, sont jusqu’à fin juin utilisés exclusivement à des fins militaires; même les Waffen SS dépendant directement de Himmler (ce qu’on appelle le Kommandostab Himmler) restent jusqu’au 28 juin rattachés à la Wehrmacht. Il ne faut pas oublier non plus que Einsatzgruppen, Waffen SS et bataillons de police se sont heurtés au début à des difficultés imprévues: une action beaucoup plus massive des partisans que prévue, action qu’ils avaient pour mission de contenir; et aussi énormément de peine à provoquer des pogroms, ces pogroms «organisés» sur lesquels ils misaient tant, comme on l’a vu. Il ne faut pas oublier enfin que l’extermination des femmes et des enfants à large échelle dès le départ et partout a pu passer pour peu indiqué, menaçant de provoquer des frictions avec la Wehrmacht. D’où peut-être la courbe des tueries, due à ces circonstances.

Par ailleurs, il faut le souligner, l’exécution des femmes et des enfants, si elle n’est pas générale au début, se produit bel et bien ici ou là — probablement lorsque les circonstances et les moyens s’y prêtent. Ainsi en va-t-il peut-être de la tuerie citée par E. Jäckel, tuerie perpétrée dès le 24 juin à la frontière lituanienne par des unités de la Police de sécurité sous les ordres de Stahlecker, cela, comme l’aurait confirmé un télégramme du RSHA, conformément aux directives données (télégramme du RSHA aux autorités locales mentionné par E. Jäckel dans La politique nazie d’extermination, éd. par F. Bédarida, Paris, 1989, p. 128); témoignage qui serait décisif s’il ne présentait une faiblesse: sa reconstruction repose pour l’essentiel sur des dépositions faites par des témoins et des accusés dans le cadre de procès d’après-guerre (1958 et 1964, cf. H. Krausnick, lettre aux éditeurs, Simon Wiesenthal Center Annual, 1989, p. 313-314). Ainsi en va-t-il aussi des opérations de nettoyage menées sur ordre du 26 juillet par des Waffen SS en Ukraine, opérations qui incluent la liquidation des femmes sur une large échelle, comme en témoignent les rapports des unités engagées (rapports publiés dans Die Ermordung der europäischen Juden, op. cit., p. 131-132). La fin de juillet marque précisément la généralisation de l’exécution des femmes et des enfants, généralisation qui est à mettre en rapport avec l’entrée en ligne des Waffen SS. Ce sont ces unités, dépendant directement de Himmler, qui vont jouer le rôle pionnier et décisif dans le massacre des innocents, précédant de deux ou trois semaines les Einsatzgruppen. Rien de plus naturel: alors que ces derniers, peu étoffés et écartelés entre plusieurs missions, doivent parer au plus pressé, les Waffen SS, représentant une force substantielle (plus de 25000 hommes contre 3000 pour les Einsatzgruppen), ont tout loisir de pratiquer le meurtre total.

On ne manquera pas évidemment de se demander pourquoi une intervention si tardive de ces troupes? La réponse, me semble-t-il, est aisée. Leur engagement dans le massacre des juifs est prévu, on l’a vu, dès le 27 juin. Mais, depuis la date de leur constitution (mi-juin) jusqu’à la fin juin, ces unités restent rattachées à la Wehrmacht, vouées à des tâches de sécurité (cf. Kriegstagebuch des Kommandostabes..., doc. cit., p. 3). Lorsque, à partir de là, elles tombent sous le contrôle direct de Himmler, elles ne sont pas prêtes d’emblée pour leur nouvelle mission: comme l’atteste le journal du Kommandostab Himmler, elles doivent subir au cours de 1re moitié de juillet un entraînement intensif (cf. Y. Büchler, Kommandostab RFSS, dans Holocaust and Genocide Studies, 1986, p. 17 et 18). C’est seulement après avoir achevé cette préparation, vers le 20 juillet, qu’elles sont en mesure d’intervenir: ce qu’elles ne tardent pas à faire, liquidant d’emblée les femmes. Les Einsatzgruppen les suivront dans cette voie un peu plus tard, lorsque les circonstances le permettront, notamment lorsque le front tout à la fois aura suffisamment avancé pour leur permettre d’opérer à l’arrière à l’abri du regard des troupes combattantes et se sera suffisamment stabilisé pour leur éviter la nécessité d’une progression continuelle. Telle est une explication possible.

Il y aurait peut-être une autre explication: on peut se demander si l’ordre donné au départ ne visait pas seulement la population mâle. Les raisons pourraient en être une sorte de réflexe atavique (tradition de la femme que l’on épargne comme butin); ou un réflexe de pitié. Avec pour conclusion à la fin de juillet le constat de la nécessité d’inclure les femmes et les enfants. Dans ce cas, les quatre premières semaines de la campagne auraient servi en quelque sorte de laboratoire, mais de laboratoire pour une expérience dont l’hypothèse s’inscrivait d’emblée dans le cadre du génocide — à moins d’admettre que le massacre systématique des civils mâles juifs relève de la guerre au sens strict! Une telle explication pourrait être étayée par une réflexion d’un officier de renseignement du Kommandostab Himmler, le 28 juillet 1941, à l’issue d’une opération de «nettoyage» menée par des Waffen SS: «toutes les personnes engagées se demandent si le problème juif peut trouver une solution fondamentale par la multitude d’exécutions de juifs mâles seulement» (réflexion citée par J. Förster, The Relation between Opération Barbarossa... and the Final Solution, dans The Final Solution, op. cit., p. 93). Mais cette citation est bien ambiguë: on ne sait pas si les termes «solution fondamentale» et «multitude d’exécutions... mâles seulement» renvoient aux directives reçues ou à l’attitude et à l’opinion des exécutants; en outre, l’explication en question se heurte à des objections: le témoignage du RSHA invoqué par E. Jäckel et rappelé plus haut, ainsi que celui des rapports Stahlecker et Lange.

