Albert Memmi, Juifs et Arabes: Le royaume des pauvres 1. Ce texte a paru sous le titre «Notre Ghetto» dans les Cahiers F.S.J.U., déc. 1953, Paris; puis dans La Presse, fév. 1954, Tunis; enfin sous le titre actuel, en allemand, dans Merian, 1967, Hambourg.

I. Les Juifs et les Arabes
 
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Le royaume des pauvres

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Le royaume des pauvres1

Notre ghetto est notre plaie secrète ou avouée, notre échec et nos remords.

Dès la prise de conscience inquiète, qui nous jette dans une agitation sans fin, dans un douloureux effort de réadaptation du monde, notre constante ambition est d’atteindre à l’universalité. Dès la cour exiguë de l’école de l’Alliance Israélite, où nous nous comparions confusément à nos concitoyens chrétiens et musulmans, nous cherchions à nous évader du ghetto. C’était d’ailleurs bien vu: «Parlez français!» nous ordonnaient les écriteaux des directeurs.

Et, d’une manière ou d’une autre, beaucoup d’entre nous semblaient y arriver. Souvent, nous quittions même le pays, faisions des études dans de prestigieuses universités, changions de nourriture et de teint, de vêtements, portions lunettes. Nous connaissions d’autres hommes, qui trouvaient dans notre exotisme, que stupidement nous cachions, un supplément d’humanité. Et un jour, rassasiés de nos propres révoltes, capables de vivre enfin sans cette quête éperdue hors de nous-mêmes, nous rentrions au pays.

Nous voici jeunes hommes neufs, fondant une famille et inaugurant notre profession. Il nous semble vraiment avoir atteint notre but. Nous sommes d’ici et de là-bas, surtout de là-bas. Nous avons restreint la ville à ses quartiers européens, où nous travaillons et nous nous réjouissons, attendant avec impatience les tournées parisiennes, écoutant fidèlement les concerts de musique savante. Nous sommes retournés à Tunis ou à Oran ou à Casablanca; mais nous avons laissé une partie de notre bibliothèque, une malle, ou davantage, à Paris ou à Rome. Et si nous apprenons que l’on recrute pour un grand mouvement humanitaire, «les Citoyens du monde», «les Amis de la Raison», aussitôt nous envoyons notre adhésion. C’est la suite de notre cause, de notre élan. Paris, pour nous, c’est le monde entier, l’espoir confirmé de nos vœux d’adolescents.

Mais, un autre jour, à la suite d’une promenade insolite, de la rencontre d’un cousin resté, lui, au début de la course, d’un incident démesurément significatif, violemment nous sommes tirés par le vêtement, l’édifice est à deux doigts de la destruction. Sans trop comprendre ce qui nous arrive, nous découvrons que notre problème fondamental n’était pas, essentiellement, celui des Citoyens du monde, ni celui de l’avenir du Progrès. Avec angoisse, nous nous trouvons, sans erreur possible, devant notre plaie jamais fermée, notre problème honteux, toujours saignant: mon Dieu, qu’ai-je fait pour sauver le ghetto?

Nous découvrons avec évidence que si nous ne trouvons pas une solution à ce problème, tout le reste est fuite et mauvaise foi, aveuglement sur un réel aveuglant. L’universalité? Dérision, lorsque votre frère crache ses poumons, lorsque ses enfants meurent littéralement de faim. Alors, tous ceux qui valent quelque chose, tous ceux qui ne se limitent pas à bien manger et à faire l’amour au mieux, reviennent à ce souci lancinant. Pas un seul de mes camarades, parti adolescent, révolté ou ironique, injuste envers ses parents et ses amis, qui ne soit revenu, au bout de quelques années, plein de tendresse, profiter de ses vacances pour essayer de libérer ce ghetto qu’il n’a pu oublier. Et ces universitaires, si brillamment «européens», souvent d’origine bourgeoise, qui découvrent brusquement un vide, qu’ils croient combler en tournant insatisfaits autour des sociétés de bienfaisance!

Dès cet instant, nous ne pouvons plus, sur les épaules, sur le cœur, ne point supporter le poids de notre ghetto. Que faire pour le ghetto, mon dieu, que faire?
 

Le bon directeur de l’école primaire me téléphone:

— Venez cet après-midi. Je voudrais vous montrer le ghetto sous la pluie. Venez, je vous en prie…

Avouerai-je à ma honte que je n’avais plus envie d’y aller? Que je ne pouvais en supporter le spectacle? Mais j’aurais eu davantage honte devant le directeur qui, lui, le souffre depuis dix-huit ans. Je vais le prendre avant la sortie de quatre heures. Il ne résiste pas à l’envie de me montrer les enfants.

