II. Israël, les Juifs et les Arabes
2Farce napolitaine ou meurtre rituel
Albert Memmi
Tiré de Juifs et Arabes
© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
Farce napolitaine ou meurtre rituel1
Le mercredi 21 août 1969, un incendie éclate à l’intérieur de la mosquée El Aqsa, à Jérusalem. Pendant quelques heures une tempête souffle sur l’Islam et, par contrecoup, sur le monde entier. On ignore encore qui est le coupable, si même il y a un coupable: un court-circuit peut-être, dans une installation vétuste? Une maladresse? Une immense clameur s’élève pourtant aussitôt: les Israéliens ont mis le feu à l’un des Hauts Lieux de la Foi musulmane. C’est comme si l’on avait porté atteinte à ma propre mère, écrivit un avocat à la rédaction d’un grand journal parisien; manifestations, grèves, meetings secouent tous les pays arabes; les déclarations des porte-parole rivalisèrent de violence et de passion; même le pondéré, le judicieux Bourguiba croit bon de s’associer à cet effrayant concert spontané, avant toutes informations sûres, il faudra s’en souvenir.
Vingt-quatre heures après, la police israélienne découvre le coupable et l’arrête: ce n’est pas un Israélien, pas même un Juif. L’incendiaire s’appelle Michaël Rohan, il est australien et chrétien. On respire à Jérusalem; l’incident est clos, pense-t-on, au moins pour ses aspects politiques. Mais l’on se trompe: voilà que le relui de la colère populaire est repris et confirmé par les leaders: une conférence au sommet est convoquée, tous les chefs d’État arabes ou simplement musulmans y sont invités. Ordre du jour: affirmer solennellement la culpabilité d’Israël, et en tirer les conséquences pratiques. Quelles sont-elles? Puisqu’un tel forfait a été commis en la présence des Israéliens à Jérusalem, il faut faire cesser cette présence. Et l’on reparle de Guerre sainte, c’est-à-dire de la destruction de l’État d’Israël.
Chargé par R.T.L. de rendre compte du procès qui s’ensuivit, j’ai gagné Jérusalem avec crainte et tremblement. J’avais besoin de savoir la vérité, pas seulement pour la mission qui m’était confiée, pour moi-même aussi, pour l’image que je me faisais d’Israël, pour mes nombreuses amitiés arabes, pour ces nombreux amis également, ni Juifs ni Musulmans, qui murmuraient:
— Tout de même, cette fois, c’est trop! Avouez que c’est un acte insensé! Rien n’arrêtera donc jamais les Israéliens! Un jour, ils finiront par se casserles reins!
Car l’affaire avait rebondi, même dans la conscience collective internationale, troublée par l’insistance de l’accusation arabe. Pourtant le coupable avait avoué. Il avait tout raconté, en détail; il avait livré toute sa panoplie d’incendiaire: les deux bidons, un gros pour l’essence, un petit pour le kérosène, l’entonnoir pour verser les liquides inflammables, le tube de plastique pour les acheminer par la serrure; il a même pris soin de photographier lui-même son attirail…
— Qu’est-ce que cela prouve? Il a très bien pu être télécommandé par les Israéliens! Pas si bêtes pour faire le travail eux-mêmes!
Quel intérêt avaient les Israéliens à brûler cette malheureuse mosquée?
— Et toutes ces allusions, dans la tradition juive, à la reconstruction du temple détruit? L’aumônier général des armées israéliennes ne l’avait-il pas rappelée dans une déclaration récente? Dans leur fureur expansionniste, les Israéliens ne supportaient plus la présence de temples étrangers à leur foi!
Ils auraient alors bien mal choisi leur moment. N’ont-ils donc pas assez de leurs difficultés à l’O.N.U. et ailleurs? S’il y a eu crime de leur part, vraiment il ne leur profite guère…
Mais tout cela relevait de la polémique et du raisonnement; il me fallait des faits, quels qu’ils fussent. Je les révélerai quels qu’ils fussent, puisque j’étais envoyé à Jérusalem pour cela. Israël avait-il à ce point oublié ses devoirs envers lui-même, et envers nous, au point de se conduire, directement ou indirectement, en incendiaire, en destructeur d’un monument historique? J’étais décidé à regarder de tous mes yeux et à rapporter exactement ce que j’aurais vu.
Or qu’ai-je vu? Qu’ai-je rapporté dans ces notes prises au jour le jour? Qu’on me permette de me résumer en une phrase brutale: le récit détaillé, minutieusement reconstitué par un tribunal sans humour, d’une farce napolitaine.