Quoi qu’il en soit, dans toutes les hypothèses, le génocide est inscrit: dans l’une à l’état pur et achevé — même si les circonstances freinent sa réalisation; dans l’autre, à l’état de chrysalide: chrysalide «avancée».

En conclusion, le poids des témoignages est écrasant: il fait pencher la balance en faveur de la thèse de l’ordre: ordre antérieur à la campagne de Russie et de portée générale. Ce qui est visé par cet ordre, c’est en tout cas l’extermination «active» de la population mâle adulte de souche juive; c’est peut-être l’extermination de toute la population juive, compte tenu des circonstances. La thèse «fonctionnaliste» ne me paraît pas rendre compte de l’évidence documentaire; non plus que celle des «intentionnalistes modérés». Même celle, si subtile et nuancée, de Ch. Browning, à la limite des deux camps, ne satisfait pas: datant la décision de la mi-juillet (sur la base, il est vrai, d’une intention antérieure d’extermination à long terme), et insistant sur la réunion au sommet du 16 juillet et sur la mobilisation subséquente par Himmler de forces de police et de Waffen SS, elle se heurte à l’objection dirimante que cette mobilisation — je l’ai souligné — est en fait prévue dès la fin juin.

Et Hitler? Son rôle exact, il faut bien l’avouer, demeure mystérieux. L’ordre d’extermination a été communiqué par Heydrich, en accord évidemment avec Himmler. Mais au-delà? Jusqu’au début d’août, une seule trace de l’intervention du Führer, mais significative: le rappel fait le 1er août 1941 par le RSHA aux Einsatzgruppen de la nécessité «de présenter continuellement au Führer des rapports sur l’activité des Einsatzgruppen»52. Signe que cette activité est agréée, sinon décidée, à la tête du régime.

II — Le massacre des juifs soviétiques a donc été décidé et ordonné avant l’ouverture de la campagne de Russie. Nous tenons là un point de départ solide. Mais qu’en est-il du génocide européen?

Sur cette question aussi la controverse fait rage. Pour les uns, comme R. Breitman, la décision et l’ordre seraient antérieurs à l’invasion de la Russie; et le massacre des juifs russes n’en serait qu’une application particulière. C’est possible, mais aucun document crédible ne l’attest53. Pour d’autres, comme E. Jäckel et Ch. Browning, le processus date de la fin de juillet. Pour d’autres enfin, comme Ph. Burrin, c’est la période de septembre qu’il faudrait retenir, en relation avec la conscience de l’échec militaire. Sans oublier tous ceux qui, comme les fonctionnalistes «purs», n’y voient qu’un processus purement cumulatif, sans décision générale saisissable chronologiquement.

Au cœur de la controverse, un document capital: la lettre par laquelle Göring charge Heydrich de préparer une solution d’ensemble de la question juive, lettre datée du mois de juillet 1941, en fait, comme on le sait par certaines copies, du 31 juillet54. C’est sur ce document que je concentrerai mon analyse.

La teneur de ce document est bien connue; j’en reproduis l’essentiel: «En complément du mandat qui vous a déjà été confié par décret du 24 janvier 1939, à savoir de régler le mieux possible conformément aux circonstances la question juive sous la forme de l’émigration ou de l’évacuation, je vous charge par la présente de prendre toutes les mesures nécessaires... pour préparer une solution d’ensemble de la question juive au sein de la zone d’influence allemande en Europe...».

Texte célèbre, dont l’interprétation fait problème. On y a longtemps vu — et on continue à y voir — le coup d’envoi de la «solution finale»: l’extermination et le gazage des juifs européens. Mais depuis quelques années, une exégèse «révisionniste» tend à s’imposer (A. Mayer, Ph. Burrin): il s’agirait simplement d’une confirmation du mandat confié à Heydrich en janvier 1939, mandat consistant à l’origine dans la promotion de l’émigration juive, puis à partir de l’automne 1939 dans l’organisation de la déportation. Pour reprendre les termes de Ph. Burrin, le libellé «indique clairement qu’il s’agissait de compléter le mandat de Heydrich: le compléter en étendant son champ d’application à l’ensemble de l’Europe nazie...» Le texte indique tout aussi clairement l’objet du mandat: il s’agissait «d’apporter à la question juive sous la forme de l’émigration ou de l’évacuation la solution la plus favorable...»55.

Que penser de la thèse «révisionniste»? Le document, il faut le reconnaître, pose de sérieux problèmes d’interprétation. Problèmes que seules une analyse interne, portant sur le sens du texte, et une analyse externe, portant sur les conditions de son établissement, permettraient de résoudre.

