Après la guerre de Kippour
Albert Memmi
Préface de Juifs et Arabes
© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
Mettant la dernière main à ce livre, je m’aperçois que je suis ce que l’on peut appeler un Juif arabe et un sioniste de gauche. Je découvre du même coup que notre témoignage, à nous Juifs nés dans les pays arabes, n’a pratiquement pas été entendu.
Or ce témoignage est tout de même capital. Non seulement parce que nous avons été, nous sommes encore, les voisins, les frères des Arabes musulmans, mais parce que nous avons un compte, le plus sérieux, à régler avec eux.
D’où notre amusement, ou notre irritation, lorsque nous entendons: «Il faut qu’Israël s’intègre au Moyen-Orient», «Il faut levantiniser le sionisme», etc.
Et nous alors?
Depuis que je suis en Europe, j’ai l’impression étrange que cette affaire, je ne la reconnais plus: au point que je me disais, en manière de plaisanterie: «C’est encore un tour de l’Europe! Même pour le malheur juif, il n’y en a que pour eux: ils l’ont confisqué pour leurs Askenazes.» Comme s’il n’existait qu’un Orient musulman et une Diaspora d’Occident! Comme s’il n’y avait qu’une revendication arabe-musulmane face à un Occident représenté par les Juifs!
Les masses musulmanes ont été parmi les plus pauvres de la planète. Et les nôtres? Qui a pu visiter l‘un de nos ghettos sans effroi? Pourquoi n’aurions-nous pas, nous aussi, une ardoise à présenter au monde? Les Arabes furent colonisés; c’est vrai. Mais nous, donc! Qu avons-nous été, pendant des siècles, sinon dominés, humiliés, menacés et périodiquement massacrés? Et par qui? N’est-il pas temps que l’on nous entende là-dessus: par les Arabes musulmans! Au point, le sait-on assez, que les colonisations française, anglaise et italienne, que la majorité des intellectuels juifs condamnent par morale politique, ont été ressenties par nos propres masses comme une garantie, de survie.
De même pour les revendications nationales. Le monde a heureusement admis les droits légitimes des Arabes musulmans. Pourquoi glisse-t-on si pudiquement sur les nôtres? Je le sais bien: c’est que, dans un monde manichéen, ils semblent gêner ceux des Arabes musulmans. Mais parce que les Arabes musulmans furent les victimes des colonisateurs européens, devons-nous éternellement nous résigner à être leurs victimes? Devons-nous accepter les pendaisons de Bagdad, les prisons et les incendies du Caire, les pillages et l’étranglement économique du Maghreb et, pour le moins, l’exode?
Ici, un deuxième mythe est à dissiper: ces exactions seraient les conséquences du sionisme, répondent les propagandistes arabes musulmans; et répètent stupidement leurs ignares soutiens européens. C’est historiquement absurde: ce n’est pas le sionisme qui a été à l’origine de l’antisémitisme arabe, mais l’inverse, tout comme en Europe. Israël est une répliqueà l’oppression subie par les Juifs dans le monde entier, y compris notre oppression à nous, Juifs arabes. Nous conspirions pour l’édification d’un État juif dès l’âge de douze ans, bien avant les souffrances des Juifs européens, et dans la clandestinité au milieu d’un monde arabe hostile depuis toujours.
La vérité est que pour la première fois depuis des siècles, les Juifs, y compris les Juifs arabes, essaient de parer aux coups, et cela s’appelle le sionisme. Pour la première fois depuis la destruction de l’État juif, les Juifs utilisent la réponse nationale, et cela s’appelle Israël.
Je l’ai écrit et réécrit: je ne suis pas un enthousiaste de la réponse nationale. Je hais la violence — et pas seulement celle des autres, celle des miens aussi! Je condamne toutes les philosophies de la force. Seulement on ne peut pas, sans hypocrisie, demander à un être, singulier ou collectif, de renoncer à se défendre s’il est menacé. Je souhaite, j’œuvre inlassablement, pour que les conditions de la violence disparaissent. Mais je ne peux pas réclamer moins que ce que je n’ai jamais cessé d’exiger pour les Arabes musulmans: j’approuve, et je continue d’approuver, la libération et l’épanouissement national des Arabes, pourquoi ne formerais-je pas les mêmes vœux pour les miens? Si c’est cela être sioniste, alors je suis sioniste en effet.
