Albert Memmi, Juifs et Arabes: Israël, les Arabes et le Tiers-Monde 1. De passage en Israël en décembre 1971, la revue Unité et dispersion m’a demandé une interview. Pressé par le temps, j’avais préféré répondre par écrit. Ce texte a paru dans le no 12-1972 de cette revue, éditée simultanément en quatre langues: français, anglais, espagnol et hébreu. Le titre primitif était: «Le sionisme, Israël et le Tiers-Monde: ressemblances, spécificités et affirmations nationales.» 2. Cf. Portrait d’un Juif et La Libération du Juif, op. cit. 3. Anouar Abdel Malek: Anthologie de la littérature arabe, Paris, Seuil, 1965. 4. Maxime Rodinson, in Les Temps modernes, numéro spécial 253 bis consacré aux relations israélo-arabes, p. 25. 5. Malheureusement, le gouvernement tunisien ne s’est pas borné à cet appel à l’Islam. Il a cru bon de dénoncer… la main des sionistes et des Juifs dans les grèves d’étudiants, lesquels n’ont guère apprécié cet essai de dénaturer leur mouvement. Ce qui est à leur honneur (cf. Le Monde du 3 mars 1972). 6. Parmi les difficultés d’identification, propres aux jeunes Juifs, se trouve assurément le problème de l’émigration (Alyah). Il faut y répondre exactement:
   1) L’émigration en Israël est la conséquence logique de l’engagement sioniste. Cela ne fait pas de doute. De même que pour un Algérien, par exemple, le geste limite était de prendre les armes pour aider à la libération de son peuple. De même, après la colonisation, l’éthique nationale exige que les jeunes intellectuels du Tiers-Monde rentrent dans leur pays pour contribuer à la construction de la nation.
   2) Cela dit, on peut admettre qu’il y a des degrés dans l’engagement. Tous les ex-colonisés n’ont pas pris une part égale à la lutte anti-coloniale ni à la renaissance nationale. Il aurait été absurde de refuser leur participation; il serait aussi absurde de mésestimer l’apport de la Diaspora en tant que telle dans la consolidation d’Israël.
   3) En tout état de cause, et en conséquence, le volume de l’Alyah ne saurait être utilisé comme argument antisioniste. S’il est vrai que le pays a besoin d’être davantage peuplé, et qu’il existe un déséquilibre démographique entre Israël et la Diaspora, cette situation n’est pas davantage unique. Les Libanais vivant à l’étranger sont plus nombreux que ceux qui vivent au Liban; de même pour les Arméniens, me semble-t-il; la proportion d’Irlandais émigrés est considérable. Songe-t-on à mettre en question l’existence du Liban ou la revendication arménienne? A-t-on remarqué que si le nombre des immigrants en Israël augmente, on crie au danger de le voir submerger le Moyen-Orient; s’il faiblit, on en conclut que le sionisme ne représente pas les désirs collectifs des Juifs, qu’il n’y a pas de peuple juif, etc. Cette contradiction prouve, une fois de plus, que le sionisme est condamné d’avance, sans souci de sa nature véritable.
7. «Israël, vers une société nouvelle», Publication du Mouvement sioniste ouvrier, Tel-Aviv 1969. 8. Sur les rapports entre la langue, la domination et la renaissance nationale, je me permets de renvoyer à mon Portrait du colonisé. 9. Voir le travail décisif de M. Marcel Simon: Versus Israël, Boccard éd., 1948. 10. Sur la spécificité, voir La Libération du Juif et surtout L’homme dominé, op. cit., où j’en fais une application à la condition féminine. 11. «Si Karl Marx avait lu le Coran, il n’aurait pas écrit Le Capital» (colonel Kadhafi, chef du gouvernement libyen).

II. Israël, les Juifs et les Arabes
 
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Israël, les Arabes et le Tiers-Monde

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Israël, les Arabes et le Tiers-Monde1

I

J’ai la tête trop bruissante encore et les yeux trop étourdis par tout ce que j’ai vu et entendu durant ce voyage en Israël, pour répondre posément à toutes vos questions. Permettez-moi d’y choisir ce qui me paraît le plus important, et qui, peut-être, comprend tout le reste: comment, dites-vous, peut-on soutenir, comme je le fais, à la fois Israël, les Arabes et les pays du Tiers-Monde?

Votre question même est significative: elle suppose qu’il y aurait une contradiction dans cette attitude. Je sais bien que beaucoup d’intellectuels juifs, de très nombreux étudiants vivent aujourd’hui un drame. Il leur paraît, d’une part, que la cause du Tiers-Monde est moralement bonne, et correspond à la logique de l’histoire. Ils doivent donc, s’ils veulent se conduire en hommes justes et en militants conscients, soutenir de toutes leurs forces les revendications arabes, les révoltes des Sud-Américains, les renaissances noires et le fabuleux ébranlement de l’Asie. Ce que je crois aussi. D’autre part, ils sont juifs. Ils savent, tout le leur démontre, même s’ils refusent d’en convenir, que leur destin particulier ne coïncide exactement avec aucune de ces batailles légitimes. Le plus souvent, ils ne peuvent agir qu’en voilant soigneusement leur judéité, comme une partie obscène d’eux-mêmes. Dans certains pays arabes, par exemple, dont ils défendent ardemment la politique, ils seraient aussitôt suspects, sinon en danger permanent, simplement parce qu’ils sont juifs. Quelques-uns d’entre eux, rares heureusement, bouleversés, déchirés, en arrivent à une agression permanente contre le sionisme. Résultat pitoyable, puisqu’ils mènent, et ils le savent, une lutte contre nature, contre leur être propre: le sionisme est aujourd’hui la manifestation politique juive la plus vigoureuse et la plus cohérente.

D’autres, partant des mêmes prémisses, ne se résolvent pas à une conduite aussi extrême. Ils ne peuvent renoncer à leur solidarité avec Israël, auquel ils sont viscéralement attachés, par lequel ils se savent dorénavant, qu’ils le veuillent ou non, représentés, et des réalisations duquel ils sont fiers. Alors tant pis, ils lui versent leur obole, y effectuent un voyage annuel, dont ils reviennent ivres de lumière et de nostalgie, éblouis des cristallisations irréelles de la mer Morte, émus jusqu’aux larmes de la lente résurrection des cités antiques sous la pioche des archéologues, qui leur redonnent enfin un passé autre que mythique. Ils se sentent vaguement rassurés sur leur avenir et l’avenir de leurs enfants, à la seule idée qu’il existe dorénavant une armée juive, un État juif, un sol juif, fût-il parmi les plus exigus du monde. En même temps, ils ne cessent pas de participer aux manifestations en faveur des déshérités et des opprimés de toutes les latitudes, cotisent aux différentes collectes pour le Viêt-nam, pour le salut des réfugiés du Biafra, du Bangla Desh, et commencent à s’émouvoir sur le sort des catholiques irlandais. Toutefois, ils croient se résigner ainsi à leur faiblesse, à leur incapacité de choisir. Et il arrive que certains, fatigués de ce mécontentement d’eux-mêmes, décident de rompre avec ce qu’ils croient être les valeurs inspiratrices du Tiers-Monde, c’est-à-dire la justice sociale et internationale. Se précipitant d’ailleurs dans une nouvelle difficulté, puisque la construction israélienne se veut elle aussi fidèle au modèle socialiste.

Tout se passe enfin comme si son insupportable destin poursuivait le malheureux Juif, même après la naissance de cet État, qui devait le guérir de cette tension permanente entre lui et le monde, qui devait abolir cette séparation qui l’isolait de ses divers concitoyens au milieu des nations. Et l’on peut se demander si cet écartèlement persistant n’est pas l’un des signes du refus tenace du Juif par ses accusateurs, au point de le poursuivre jusqu’à son incarnation israélienne. Car enfin, à quelle jeune nation actuelle, à quel peuple qui se reconstruit une patrie, demande-t-on des comptes aussi rigoureux, une cohérence éthique et idéologique aussi parfaite que celle que l’on exige des Israéliens, et des Juifs qui s’identifient avec Israël? Le Pakistan et l’Inde viennent de se battre, en une vraie guerre; on approuve l’un ou l’autre, si l’on est pro-chinois ou prorusse. Qui a mis en question la nature, le droit à l’existence de l’une ou de l’autre de ces nations, pour la punir de crime contre une autre nation du Tiers-Monde? A cause du conflit avec les Arabes, Israël est rejeté dans l’enfer ignominieux des nations impérialistes. Ou mieux encore, nié. Aux jeunes Juifs révolutionnaires on réclame comme preuve de leur sincérité d’exiger la «destruction de l’État sioniste»: or, à quel Français, à quel Anglais, même parmi les opposants les plus irréductibles à la politique de leur pays, demande-t-on de justifier l’existence de la France, l’existence de l’Angleterre? Qui oserait leur demander la destruction de leur nation? La vérité est qu’Israël n’est réellement assimilé ni à un pays du Tiers-Monde ni à une vieille nation occidentale, dont l’existence va de soi. Israël est assimilé au néant, auquel il doit retourner.

Qu’on me permette ici un aveu: je ne me suis jamais reconnu dans aucune de ces catégories (européennes à vrai dire). Je ne me suis jamais, à propos de cette affaire, senti déchiré par quelque contradiction intime, résultant d’un dilemme objectif. Non que je mésestime le conflit judéo-arabe, maintenant j’en ai assez écrit; il m’atteint même plus que beaucoup; infiniment plus, en tout cas, que de nombreux amis, tardifs et suspects, des Arabes. Je suis né en pays arabe, j’y conserve des amitiés et même des affections, solides, j’ose le croire, j’ai de nombreux étudiants maghrébins, moyen-orientaux et noirs musulmans; je parle arabe, aujourd’hui encore, avec une partie de ma famille, et je le vérifie à chaque voyage: c’est dans un pays arabe, à sa lumière, à ses odeurs, à ses fruits, à la qualité du contact humain, que je me sens le plus naturellement accordé. Pourtant, le choc fratricide entre Juifs et Arabes, je le vis comme un accident historique, grave et très malheureux, mais non comme une insurmontable fatalité. Disons, pour employer un langage plus technique, comme un conflit et non comme une contradiction.

A la suite d’une longue enquête, consignée dans deux livres2 et plusieurs courtes études, j’avais conclu que le sionisme n’était rien d’autre que le mouvement qui devait mettre fin à l’oppression des Juifs. C’est-à-dire: la forme juive des mouvements contemporains de libération sociale et nationale. De sorte que non seulement je ne voyais pas de contradiction idéologique entre les aspirations d’Israël et celles des peuples du Tiers-Monde, mais il me semblait que les démarches historiques, sociales et culturelles étaient similaires. Comme l’intellectuel en moi se méfie de l’homme et de ses passions, je veux encore me rappeler que cet itinéraire date d’avant la guerre des Six Jours et des remous qu’elle a provoqués dans l’esprit et le cœur de tant de gens, des deux côtés. Je le répète: je ne suis pas arrivé à cette conclusion par commodité personnelle ou nécessité tactique, mais à la suite d’une recherche systématique, sur la condition juive; après un essai sur la condition du colonisé; et en vue d’un inventaire général des conditions d’oppression. Au point que du côté juif, on m’a reproché, à l’époque de la parution de mes livres, une certaine froideur dans mes démarches, un manque d’enthousiasme lyrique pour l’État juif, lequel, après examen des différentes issues au malheur juif, m’apparut comme un terme logique, dont je ne cachais même pas les difficultés. Simplement, ayant assisté de fort près à la naissance d’une nation, puis d’une autre, ayant plus ou moins participé, comme beaucoup d’intellectuels juifs, aux mouvements de décolonisation, j’ai dû constater que, pour un Juif, il fallait en outre prendre en charge son propre destin, lequel ne coïncidait que partiellement avec celui de ses concitoyens. D’ailleurs, si l’on n’est pas aveuglé par un optimisme social, qui relève davantage de la métaphysique que de la sociologie, pourquoi espérer une harmonie miraculeuse et préétablie entre les aspirations politiques, sociales et culturelles de communautés humaines si différentes? Tout suggère, au contraire, que l’indépendance des ex-colonisés, les nécessités de leur reconstruction nationale, exigent, au moins dans un premier temps, une unification institutionnelle, religieuse, linguistique, qui risque de perturber la vie de toutes les autres communautés, y compris évidemment celle de la communauté juive. C’est bien ce qui s’est passé, sans exclure malheureusement quelques conduites moins acceptables: ainsi l’empressement excessif à se débarrasser d’hommes qui avaient aidé de toutes leurs forces à cette libération, jusqu’au sein du parti communiste, dont les cadres juifs furent presque aussitôt remplacés. Ou telles mesures économiques, sournoises mais efficaces, pour étouffer le plus grand nombre de commerçants et d’industriels. Ou encore l’épuration progressive de l’administration de ses éléments juifs, qui avaient été tous d’une parfaite loyauté.