Analyse interne: la lecture «révisionniste» s’achoppe à des difficultés. Tout d’abord la tâche confiée à Heydrich, il faut le souligner, n’est pas la confirmation du mandat précédent: il s’agit clairement d’un complément (Ergänzung). La structure de la lettre peut s’interpréter, me semble-t-il, de la manière suivante: tout d’abord, une proposition («en complément de...») qui rappelle les circonstances initiales (le mandat de janvier 1939) et qui tient lieu de ce que les diplomatistes nomment «l’exposé»; puis le dispositif («je vous charge...») — différent de l’exposé —, introduisant le complément en question. Ce complément, comme le suggère l’articulation de la phrase, ne porte pas prioritairement sur le champ d’application, mais sur l’activité même du destinataire: ce qui est ordonné, ce n’est pas d’étendre à l’ensemble de l’Europe nazie telle solution de la question juive, mais de préparer une solution, solution valable pour l’ensemble de l’Europe nazie. Rien ne permet d’affirmer que la solution visée est identique au mandat précédent, rappelé dans l’exposé. Le prouve d’ailleurs, je crois, l’emploi de l’article indéfini: «une solution d’ensemble pour la question juive». Si l’expéditeur de l’acte avait voulu simplement étendre le champ de la mission antérieure, sans modification de sa nature, n’aurait-il pas utilisé l’article défini: «prendre les mesures nécessaires pour préparer la solution d’ensemble de la question juive dans l’Europe allemande»; la solution: celle qui est bien connue et qui consiste dans la déportation. Le recours à l’indéfini ouvre la voie à une solution nouvelle. Le terme employé: solution d’ensemble (Gesamtlösung) n’est d’ailleurs pas exactement celui qui servait jusque là à désigner l’émigration, puis la déportation (solution finale: Endlösung56); argument de plus en faveur d’une interprétation radicalement nouvelle du mandat du 31 juillet: si ce n’est pas l’émigration ou la déportation, reste l’extermination.

Deux autres arguments viennent, me semble-t-il, conforter ce point de vue.

Le premier est la présence du mandat du 31 juillet dans le dossier de la conférence de Wannsee. Cette conférence (janvier 1942) a lancé, on le sait, la politique d’extermination dans les camps. Or, la convocation adressée par Heydrich à la fin de novembre 1941 s’accompagne du mandat du 31 juillet57. Si Heydrich a joint cette pièce à son invitation comme une sorte de carte de légitimation, n’est-ce pas l’indice qu’elle constitue le point de départ et la base du processus conduisant à Wannsee et à l’extermination?

Un autre argument s’ajoute: le fait que le mandat est confié à Heydrich58 directement en sa qualité de chef du RSHA. Il y a là, il faut le remarquer, une différence fondamentale avec la lettre par laquelle Göring avait chargé le 24 janvier 1939 Heydrich de promouvoir l’émigration: cette lettre remettait en fait cette tâche à un Office central pour l’émigration juive (Reichszentrale für die jüdische Auswanderung), dont le chef devait être Heydrich. Et c’est à ce titre que Heydrich s’était occupé depuis là de l’émigration, puis de la déportation. Dès lors, s’il ne s’était agi en juillet 1941 que de confirmer cette tâche, tout en étendant son champ d’application, la mention de l’Office central eût été naturelle. Son absence ne laisse pas de frapper: ne serait-ce pas que le rôle de Heydrich a changé de nature? Le suggère par ailleurs, comme l’a relevé Ch. Browning59, l’existence même d’un nouveau mandat: lorsqu’on était passé de l’émigration à la déportation, fin 1939-début 1940, le besoin d’une modification ne s’était pas fait sentir; en juin 1940, pour affirmer son rôle dans la «solution finale territoriale» (déportation), Heydrich s’était encore abrité derrière la lettre de Göring du 24 janvier 1939 — alors même qu’il s’agissait de l’ensemble des juifs dans l’Europe allemande. Pourquoi alors le document du 31 juillet 1941, si ce n’est pour donner carte blanche à Heydrich dans une voie nouvelle?

Quant à la critique externe, portant sur les conditions d’établissement du document, elle a été inaugurée, et de belle manière, par E. Jäckel60. Elle aboutit à deux observations:

1) le document ne porte pas l’en-tête imprimée de Göring;

2) les caractères utilisés pour frapper les titres du Maréchal sont ceux utilisés pour le reste du texte.

A quoi il faut ajouter une remarque: l’agenda de Göring mentionne à la date du 31 juillet une entrevue avec Heydrich.

E. Jäckel en a inféré que le document avait été établi par Heydrich et présenté à la signature de Göring. C’est ce que Eichmann avait d’ailleurs affirmé dans ses mémoires. Peut-être doit-on ajouter à la démonstration de E. Jäckel deux indices. Premièrement, le document, sur certains de ses exemplaires, ne porte pas la date du jour où il a été signé (seule figure la mention Berlin, den 7.1941, avec un espace blanc entre den et 7): ne seraient-ce pas justement des exemplaires préparés à l’avance par Heydrich en vue d’une entrevue dont la date n’était pas encore fixée ni l’issue prévisible? Certains exemplaires seront restés tels quels, tandis que sur d’autres la date aura été rajoutée après coup61. Ensuite, la mention de l’évacuation dans le rappel du mandat de janvier 1939 se comprend mieux si on suppose le document préparé par Heydrich: livrés à leur inspiration, les services de Göring se seraient sans doute contentés de faire allusion à l’objet exprès et formel du mandat: l’émigration. L’adjonction trahit peut-être la main du RSHA.