Qu’on en juge: un jeune Arabe, Munir Hazzaz, avait l’habitude, pendant les vacances scolaires, de se proposer comme guide occasionnel aux touristes, nombreux dans ce pays. I n jour il tombe sur un client peu ordinaire, un Australien nommé Rohan, qui lui propose un marché inattendu: si Munir Hazzaz l’aidait à comprendre pourquoi, lui, Rohan, était venu en Terre sainte, il lui donnerait 1 000 livres israéliennes. Alors commence un extraordinaire commerce: le guide donnant à son client des explications écrites, puis réclamant son argent, et l’Australien déclarant solennellement: «Tu ne m’as dit que le quart de la vérité; voici donc le quart de la somme». Alors l’astucieux garçon écrivait une autre lettre et l’autre décidait que cela valait encore 25% et ainsi de suite jusqu’à complète satisfaction des deux partenaires. On apprend à l’audience comment Hazzaz s’y est pris pour mener à bien son affaire: il avait compris, grâce à des passages du prophète Zacharie, que lui indiquait Rohan lui-même, que ce dernier espérait ardemment être désigné comme envoyé de Dieu pour assurer la reconstruction du temple; il n’eut qu’à entrer dans son jeu et à flatter ses rêves visionnaires.
Seulement, la farce a failli tourner à la tragédie. L’Australien a si bien cru le guide qu’il essaya de mettre le feu à la mosquée qui occupe aujourd’hui l’emplacement du temple juif détruit. Le monde arabe a cru, un moment, à une agression préméditée contre sa foi et s’est préparé à la guerre. Heureusement, au dernier acte, tout s’effondre dans le ridicule: le héros est un malade mental, et le guide un petit escroc.
La première surprise qui m’attendait à Jérusalem fut l’indifférence parfaite des Israéliens à ce procès. J’ai essayé d’en parler avec l’homme de la rue, les garçons de l’hôtel, la jeune fille de la réception, le chauffeur de taxi. On me répond d’un air évasif, presque ennuyé: pour eux, c’est simple, ce type a mis le feu à un bâtiment public, il doit être jugé et puni; c’est tout. J’insiste: ce bâtiment public, c’est une mosquée, et il y a eu toute cette colère arabe, ces accusations, ces proclamations de Guerre sainte… Ils haussent les épaules: ça ou autre chose! Tant que dure la guerre… A cette indifférence correspond le peu d’intérêt de la presse locale: un seul éditorial consacré à l’affaire le premier jour du procès. Et surtout, le public incroyablement clairsemé dans la salle du procès. On a pris de grandes mesures de sécurité, il est vrai, les filtrages sont très fréquents, presque décourageants: on ne tient pas à voir assassiner Rohan, mais les cartes d’entrée n’ont même pas toutes été réclamées; et, surtout, lorsque l’accusé, menottes aux mains, protégé par un rempart de policiers, traverse la place pour gagner la voiture cellulaire, il n’y a presque personne sur le parcours.
Au point que, les premiers jours, je me suis demandé pourquoi tant d’efforts, une telle organisation, toute la presse mondiale invitée, pour une manifestation si peu spectaculaire. Evidemment, ce procès n’était pas à l’intention des Israéliens, mais de l’opinion mondiale. On avait fait jouer à Israël un rôle monstrueux, devant le monde entier, il fallait répondre auprès du même public. Théâtre contre théâtre.
Mais, tout de même, la représentation aurait pu être plus ambitieuse. La salle du Tribunal, recouverte de lattes de bois clair, est trop modeste, démocratique, comme tout en Israël, à mi-chemin entre le Kibboutz et la Scandinavie; l’estrade du Tribunal ressemble davantage à une scène de théâtre de province qu’à une Cour criminelle, boiseries et plafond peint. Sur cette estrade, au milieu des robes noires des juges et des avocats, une seule note inattendue: le rouge d’une jupe, celle d’une greffière, qui répond aux seuls points rouges de la salle: ceux de quelques fez arabes. Le juge lit l’acte d’accusation, l’avocat pose des questions, le conseiller du gouvernement le reprend, tout cela est long, minutieux, prosaïque, limité aux faits, terriblement anglo-saxon, comme la formation et même la tête de ces hommes de loi israéliens. Quant au héros principal, l’accusé, il a surpris tout le monde: il est jeune, mince, élégant, il ressemble à un acteur américain dont j’ai oublié le nom, celui de Une place au soleil, je crois, il regarde les caméras, la salle, le public, il sourit; il a l’air intéressé par son procès, mais pas beaucoup plus que nous; malgré la cage de verre, il a l’air à l’aise; le procureur général Schamgar dira:
— Après l’échec de son premier forfait, il va s’empresser d’en préparer un second, qui réussira.