Mais j’avais décrit moi-même, à l’avance, ces mécanismes d’affirmation de soi des ex-dominés, les exclusions consécutives de tout ce qui n’appartenait pas à la jeune nation, pour me scandaliser, ou même regretter exagérément ces événements, du moins dans leur ensemble. Seulement, cela me confirmait qu’il existait deux tâches, différentes et aussi légitimes: continuer à aider à la décolonisation; d’autre part, se préoccuper du sort particulier de la minorité juive. Ces deux tâches, difficiles à mener en même temps, n’étaient nullement contradictoires; en un sens, elles étaient complémentaires.
 

Ce constat, élargi en une hypothèse de travail, s’est trouvé largement confirmé par la suite. L’Algérie indépendante se vida de ses Juifs plus rapidement et plus complètement que la Tunisie. Le phénomène, moins net au Maroc, n’en fut pas moins de la même nature. Il y avait bien une condition juive, une oppression juive particulière, qui appelait des remèdes spécifiques, toujours nécessaires après la libération de nos concitoyens arabes. Cette conclusion s’est trouvée facilitée par la conjoncture socio-historique originale que nous vivions. Nous n’appartenions pas à de vieilles nations, très structurées comme la France ou l’Italie; où les Juifs pouvaient, malgré les alertes et les aléas de l’histoire, croire à la pérennité de leur insertion parmi les populations majoritaires. Notre nationalité, tunisienne, marocaine ou algérienne, nous l’avions vu naître; dans le doute quelquefois, avec les maladies infantiles et les malformations congénitales, et cela nous procurait quelque saine distance. D’où un autre reproche que l’on m’a fait à l’époque: cette condition juive, que je prétendais décrire, les solutions que j’en énumérais ne seraient que l’histoire de notre aventure personnelle. C’était partiellement exact: j’étais un Juif nord-africain, qui avait entrepris un bilan systématique de son existence et de ses relations avec les autres. Mais pourquoi, au-delà du pittoresque et de l’anecdote, l’analyse des mécanismes fonciers qui régissaient nos rapports avec les autres, et avec nous-mêmes, ne serait-elle pas éclairante? La seule manière d’infirmer mes descriptions n’était pas de les récuser au nom d’un scepticisme ironique ou timoré, mais de proposer d’autres inventaires. Ai-je interdit, ou contesté d’avance, toute confession d’un Juif de Strasbourg ou de Minsk, sous le prétexte que c’était là une histoire trop particulière? Au contraire, une histoire juive globale ne saurait être édifiée que sur la multiplicité de ces confessions, que l’on rapprocherait ensuite, pour y découvrir les constantes et les différences anecdotiques. En outre, sur le problème qui nous préoccupe j’avais, au contraire, un avantage: j’avais eu la chance et, par certains côtés, la malchance, d’avoir assisté à l’aventure tunisienne; j’en ai vécu les problèmes quotidiens; j’ai été en contact quasi quotidien avec plusieurs responsables algériens. J’ai suivi de près d’autres libérations. En somme, ayant vu se dérouler sous mes yeux plusieurs expériences socio-historiques irremplaçables, pourquoi n’en tirerais-je pas quelques leçons? C’est, en tout cas, à la lumière de ces extraordinaires raccourcis qu’il m’a paru évident que le sionisme était également le mouvement de libération nationale des Juifs, au même titre que les autres mouvements de libération nationale, au Maghreb, en Afrique, et dans le monde.

Mieux encore: à y bien réfléchir, je ne faisais qu’insister sur l’une des veines du mouvement sioniste, certes un peu enfouie. La dimension nationale, capitale pourtant, avait été voilée par les premiers sionistes. Colons ou idéologues, ils étaient presque tous d’ardents socialistes, et se voulaient internationalistes et universalistes; sans trop voir qu’un internationalisme rigoureux s’accommoderait mal de l’existence des différentes nations. Souvent Russes d’origine, ils avaient en outre les mêmes convictions que les milieux révolutionnaires de leur pays natal; lesquels restèrent toujours ambigus sur la question nationale, même après le triomphe de la révolution, et les coups de boutoir de tant de peuples avides à se transformer en nations. Enfin, l’existence d’une aile droite dans le mouvement sioniste, à la tête de laquelle se trouvaient des hommes actifs, courageux et non dépourvus de valeur intellectuelle, comme Jabotinski, mais qui mésestimaient le problème social, les irritait et les confirmait dans leur méfiance d’une affirmation nationale trop accentuée. Or, en vérité, dès ses débuts, le sionisme fut, non seulement un mouvement de classes pauvres, mais surtout la revendication d’un peuple entier, opprimé, aliéné, aux structures gravement perturbées. Sa forte philosophie sociale était certes plus exigeante et théoriquement plus structurée que celle de la plupart des pays du Tiers-Monde. Mais il fut d’abord explicitement un mouvement de renaissance et de normalisation nationales.

D’ailleurs, que les sionistes l’aient ou non clairement dit, tout confirmait ce caractère. Négativement: une oppression collective profonde, mettant périodiquement en danger l’existence même du peuple (la période nazie n’est pas exceptionnelle, comme on le répète: voir le symbole de la fête de Pourim, qui est celui d’une extermination évitée de justesse). Avec, en permanence, toutes les séquelles de l’oppression globale: aliénations institutionnelles, culturelles et psychologiques. A ce malheur historique, ont répondu d’incessantes tentatives, partielles et avortées; il faudrait un jour en faire l’histoire: on verra que la nostalgie nationale n’a jamais cessé chez les Juifs. Puis un jour, la réponse globale, décisive: la décision d’une transformation radicale du corps et de l’esprit collectifs; reconstitution d’une économie indépendante, émergence d’un pouvoir politique autonome, renaissance d’une langue unique de préférence, remise en honneur d’une tradition, recherche d’une culture spécifique: le sionisme enfin, c’est-à-dire le mouvement de libération et de reconstruction du peuple juif, qui bientôt s’actualisa dans la nation israélienne. Indiscutablement, Israël faisait partie de ces jeunes nations contemporaines, qui surgissaient comme des champignons à travers le monde. Tant par le terreau sur lequel il avait poussé — le malheur juif — que par les problèmes qui l’assaillaient, et les solutions qu’il tentait péniblement de mettre au point. Par exemple, cette recherche anxieuse de son identité, étonnante chez un peuple qui possède une tradition culturelle prestigieuse. Cela ne lui a pas épargné cet inlassable débat «qui est Juif?», lequel, malgré les apparences, n’est pas spécifique. C’est la même recherche de l’identité collective qui fait se demander aujourd’hui à un jeune Arabe: «Qu’est-ce qu’un Arabe?», parce que l’Islam religion, et même l’Islam culture, ne suffisent plus à tout recouvrir; à un jeune Noir: «Qu’est-ce que la négritude?» ou à un jeune Latino-Américain s’il a du sang indien. Les périodes de mutation (or, y en a-t-il de plus importante dans la vie d’un peuple que lorsqu’il se transforme en nation?) obligent à ce retour sur soi-même, à un bilan du passé, à une évaluation de ses forces. Car les vieilles habitudes, les vieux rites et les vieilles techniques risquent de ne plus être efficaces pour aborder un avenir relativement inconnu. Bref, toute adaptation est génératrice d’angoisse; nous le voyons même en Europe.
 

Je reviens donc d’Israël. Comment fermer les yeux sur cette évidence: la nation est maintenant définitivement affirmée. Si j’avais eu encore des doutes, ce dernier voyage m’en aurait définitivement convaincu; ceux qui en discutent encore feraient mieux d’y aller voir! Or non seulement je n’en avais pas, mais c’est là-dessus qu’il m’a semblé nécessaire d’insister depuis quelques années. Non que la construction du socialisme n’y paraisse un but moins important; il reste capital: la justice sociale et la liberté, le plein épanouissement de chaque individu et la meilleure gestion possible sont l’objet de discussions inlassables. Seulement, pour comprendre ce qui se passe dans ces jeunes nations, il y a deux perspectives: la libération sociale et la libération nationale. On était tellement préoccupé, à juste titre, par l’aspect social que l’on s’aveuglait sur l’aspect national. Au point que l’on baptisait socialiste et révolutionnaire n’importe quel mouvement national, comme pour s’excuser en le maquillant. Sans omettre d’accuser les autres mouvements de chauvinisme et de nationalisme pour les faire condamner; ainsi pour Israël. Il m’a semblé plus exact et plus honnête de montrer que tous les mouvements contemporains de libération, le chinois y compris, l’indochinois même communiste, sont aussi des mouvements nationaux. Quant aux préoccupations sociales, Israël n’en était pas le moins bien placé.


  Que répondre alors à ceux qui qualifient le sionisme de mouvement réactionnaire et impérialiste? Eh bien, qu’ils se trompent ou trompent les gens, pour des raisons évidentes. Il est trop commode de se susciter un ennemi unique, quasi mythique, en face duquel on peut poser une unité illusoire, avec l’espoir qu’elle devienne réelle un jour. Nasser l’avait admirablement compris; et que mes amis arabes me pardonnent: Hitler aussi. Contre Israël devenu le diable, seule l’Égypte (seule l’Allemagne), à la tête du monde arabe, unifié sous sa direction, et à son profit (pétrole y compris), pouvait répondre victorieusement. C’est ce que confirme avec une honnête candeur un sociologue nassérien: «Vue d’Égypte, cette même unité apparaît comme le seul moyen de créer un ensemble régional arabe, doté des ressources en matières premières indispensables au développement des territoires arabes, de réaliser une complémentarité des économies3»

Mais Israël ne met pas plus le monde arabe en danger que la judaïcité de l’époque, le Reich. Le mythe n’est jamais que d’une aide relative, et le réel finit tôt ou tard par l’emporter. L’Égypte n’a pas fait l’unité du monde arabe, dont le réel actuel est probablement la constitution de diverses nations. Nasser lui-même songeait, paraît-il, à s’occuper plus sérieusement de son propre pays — lorsqu’il est mort.