Bref, si la lettre a été signée par Göring, elle a toute chance d’avoir été rédigée et établie par Heydrich et le RSHA. Mais en a-t-on tiré toutes les conséquences? Si Heydrich prend l’initiative, c’est qu’il agit probablement de sa propre autorité — ce qui n’exclut pas l’assentiment de Himmler, voire de Hitler62. Mais, pour ce faire, il doit avoir de bien sérieuses et pressantes raisons. Ce n’est certainement pas pour affirmer ses compétences en matière de déportation dans la perspective de la victoire sur l’URSS, comme on le suppose souvent dans le sillage de M. Broszat: il y était parvenu jusque-là sans reconnaissance écrite. Une seule réponse semble s’imposer: la préparation d’une nouvelle politique, celle de l’extermination générale.

Mais pourquoi envisager l’extermination de tous les juifs européens à ce moment? La raison en serait l’euphorie de la victoire, a-t-on avancé (Ch. Browning). Réponse possible, mais qui ne tient pas compte d’un élément: c’est Heydrich, on l’a vu, qui prend l’initiative du nouveau mandat. Or, les sentiments qu’éprouve le chef du RSHA à la fin de juillet ne sont pas forcément ceux de l’euphorie: ses Einsatzgruppen peinent sur le terrain, dépassés par l’ampleur de la tâche; les rapports affluent à Berlin, soulignant les difficultés à organiser des pogroms et l’insuffisance des effectifs à disposition63. Ces circonstances n’expliquent-elles pas la démarche de Heydrich? Incapable de venir à bout de sa mission par le biais des pogroms et des fusillades, il envisage d’autres moyens d’extermination, indépendants de la campagne militaire proprement dite et conçus à plus long terme: moyens qui permettent du coup, dans la mesure même où ils sont dissociés de la campagne, d’englober les autres juifs européens. D’où la demande de l’autorisation du 31 juillet 1941 et le processus conduisant à Wannsee.

Cette autorisation, bien sûr, ne constitue pas la décision proprement dite de l’extermination générale (celle-ci n’intervient vraisemblablement qu’en septembre 1941, du moins sous la forme de l’aval définitif donné par Hitler); elle n’en est pas moins la reconnaissance de la nécessité, et de la volonté de la préparer. Volonté partagée expressément par Heydrich — et par conséquent par Himmler, et par Göring: donc par les principaux personnages du régime en matière de politique raciale. A moins de supposer que Göring n’a pas compris la signification de ce qu’il signait, et de dénoncer dans la lettre en question un acte subreptice. Mais la défense de Göring devant le Tribunal de Nuremberg s’oppose à une telle interprétation64: désireux de s’expliquer sur la teneur de cette lettre, on le voit escamoter avec une habileté étincelante les passages dangereux. Dans la traduction qu’il donne du dernier paragraphe, l’expression «solution finale», dont la connotation fatale, en 1946, ne peut lui échapper, perd son épithète, remplacée qu’elle est par «solution totale» une première fois, par «solution désirée» une seconde fois. Et dans les explications qu’il donne, deux éléments frappent: sa volonté de dissocier les destinataires de sa lettre: Heydrich et la Police de sécurité, de la SS ; et son insistance d’emblée — avant même toute question à ce sujet — à assimiler l’objet du mandat de 1941 à celui de 1939. Ne sont-ce pas là des indices que Göring cherche à «désamorcer» la lettre du 31 juillet 1941, et qu’il en connaissait donc parfaitement la portée? Et n’est-ce pas là une preuve de plus de la signification meurtrière de cette lettre?

Cette reconstitution reste certes largement hypothétique. Elle présente cependant le mérite de rendre compte des conditions d’établissement de la lettre de Göring du 31 juillet 1941; celui de rendre compte aussi des nombreuses allusions à la question juive qui jalonnent la période août-septembre 1941: ces allusions sont toutes ambiguës. Ph. Burrin les a exploitées dans le sens d’une date tardive de la décision finale; mais elles cadrent parfaitement aussi, il faut le relever, avec le schéma esquissé ci-dessus65.

Au total, ce n’est ni la conscience de l’échec militaire ni l’euphorie de la victoire qui précipite la solution consacrée par Wannsee, mais le constat de l’impossibilité de l’extermination des juifs soviétiques au cours de la campagne et avec les moyens mis en œuvre. On a affaire à deux séquences étroitement liées, enchaînées à partir d’un ordre antérieur au 22 juin 1941. Se pose évidemment une dernière question: cet ordre résulte-t-il d’une intention générale d’exterminer les juifs européens, avec application initiale à l’URSS? ou reflète-t-il la volonté d’exterminer les seuls juifs soviétiques — avec entraînement par ricochet des juifs européens? La documentation, lacunaire et équivoque, ne permet pas de réponse. De toute façon, la deuxième hypothèse contient en germe la première.