Rohan sourit. Sourit-il de satisfaction, d’avoir réussi cette deuxième fois? Ou n’est-il pas d’accord? Un moment, il fait signe à travers le verre, courtoisement mais fermement: qu’y a-t-il? Il proteste: on ne lui a pas traduit un passage des débats. On s’arrête, on recommence: il est satisfait, il sourit. Etrange, cet homme qui sourit; il ne risque pas sa tête, mais enfin son sort se joue là pour des années à venir. Il semble s’en amuser, il est au spectacle, avec ces intermittences de l’attention que l’on a quelquefois devant un spectacle pas tellement passionnant; tantôt intéressé, tantôt distrait et rêvant à quelque affaire étrangère à l’effort des acteurs. Mais Rohan est, en même temps, l’auteur principal, un auteur qui pratique la distanciation, dirait-on à Paris; ou qui est, peut-être, lui-même terriblement distancé.
Il nous est très vite apparu que les Israéliens n’ont pas voulu donner à ce procès une importance excessive. Mais l’auraient-ils même pu? Certes, les audiences successives ont révélé l’incroyable négligence des gardiens arabes de la mosquée, et par-delà ces petits, l’incurie coupable de leurs notables, ces chefs du Waqf, grands administrateurs des biens religieux collectifs de l’Islam, qui refusèrent obstinément l’aide israélienne pour assurer la protection de leurs propres Lieux saints, mais qui furent incapables d’assurer cette responsabilité, négligeant même de placer quelques extincteurs neufs au milieu de ces tapis, de ces boiseries sèches depuis des siècles. N’importe qui pouvait entrer à El Aqsa, à n’importe quelle heure, malgré le règlement, à condition de distribuer quelques billets. Les Israéliens auraient pu dénoncer également le pullulement de ces bizarres sectes chrétiennes, cette malsaine fermentation mythico-religieuse, dont on n’est pas sûr que le Vatican soit très heureux, et qui finit par détraquer des cerveaux déjà pas très solides comme celui de Rohan, ou de son ami Jones, qui lui ressemble si étonnamment, même sourire alimenté de l’intérieur, même finesse de traits fin de race, mêmes rêveries mystiques énoncées aussi tranquillement. Mais enfin rien dans tout cela n’est criminel.
Je peux encore me tromper; le procès n’est pas fini au moment où j’écris; et qui peut être certain d’avoir tout compris dans cette extraordinaire machine humaine qu’est un procès? Comment être sûr que l’instruction a tout découvert et tout ordonné? Combien de certitudes d’hommes de très bonne foi, à l’esprit aiguisé, se sont finalement révélées illusoires? Sans compter, quelquefois, les tromperies volontaires. Je ne puis que dire ceci: pour un témoin attentif et objectif, comme j’ai essayé de l’être, qui a assisté à toutes les audiences, lu toutes les minutes intégrales du procès, que l’on nous distribuait régulièrement le jour même, discuté avec quelques-uns des meilleurs journalistes de la presse internationale, interrogé souvent les membres du Tribunal, bavardé avec de nombreux témoins, il est permis de conclure ainsi: il n’y a pas de coupable dans cette malheureuse affaire; le pauvre Rohan est un irresponsable, et il n’a été le jouet de personne, sinon du petit guide, qui n’avait aucune intention politique, il nous en a convaincus.
Les Israéliens ont simplement choisi de laisser les témoins exposer les faits, aussi longuement qu’ils le désiraient; parce qu’ils ont pensé, avec raison, que cela suffirait à prouver leur innocence. Et ils ont atteint leur but, du moins auprès de tout observateur de bonne foi. Les témoins arabes, en particulier, sont venus malgré les menaces, ont parlé à leur guise, avec un naturel et une liberté qui témoignaient mieux que tout en faveur de la démocratie israélienne. Munir Hazzaz a pu, à plusieurs reprises, s’adresser directement à la salle, la faire rire, pardessus la tête des juges, lesquels se prêtèrent de bonne grâce à cet amusement collectif. L’un des gardiens, voulant expliquer comment Rohan se comportait dans la mosquée, s’assit en tailleur sur l’estrade du Tribunal. J’ajoute que j’ai acquis la même conviction au sujet des Arabes. Ils ont voulu profiter d’un accident inattendu, pour servir leur cause politique et alimenter une passion. Ils n’ont pas davantage envoyé Rohan brûler El Aqsa, pour en tirer argument. Et le Tribunal n’a pas davantage voulu suggérer cela; il n’a pas essayé, comme je l’ai pensé un moment et dit à R.T.L., de retourner l’accusation.