Je ne veux pas reprendre à nouveau l’examen détaillé des arguments anti-israéliens, que j’ai fait maintes fois: «Israël reçoit de l’argent américain», «Israël est une excroissance de l’impérialisme», «Israël est une aventure coloniale», «Israël n’est ni un peuple ni une nation», «Il n’est pas du Tiers-Monde», «Il est au contraire l’agresseur d’un peuple opprimé», etc. Aucun ne tient longtemps à l’analyse. «Israël reçoit de l’argent américain»: mais qui dans le Tiers-Monde n’en reçoit pas? Et de diverses sources? L’Égypte reçoit de l’argent russe et de l’argent américain; la Transjordanie reçoit des dollars américains et de l’argent des émirats pétroliers; le Maroc, la Tunisie bénéficient du plan d’aide américain; comme le Pakistan et l’Inde. L’Algérie, qui se donne en exemple de pureté révolutionnaire, sait-on qu’elle commerce à 80%… avec l’Occident, et non avec l’U.R.S.S.? Ce que je ne trouve nullement scandaleux, et plutôt habile, lorsqu’on réussit à faire croire à son absolue intransigeance. La plupart des ex-colonies françaises reçoivent une aide de la France; le gouvernement français s’en targue assez. Pourquoi d’ailleurs ne parle-t-on que des Américains? L’argent français serait-il plus innocent? Oui, mais, rétorque-t-on, Israël reçoit de l’argent surtout américain, alors que les pays arabes reçoivent surtout de l’argent russe, lequel est sans contrepartie. Voire: la contrepartie recherchée et obtenue par les Russes est au moins politique et stratégique. Au début de la décolonisation, je m’étais convaincu, en regardant de plus près le contentieux économique entre la France et ses colonies, que les avantages militaires, stratégiques et politiques, l’emportaient sur les avantages économiques proprement dits, lesquels étaient abandonnés aux gros colons et à quelques sociétés. De plus, Israël reçoit surtout de l’argent juif, américain où autre, c’est-à-dire de son propre peuple, pour lequel il a été fondé. Ce qui n’est pas l’indice d’on ne sait quel sombre mystère, comme on le suggère, mais au contraire, la garantie d’une indépendance relative. Ne répète-t-on pas, avec justesse, que l’indépendance économique est le signe le plus sûr de la liberté d’une jeune nation? «Oui mais l’industrialisation d’Israël est la plus rapide, parce qu’il dispose de ces capitaux juifs et de cadres juifs plus nombreux et plus efficaces.» Faut-il donc exclure du Tiers-Monde les pays qui décollent plus vite, comme l’Uruguay ou l’Argentine? Y a-t-il une prime de moralité pour ceux qui ont les plus grands retards? Le Tiers-Monde est-il un club où la vertu se mesure à la misère? De toute façon, quoi qu’en disent certains Israéliens eux-mêmes, les caractères du développement israélien ne sont pas européens, mais ceux des pays en voie de développement: aide extérieure indispensable, matière grise et investissement injectés de l’étranger. Que ces conseils et cet argent viennent de Juifs de l’extérieur ne change pas fondamentalement la nature économique du fait israélien: c’est encore celle d’un pays sous-développé. Il faudrait ici des études comparatives sérieuses et non ces déclarations lapidaires, qui n’ont d’autre valeur que tactique. Et même une révision de ces concepts à la mode, utilisés à tort et à travers. Ce concept de Tiers-Monde par exemple, lequel, à côté de quelques services, a fait des ravages et qui est vague et mal défini, trop élastique ou pas assez. Certes, je lui préférerais un concept plus souple: celui des naissances et renaissances nationales, où Israël se situerait dans une échelle, allant des pays à industrialisation lente aux pays à industrialisation rapide. On trouverait à un bout les pays pauvres du Tiers-Monde, à l’autre le Canada ou l’Australie, qui seraient plutôt des colonies de peuplement, mais toujours sans métropole et sans exploitation d’un peuple autochtone, et qu’il serait absurde d’exclure, puisqu’il faudrait alors condamner les Canadiens français par exemple, et toute initiative de défricheurs ou pionniers.

«Oui mais Israël ne se contente pas de recevoir de l’argent et d’utiliser au mieux les ressources humaines des Juifs de la Diaspora, il est un avant-poste, une excroissance de l’impérialisme américain.» Pire encore, un auteur, juif de naissance4, a été jusqu’à stigmatiser Israël comme un fait colonial. Le sionisme serait une aventure coloniale du peuple juif, au détriment des Palestiniens et des autres pays arabes. (Autre variante: entreprise de la bourgeoisie juive qui unit l’impérialisme et la colonisation.)

La fragilité de cette thèse est si évidente qu’elle ne peut troubler que ceux qui ont déjà fait leur choix, avant tout argument rationnel. Je ne puis davantage en reprendre ici une critique détaillée; qu’on me permette de me résumer brièvement: à moins de jouer sur le mot, comme le fait notre auteur, on ne trouve dans l’entreprise israélienne aucun des caractères de la colonisation au sens contemporain: ni une exploitation économique d’une majorité indigène par une minorité de colons, ni l’utilisation d’une main-d’œuvre à bon marché, encadrée par des colonisateurs, se réservant le rôle d’encadrement, ni l’existence d’une métropole, ayant pour conséquence ce qu’on appelle le pacte colonial (échange de matières premières contre des produits manufacturés), ni un pouvoir politique et militaire, directement ou indirectement issu de cette métropole, ni une aliénation culturelle au profit exclusif de la culture du colonisateur. Il est curieux de noter, à cet égard, que ce sont les mêmes qui affirment à la fois que le peuple juif n’existe pas, et qui parlent d’impérialisme et de métropole juifs. Voici donc une métropole sans peuple, et un impérialisme sans nation et sans empire! Beau monstre socio-historique en vérité! Il est vrai qu’ils ne sont pas davantage gênés d’en faire l’avant-poste de l’impérialisme américain et, à la fois, l’avant-garde de l’expansionnisme juif. Mais on le sait, rien ne saurait étonner de la part des Juifs, qui arrivent à cumuler en eux tous les maux contradictoires. Ce qui sent à plein nez «Les Protocoles des Sages de Sion»; et ce qui prouve bien qu’ils sont toujours le mal absolu… ou que la confusion se trouve dans la tête de leurs accusateurs.

«Oui mais Israël fait la guerre et la gagne; il a la meilleure armée du monde et s’en vante. Israël est un agresseur! Ce n’est point là un comportement socialiste et tiersmondiste!» Comment ne pas voir que l’on s’obstine dans la même ornière? Oui, certes, Israël entretient soigneusement une armée et gagne ses guerres; mais s’il cessait un instant d’entretenir cette armée, s’il était vaincu une seule fois, qu’adviendrait-il de lui? Voici à nouveau le sens véritable de l’objection: quiconque souhaite qu’Israël baisse la garde, sans proposer une solution de rechange, souhaite en fait qu’il disparaisse. Oui, il y a guerre et violence entre Juifs et Arabes. Mais est-ce si étonnant au Tiers-Monde précisément? Il n’y a guère, l’Algérie et le Maroc, deux nations aussi parentes que possible, même langue, même religion, revendiquant une unité mythique, se sont battus pour une borne frontière, laissant quelques centaines de morts sur le terrain. Il n’y a pas eu guerre entre la Tunisie et l’Algérie, encore pour une histoire de bornage, seulement parce que les Tunisiens savaient qu’ils ne résisteraient pas deux heures devant l’armée algérienne. Et il ne sert à rien de dire que c’est encore la faute du colonisateur français, qui avait tracé des frontières artificielles: faut-il corriger les erreurs de la colonisation en se faisant la guerre? Pourquoi ne pas régler l’affaire en famille? Il y a eu guerre entre l’Egypte et le Soudan; l’Egypte et le Yemen; entre les Transjordaniens et les Palestiniens; entre les Kurdes et les Irakiens. Avons-nous oublié le Biafra? Et déjà le Bangla Desh? Quant à la définition de l’agresseur, voyez celle qu’en donnent… les Russes: il n’y a pas d’agression, affirment-ils, si l’on défend son existence. Faut-il tirer le premier? Oui, car, insistent les Russes, c’est la meilleure manière de se préserver: en attaquant. Lorsqu’un conflit semble insoluble par la discussion et le discours, par la diplomatie, la violence pointe; et il est secondaire, alors, de savoir qui commence. Personne ne s’est jamais soucié de savoir qui de l’Algérie ou du Maroc a ouvert le feu le premier. Rappelons que c’est la France qui a attaqué l’Allemagne nazie en 1939 et non l’inverse. Nous avons même regretté qu’elle ne l’ait pas fait plus tôt, au point que Munich semble à beaucoup d’historiens une sombre erreur qui donna à l’Allemagne le temps de mettre au point sa machine de guerre, dont elle a failli écraser le monde.

La vérité est que le problème de la violence est l’un des plus complexes et difficiles qui soient. Je ne sache pas que les révolutionnaires, sociaux ou nationalistes, s’ils croient que c’est le seul moyen d’obtenir les transformations qu’ils souhaitent, y répugnent; ni les libéraux et les conservateurs, s’ils estiment que c’est le seul moyen de défendre leurs biens, la liberté et l’ordre social. Personne ne songe à reprocher à l’Algérie, au Maroc, d’entretenir des armées, lesquelles, conseillées et formées par les Français, ne sont pas à dédaigner; aux Indochinois de se battre depuis trente ans; aux guérilleros sud-américains, leurs attentats, souvent atroces et aveugles. Je crains bien que la condamnation de la violence ne soit jamais que la condamnation de la violence de l’autre.

Non que les Arabes, Palestiniens en particulier, ne souffrent pas de ce conflit et ne récoltent les fruits empoisonnés de la violence. Mais les Juifs aussi en souffrent et en meurent — et, proportionnellement, davantage. Et pas seulement en Israël. Après tout ce que j’ai dit, et confirmé sans cesse, sur mes liens avec les Arabes, je rappelle une fois de plus, sans complaisance, qu’en pays d’Islam les Juifs ont toujours vécu dans l’insécurité et l’humiliation, et, pour le moins, dans ce qu’un terme à la mode appelle la violence froide, avec de temps en temps, de la violence bien chaude. Cela ne suffirait-il pas à expliquer, du côté juif, qu’ils seraient prêts à la guerre pour ne pas retourner à un tel état? La vérité enfin est que ce n’est pas la violence qui est un scandale, dans le monde humain tel que nous continuons à le vivre (ah! comme je souhaite, de tout mon cœur et de tout mon esprit, que tous les conflits un jour entre individus ou entre peuples puissent être réglés par la négociation!); ce qui peut faire scandale, c’est la signification de la violence. Or, s’il y a conflit et violence entre les Juifs et les Arabes, ils ne sont pas du modèle colonisateur-colonisé; les Juifs étant les colonisateurs, les Arabes les colonisés. Les Juifs viennent à peine de se débarrasser du colonisateur anglais, d’échapper à une extermination presque réussie, puisqu’un Juif sur trois y a laissé la vie, et dans certains pays la totalité des communautés! Un nombre de Juifs, égal à ces réfugiés arabes que l’on plaint justement, vient à peine de quitter les pays arabes, et ceux qui y demeurent encore vivent dans l’angoisse. Du côté arabe, il y a des nations déjà constituées, dont l’affaire israélienne n’a vraiment aucun rapport avec leurs problèmes réels. C’est là une assimilation trop absurde ou trop commode. Il y a violence entre les Arabes et les Juifs, parce qu’il y a conflit historique entre deux aspirations nationales puissantes et partiellement concurrentes et pas du tout entre un mouvement social et révolutionnaire (arabe) et un mouvement nationaliste et impérialiste (juif). De même, le conflit entre l’U.R.S.S. et Israël n’est pas du tout un conflit entre un pays socialiste et un pays qui ne l’est pas, mais entre deux intérêts nationaux, entre ce que l’U.R.S.S. considère comme ses besoins nationaux en Méditerranée et la gêne que lui apporte Israël à réaliser ces derniers.

Voilà pourquoi je ne suis même pas sûr que des régimes socialistes arabes, même réellement et non fictivement socialistes, auraient trouvé plus facilement le chemin de la paix avec Israël. Ni que des socialistes en Israël seraient plus enclins à faire la paix: ils ont les uns et les autres un problème national à résoudre, qui absorbe momentanément le meilleur de leurs forces, qu’ils devraient normalement consacrer aux problèmes sociaux, lesquels ont besoin de paix en effet. Cette difficulté considérable n’aura pas été sans profit cependant; elle aura eu l’avantage de révéler que la lutte qui oppose Juifs et Arabes n’est pas une contradiction mais un conflit. En termes marxistes, cela signifie que la réussite de chaque mouvement ne passe pas par la nécessaire élimination de l’autre, comme dans la contradiction prolétaire-patron, ou oppresseur-opprimé, où l’oppresseur doit changer de nature et même disparaître, pour que le pouvoir passe à l’opprimé.

Il est exact, donc, que le sionisme, mouvement de libération nationale du peuple juif, s’est trouvé en conflit avec les aspirations nationales des populations arabes, surtout immédiatement voisines de l’État d’Israël. Aspirations arabes, elles-mêmes peu distinctes à l’origine, mais qui se sont progressivement affirmées, ce qui n’en diminue évidemment pas l’actuelle légitimité. C’est là une malchance historique à laquelle il faut essayer de pallier. Je l’ai montré ailleurs, il est faux de croire que toutes les justes causes sont automatiquement en harmonie entre elles. Il existe des conflits souvent inévitables même entre les revendications et les intérêts des divers opprimés. Les dockers de plusieurs grands ports français ont souffert de la fin de la colonisation et de la raréfaction du trafic maritime qui en est résulté. Il peut y avoir concurrence et conflit entre les travailleurs immigrés et les travailleurs nationaux; les patrons le savent et en usent. Les syndicats en tiennent compte même s’ils ne le proclament pas. Il ne sert à rien de refuser de voir ces difficultés et de proclamer qu’il ne saurait y avoir de tels conflits (au nom de quelle loi métaphysique?). Il ne sert à rien de choisir, arbitrairement ou suivant une ligne politique étrangère à l’affaire, un camp et de le baptiser socialiste, puis de vouer l’autre aux gémonies du nationalisme chauvin.