— Regardez les chaussures, me dit-il, la misère est inscrite sur les chaussures.

Cela ferait un joli début de film, cette revue de souliers! Sont-ils du même garçon, ces deux pieds? Oui, au même! Une espadrille déchirée, touillée, à l’autre pied une bottine qui tire la langue avec un bandeau de couleur indéfinissable autour de la mâchoire. Des savates d’alfa, des sandales, sur de petits pieds bleuis par le froid, des choses bizarres, en lambeaux…

Tout à coup, il en fait sortir un:

— Monsieur Tubiana! Vous n’aviez pas vu ça? L’enfant a un énorme abcès sur la pommette.

— Si, monsieur, répond l’instituteur; je lui ai ordonné d’aller à l’infirmerie après les classes.

— Après les classes! Ça ne peut pas attendre, monsieur Tubiana!

— Je ne suis pas un directeur d’école, me répète le directeur de sa voix hésitante, je suis une assistante sociale.

Dans la cour, des enfants jouent. Je m’étonne, ce n’est pas l’heure.

— Oh, ce ne sont pas des élèves. Mais ils sont toujours ici. Où voulez-vous qu’ils aillent? Nous leur donnons le goûter de quatre heures, quelquefois le repas du soir.

Il faut le dire en passant: sincèrement, je tire mon chapeau aux sociétés d’entraide; elles font tout ce qu’elles peuvent, qui les honore. Mais hélas! l’abîme de cette misère est si vaste, si profond qu’aucune charité ne peut les combler. Une goutte d’eau sur une pierre brûlante. Il y faudrait le budget d’une ville, parce que le ghetto est une ville entière de pauvres, le royaume des pauvres! Et puis, d’autres l’ont dit, la charité confirme les secourus dans leur condition. Ils ont droit à la dignité et à la liberté, à l’autonomie économique et qu’ils cessent d’être des pauvres. Voilà que le problème n’est plus moral pour devenir politique.

Nous quittons l’école. Et commence l’affreuse promenade à travers les ruines.

La municipalité avait décidé, il y a quelques années, de remanier le plan d’une partie de la cité. Larges avenues, immeubles à étages, l’idée était digne d’une ville qui s’enrichit et aspire au luxe; mais ces trouées devaient éventrer, faire éclater le corps ramassé, tortueux du ghetto. L’obstacle ne fut pas jugé sérieux. Le ghetto ne pouvait se défendre, pas plus qu’une fourmilière que l’on saccage à coups de pied. C’est tout aussi plein — n’est-ce pas amusant? — aussi prodigieusement peuplé. On dirait, vraiment, à chaque trou effondré, voir courir, éperdues, aveuglées, des dizaines et des dizaines de ces malheureuses bêtes. L’humour noir d’un sociologue de mes amis notait: chacun dispose d’une place grande comme une tombe, littéralement.

Un matin, les locataires qui ont épuisé tous les recours voient arriver une équipe de démolisseurs, accompagnés d’un huissier. Les femmes s’affolent et pleurent, les enfants hurlent, en toute hâte on va chercher les hommes qui arrivent en vociférant. Mais que peut-on contre la loi? Vous connaissez Les Raisins de la colère? Ici nous sommes familiers du Livre de Jérémie: les hommes aident au déménagement et les meubles sont déposés, partie chez les voisins, partie dans la boue. Puis on va chercher une charrette à bras et l’on s’en va. Où? On répond vaguement, on s’entasse un peu plus loin. Je suis ahuri. On peut encore s’entasser davantage? «On se débrouille. Venez voir»… là, dans cette chambre: il y a deux familles. Deux familles dans une même chambre! Oui, mais… chacune a son coin! La chambre est allongée, vous voyez? Voici où commence le coté des Berdah, où finit celui des Cohen… Sauf en hiver, où nous rapprochons tous les lits au centre, parce que les murs ruissellent.

Peut-être en vous, malgré vous, perce cette odieuse pensée qui vous donne une satisfaction trouble: celle de l’homme fort qui sait être dur: cette démolition est peut-être une chance; car il faut supprimer le ghetto! Cruauté inutile. Comme dans les corps pourris, l’abcès se reformera plus loin: des ghettos se recréent à quelques kilomètres: à l’Ariana, à la Goulette. Non, non, dans cette voie, il faudrait aller jusqu’au bout: jusqu’au massacre.