Quelles conclusions générales tirer de cet essai de reconstruction? Démarche «positiviste» certes, attachée à la reconstitution des faits à travers la critique des sources; mais démarche qui s’impose plus que jamais dans un domaine où l’historien «contemporéaniste» se trouve dans la même situation que le médiéviste des hautes périodes: aux prises avec une documentation lacunaire, ambiguë et suspecte; dans un domaine aussi où il n’y a plus de cohérence générale de l’histoire assurant a priori la plausibilité des séquences événementielles, des «intrigues»: le caractère monstrueux du régime oblitère toute logique des événements; ceux-ci ne peuvent être reconstitués qu’à partir de leurs traces documentaires, traces qui exigent un traitement vigilant — un traitement qui devrait d’ailleurs aller, par-delà la critique interne, jusqu’à l’analyse de la réalité matérielle des sources, jusqu’à l’étude de ce que les diplomatistes appellent les caractères externes66.

Ainsi conçu, cet effort de reconstruction aboutit, me semble-t-il, à restituer au phénomène national-socialiste une dimension que l’on a trop tendance à minimiser: sa dimension fondamentale, le racisme, le racisme délibéré et «théorisé», s’exprimant dans une idéologie et dans un programme. Cette idéologie et ce programme, on aurait pu à l’époque — et on aurait dû — les prendre au sérieux, et intervenir pour prévenir l’irréparable dès le départ. Mais on a fermé les yeux sur le phénomène, hésitant à y voir le moteur du régime, incapable d’imaginer un tel moteur. L’historiographie actuelle, dans certaines de ses tendances, ne fait que répéter l’histoire. L’analyse serrée d’un processus de décision comme celui de la «solution finale» devrait précisément nous rappeler, au-delà de la «solution finale», tout ce que le racisme peut avoir de consistant et à quoi il conduit.


Notes (introduction de PHDN).

a. [Note de PHDN]. Il est tout à fait remarquable que Edouard Husson, dans son Heydrich et la solution finale, Perrin 2008 & Perrin 2012 (édition revue et augmentée que nous conseillons sans réserve), parvienne à des conclusions très proches de celles de Marguerat sur le calendrier et la nature des décisions prises concernant les Juifs soviétiques: avant le 22 juin 1941, assassinat le plus large possible y compris femmes et enfants. Cela est d’autant plus frappant que Husson ne cite pas et ne semble pas avoir eu connaissance de l’article de Marguerat (ce qui nous étonne tout de même, mais même Florent Brayard semble dans ce cas, alors que sa maîtrise des sources et de la littérature secondaire est du même niveau que celle de Husson: irréprochable). Edouard Husson a produit ce qui nous semble, à ce jour (2012) la meilleure étude sur la genèse du génocide des Juifs, l’édition 2012 présentant des apports particulièrment précieux, et rejoint et dépasse la meilleure production européenne et anglo-saxonne (Burrin, Brayard, Breitman, Aly, Browning, Gerlach, Mommsen, Longerich), dont il a par ailleurs une maîtrise impressionnante. Compte tenu de la qualité de l’enquête de Edouard Husson, le caractère pionnier et novateur de l’article de Philippe Marguerat, qui le précède de plus de 12 ans, n’en est que plus éclatant.


Notes (article de P. Marguerat).

1. E. Jäckel, Die Entschlussbildung als historisches Problem, dans Der Mord an den Juden im zweiten Weltkrieg, éd. par E. Jäckel et J. Rohwer, Frankfurt, 1987, p. 9-17; et Hitlers Herrschaft, Stuttgart, 1986, p. 89-122. H. Krausnick, Hitler und die Befehle an die Einsatzgruppen im Sommer 1941, dans Der Mord an den Juden, op. cit., p. 88-106; et H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe des Weltanschaungskrieges, Stuttgart, 1981. On y ajoutera R. Breitman, The Architect of Genocide, New York, 1991.

2. Ch. Streit, Ostkrieg, Antibolschevismus und Endlösung, dans Geschichte und Gesellschaft, 1991, p. 242-255; et Wehrmacht, Einsatzgruppen, Soviet Pows and anti-bolshevism in the emergence of the final solution, dans The Final Solution, éd. par D. Cesarani, London-New York, 1994, p. 103-118. R Longerich, Vom Massenmord zur Endlösung, dans Zwei Wege nach Moskau, éd. par B. Wegner, München-Zürich, 1991, p. 251-274. A. Mayer, La solution finale dans l’histoire, Paris, 1990.

3. Ch. Browning, La décision concernant la solution finale, dans l’Allemagne nazie et le Génocide juif, Paris, 1985, p. 190-216; Fateful Months, New York, 1985; The Path to Genocide, Cambridge, 1992; et Hitler and the Euphoria of Victory, dans The Final Solution, op. cit., p. 137-147.

4. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, Paris, 1989. Traduction anglaise en 1994, précédée d’une remarquable préface de S. Friedländer.

5. Surtout les ouvrages de Ch. Browning et de Ph. Burrin. Celui d’A. Mayer, construit à rebours de l’évidence documentaire et au mépris des règles les plus élémentaires de la critique historique, n’aurait pas dû trouver éditeur, et encore moins traducteur. Le livre de Ph. Burrin se signale par son information étendue, son art de poser les problèmes, son étincelante dialectique; même si je n’en partage pas toutes les réponses, c’est une étude qui force à réfléchir et qui permet de le faire. On ne s’étonnera donc pas que je m’en serve souvent pour camper ma propre argumentation. Les conclusions de Burrin ont été reprises dans un ouvrage d’aussi large diffusion que la traduction française du livre de I. Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme? Paris, 1992 (collection Folio).