La vérité est qu’il y a du nationalisme, jeune et vigoureux, légitime, dans les deux démarches, la juive et l’arabe, chez les Noirs et chez les Asiatiques. Au lieu de nous résigner à l’apocalypse, aux guerres fratricides et folles chez des peuples qui manquent de tout, nous devons rechercher patiemment des solutions, fussent-elles médiocrement satisfaisantes pour toutes les parties. Il est vrai que l’on peut se demander si la sclérose actuelle de la pensée et de l’action socialistes permet encore de comprendre de tels problèmes, sans les ramener désespérément à leur seule dimension sociale. Dois-je rappeler enfin cette évidence aveuglante, mais toujours refusée, parce que embarrassante pour les hommes du progrès social: tant que demeure vivace le problème national, la lutte des classes demeure hésitante. Si l’on veut qu’elle ait véritablement lieu, il faut commencer par en finir avec les problèmes qui atteignent l’existence globale de la nation. Le refus de considérer ainsi la situation au Moyen-Orient est le plus sûr moyen de retarder le socialisme.
 

Ainsi le fond de l’affaire est clair. Si l’on consent à considérer le sionisme comme un mouvement national, il faudrait lui accorder le respect et la légitimité dus à tous les mouvements de libération nationale. Or, c’est précisément ce qu’on ne veut pas, chacun pour ses raisons ou sa tactique. En le stigmatisant au contraire comme un fait colonial, ou impérialiste, on le désigne au blâme et à la vindicte universels; on prépare le monde à la juste sanction qu’il mérite: en le dénaturant, en le détruisant symboliquement, on prépare sa destruction réelle.

Car l’apparence objective de la démonstration ne doit pas en cacher la motivation et la fin: tout le monde aujourd’hui est d’accord pour que les situations coloniales prennent fin. Il est rare d’ailleurs que le partisan de cette caractérisation de l’État israélien ne finisse par convenir qu’il est, en fait, pour sa liquidation. Quelles que soient les précautions verbales dont il s’entoure, réclamant seulement sa «transformation» ou l’abandon de ses «structures étatiques», son intégration immédiate dans un «gouvernement démocratique», à direction arabe, etc. Tout cela, quand on considère l’état actuel des populations, relève de la fantaisie sociologique, de la niaiserie ou de l’utopie. Par contre, dans l’immédiat, cela aboutirait sûrement à la destruction du sionisme.

Je m’empresse d’ajouter que je ne condamne nullement. ces solutions d’intégration, de fédération ou de confédération. Prématurées aujourd’hui et signifiant, en effet, la mort du mouvement national juif, trop jeune et trop fragile encore, elles ne sont nullement exclues pour l’avenir, lorsque ces différents peuples, définitivement transformés en nations, pourront . rechercher ensemble comment associer leur destin commun pour la meilleure exploitation de la nature environnante.
 

En bref, il faut rappeler obstinément cette triple évidence:

— Le Juif est l’un des plus anciens opprimés de l’histoire et il subit, de ce fait, une oppression plus tenace, plus variée et plus étendue que celle de beaucoup de peuples, Arabes compris.

— Le sionisme est le seul effort spécifique pour mettre fin à ce drame global, social et historique, subi par le Juif.

— Il n’y a pas de différence de nature, sinon de nuances naturellement, entre le sionisme, mouvement de révolte et d’affirmation nationale des Juifs, et les autres mouvements contemporains de même origine et de même dessein.
 

Que penser alors, dans cette perspective, des relations entre Juifs et Arabes? Qu’on me pardonne de me répéter; mais que faire d’autre avec des évidences que l’on s’obstine à ne pas accepter? Les Arabes aussi achèvent leur libération et abordent leur reconstruction au milieu de mille difficultés, dont beaucoup se trouvent en leur sein même. Un sioniste, conscient de la nature de sa propre cause, ne peut que comprendre et approuver les aspirations sociales et nationales des peuples arabes, même s’il regrette de se trouver en conflit avec eux. Inversement, il est en droit de réclamer aux peuples arabes, sans complaisance et sans fard, qu’ils reconnaissent ses propres revendications à la liberté et à la reconstruction nationale. Etre sioniste n’est ni infamant, ni contre-révolutionnaire, puisque c’est, au contraire, la seule manière pour un Juif de contribuer à libérer collectivement son peuple: c’est en somme, aujourd’hui, la seule manière pour un Juif d’être progressiste en tant que Juif. C’est rendre un mauvais service aux progressistes du monde entier, Arabes y compris, que de biaiser là-dessus, comme certains de mes camarades politiques, qui consentent à ne pas s’appeler sionistes, par tactique, parce que le terme leur semble brûlé. C’est rendre un mauvais service aux Arabes eux-mêmes, parce que c’est contribuer à les faire vivre dans l’illusion que le sionisme n’étant pas un mouvement national, il serait facile d’en venir à bout. Or, le sionisme étant l’expression collective du peuple juif, il est maintenant indéracinable, sinon par la mort de ce peuple. (Il est vrai que cette pensée ne fait pas frémir tout le monde.)

«Oui, mais Israël occupe des territoires arabes; il existe des réfugiés palestiniens…» Oui, certes; et il faut en parler là aussi, sans complaisance ni démagogie. Au risque de heurter, je dirai d’abord que les problèmes frontaliers avec l’Égypte et la Syrie ne peuvent pas avoir l’importance qu’on leur donne communément. Je ne vois guère, non plus, en quoi cela relève du socialisme. Les frontières ne sont que la concrétisation géographique des relations réelles et globales entre États; c’est dire que leur tracé doit exprimer les intérêts et les impératifs de sécurité réciproques. Je ne crois pas que l’U.R.S.S. ou la Chine, ou l’Algérie, ou le Maroc, pour ne pas parler des nations dites impérialistes, les conçoivent autrement; ils l’ont montré à plusieurs reprises. Sinon, comment interpréter les différends frontaliers entre la Chine et l’U.R.S.S.? Qui a une conduite socialiste? Et qui, une conduite impérialiste? Je ne suis ni un militaire ni un technicien de la géo-politique et je ne sais pas ce qui est indispensable à la sécurité d’Israël, le Golan, Charm el Cheikh, ou tel point de la rive du Jourdain. Je ne sais pas davantage si l’Égypte serait gravement menacée de la perte de Charm el Cheikh, la Syrie par la perte du Golan. Je comprends aussi les blessures d’amour-propre national. Dans l’état actuel des relations de guerre larvée entre ces nations, il y a probablement du vrai dans la thèse de chacun: seule, donc, est légitime et a quelque chance d’aboutir, une négociation où chaque partie trouverait un compte relatif. Sur le plan de la sécurité comme sur le plan de la psychologie ou de la passion; et même, si l’on veut, sur celui du mythe. Il faut, surtout, que chacun se convainque qu’il a plus intérêt à la paix qu’à la guerre (ce qui n’est hélas pas évident). Bref, tout cela est affaire de marchandage, et de rapport de forces; et ce ne sont pas les marxistes qui me contrediront. Les peuples étant ce qu’ils sont, nous tous, à peine émergeant de la barbarie, il faut nous empêcher, les uns et les autres, de tricher aisément. J’ajoute, en méditerranéen que je suis, que je suis profondément convaincu qu’un accord médiocre vaut mieux qu’une guerre continuelle, même apparemment profitable. Tout le reste est du bavardage ou cache d’autres desseins; ou, pire, est l’expression de névroses collectives de peur et d’agression.
 

Et venons-en à la population proprement palestinienne. Mais là encore soyons net. C’est le point le plus douloureux et le plus difficile à résoudre; et il n’est pas sûr qu’il puisse trouver rapidement une solution satisfaisante sans sacrifices graves pour les deux parties. Les Palestiniens sont malheureux, voilà le fait. Ils sont malheureux parce que les familles sont séparées à cause de l’état de guerre qui isole les régions, parce qu’ils sont incertains de leur avenir, parce qu’ils n’ont pas la plénitude de leurs droits politiques, économiques et culturels, parce qu’ils ont des revendications nationales insatisfaites, parce qu’ils sont minoritaires, enfin; et que la condition de minoritaire n’est jamais confortable; nous, Juifs, le savons mieux que quiconque.

Rechercher à qui revient la faute de leur déplacement — si ce sont les pays arabes, les menaces juives, ou leur seule anxiété — n’a plus tellement d’intérêt. Discuter de leur nombre exact est assez secondaire. Rappeler que cette population n’a pas toujours été autochtone ne sert plus à grand-chose. C’est vrai que beaucoup d’entre eux sont venus de Syrie ou d’ailleurs, qu’ils ont été attirés par la prospérité du pays, fertilisé par les sionistes; c’est vrai qu’ils n’ont pas toujours eu une conscience nationale. Mais, maintenant, ils sont là, ils ont oublié d’où ils venaient, leur conscience collective s’est affirmée, et ils sont malheureux. Les Palestiniens vivent un drame; voilà ce que les Israéliens doivent admettre et ne jamais oublier. Et je sais qu’un grand nombre d’entre eux le savent et le disent; et beaucoup se taisent seulement parce qu’ils craignent pour leur propre sécurité.

Cela dit, il serait absurde de mettre en question l’existence d’Israël à cause du malheur des Palestiniens; c’est vouloir résoudre un drame par un crime. Depuis quelque temps, on prend quelques précautions de langage, il est vrai, et je veux bien que ce soit un progrès: on parle seulement de «transformer les structures de l’État sioniste», «de désioniser Israël», de fonder, à sa place, un «État laïque et démocratique»… arabe. J’ai dit ce qu’il faut en penser: dans les conditions actuelles des populations ce serait encore la destruction du sionisme, c’est-à-dire de l’État juif.

Alors? Alors, il faut une solution politique. Et en donnant quelque raison aux Palestiniens, depuis longtemps, bien avant les Arabes, je tiens à le répéter, nous n’avons cessé, en même temps, de leur demander d’abandonner leur outrance, leurs desseins catastrophiques pour les Juifs et pour eux-mêmes. Tant qu’ils n’auront pas abandonné cette perspective romantique pour une conduite proprement politique, on n’avancera pas d’un cheveu. Il faut que les Palestiniens, et les Arabes, admettent, et n’oublient plus jamais, que les Juifs ont un État, à côté d’eux, parmi eux, qu’il faudra, tôt ou tard, compter avec lui, pour une coexistence pacifique. C’est-à-dire, en pratique et idéologiquement, de cesser de rechercher sa destruction, car alors il n’y aura pas de fin, pas d’issue.

Il faut, en somme, une patrie à chacune des deux parties: Israël pour les Juifs, un État palestinien pour les Palestiniens, avec la Jordanie, où à côté, c’est à examiner.

Un dernier point, sur lequel on n’insiste pas assez à mon sens: cela ne signifie nullement qu’ils doivent être tous regroupés dans cet État. Réfléchissons: ce serait absurde et scandaleux. Faut-il donc souhaiter la fin de toute minorité? Faudrait-il alors déplacer toutes les minorités dans le monde pour les agréger à leurs majorités? Et jusqu’à quand? Ne voit-on pas que le phénomène se reformera sans cesse? Faudrait-il, par exemple, interdire toute installation à l’étranger? Est-ce bien là une solution socialiste?

La solution, évidente, est double: donner une patrie à la majorité, de sorte que la minorité cesse d’être livrée, totalement abandonnée à d’autres peuples; qu’elle retrouve ainsi un arrière-plan, une personnalité, un background, qui la rassure sur elle-même. N’est-ce pas cela le sionisme? Et, en même temps, nous devrons lutter pour ce droit, encore étonnant, pourtant élémentaire: les minorités doivent être traitées à l’égal des majorités. Il faudra donc intégrer complètement les Palestiniens, qui le veulent, dans la nation israélienne. Il faudra en faire, économiquement, politiquement, et culturellement, des citoyens israéliens de religion musulmane (d’où une double nécessité: avoir enfin une politique arabe et, revenons-y, réaliser la séparation du laïque et du religieux). Il ne sera évidemment pas commode, dans l’immédiat, d’assimiler une minorité hostile et qui se considère comme vaincue. On pourrait commencer par ce qui heurte le moins la conscience collective d’un groupe: l’économie; et s’atteler immédiatement à leur assimilation économique, au même titre que les immigrants juifs. A la limite, on peut concevoir le métissage, oui, le métissage. Je sais bien que, dans l’état actuel des mentalités réciproques, c’est une quasi-utopie. Mais c’est une direction, et c’est la seule efficace à longue échéance. Les protestants français n’ont cessé de poser des problèmes à l’État français que lorsqu’on les considéra comme des Français, au même titre que les catholiques. Je laisse de côté l’aspect éthique: il est clair que quels que soient nos échecs et nos difficultés en ce domaine, le métissage est le véritable signe de l’esquisse d’une société universelle.