Bref, Michaël Rohan n’a été «télécommandé» par personne; il est le seul héros, la pitoyable victime de ses propres impulsions morbides. Il a été imprégné par toute cette aura mystique qui flotte à Jérusalem comme un brouillard permanent, et qui fait d’ailleurs le climat exceptionnel de cette ville. Plus banal encore: pour comprendre, il faut plutôt renverser l’explication: Rohan n’a pas essayé de brûler une mosquée parce qu’il était chrétien, adepte d’une secte mystique, qui croyait ainsi hâter la venue du Messie juif et sauver le monde. Rohan est un pyromane, qui avait besoin d’incendier; il s’est adressé à cette idéologie-là afin de légitimer son acte. De toute manière, il aurait trouvé une légitimation à son acte, une rationalisation comme disent les psychiatres. Les Chrétiens et le christianisme ne sont pas plus coupables en cette affaire que les Musulmans et les Juifs. L’avocat de la défense, Me Tunick, a décidé, fort sagement, de ne pas plaider la folie religieuse, mais la folie tout court. Car, enfin, nous a-t-il expliqué hors du Tribunal, tous les croyants, même les plus fanatiques, ne se livrent pas à des incendies.
Alors pourquoi? Pourquoi ce fait divers a-t-il pris de telles proportions? Comment a-t-il pu être ainsi utilisé? Ne faut-il pas croire que sa signification lui est venue d’ailleurs?
J’ai insisté sur la discrétion du Tribunal; on aura compris que je la regrette un peu. C’est que je ne suis ni un homme politique ni un homme de loi; il est probable que la conduite du procès a été la plus adéquate possible au matériel immédiat et visible dont disposait la Cour. Mais cette honnête discrétion, ce pragmatisme anglo-saxon, n’aura pas permis de se poser quelques questions, capitales pourtant, sur le comportement, devant cette crise étonnante, des Arabes et de leurs leaders. Et par-delà cette crise, peut-être sur l’ensemble des relations entre Arabes et Juifs. Ce conflit du Moyen-Orient est en vérité comme une chaîne; tirez un anneau et vous finissez par tout passer en revue: tout le contentieux israélo-arabe, puis tout le destin juif, et toutes les difficultés actuelles du monde arabe et les réponses que les Arabes essayent désespérément de découvrir.
Développons un peu, puisque le Tribunal s’est interdit toute interprétation. Supposons — horreur et sacrilège — supposons que ce soit un Israélien qui ait mis le feu à la mosquée; et pas seulement ce petit feu, finalement bien maladroit, mais un grand incendie réussi, qui aurait réellement détruit la mosquée (car enfin, la mosquée El Aqsa est toujours debout et sera réparée). Cet Israélien serait alors un incendiaire, punissable s’il est sain d’esprit, à enfermer s’il est fou. Pourquoi y voir davantage que l’acte d’un citoyen, d’un pays quelconque, qui aurait commis un acte morbide contre le monument d’une minorité de son pays? Pourquoi parlerait-on de Guerre sainte et de destruction de toute la nation dont il fait partie? Imaginons un travailleur nord-africain à Paris, saisi de folie mystique passagère, essayant d’enflammer une chaire à l’intérieur de Notre-Dame: la France parlerait-elle de croisade? Proposerait-elle une conférence au sommet pour entraîner toutes les nations européennes, et chrétiennes, dans une guerre sainte contre Alger ou Rabat? Il y a quelque temps, la synagogue de Tunis a été brûlée par des émeutiers. Qui a parlé de mettre en cause l’existence de la Tunisie comme État et comme nation? Ou même simplement celle du régime destourien, lequel par son existence, sa nature, aurait permis que les minorités ne puissent vivre, etc. Non seulement rien de tel ne s’est produit, mais nous avons été quelques-uns à demander aux dirigeants de ce pays, au nom même de l’amitié que nous leur portions, de ne pas châtier trop durement les jeunes étudiants plus ou moins impliqués dans cette déplaisante aventure. Ce même été, une synagogue a brûlé à Budapest; les profanations de synagogues continuent en Allemagne et ne se comptent plus: personne n’a proposé de bombarder Budapest ou Berlin, ou même de porter un feu vengeur à un simple consulat de ces pays. Faut-il rappeler que les Jordaniens, si ulcérés aujourd’hui, ont eu l’occasion, pendant vingt ans, d’avoir sous leur contrôle de nombreux lieux sacrés juifs, entre autres dans cette partie de Jérusalem précisément. Ils n’ont pas eu besoin d’avoir recours à un malade: ils ont tout systématiquement pillé, détruit, profané, dispersé; et parmi les premières reliques que montrent les guides israéliens, la rage au cœur, se trouvent les pierres tombales juives utilisées pour la construction de latrines.