6.RSHA: Reichssicherheitshauptamt, office principal de la sécurité du Reich, dirigé par Heydrich, et regroupant la Gestapo, le service de renseignement du parti et la Police de sécurité, ainsi que les Einsatzgruppen.

7. Sur la confection et la diffusion des Ereignismeldungen, cf. les dépositions recueillies par H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 337-340. Il s’agit de dépositions faites en qualité de témoins par des fonctionnaires subalternes du RSHA dans les procès de l’immédiat après-guerre et de la fin des années cinquante. Comme ces témoins ne risquaient aucune peine et étaient interrogés sur des questions purement administratives, de nature secondaire, on peut tabler sur leur «sincérité».

8. Je laisse de côté d’autres catégories de sources comme des rapports de Rosenberg ou un procès-verbal d’entretien d’Hitler avec le maréchal croate Kwaternik, utilisées notamment par Ph. Burrin. Elles n’apportent qu’un éclairage latéral et indirect, vague à souhait, sur la question. Rosenberg n’a probablement pas été tenu pendant longtemps au courant des décisions prises au sujet des juifs; quant aux propos d’Hitler: «qu’on les [les juifs de l’Est] envoie en Sibérie ou à Madagascar était indifférent», il n’y a rien à en tirer: ce sont des paroles de circonstances adressées à un homme d’État étranger, qui n’avait pas à connaître les desseins réels de Hitler.

9. Texte publié dans Die Ermordung der europäischen Juden, éd. par P. Longerich, München, 1989, p. 118-119.

10. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 108-109.

11. Texte publié dans TMI, t. 37, p. 670-701. Le rapport a probablement été rédigé dans la seconde moitié d’octobre 1941, et non pas à la fin de janvier 1942, comme on l’indique trop souvent sur la foi d’une date en tête du document, date qui n’est pas celle de la rédaction, mais probablement de la retransmission (à qui?): «W[eiter] v[erbreitet] 31.1.1942».

12. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 682.

13.Ibid., p. 687.

14. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 123.

15.Ibid.

16. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 688.

17.Ibid., p. 687.

18. A. Mayer, La solution finale dans l’histoire, op. cit., p. 297.

19. Publié dans H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 534-535.

20. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 192, note 57.

21. Cf. H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 286 et 291.

22. Ch. Streit, Ostkrieg, Antibolschevismus und Endlösung, art. cité, p. 244.

23. Rapport Lange, doc. cit.

24. De très larges extraits des Ereignismeldungen ont été publiés en anglais: The Einsatzgruppen Reports, éd. par Y. Arad et alii, New York, 1989. Je citerai désormais ces extraits EM, suivi du numéro et de la date.

25. Cf. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 682-683, et EM 19 et 24 (11 juillet 1941 et 16juillet 1941).

26. Cf. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 688, et EM 111, 12 octobre 1941 (mais se référant à la mi-juillet 1941).

27. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 122-123.

28. C’est aussi la preuve que les divers Einsatzgruppen, et. probablement leurs sous-unités, ont été instruits en même temps et en gros de la même manière de leur mission, contrairement à ce que suggère Ch. Browning, Hitler and the Euphoria of Victory, art. cit., p. 141. Mais il est vrai que Ch. Browning ne croit pas à l’existence d’un ordre général antérieur au 22 juin 1941.

29. Procès-verbal de la réunion au sommet publié dans TMI, vol. 38, p. 86-94. Sur les plans élaborés par les services d’Himmler, cf. Der «Generalplan Ost», éd. par M. Rössler, S. Schleiermacher, Berlin, 1993.

30. Ch. Browning, The Path to Genocide, op. cit. p. 103-104.

31. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 121.

32. Sur les délais d’acheminement des nouvelles, cf. les dépositions recueillies par H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 337-340.

33.HSSPF = Höhere SS- und Polizeiführer, cf. infra.

34. Texte publié en extrait dans Die Ermordung der europaïschen Juden, op. cit., p. 116-118; et dans Documents on the Holocaust, éd. par Y. Arad et alii, New York, s.d., p. 377-378.

35. Publié comme Befehl (Einsalzbefehl) par ex. dans Die Ermordung der europaïschen Juden, op. cit.

36. Sur les compétences des HSSPF, cf. H. Buchheim, Die SS , dans Anatomie des SS-Staates, Olten et Freiburg, 1965, vol. 1, p. 133-171; et, plus détaillé, mais beaucoup moins net, R. B. Birn, Die Hoheren SS- und Polizeiführer, Düsseldorf, 1986.

37. Rapport Stahlecker, doc. cit., p. 699.

38. Ce sont les termes mêmes utilisés par un des collaborateurs de Stahlecker; sur cet épisode, cf. H. Krausnick, Hitler und die Befehle..., art. cit., p. 100-101.