En attendant, naturellement, et pour toujours s’ils le préfèrent, il faut leur permettre de rester différents, ils en ont le droit absolu. N’est-ce pas ce que nous avons nous-mêmes vigoureusement réclamé? En attendant une assimilation, si elle se produit, tout groupe a le droit d’être considéré comme une minorité nationale. La justice historique est là. Il faut donner à chaque groupe humain, eût-il une conscience embryonnaire de lui-même, la possibilité d’affirmation de soi. Tout cela, enfin, ne me paraît pas insoluble, ni même tellement difficile, pour peu qu’on s’y attelle, et, surtout, qu’on n’en soit pas empêché par d’autres desseins et d’autres intérêts, ceux des grandes puissances en particulier, mais aussi le rêve égyptien d’unité arabe, bientôt relayé peut-être par le libyen ou même l’algérien. C’est dans cette perspective que l’on pourrait enfin repenser à une fédération du Croissant fertile, où les Palestiniens arabes seraient regroupés en un État supplémentaire, ou fondus avec les Transjordaniens. Rappelons enfin que les experts, dont je suis scandalisé que les avis ne soient pas davantage utilisés et publiés, pensent que la région est assez riche, potentiellement surtout, pour nourrir tout le monde, y compris tout le peuple juif, s’il se décidait à rejoindre son antique patrie.

II

Ce voyage en Israël m’a donc confirmé dans cette analyse, devenue banale en vérité: de ce peuple, une nation est née: sur ce sol, où elle retrouve enfin, par-delà les immenses abîmes de la déportation, de la dispersion, des multiples oppressions, son passé historique, matérialisé par des monuments et des lieux, dont elle a répété les noms depuis des siècles, dans un songe collectif devenu soudain réalité. Cette nation, qui a renoué avec elle-même par-delà des millénaires, est toutefois une jeune nation, comme toutes les autres, qui se développe aussi vigoureusement et en offrant les mêmes et classiques difficultés: nécessaire industrialisation, hésitations sur les choix économiques et sociaux, difficile genèse d’une culture nouvelle, lutte des classes, conflits des générations, heurts entre les ethnies, malgré la neuve fragilité du corps collectif, dès que la guerre s’éloigne; en somme dès que la vie globale du peuple semble moins menacée.

C’est également dans ce contexte de saine crise qu’il faut replacer ses difficultés intérieures. Soit l’une des préoccupations nouvelles, qui semble déconcerter les autorités: la révolte des jeunes gens; je la crois explicable, et normale. Distinguons, toutefois, deux sources à ce malaise: la première, traditionnelle, cyclique et commune à toutes les jeunesses du monde: l’impatience contre les anciennes générations, qui ont conquis le pouvoir politique et la puissance économique; qui ont mis au point les normes culturelles, sur lesquelles vit dorénavant la nation. Ce n’est pas que les vieux militants ne voient plus les injustices, les inégalités, les déceptions individuelles et les échecs sociaux et historiques, mais tout se passe comme si, épuisées par une lutte, qui fut généreuse, elles se résignaient au fur et à mesure que leurs vies s’avancent et s’achèvent. Il est normal, sain et naturel que les jeunes gens luttent contre l’Establishment, comme on dit aujourd’hui; c’est-à-dire remettent en question un ordre où ils n’ont pas encore la place que leur impatience souhaite. A leur tour ils espèrent ardemment et généreusement construire une société où la justice sociale soit enfin réalisée, où les échecs soient évités. Il est bon qu’ils croient pouvoir faire infiniment mieux que leurs aînés. Leur propre vie leur apprendra qu’on ne réalise jamais que partiellement ce programme; et pour en rester à notre propos, qu’aucun mouvement social n’atteint son idéal à 100%, le sionisme y compris. Il est bon toutefois qu’un groupe conserve toujours un horizon de valeurs, qui règle l’action; il est bon que les jeunes gens essayent à nouveau de toutes leurs jeunes forces de transformer le monde: leur éternelle révolte est le moteur de l’amélioration et de la survie de l’espèce humaine.

Il faut simplement veiller à ce que cette impatience et cette saine agressivité soient ritualisées; c’est-à-dire se déroulent sans violences excessives, qui mettraient alors en danger la société entière, y compris l’avenir et la vie des jeunes gens, eux-mêmes fleur de l’espèce. Je ne m’étendrai pas davantage sur cet aspect de la crise de générations: il est banal et commun à toutes les sociétés.

Mais, nul doute qu’il existe en Israël — et aussi dans les pays arabes et dans les pays noirs: les leaders africains le savent bien — un autre motif à ces difficultés d’identification des jeunes gens (bien que l’on retrouve un désenchantement similaire dans des nations plus structurées comme la France, l’Angleterre ou l’Italie, mais pour d’autres raisons). Leur nation, dont la construction se poursuit encore sous leurs yeux, ne répond pas à l’image idéale qu’ils s’en font. Elle leur paraît ressembler de plus en plus dangereusement à ces nations occidentales, dont ils vomissent l’injustice sociale et la brutalité militaire. Ils espéraient, ils espèrent encore, construire une société inédite (même au prix de sacrifices, dont ils ne mesurent pas toujours l’ampleur) et reprochent violemment à leurs aînés de se contenter de demi-mesures et de l’aide intéressée des grandes puissances. Pour les jeunes Israéliens, l’affaire se complique, une fois de plus, du conflit judéo-arabe: ils ne sont même plus les compagnons de lutte des jeunes du Tiers-Monde.

Que répondre aux jeunes gens en colère? D’abord, il faut le faire encore avec sincérité: il serait indigne et finalement nocif de leur mentir: ils finissent toujours par s’en apercevoir, et leur déception en est plus violente. Mais il ne faut pas davantage ménager les mythes, qui fleurissent aussi dans les jeunes cervelles. Ainsi dissipons d’abord une équivoque: l’idéal des populations du Tiers-Monde, et pas seulement des leaders, reste, dans l’ensemble, de rejoindre le niveau de vie et même les mœurs de l’Occident. On peut le regretter; il est impossible de se le cacher, pour peu qu’on regarde ce qui se passe réellement dans ces pays. Qu’Israël soit en avance sur ce chemin ne doit pas le faire davantage condamner. Toutes ces jeunes nations procéderont à leur industrialisation, dès qu’elles le pourront; et certaines commencent déjà. De même pour le socialisme. Jusqu’à nouvel ordre, il y a plus de socialisme et de démocratie en Israël que presque partout ailleurs. En fait, il existe des difficultés considérables, communes à tous, dans l’édification du socialisme, et dont la principale est économique. On n’aime guère les considérations techniques, peu parlantes à l’imagination et peu émouvantes. Mais comment des socialistes, souvent marxistes, peuvent-ils les éluder? Comment peut-on alors sérieusement critiquer la gestion bourgeoise ou libérale? Pour construire un pays, socialiste ou non, il faut investir beaucoup et longtemps, et pas seulement en forces de travail. Où et comment trouver les sources de financement? Un régime socialiste orthodoxe, avec un contrôle strict de capitaux, décourage les investisseurs, juifs ou non. On peut décider de s’en passer et prendre son temps. On peut être tenté, pour aller plus vite, d’aller chercher cet argent où il se trouve: chez les possédants, locaux et étrangers. Nul doute que cela retarde l’avènement d’une société complètement socialiste. Mais je crains fort que l’on ne soit acculé à choisir, dans l’immédiat tout au moins, entre une société égalitaire dans la pauvreté et une société inégalitaire dans une relative abondance. L’idéal, certes, serait une société riche et juste; mais où en est la recette, et le modèle réalisé?

En tout cas, ce sont là des problèmes redoutables et nullement spécifiques à Israël, où ils le sont peut-être moins à cause de la participation financière (souvent sous forme de dons) de la Diaspora.

Mais enfin la reconstruction d’Israël dépend, que nous le voulions ou non, dans une large mesure de capitaux juifs ou non. Et l’on peut comprendre le pragmatisme, anglo-saxon pourrait-on dire, du gouvernement israélien, qui navigue comme il peut, j’ai l’impression, entre ces deux exigences, sans avoir une doctrine unique ni même cohérente. Le pourrait-il? J’avoue honnêtement que, socialiste moi-même, mais ayant horreur du dogmatisme, même socialiste, je ne sais pas si j’aurais agi autrement. Le but semble clair: construire une nation avec le maximum de justice sociale; les moyens ne sont ni évidents ni même exempts de contradictions. Mais le marxisme ne nous a-t-il pas appris que la contradiction est le pain quotidien du militant? Ce qui sépare la théorie de la pratique est probablement cette difficile et constante adaptation à une réalité changeante et contradictoire.

De même, les jeunes Israéliens se révoltent légitimement contre l’emprise excessive de la religion et de la tradition. Ils ne voient pas assez, cependant, que c’est précisément dans le Tiers-Monde que la religion reste en général la plus vivace et la plus influente, et non en Europe. Dans un très grand nombre de pays du Tiers-Monde, dans le monde arabe surtout, la religion et la nationalité coïncident. Les déclarations de Mme Meir à ce sujet ressemblent à s’y méprendre à celles de M. Houari Boumediene, l’ex-étudiant en théologie musulmane, et non à celles d’un chef d’État européen. Depuis quelque temps, des troubles estudiantins, qui menacent de s’étendre à d’autres catégories sociales, inquiètent le gouvernement tunisien. Comment a réagi le gouvernement par la voix de son chef, Hedi Nouira, technicien libéral pourtant? Il faut, affirme-t-il, arabiser davantage et… accroître la part de l’enseignement religieux5.

Là encore, les jeunes gens ne comprennent pas toujours, ne peuvent pas comprendre les concessions de leurs Aînés, qu’ils croient être des compromis douteux, ou le résultat de l’usure du pouvoir. Sauf en période de crise, ils s’impatientent contre cet accent excessif porté sur la survie de la nation. Car cette nation, ils l’ont trouvée en naissant, et ils ne savent pas toujours de quel prix les Anciens l’ont payée, et combien ils y tiennent de tout leur être. Ceci donne la mesure de la distance, infranchissable peut-être, entre eux et les leaders de la vieille garde. Certes on peut demander aux jeunes gens un effort d’imagination historique, surtout si la nation est toujours menacée. Mais il faut aussi que les Anciens admettent que, dorénavant, les problèmes nouveaux de la vie collective sont les plus importants pour les nouvelles générations. Avec le temps, bon gré mal gré, ce sont les jeunes gens qui auront de plus en plus raison. Car les émotions et les pensées des Anciens appartiennent à une période où la nation n’existait pas encore, où leur peuple sortait à peine de l’oppression, ou y vivait encore: où ils se conduisaient en hommes et en femmes aliénés: ce que ne sont déjà plus les nouvelles générations. Au lieu de s’en indigner, il faut même que les Anciens s’en réjouissent, car cette ignorance et cette impatience sont la preuve vivante de leur réussite. Et ici encore je ne parle pas seulement d’Israël: au moment où j’écris ces lignes, j’apprends que deux autres grèves générales d’étudiants viennent d’éclater, au grand scandale des aînés: en Israël… et en Tunisie, où le gouvernement a répliqué par la fermeture, pour plusieurs mois, de la faculté de droit. Le Caire vient de voir s’achever une grève qui a étonné le monde. Comment peut-on, s’exclament les gens d’âge, comment peut-on faire des grèves, alors que l’ennemi est encore aux frontières, que la destruction nous menace encore? Mais les jeunes gens ne craignent plus tellement l’ennemi, ne croient pas à la destruction: c’est que, grâce à l’action des aînés certes, ils ont ouvert les yeux dans la liberté6.