La vérité est qu’il n’y a pas de commune mesure entre l’incendie de la mosquée El Aqsa, aussi sacrée soit-elle, et les conséquences que les Arabes ont prétendu vouloir en tirer; entre le châtiment exigé et l’accusation, même si elle était fondée, ce qui n’est pas le cas. Il y a même une certaine indépendance entre l’accusation portée contre les Israéliens et le contenu réel de l’incident. Personne n’a songé à demander l’exécution des incendiaires de Tunis ou de Budapest, et encore moins, l’exécution de la nation tunisienne ou de la nation hongroise, parce que le processus normal est le suivant: on pèse le délit, on porte accusation, on châtie en proportion. En ce qui concerne Israël, on a proposé d’emblée le châtiment suprême: c’est qu’il était déjà, de toute manière, un accusé absolu. Là encore, pour comprendre, il faut renverser la chronologie. Ce n’est pas parce que les Israéliens font ceci ou cela qu’on veut faire disparaître Israël; on veut faire disparaître Israël et n’importe quoi suffit pour l’accuser du mal absolu.
Voilà l’explication de la paradoxale indifférence de l’homme de la rue israélien, au milieu de ces appels à la Guerre sainte contré lui: il en a l’habitude. C’est une banalité, mais qu’il faut rappeler sans cesse: 50% de la population israélienne a subi, directement ou indirectement, l’extraordinaire accusation de l’antisémitisme européen, qui aboutit aux camps de la mort; les 50% restant viennent des pays arabes où l’accusation, sans conclure à l’extermination, a servi à les faire vivre dans le mépris et la peur. Alors l’Israélien moyen hausse les épaules: le Juif, qu’il était il y a peu, ou que son père ou son frère sont encore, a toujours été accusé, et de préférence de crimes diaboliques. L’exemple type de ces crimes imaginaires et monstrueux était ce qu’on appelait, encore dans la Prague de Kafka, le crime rituel: périodiquement, un Juif était accusé d’avoir profané une hostie, tué un enfant chrétien pour en tirer du sang, violé une vierge. Les conséquences en étaient généralement un pogrom contre toute la communauté juive: en somme, une agression de tout le groupe majoritaire contre tout le groupe minoritaire. Le criminel prétendu était souvent un débile; souvent on découvrait, trop tard, qu’il n’y avait même pas eu crime. Peu importait: l’essentiel n’était ni la personne du malheureux ni le délit. Tout se passait comme s’il fallait accuser les Juifs d’assassinat, ou de crime sexuel, pour pouvoir les assassiner: il fallait légitimer cette mise en question de leur existence.
L’accusation, qui a suivi l’incendie d’El Aqsa, révèle à mon sens les mêmes mécanismes: c est une accusation de meurtre rituel. Simplement Israël a pris la place du Juif traditionnel, et cela se passe en pays arabe. Israël n’a pas commis ce crime? Alors il a payé Rohan pour le commettre à sa place! Mais Rohan n’a pas été payé par Israël, et d’ailleurs c’est un malade? Alors, c’est la présence des Israéliens à Jérusalem. Bref, de toute manière, c’est la faute d’Israël, faute directe ou indirecte, intentionnelle ou délibérée: n’importe comment, l’existence d’Israël est grosse de catastrophes: Israël est coupable d’exister. Comment ne pas voir que le point de départ du mécanisme est dans cette fin: il faut supprimer cette existence, et pour cela n’importe quelle accusation ferait l’affaire.
Il a fallu plusieurs siècles pour que la chrétienté soit, presque, purgée de ses obsessions à l’égard du Juif, de sa présence indésirable au milieu d’elle. Faut-il attendre autant pour que l’Islam se débarrasse à son tour de la même maladie? La situation, certes, n’est pas identique: les Israéliens forment une nation qui se défend, qui instaure son propre Tribunal pour réfuter l’accusation. L’opinion mondiale n’a pas été très convaincue du bien-fondé de la colère arabe. En outre, l’histoire, aujourd’hui, va plus vite. En tout cas, je le souhaite de tout mon cœur, pour les Juifs et pour les Arabes, pour leur vie commune, qu’il faudra bien aménager un jour.
Notes.
1. Au cours d’un reportage à Jérusalem en octobre 1969 pour le compte, de Radio-Luxembourg, ce texte m’a été demandé par le journal Match; il est arrivé trop tard pour être imprimé dans le numéro en cours.
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