39. Texte publié dans Documents on the Holocaust, op. cit., p. 377.

40. Texte publié dans TMI, vol. 26, p. 111-115. Précisons: le document n’évoque pas directement et explicitement l’«exécution» des victimes; il dresse la liste des catégories de prisonniers à détecter et à séparer des autres prisonniers, à «mettre à l’écart» (aussondern). Mais la «mise à l’écart» signifie sans doute aucun l’exécution. Celle-ci est mentionnée à la fin de la directive, sans que l’on sache exactement qui doit être exécuté. C’est en principe, selon le document, le RSHA, sur rapport des commandos spéciaux, qui décide du sort des prisonniers «mis à l’écart»: ceux-ci pourraient donc ne pas être exécutés. Mais, il faut le remarquer, seuls les noms des fonctionnaires du parti, des commissaires et des personnalités dirigeantes doivent être transmis au RSHA; pour les autres prisonniers «mis à l’écart», seul leur nombre doit eue transmis. Ceci semble signifier que le RSHA se réserve de se prononcer en fait sur le sort des personnes nommément désignées, condamnant les unes, exceptant les autres de l’exécution — probablement pour en obtenir des informations —, alors que le destin de tous ceux qui ne sont pas désignés — dont les juifs — est vraisemblablement la condamnation à mort. Les témoignages documentaires réunis par Ch. Streit (Keine Kameraden, Stuttgart, 1978, p. 94-98) montrent que la «mise à l’écart» équivaut systématiquement à l’exécution. Ces témoignages datent certes de l’automne 1941; mais l’un deux se réfère explicitement à la directive de Heydrich du 17 juillet: il s’agit d’une déclaration de fonctionnaires du RSHA, au début d’octobre 1941, qui avouent que «conformément aux directives du RSHA du 17 juillet 1941, les Russes suspectés par les Einsatzkommando sont annoncés sans délai au RSHA et exécutés dès confirmation d’exécution «(p. 95). Le terme «confirmation» a tout son poids.

41. Cf. H. Krausnick, H.-H. Wilhelm, Die Truppe..., op. cit., p. 162.

42. Et encore faut-il souligner qu’en dépit de son caractère confidentiel la directive du 17 juillet use d’un langage prudent et peu explicite, cf. note 40. Sur ces questions, cf. Ch. Streit, Wehrmacht, Einsatzgruppen, Soviet Pows..., art. cit., peu clair; et surtout les documents évoqués, publiés dans Unternehmen Barbarossa, éd. par G. R. Ueberschär, W. Wette, Paderborn, 1984, p. 346-362.

43. Ch. Browning, The Path to Genocide, op. cit., p. 104-105.

44.Kriegstagebuch des Kommandostabes Reichsführer SS, publié dans Unsere Ehre heisst Treue, Wien-Frankfurt-Zürich, 1965, p. 13.

45.Ibid., p. 17.

46. Cf. supra.

47. Sur Bialystock, cf. Ereignismeldung 21, 13 juillet 1941, et Ch. Browning, Des hommes ordinaires, Paris, 1994, p. 25-30.

48. L’arrivée des troupes allemandes et d’unités de l’Einsatzgruppe A dans ces villes à la date du 12-13 juillet est confirmée par l’Ereignismeldung 24, du 16 juillet 1941.

49. Sur Kovno, cf. Ereignismeldungen 14, du 6 juillet 1941, et 19, du 11 juillet 1941; sur Vilna, cf. Ereignismeldungen 11 (du 3 juillet 1941), 17 (7 juillet 1941) et 21 (13 juillet 1941).

50. Il est exagéré d’affirmer, comme J. Förster, que «le premier ordre formel d’exécuter immédiatement tous les juifs mâles de 17 à 45 ans» a été donné à Bialystock à l’instigation du HSSPF Centre (le 11 juillet) et qu’il s’agit d’une initiative de cet HSSPF, initiative témoignant d’une large marge de manœuvre accordée sur le terrain aux exécutants (The Relation Between Operation Barbarossa and The Final Solution, dans The Final Solution, op. cit., p. 85-102): on retrouve le même scénario à la même date, en Estonie, perpétré dans ce cas par un Einsatzgruppe. Preuve, me semble-t-il, d’un schéma plus général et plus contraignant qu’on ne veut souvent l’admettre.

51. Pour étayer la thèse d’exécutions limitées à l’intelligentsia, Ph. Burrin invoque le témoignage de passages des Ereignismeldungen semblant indiquer un changement de politique, changement marqué par l’emploi du terme bisherig: «jusqu’à maintenant, l’activité... avait été dirigée contre l’intelligentsia juive» (op. cit., p. 120). A quoi il faut rétorquer qu’il y a erreur: le passage incriminé est emprunté à un Lage-und Tätigkeitsbericht, et non à une Ereignismeldung. On ne peut rien tirer de telles formules. L’emploi du terme bisherig ne prouve pas qu’il n’y avait pas au départ ordre d’extermination générale. Et la limitation à l’élite peut se comprendre de diverses façons: poids des circonstances, comme on l’a vu; ou volonté de «masquage», puisque les rapports en question sont destinés à une large diffusion.

52. Cité dans G. Fleming, Hitler and the Final Solution, Berkeley, 2e éd., 1984, p. 45.

53. Les témoignages invoqués par R. Breitman pour prouver une décision d’extermination générale avant la campagne de Russie sont extrêmement fragiles et indirects et ne sauraient être retenus: ainsi par ex. l’information transmise par C. J. Burckhardt au consul américain à Genève à la fin de novembre 1942, information faisant état d’un ordre signé par Hitler en janvier 1941 «de libérer l’Allemagne des juifs d’ici à la fin de 1942»; cf. R. Breitman, The Architect of Genocide, op. cit., p. 152-155; ou les deux documents invoqués aux pages 80 et 81 de son article «Himmler», qui font mention d’une «solution finale» ou d’une «évacuation définitive» des juifs, et que Breitman met en relation avec un plan d’extermination générale sur la base d’un témoignage plus que douteux d’après-guerre (témoignage de Brack devant le tribunal de Nuremberg) et d’un rapprochement plus que périlleux avec une déclaration d’Hitler à H. Frank (cf. Himmler, The Architect of Genocide, dans The Final Solution, op. cit., p. 73-84). L’argumentation de Breitman, riche en rapprochements, pèche par une exploitation indistincte et non critique des sources.