Quelquefois une jurisprudence séparée permet à quelques familles de retenir la pioche du démolisseur. Diaboliquement, la municipalité n’attend pas, elle ronge la moitié de la bâtisse et trois ou quatre chambres, seules, communiquent avec le ciel. Ah! ces maisons coupées en deux, comme par un bombardement, s’ouvrant brusquement sur le vide; curieusement théâtral, avec des scènes de larmes, de détresse et de fureur. Les enfants courent jusqu’à l’extrême limite des mauvaises planches et mon cœur tressaute chaque fois qu’en jouant ils heurtent la frêle palissade…

Tout l’après-midi, sous une pluie fine qui ne cessait pas, conduit par mon compagnon silencieux, j’allai de cauchemar en cauchemar: «La pluie, un don du ciel?» Un malheur plutôt! Nous entrons dans une chambre. Bien entendu, chaque famille — sept, huit, dix, douze personnes — vit dans une seule chambre. Sur le lit, deux bassines où régulièrement, du plafond, tombent les gouttes. Les femmes nous interpellent toutes à la fois, de leurs seuils:

— Venez chez moi! Venez voir!

L’une d’elles, assise sur un escabeau, sanglote:

— Il pleut dans la chambre tout comme dans la rue. Où les enfants vont-ils coucher? Tout est mouillé, tout!

— Les murs de chaux sont si trempés que le doigt s’y enfonce.

Le directeur est obligé d’user de fermeté pour repousser les femmes exaspérées. Nous sommes poursuivis par des vociférations.

— Dites-leur que nous les maudissons, eux et leurs enfants!

De qui parlent-elles? Je ne l’ai jamais su; d’ailleurs sauraient-elles, elles-mêmes, nommer leur malheur?

Là, les égouts sont bouchés depuis deux mois. Les cabinets dégorgent, l’odeur est insoutenable et je recule.

— La municipalité ne veut pas les faire réparer. Puisqu’il faut démolir, dit-elle, ce n’est pas la peine…

-— Mais, en attendant, dis-je, gagné par la fureur, ils étouffent dans les excréments!

— Précisément, c’est ce qu’on espère; ou qu’ils abandonnent la partie. Mais où veut-on qu’ils aillent? Ils ne peuvent que mourir ici.

— Il faudrait pourtant… il faudrait…

— Je téléphonerai demain, assure le directeur aux femmes suppliantes.

Dehors, il hausse les épaules.

— Je téléphonerai. Pour quel résultat? Ils connaissent mes arguments, je connais leurs réponses.

La fatigue et l’écœurement commencent à me faire confondre les tètes et les misères. Cette porte qui s’ouvre et laisse jaillir l’obscurité et un troupeau d’enfants de tous âges, aux grands veux écarquillés: aveugles, le père et la mère faisaient vivre leurs enfants dans le noir depuis leur naissance. Ce vieillard immobile sur un sommier de fer nu, dans un réduit plein de vermine et qui ne répondait pas à nos questions. Ces chambres où du linge, à travers la pièce, prétendait sécher, où la moiteur de l’air, l’odeur de moisi nous asphyxiaient; les gosses ont de grosses têtes et de gros yeux brillants à fleur de tête.

— Ils sont tous idiots, grogne le directeur, quatre succès au certificat d’études pour toute l’école! Quatre!

Je pense à cet orgueil juif qui se targue d’une intelligence reconnue par nos ennemis. Nos difficultés mêmes, expliquons-nous… Non! non! l’esprit aussi doit être nourri; en deçà d’un minimum, on n’a même plus la force d’être intelligent.

— Tournons par là, voulez-vous?

Nous abordons le quartier réservé musulman. Dans notre ville, la séparation des habitations et des tombes ne suffit pas, on a chacun ses prostituées; la police, pour faciliter les rafles, a imaginé de boucher l’une des deux entrées par un mur. Ainsi se trouvèrent coincés les prostituées, les souteneurs et les faiseurs de désordre… avec quelques familles, tout au fond de la souricière. Pour rentrer chez eux, les gosses qui vont à l’école, les jeunes filles qui travaillent traversent quatre fois par jour les haies des femmes dévêtues.

Nous poussons jusqu’au mur.

— Ah! monsieur le directeur! Entrez, entrez! Hanouna, mets la planche!