Aucun mouvement de libération nationale, le sioniste y compris, ne peut s’identifier éternellement enfin avec un leader, un parti, un gouvernement, quelle que soit la gratitude de la nation. Il est exact que, dans une première période, pendant la lutte, puis au début de la reconstruction nationale, une ou quelques personnalités marquantes, continueront à incarner le mouvement et bénéficieront du prestige des victorieux et des fondateurs. Senghor a été, est encore, le Sénégal; mais depuis, heureusement, la nation sénégalaise est née: aucun homme ne pourra plus en exprimer toute la diversité. Une de mes amies, revenant de Tunisie, m’a raconté avec une stupéfaction comique que, pour la première fois, on a crié «A bas Bourguiba!» Ce qui m’étonne, c’est que les jeunes Tunisiens y aient tardé si longtemps; et je ne sais pas si Bourguiba, le plus fin politique du monde arabe, ne devrait pas s’en réjouir; c’est la preuve que la jeunesse tunisienne est enfin politiquement adulte. Que souhaitait d’autre Bourguiba lorsqu’il luttait dans la clandestinité ou du fond de sa prison? Voulait-il rester définitivement le seul «combattant suprême» ou voir éclore des centaines de milliers de jeunes hommes dignes de lui? Est-ce que l’on confond tout le mouvement national algérien avec son chef actuel, Houari Boumediene? L’Egypte avec El Sadate?

Disons mieux: continuer à identifier toute la nation avec un homme, avec un gouvernement, et même avec un mouvement national (le sionisme par exemple) c’est une manière sournoise de jeter la suspicion sur toute la nation, à chaque mesure discutable de ses gouvernements successifs. On connaît bien cela: c’est ce que faisaient les anciens colonisateurs: à chaque erreur, à chaque échec relatif d’un ancien colonisé, ils mettent en question toute la libération: «Était-il bien utile de décoloniser…!» Si! C’était tout à fait utile, car on ne peut pas mettre en balance la liberté globale d’un peuple avec les petites erreurs quotidiennes. Or cette équivalence absurde, je regrette que les Arabes et beaucoup de libéraux l’utilisent si souvent à propos d’Israël. Ils croient dénoncer le sens même du sionisme en suggérant que Mme Meir a une poigne de fer ou que le général Dayan est un affreux fasciste (ce qui est d’ailleurs absurde).

Ce qui fait la légitimité du sionisme, et le rend relativement inattaquable, c’est son inspiration théorique, politique et sociale, et non telle ou telle démarche de ses dirigeants, faillibles comme tout praticien de la politique, aussi sincère et doué soit-il. Il ne faut même pas que leur propre révolte trouble les jeunes gens. Il faut au contraire les rassurer, les y encourager: oui, vous avez le droit de critiquer, de refuser telle politique, et même tel point du programme sioniste. Vous pouvez juger insuffisamment audacieux, et même rétrograde, tel point de la politique gouvernementale. A condition que vous distinguiez, par vous-mêmes, entre ces remises en question fructueuses, nécessaires, qui appartiennent à votre âge, et ce qui pourrait porter atteinte aux fondements de l’entreprise sioniste: répondre à l’oppression subie depuis deux millénaires par le peuple juif; reconstruire l’unité du peuple, lui redonner une normalité comparable à celle des autres peuples. Dans cette perspective, au contraire, la lutte des classes, le conflit des générations, les plus jeunes repoussant vigoureusement les plus anciennes, fatalement transformées en notables et en couches établies (l’Establishment), la méfiance, la concurrence et la solidarité des ethnies, sont des faits sociaux normaux. Ceux qui le nient, au lieu d’y réfléchir et de prévoir des correctifs progressifs, préparent au contraire les révolutions et les traumatismes les plus graves.

Bref après avoir tant accordé à la nation, après avoir insisté sur l’importance et la légitimité des desseins nationaux dans le monde contemporain, on doit ajouter que la nation n’est pas un but en soi. La construction ou la reconstruction nationale doit sortir un peuple de l’oppression; elle ne saurait demeurer légitime et satisfaite d’elle-même si elle maintient dans l’oppression sociale une partie de la nation. Sinon, la jeune nation, à peine née, est de nouveau en danger, interne cette fois. Si l’on méprise trop la justice sociale, la violence est au bout. Ceci n’est pas une caractéristique de la société israélienne, mais une loi générale, et Israël n’y échappera pas.
 

Voilà ce que je répétais à mes amis israéliens lors de ces réunions émouvantes de chaleur et de simplicité: on dirait que, dans le fond, par inquiétude ou par orgueil, pour vous défendre ou pour revendiquer quelque primauté, vous n’arrivez pas, pas plus que vos ennemis, à consentir sincèrement à cette normalisation du mouvement national juif. Je dois avouer que ce fut pour moi l’un des rares sujets de trouble durant ce séjour. Il y a chez beaucoup d’Israéliens comme un éblouissement: ce qui se passe autour d’eux, qu’ils créent pourtant de leurs mains, leur semble tellement insolite que rien ne peut s’y comparer. Même des esprits posés, qui vivent les pieds bien plantés dans le réel social, et non dans les nuages du mythe, ne peuvent se résoudre à comparer leur entreprise avec celles des autres peuples. J’ai sur ma table, un livre publié par «Le Mouvement ouvrier», la Histadrouth je suppose; il commence par cette phrase: «Il n’existe dans le monde entier aucun exemple comparable à la renaissance de l’État d’Israël et à la voie sociale suivie par la société israélienne7.» Cela n’empêche d’ailleurs pas les auteurs, tout le long du livre, de replacer cette société dans la tradition travailliste et socialiste. Mais d’abord, ils ont éprouvé le besoin de cette orgueilleuse et fallacieuse proclamation. Ils ne voient pas que, ce faisant, ils apportent argument à leurs pires ennemis, puisque toute la machine de guerre anti-israélienne est bâtie sur ceci: ce n’est ni une nation ni un peuple, tout au plus une entreprise artificielle, condamnée à se dissoudre avec le temps. Au point que je me suis demandé si le refus par les Juifs eux-mêmes de cette normalisation sociologique et historique n’est pas le signe persistant de l’intériorisation du refus des autres, c’est-à-dire de l’oppression.

Car, enfin, n’est-ce pas cette même méthode comparative qui nous a servi à replacer, et à comprendre, la condition juive parmi les autres conditions d’oppression? Qui devrait nous permettre de poursuivre l’analyse et de légitimer le mouvement national juif? Le long de son itinéraire de libération puis de reconstruction?
 

Soit la renaissance de la langue hébraïque, sa réincarnation dans le corps, extraordinairement rajeuni, de ce vieux peuple. C’est une étonnante performance en effet, cette patiente restauration d’une langue séculaire; jamais tout à fait éteinte il est vrai, protégée, pieusement entretenue au sein de tant de communautés à travers le vaste monde: c’est une juste fierté d’avoir réussi à lui redonner une vie quotidienne, à la faire entendre à l’air libre, dans la rue et les écoles, sur les lèvres de l’écolier et celles des marchands et des amoureux, à la reforger comme instrument pour l’unité nationale! Il faut voir pourtant que presque toutes les renaissances nationales rencontrent un problème similaire, si les données n’en sont pas identiques, si la solution choisie varie d’une région à l’autre. Presque partout on pallie, comme on peut, aux difficultés des adultes, prisonniers déjà d’une époque révolue; partout on place tous les espoirs dans l’école, grande unificatrice des nouvelles générations, seule capable d’imposer à la nation une langue plus difficile, épurée des abâtardissements de la servitude. Nul doute que pour le monde arabe, par exemple, seule la scolarisation est capable de dépasser, peut-être, l’émiettement en dialectes locaux. Certes, la situation et les tribulations linguistiques des Juifs ne sont pas identiques à celles des autres peuples. L’histoire de la langue hébraïque et les conditions de sa renaissance ne sont pas celles des autres langues. Mais cela prouve simplement qu’il n’y a pas une seule formulation de ce redoutable problème des relations d’une jeune nation avec sa langue — héritée ou empruntée — et qu’il existe plusieurs choix possibles. On pourrait dresser une carte, fort bigarrée, des situations linguistiques actuelles en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Les sionistes se sont trouvés dans une certaine situation linguistique, de dispersion et d’émiettement8, qui est d’ailleurs l’une des formes de l’aliénation du Juif; ils y ont répondu par le choix de l’hébreu, langue des textes bibliques et des différents commentaires; au lieu du yiddish, par exemple, langue de la majorité pourtant, ou de l’anglais — pourquoi pas, langue du colonisateur anglais et de la puissante communauté juive américaine. Ce n’est pas une mauvaise solution. Si l’on pouvait toutefois garder la tête froide en ces domaines de haute passion collective, il faudrait oser dire qu’il n’est pas certain que ce soit la seule, ni peut-être la meilleure des réponses. Car l’hébreu restera une langue régionale de petite diffusion. Mais laissons cela. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est ni scandaleux ni sacrilège de comparer la démarche linguistique des sionistes à celle des autres jeunes nationalismes. Il est indispensable, au contraire, d’y procéder si on veut en comprendre la véritable nature. Ainsi pour l’étonnante vigueur de l’unification linguistique, malgré les efforts exigés des immigrants, les difficultés de la mise au point d’un outil encore mal rodé à la vie moderne, l’importance, excessive, vue de l’extérieur, accordée au passé culturel, gage de l’unité mythique, ou idéologique. Rapprochez tout cela des préoccupations des intellectuels arabes, et l’étonnement diminue considérablement. Il faut ne pas connaître le monde arabe pour ne pas voir l’acuité du trouble qui l’agite sur ce problème de l’unification linguistique. Pourtant les nations arabes ont la chance de disposer d’une langue apparemment indestructible, fondée sur des textes prestigieux. Oui, mais les peuples arabes, divers et géographiquement séparés, parlent dorénavant des dialectes, à ce point éloignés de la grande et belle langue classique, qu’un Marocain et un Tunisien, qui n’auraient pas fait d’études, arrivent à peine à se comprendre. Mieux encore, à l’intérieur de ces jeunes nations, il existe des minorités importantes qui ne parlent pas du tout l’arabe. Sait-on que si la Tunisie compte 90% d’arabophones, l’Algérie n’en compte que 65% et le Maroc seulement 50%? Dans quelles conditions, comment et dans quel sens unifier chaque nation, et peut-être toutes les nations arabes entre elles? Comment enrichir la langue classique de toutes les richesses accumulées par la vulgaire? Comment l’adapter aux nécessités de la science, des techniques et de la vie moderne? Quelle doit être la langue des journaux? De la radio et de la télévision? Celle des écrivains et de l’école? Tout cela, les sionistes ne le reconnaissent-ils pas? Et que de problèmes similaires chez les Noirs! Peut-être, diraient les Juifs croyants, mais l’hébreu n’est pas qu’un outil de communication entre les hommes, c’est une langue sacrée: la langue de la Bible et du Dialogue avec Dieu. Et l’arabe donc! N’est-elle pas la langue sacrée des Musulmans? Celle d’un livre unique, le Coran, lequel contient à la fois une théologie, une philosophie, un code, une morale et même des recettes pour la vie de tous les jours, comme la Thora. Il me venait à l’esprit, il y a peu, en relisant l’histoire d’un pays arabe que l’Islam aussi est une civilisation du livre, portée par un peuple mobile; avec son refus de l’iconographie, sa référence constante, minutieuse et littérale au Coran, que les conquérants arabes ont toujours apporté avec eux, et imposé tout le long de l’extraordinaire chevauchée qui les a menés de l’Arabie à l’Inde et de l’Arabie à l’Espagne. Et il serait intéressant précisément d’étudier les conséquences de ce culte d’un livre sur les conduites comparées des Juifs et des Arabes. Il y aurait à faire une comparaison fort instructive, de la manière dont les Arabes et les Juifs, tous deux peuples d’un livre, traitent l’écrit. Ainsi les Juifs s’extasient sur la manière dont les exégètes considèrent les textes de base, ajoutent commentaire sur commentaire, donnant tous les commentaires même s’ils se contredisent. Mais c’est là aussi la manière des Arabes, lesquels recueillaient et livraient, par scrupule et respect, toutes les versions, même celles qui les embarrassaient. Les Arabes ont souvent copié les hébreux; certes, mais plus tard, les penseurs juifs se sont longtemps servis des schémas arabes.
 