J’ai dit toutefois que je me crois un sioniste de gauche: c’est-à-dire que je réclame la justice pour les miens sans injustice pour les autres. Y compris pour ceux que l’on appelle les Palestiniens, bien qu’ils soient, comme nous dans leur majorité, venus d’ailleurs: autre vérité historique. Ils ont le droit, eux aussi, de se parfaire comme nation. Comme nous! Tous les deux nous avons été, nous sommes encore, des victimes de l’histoire humaine; nos deux aventures se ressemblent étrangement, jusqu’aux mythes que nous en avons tirés: on le verra dans l’un des textes qui suivent.
Nos intérêts sont-ils inconciliables? Ils ne sont pas faciles à accorder, c’est vrai. Mais, heureusement, Ils ne sont pas contradictoires, à condition d’abandonner courageusement toute vision apocalyptique et d’accepter des accommodements et des sacrifices réciproques. Nous les avons bien acceptés, nous! dont les communautés ont pratiquement toutes disparu de la plupart des pays à majorité arabo-musulmane!
Ai-je quelque chose de précis dans la tête? Oui certes; il faut avoir ici une vue globale de la situation: nous vivons ensemble un drame à quatre partenaires (et non à deux!): les nations arabes déjà constituées, les Palestiniens, la Diaspora juive et les Israéliens, dont plus de 50% déjà sont natifs de nos régions, parmi lesquels Dayan, Allon et Rabin. Eh bien, au risque de heurter des illusions tenaces, osons le dire: il s’est produit un échange de fait des populations: une partie des Palestiniens a gagné les nations arabes, une partie des Juifs de ces nations a gagné Israël. Naturellement, ceci n’est qu’un constat d’ensemble; il faut le reprendre pour un examen méthodique et lui découvrir des remèdes modulés. Il faudra reclasser les uns, indemniser les autres, recevoir certains ou quelquefois même, au contraire, accentuer ce mouvement: marchander enfin! De même pour le sol; on nous parle sans cesse de «terres arabes» et d’«enclave sioniste»: au nom de quelle géographie mystique n’y serions-nous pas également chez nous, alors que nous sommes issus des mêmes populations autochtones depuis l’aube du peuplement humain? Pourquoi les convertis à l’Islam seraient-ils les seuls propriétaires de notre sol commun? N’est-il pas temps de redistribuer — si peu! — les cartes?
Dans tous les cas, on ne peut que parfaire ces échanges et les légitimer, sinon c’est la violence et la mort qui continuent à régner. Avons-nous à ce point oublié notre art commun du marchandage, que nous ne voyions plus d’autre issue que dans une destruction réciproque?
A condition encore que les autres veuillent bien nous laisser vivre. Les Américains et les Russes relaient les Anglais et les Français pour tirer bénéfice de nos malheurs. Socialiste, je trouverais même la conduite russe plus misérable encore, parce qu’elle se couvre du manteau de la vertu; mais laissons ces indignations accessoires. Puisqu’il a toujours été historiquement très difficile de se dépêtrer des griffes des Puissances du moment, essayons au moins de ne pas en être dupes et de ne pas trop nous y abandonner. De ne pas accepter, au moins, qu’elles se battent avec les poitrines de nos enfants.
J’enrage en vérité qu’il faille tant de sang, de larmes et de deuils pour régler un conflit où deux groupes humains également battus par l’histoire devraient s’entendre pour une solution relative, comme toutes les solutions humaines. La paix sera bien faite un jour; les Allemands et les Français y sont bien parvenus; les Français et les Anglais; pourquoi pas nous, Juifs et Arabes? Tôt ou tard les Arabes musulmans comprendront que nous avons besoin, nous aussi, comme eux, de vivre libres, politiquement adultes, comme eux, sur une parcelle de l’immense territoire commun, qu’on appelle arabe, c’est-à-dire qui est aussi à nous: alors pourquoi ne pas commencer, tout de suite, à régler au mieux ce marché?
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