Je regarde à nos pieds, dans la demi-obscurité: une petite mare inonde le patio commun. On nous jette un radeau, une petite planche à hachis. Comme nous hésitons, une femme vient nous chercher et, hardiment, met le pied sur la planche,… qui plonge; l’eau lui entoure la cheville.

— Oh! elle a encore monté!

Nous nous contentons de dialoguer par-dessus les eaux.

— Tous les soirs, ce sont des bagarres; nous nous enfermons, car, souvent, les «consommateurs» se trompent et veulent briser notre porte.

— Ma fille travaille en ville, elle termine tard. Tous les soirs nous l’attendons à l’entrée et, quand nous l’apercevons, nous allons la chercher en groupe.

— Ah! monsieur, faites quelque chose! Pourquoi ce mur? Quelques agents de plus de l’autre côté auraient suffi! Aidez-nous à partir d’ici!

Il est tard et nous sommes trempés.

Pourquoi ai-je accepté l’invitation du directeur? Tout cela, ne le savais-je pas? Peut-être me faut-il remâcher cette amertume, cette détresse et rentrer incapable de manger, incapable de dormir. Peut-être est-ce nécessaire pour que je me jure encore qu’il faut… qu’il faut quoi? Je ne sais pas trop. Que j’aie au moins le courage de continuer à prêter ma propre voix aux gémissements du ghetto!

— Demain, l’infirmière me dira: une recrudescence d’otites purulentes, monsieur.

Nous les soignerons, nous les sauverons. Et pourquoi, mon Dieu? Pourquoi faire? Nous nous battrons pour les conserver vivants jusqu’à dix ans, onze ans. Et après? Après ils nous échappent. Ils deviennent tuberculeux ou meurent de faim ou deviennent délinquants. Je prends ma retraite l’année prochaine. Savez-vous ce que je dois conclure? Ma vie a été inutile, parfaitement vaine!

A peine s’anime-t-il:

— Ah! qu’on les laisse crever plutôt! Crever au berceau.

Je ne lui en voulus pas de ce blasphème, car je voyais bien que c’était son excès de tendresse qui avait aigri et faisait tout son être désespéré.

La pluie a cessé maintenant. Un lac s’est formé dans la petite place que nous traversons sur les bords, et de ce lac immobile, reflétant le ciel lourd de nuages et de nuit, des enfants brisent le miroir de leurs pieds nus.
 

Voilà le préambule nécessaire à toute réflexion sur les Juifs d’Afrique du Nord. Je sais que notre culte de la famille, encore vivace, nos cérémonies religieuses, encore sincères, tentent beaucoup de Juifs européens. Et c’est vrai; spirituellement, nous existons davantage que les autres communautés. Mais qu’on me pardonne: sauf en leurs moments de catastrophes historiques, le drame de beaucoup de collectivités juives est celui de l’ennui spirituel: celui des bien portants: elles ne savent plus quoi faire d’elles-mêmes. Pour nous, il s’agit de vie ou de mort et pas du tout spirituelles, hélas! Pour payer notre existence originale et nos traditions, nous agonisons de misère physiologique et de sous-alimentation, de syphilis, de tuberculose et de maladies mentales. Un cinquième des habitants du ghetto sont des tuberculeux dépistés! Nous, nous vivons une catastrophe historique permanente.

Je connais aussi une des solutions souvent proposées: qu’ils partent, qu’ils abandonnent leur terre de détresse!… On nous met en demeure de choisir: Paris, Tel-Aviv ou Tunis? Décidez-vous!

S’il m’avait fallu choisir pour mes concitoyens Tunis, Tel-Aviv ou Paris, peut-être aurais-je choisi le judaïsme ouvert au monde. J’aurais délaissé, quelle que soit ma nostalgie, notre judaïsme trop fermé. Mais enfin, qui peut choisir pour qui que ce soit? Il y a ceux qui partent, il y a ceux qui ne veulent pas partir; faut-il les abandonner pour autant? Haussez les épaules, accusez l’inertie et l’ignorance. Je sais bien, aussi, que les masses d’hommes sont apparemment capricieuses et peuvent changer avec la même violence, comme tourne le vent. Pour le moment, il nous faut sauver ces milliers d’hommes, nos frères, condamnés à une mort sans signification. Pour le moment, si nous acceptons un destin juif commun, il coïncide avec celui du ghetto.


Notes.

1. Ce texte a paru sous le titre «Notre Ghetto» dans les Cahiers F.S.J.U., déc. 1953, Paris; puis dans La Presse, fév. 1954, Tunis; enfin sous le titre actuel, en allemand, dans Merian, 1967, Hambourg.

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