Que de fois j’ai entendu durant ce séjour cette affirmation superbe: «Nous sommes le seul peuple au monde chez qui religion, langue, histoire et vie politique coïncident! Il n’y a jamais eu qu’un seul royaume juif, avec une seule religion et depuis sa destruction, nous vivons dans le malheur de la dispersion.» Conclusion implicite: le sionisme ayant reconstruit un État juif, nous devons restaurer cette unité, condition de notre gloire historique. Mais, qu’on me pardonne encore ce sacrilège: c’est là une vue de l’esprit, un mythe compensateur. On parle toujours du royaume juif de Palestine: or, cela, tout le monde le sait: il y en a eu deux. Ce que l’on sait moins, c’est qu’après leur destruction, il y en a eu d’autres à travers le monde, trois autres au moins, qui nous sont assez bien connus: un en Arabie, un berbère en Afrique du Nord, qui a survécu jusqu’au xvie siècle, sans compter le fameux royaume Khazar en Europe. La coïncidence entre religion et ethnie juive est loin d’avoir été absolue. A moins de nommer ethnie juive tout ce qui est de religion juive; mais alors comment ne voit-on pas que c’est là une tautologie? Qu’on retrouve dans ce panier, ce qu’on a voulu y mettre? Celui qui hésite, qui doute, ou qui s’écarte d’une certaine orthodoxie, on fait comme s’il ne doutait pas et restait toujours fidèle; ou alors, s’il insiste, s’il exagère, on l’exclut, on se sépare du membre trop malade… quitte à le récupérer à la longue, comme Spinoza par exemple, ou peut-être Freud bientôt.

Je connais également la réponse à cette objection: ce voilement de la réalité, ces quarantaines sont exigés par l’essence même du judaïsme, unitaire et farouchement opposé à tout prosélytisme facile. Mais cela aussi est historiquement faux; les historiens sérieux nous l’ont maintenant appris9. Au début du christianisme, le prosélytisme juif était suffisamment agressif pour disputer aux premiers Chrétiens les peuples de l’Empire romain. Mieux, ce langage même est inexact: le prosélytisme «chrétien» n’était, à l’époque, qu’une variété du prosélytisme juif; la distinction et la prise de conscience d’une séparation définitive interviendront plus tard. Les judéo-chrétiens ayant donc triomphé, pour des raisons tactiques et non tellement idéologiques, les autres se replient sur eux-mêmes et renoncent à conquérir le monde antique, ou plus exactement le monde romain. Car, ailleurs, ils continuent: la judaïsation de l’Afrique du Nord, par exemple, ne s’est pas arrêtée pour cela. De sorte que, contrairement à ce que prétend le mythe — qui révèle ainsi sa signification véritable — cette fermeté dans le repliement et l’unité est autant la signe de la défaite que de l’affirmation victorieuse. Ce sont les périodes de défaite, ou pour le moins de reconstruction, qui voient l’insistance sur l’unité institutionnelle et la méfiance pour toute hétérogénéité.

Si l’on voulait bien y réfléchir, il y aurait là de quoi bouleverser les perspectives habituelles sur l’image du peuple juif sur lui-même, patiemment construite au long des siècles, depuis qu’il s’est résigné à occuper une place de vaincu parmi les peuples. Il n’a pas toujours été ainsi resserré sur lui-même, méfiant envers les factions et refusant tout prosélytisme. Mais fermons là encore cette prodigieuse fenêtre; on ne peut tout dire dans un texte si court.
 

L’autre jour il m’est venu en réfléchissant à tout cela une idée un peu folle, que je confie, tant pis: si j’étais un Juif croyant, je crois que je lutterais dorénavant pour un prosélytisme conquérant; pas seulement auprès des malheureuses épouses non juives, mais auprès de populations entières. Je déciderais qu’il est temps de rouvrir le judaïsme, puisque le Temple est en passe d’être exhumé et peut être reconstruit. Car enfin, comment les fondateurs de nations nouvelles ont réussi à s’implanter dans une région, et à s’y perpétuer? Qu’on me pardonne la brutalité de ce constat socio-historique, je n’en suis pas responsable: soit en exterminant les populations (exemple américain: massacrer ou parquer ailleurs, ce qui revient au même: voir les réserves indiennes), soit en les convertissant, conversion religieuse ou idéologique (exemple arabe précisément, dans le passé, ou exemple russe de nos jours. Les Arabes ont réussi leur implantation en Berbérie en transformant les Berbères en Arabes. Les Russes, leurs satellites en communistes). Contre-épreuve: les Français ont échoué en Afrique du Nord, dans la même entreprise que les Arabes, parce qu’ils se sont refusés à assimiler leurs vaincus. Conclusion pour Israël: le fil de l’épée étant, dans les temps modernes, devenu heureusement impensable, il faut assimiler les Arabes israéliens: par la religion ou par l’idéologie: il faut en faire des Israéliens; sinon le drame réciproque se perpétuera. Ceci est valable, d’ailleurs, pour l’État laïque comme pour les croyants: de toute manière, il faut faire de la minorité arabe des Israéliens. Mais je vous avertissais bien que c’est une idée folle; et mettons que je n’aie rien dit… et revenons à la religion.

Encore une fois, quels que fussent ses avatars dans le passé, la religion est devenue le critère le plus sûr de l’appartenance au groupe juif. Elle a joué un rôle primordial dans la survie du groupe. Ce qui ne signifie pas, d’ailleurs, qu’il ne peut y avoir d’autres critères, pourvu qu’ils soient aussi affirmés et acceptés. Il suffirait ainsi qu’un Juif vive la condition juive, en prenne conscience, et assure le destin de la collectivité, pour qu’il soit considéré comme tel, négativement et positivement. Mais, rend-on les armes sur l’importance de la religion dans le passé, et même dans le présent, votre interlocuteur change alors de clavier: le judaïsme est un mode de vie et pas seulement une religion; voilà l’originalité véritable du judaïsme: il faut accepter la totalité, idéologie et religion, conduites collectives et obligations individuelles.

Eh bien soit encore, le judaïsme est tout cela: mais quoi, cela n’est pas davantage original; à nouveau, voyez l’Islam; c’est ce que ne cessent de me répéter mes amis Arabes, dès que je veux mettre en doute tel ou tel point de cette autre totalité. Les Arabes affirment également, obstinément, malgré l’évidente diversité du réel, que l’Islam est un, qu’en lui coïncident peuple, langue, histoire et nation. C’est tout aussi commode, séduisant et faux. Je serais presque tenté de croire, au contraire, que cette emprise, sur toute l’existence, d’une idéologie collective totalitaire n’est nullement un signe de force et de progrès du corps social, mais la persistance des périodes d’insécurité où le groupe, sous peine de dissolution, exige, de chaque individu, une stricte appartenance. 11 est vrai que des idéologies modernes, le marxisme par exemple, exigent cette unité de l’individu privé et du membre du groupe; ce don total de chacun à la collectivité. Mais il n’est pas indifférent de remarquer que le marxisme vieillissant, assuré de quelques triomphes, devient déjà moins exigeant.

Voilà pourquoi j’ai proposé naguère de distinguer dorénavant entre judaïsme, judaïcité et judéité, c’est-à-dire de considérer séparément, au moins méthodologiquement, les valeurs dont la religion n’est qu’une partie, les hommes (qui pourraient être d’ethnies différentes), et la manière de vivre l’appartenance au groupe et aux valeurs, laquelle serait variable d’un individu à l’autre, sans qu’il soit anathémisé. De même, entre le négrisme, la négricité et la négrité, ou encore: arabisme (ou Islam), arabité et arabicité.

Enfin, m’a dit agacé l’un de mes interlocuteurs, allez-vous finir par nier toute singularité juive? Nos problèmes ne sont tout de même pas identiques à ceux des autres peuples! Quel autre peuple a vécu ainsi dispersé à travers toute la terre? Quel autre peuple a été si longtemps et si lourdement persécuté? Quel peuple, enfin, se reconstruit nationalement après deux mille ans d’exil? Reconnaissez au moins que tout cela est troublant! Que l’on est tenté d’en conclure à un destin unique en son genre!

Tout cela est assez vertigineux en effet; il faut même y ajouter: quel autre peuple possède la Bible, base culturelle de tant d’autres peuples, inspiratrice de leur morale, législatrice de leurs rythmes sociaux, génératrice de leurs mythes? Quel autre peuple entretient, avec deux grandes parties de l’humanité, la chrétienne et l’islamique, des relations d’une si extraordinaire ambivalence, reconnaissance et ressentiment, respect et agressivité, amour et haine?

Il est temps cependant de faire appel ici à une notion supplémentaire: celle de spécificité, sur laquelle je ne me suis guère étendu il est vrai10. Je suis si bien convaincu de la singularité de la culture et de la condition juives que je crois que de telles singularités sont relativement fréquentes dans l’histoire de l’humanité. Sans tomber dans cette facile démagogie actuelle, qui est d’affirmer que toutes les cultures se valent, si toutes les cultures ne sont pas uniques et singulières, beaucoup le sont. Autrement dit, je crois fermement à une singularité relative, des Juifs, ou des Grecs par exemple, autre peuple insigne, mais non à une singularité absolue, c’est-à-dire unique: c’est ce que j’entends par spécificité. Constater un certain nombre de traits originaux chez le peuple juif n’autorise nullement à conclure à une physionomie et à une condition totalement insolites. En fait, ce serait reprendre, sous un langage apparemment renouvelé, l’affirmation religieuse de l’élection. S’interdire toute recherche objective, qui ne peut progresser que par comparaison, classification, recherche de corrélations, sinon de causes. Au choix, je préférerais alors que l’on réservât l’élection à son usage théologique et mystique.

Le peuple juif a subi des avatars sociaux, historiques et culturels, a vécu des drames, a imaginé des solutions pratiques et mythiques comparables, sinon identiques, à ceux des autres peuples… Même dans cette fameuse croyance à l’élection: que de peuples se croient uniques! Quel mythe compensateur est plus répandu? Nous le voyons refleurir actuellement en Afrique et ailleurs. Mieux: les Aztèques, avant l’arrivée des Espagnols, donc isolés du reste du monde de l’époque, se considéraient comme le peuple élu; il faut bien admettre que c’est là une inclination de tout le genre humain. En fait, par-delà la physionomie et les conduites spécifiques de chaque groupe humain, il existe fondamentalement des mécanismes communs, que l’analyse peut retrouver à travers les diversités psychologiques et sociologiques. Les relations entre oppresseurs et opprimés, majoritaires et minoritaires, sont comparables partout dans le monde, à travers des peuples et des groupes de civilisation différente. Et les réponses à ces multiples oppressions sont heureusement énumérables et classables. Je dis heureusement, car cela nous laisse espérer qu’une sociologie de l’oppression est possible. Mais, en même temps, aucun peuple, aucune situation, n’est identique à un autre peuple, à une autre situation. C’est pourquoi une telle sociologie ne peut être que le fruit d’une investigation lente et minutieuse, du rapprochement, précisément, de plusieurs conditions comparables. Oui, les Juifs sont différents des Arabes, lesquels sont différents des Noirs, lesquels sont différents entre eux; oui, les Juifs ont la Bible, ce qui leur vaut le respect et la haine des Chrétiens et des Musulmans, qui sont leurs fils spirituels. Mais les Arabes ont le Coran; il faudra bien examiner un jour de plus près leurs exactes relations avec tant de peuples mal islamisés, comme les Turcs, ou les Iraniens. Mais les Noirs américains, qui sont en grande partie aujourd’hui les fils spirituels de la culture américaine, admirent et exècrent en même temps cette culture.

Rappelons aussi l’extraordinaire imbroglio affectif qui subsiste chez le décolonisé à l’égard de la culture du colonisateur. Tout cela demande à être élucidé, et nous sommes quelques-uns à nous y appliquer. Tenez, un exemple entre mille, qui m’a frappé durant ce voyage: une grande revue officielle s’intitule Diaspora et unité; cela aurait pu être le titre d’une revue irlandaise, italienne, libanaise et même chinoise! C’est que des traits sociologiques similaires ont conduit un grand nombre de ressortissants de ces peuples à essaimer, à devenir des éléments très actifs parmi les peuples d’accueil, à en être admirés et détestés, quelquefois brutalisés. Les leaders des différentes renaissances nationales s’évertuent à sonner le rappel des exilés, pour consolider la nation mère en réalisant son unité.