54. Texte publié dans TMI, vol. 26, p. 266-267.

55. Ph. Burrin, Hitler et les juifs, op. cit., p. 130.

56. Il est vrai que la lettre se termine par une mention de la solution finale: «Je vous charge en outre, de me présenter rapidement une esquisse générale des mesures... préparatoires à l’exécution de la solution finale de la question juive que nous cherchons à atteindre (der angestrebten Endlösung der Judenfrage)». Mais l’expression ne fait que reprendre le terme Gesamtlösung utilisé dans le cœur de la lettre et est donc déterminée par celui-ci; elle est en outre relativisée par le participe passé angestrebt: ce n’est pas la solution finale dont on a toujours parlé, c’est celle qu’on cherche à mettre sur pied hic et nunc.

57. Cf. lettre de Heydrich à Luther, Auswärtiges Amt, du 29 novembre 1941, citée dans H. J. Döscher, Das Auswärtige Amt im Dritten Reich, Berlin, 1987, p. 221.

58. Texte publié dans H. Krausnick, Judenverfolgung, dans Anatomie des SS-Staates, op. cit., vol. 2, p. 342-343: «l’émigration des juifs hors d’Allemagne est à favoriser par tous les moyens. Un office central pour l’émigration juive est constitué auprès du ministère de l’Intérieur, composé de représentants des services intéressés... Le chef de la Police de sécurité prend la direction de l’Office central...». La lettre, on le relèvera, est adressée au ministre de l’Intérieur, et non à Heydrich.

59. Ch. Browning, La décision concernant la solution finale, art. cit., p. 199).

60. E. Jäckel, Die Entschlussbildung als historisches Problem, art. cit., p. 15-16.

61. Exemplaire sans datation du jour publié dans TMI, vol. 26, p. 266-267; exemplaire avec datation du jour publié dans The Holocaust. Selected Documents..., éd. Par J. Mendelsohn, New York, 1982, vol. 11. Une publication scientifique des principaux documents nationaux-socialistes, avec indication de l’état de la tradition, des variantes et de certains caractères externes, serait hautement souhaitable et contribuerait à éclairer le fonctionnement du régime.

62. On peut se demander si le rappel fait le 1er août par le RSHA de la nécessité de présenter à Hitler des rapports réguliers sur l’activité des Einsatzgruppen n’est pas en relation avec l’autorisation du 31 juillet: Hitler ne cherche-t-il pas à être informé pour voir où se situent les difficultés et à quelle solution nouvelle donner son aval?

63. Par ex. les fameuses lignes de Nebe citées ci-dessus et couchées dans l’Ereignismeldung 31 du 23 juillet 1991 [sic-PHDN: il s’agit d’une coquille présente dans l’article de P. Marguerat. Il faut lire 1941 et non 1991].

64. Sur l’interrogatoire de Göring, cf. TMI, vol. 9, p. 552-553. J’ai déclaré renoncer aux témoignages des procès d’après-guerre. Mais lorsque un accusé est pris en flagrant délit de mensonge ou d’esquive, cela n’est-il pas un gage de vérité?

65. Entre autres allusions, relevons:

a) les propos de Heydrich, dans une lettre au ministre de la Justice du 1er août: «bien qu’on doive compter que dans l’avenir il n’y aura plus de juifs dans les territoires de l’Est annexés...». Burrin écarte une interprétation favorable à l’hypothèse d’une mission meurtrière, en affaiblissant légèrement la traduction et en arguant que «compter à l’avenir» est une formule bien vague pour quelqu’un censé avoir reçu la veille un ordre d’extermination (p. 131). C’est oublier que le mandat du 31 juillet 1941 n’est justement pas un ordre immédiat d’extermination;

b) les propos de Göring dans une lettre à Himmler du 26 août 1941: «les juifs n’avaient plus rien à espérer dans les territoires dominés par l’Allemagne... Il préférerait les voir pendus plutôt que fusillés...». Burrin écarte une interprétation favorable à l’hypothèse d’une mission meurtrière, en arguant que Göring «n’aurait probablement pas ressenti le besoin de s’exprimer comme il le fit sur leur pendaison, si leur extermination avait été chose décidée» (p. 132); ce qui ne constitue pas un argument fort.

c) un téléphone du bureau de Himmler à celui de Heydrich, du 26 août 1941, précisant que: «le Reichsführer [Himmler] était d’accord avec le plan de Heydrich». Ce document, exhumé par R. Breitman (p. 198), est évidemment elliptique et ambigu. Mais le plan» en question pourrait bien être la préparation de l’extermination générale, autant, sinon plus que celle de la déportation.
 

66. L’affirmation de I. Kershaw à propos de la genèse du génocide: «Toute interprétation repose donc sur une mise en balance des probabilités», reprise de Broszat, a sa part de pertinence (I. Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme?, op. cit., p. 195). Mais elle est insuffisante: plus que la «mise en balance des probabilités», c’est la mise en examen des documents qui s’impose.

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