J’ajoute que la banalisation de ces phénomènes ne devrait pas être déprimante pour le militant; elle est tonique, au contraire, car elle signifie que loin d’être un incompréhensible mystère qui nous échappe, toutes ces difficultés sont intelligibles, et donc, dans une certaine mesure, sous notre prise.

Oh! je sais bien que cette affaire n’est pas simple. Pourquoi ne l’avouerais-je pas également? Tout en essayant d’y voir plus clair, je n’arrive pas à chasser tout à fait une vieille inquiétude: la tradition d’un peuple, ensemble de recettes éprouvées et de mensonges efficaces, images à la fois passéistes et futuristes, qu’un peuple se donne de lui-même, est une béquille. Or, une béquille aide tout de même à marcher. L’idéal certes serait qu’un peuple avance sans prothèse; il faut l’aider à devenir suffisamment fort pour n’en avoir plus besoin. Mais en attendant? Lui supprimer les béquilles, n’est-ce pas risquer de lui faire du mal? Dire à un peuple qu’il est par exemple unique en son genre, meilleur que tous les autres, qu’il possède un trésor culturel plus sublime que celui des autres, peut l’aider à vivre. Je comprends également que l’on soit tenté par l’utilisation politique des mythes consolateurs, passéistes ou futuristes. La religion fut et reste encore un ciment très efficace pour une collectivité. Il faudrait ajouter qu’elle peut être un moyen de persuasion et de pression sur les individus, comme sur les groupes. Les conquérants le savent bien: elle leur fournit une idéologie commode, efficace et contraignante par sa «noblesse», en accord avec le sur-moi collectif. Les Arabes, qui ont conquis l’Afrique du Nord au nom de Dieu, en furent chassés, au nom du même Dieu, par les Berbères convertis. Les guerres des rois chrétiens ou les Croisades mélangent bien les buts temporels et spirituels. Il n’y a pas si longtemps, dans mon pays natal, les rabbins pouvaient encore faire donner la bastonnade aux récalcitrants, ou même les faire jeter en prison, avec l’aide du Cheikh arabe local. En Occident, la pression est aujourd’hui morale et psychologique; elle n’a pas cessé. En Israël, il y a même un recul relatif sur les grandes démocraties occidentales puisque les prescriptions religieuses commandent à nouveau la loi civile, la vie conjugale, le sort des enfants et disposent de sanctions considérables. 11 est exact que la religion, et d’une manière générale la culture, fournit ainsi une commode carte d’identité collective, dans cette difficile recherche de la personnalité commune, une source permanente de communion et d’exaltation, un habit de cérémonie qui avantage le corps social. Comment osez-vous y toucher, clament ses défenseurs, chefs spirituels, leaders politiques, alors qu’elle nous assure d’un passé si grandiose et nous promet un avenir superbe!

Je comprends même, on le voit, l’irritation et l’anxiété qui saisissent tant de gens dès que l’on fait mine de toucher à leurs valeurs et à leurs institutions. Je vois bien quel trouble je suscite parmi mes étudiants arabes ou noirs lorsque j’aborde certains points de leur problématique nationale. Il faut être bien imprudent pour s’aventurer dans ces zones, où s’entremêlent la peur et l’espoir, où les constructions apparentes de la raison s’appuient sur des fondations qui plongent dans l’inconscient collectif et dans l’histoire. En vérité, je ne suis pas, je l’avoue, d’un grand optimisme quant à une rationalisation prochaine des conduites collectives. Et si l’on en juge par les difficultés des psychanalystes à conduire un seul individu à considérer sainement ses propres problèmes, nous sommes bien loin d’oser examiner enfin, sans peur et sans trop de passion, ces fantasmes collectifs que sont les idéologies.

Là est la seule voie juste pourtant. La plus digne assurément: tout homme épris de vérité doit être un chasseur de mythes, quels que soient les dangers qu’il affronte. On peut certes se dire: quel peuple est digne de la vérité? Quel peuple la supporte? Et si les gens ne la supportent pas, pourquoi m’obstinerais-je à leur en parler? Mais est-ce bien là respecter son peuple? Il m’arrive de me demander s’il ne vaut pas mieux adopter ce prudent pragmatisme qui est celui de tant de chefs de ces États nouveaux. Après tout, ce sont eux peut-être qui, pratiquement, ont raison. Si tel est l’état de leur peuple, de ses croyances, des anxiétés et des espoirs de la majorité, si l’unité de la nation exige encore que les tabous demeurent apparemment inviolés, peut-être que leur instinct politique les conseille heureusement. Si une minorité de ce peuple en souffre, supporte malaisément ces rites et ces habitudes collectives, qui ne la satisfont plus, tant pis; on l’y obligera tout le temps que l’exigera la meilleure santé de la nation.

Mais n’est-ce pas une vue trop statique de la réalité du peuple? Une politique doit tenir compte du réel et du possible; elle doit choisir également en fonction de projets, au nom d’une certaine vision de soi et du monde.

Lorsque l’on refuse les mariages mixtes au nom de la pureté du peuple élu unique, qui doit sauvegarder son élection et son unité, est-on bien sûr que cette pureté, cette unité et cette élection, qui sont la traduction mythique de ces exigences, ont toujours prévalu et méritent de continuer à prévaloir? Que l’on ait toujours refusé d’accueillir des transfuges? Ce refus, n’a-t-il pas été le résultat de l’anémie du peuple? N’est-il pas temps de revenir à une politique de santé? Êtes-vous bien sûr que tant d’entre nous, Berbères convertis d’Afrique du Nord ou, plus encore, Polonais, Russes, ne soient pas des Juifs plus tardifs encore? Nous, par chance, nous avons le même soleil et la même terre, ocre et sèche, de tout le pourtour méditerranéen. Malheureux Askénazes qui, lorsqu’ils veulent se souvenir de leur enfance juive, ferment les yeux pour rêver à des paysages de neige et de boue, tout de même sans grand rapport avec la terre de la Bible.

Et puis, une fois de plus, les Juifs sont-ils les seuls à vivre de tels rêves historiques? Sait-on que les Arabes nord-africains qui se proclament eux-mêmes parmi les plus arabes de tous les peuples arabes ne le sont qu’à environ 80% en Tunisie, 35% en Algérie, et seulement 10% au Maroc! Là encore, je le sais bien, ils le sont devenus puisqu’ils croient, puisqu’ils parlent arabe et pratiquent l’Islam. Mais au moins voyons la relativité de ces affirmations et la part relative qu’elles doivent avoir dans nos destins.

Et peut-être aussi que le temps passe plus vite que ne le pressent l’intelligente sensibilité de ceux qui furent les grands animaux politiques de leur époque, qui ne le sont déjà plus pour les nouvelles générations. Si ces tabous sont devenus insupportables à une trop grande partie de la nation, de telle sorte qu’elle se sent trop opprimée par l’autre, alors il y a danger pour la maison commune. Lorsque Mme Meir s’est dépêchée, le soir même d’une allocution où je réclamais une banale et d’ailleurs inévitable laïcisation de certaines institutions, d’affirmer avec vigueur qu’il ne saurait y avoir de divorce entre la religion et la nationalité, de quoi parlait-elle? De tactique politique ou de sociologie? Du passé, du présent ou du futur? Pour le passé, elle avait assurément raison; répétons, une fois de plus, pour éviter de trop faciles accusations, qui ne m’ont pas manqué à côté d’un accueil chaleureux: la religion a été l’une des conditions de la survie du peuple juif, comme la religion musulmane l’a été pour la survie des peuples de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Pour le moment, elle ne l’est déjà plus tout à fait, précisément à cause de l’action vigoureuse des hommes et des femmes qui ressemblent à Mme Meir, qui s’appellent Bourguiba, N’Krumah ou Senghor, qui ont transformé leurs peuples opprimés en nations libres, qui n’ont donc plus tellement besoin de ce ciment et de cette pression collective. Déjà tout le monde sait en Israël que la religion obligatoire est aussi un truc et un troc électoral; comme l’Islam, inscrit dans les constitutions des jeunes nations arabes, une manière de tenir les récalcitrants, lesquels sont destinés irrésistiblement à s’accroître. Quant à l’avenir, nous verrons bien. Si Israël se transforme à cette vitesse en une espèce de démocratie socialiste à l’occidentale, comment en prendre seulement les caractères qui arrangent certains? Comment réussir éternellement à mater la révolte grandissante des non-croyants et de la majorité des jeunes générations? Comment maintenir les mythes qui appartenaient à la mentalité du ghetto, en tout cas à la période prénationale, alors que ces jeunes gens naissent libres? Ces garçons et ces filles tout neufs ne comprennent pas, n’admettent pas (ni moi non plus, je l’avoue) qu’une libération nationale doive s’accompagner d’une servitude spirituelle, même provisoire, à une époque où cette servitude apparaît plus lourde et plus humiliante même que la misère économique. Il est peut-être temps de traiter les jeunes nations en adultes.

Bref, la comparaison des mythes collectifs et des conduites individuelles les banalise et leur ôte un inutile et dangereux romantisme. La comparaison systématique des conduites et des valeurs collectives nous donnerait plus de distance vis-à-vis de nos tabous respectifs, nous permettrait de dépasser l’horizon borné de nos tribus, qui sommeillent en nous, lors même que nous vivons dans les grandes métropoles. Israël ne se comprendra bien lui-même, la judaïcité dans sa fermentation actuelle ne prendra pleine conscience d’elle-même, que par comparaison avec les autres jeunes nations, les Arabes y compris. De même que pour comprendre l’ancien Israël, ce n’est pas en Pologne qu’il faut aller (ni à Més-Chéarim), mais chez les Nomades; de même ce sont les jeunes nations qu’il faut étudier pour comprendre le nouvel Israël et le Juif nouveau, en Israël et ailleurs. Je suis inversement persuadé que les Arabes domineraient mieux leurs problèmes, s’ils consentaient à considérer courageusement leur actuelle identité réelle, qui est la naissance de multiples nations11. Au lieu de s’obstiner à vivre dans le rêve nostalgique de siècles enfuis, où des unifications éphémères leur ont procuré une gloire fabuleuse mais fugace. Au lieu de fermer les yeux, pour faire disparaître symboliquement Israël en ne le nommant pas, en l’effaçant sur les cartes, ils tireraient un immense profit expérimental de ce qui se passe en Israël. Je suis convaincu que s’ils voulaient, eux aussi, comparer leur aventure à celle des autres, sioniste y compris, leurs affaires iraient mieux.
 

Tout cela dit, il ne me reste plus qu’à m’excuser — non d’avoir été si long — mais d’avoir été si bref dans un domaine aussi vaste et aussi délicat. Il y aurait fallu un livre. Je m’excuse aussi d’avoir porté la main, avec rudesse quelquefois, et de l’extérieur surtout, sur des sujets aussi troublants pour un peuple, surtout à l’orée de sa vie nationale. Je regrette enfin d’avoir été obligé de rappeler, aux uns et aux autres, Juifs et Arabes, que ce judéo-centrisme, et cet islamo-centrisme, qui est encore une variété du judéo-centrisme, ne sont plus de mise depuis que l’Asie et l’Afrique tout entières et les Amériques ont fait leur entrée dans l’histoire contemporaine. Il faudra bien que nous nous habituions désormais à vivre à l’échelle de la planète.

Note de juillet 1974

Voici que la nouvelle conjoncture pétrolière va permettre le démarrage de la plupart des économies arabes: faut-il maintenant exclure les Arabes du Tiers-Monde? En vérité, la notion de Tiers-Monde, je l’ai montré ailleurs, a cessé d’être fonctionnelle. En tout état de cause, pour ce qui nous préoccupe ici, c’est-à-dire les relations judéo-arabes, elle ne peut nous servir d’alibi.


Notes.

1. De passage en Israël en décembre 1971, la revue Unité et dispersion m’a demandé une interview. Pressé par le temps, j’avais préféré répondre par écrit. Ce texte a paru dans le no 12-1972 de cette revue, éditée simultanément en quatre langues: français, anglais, espagnol et hébreu. Le titre primitif était: «Le sionisme, Israël et le Tiers-Monde: ressemblances, spécificités et affirmations nationales.»

2. Cf. Portrait d’un Juif et La Libération du Juif, op. cit.

3. Anouar Abdel Malek: Anthologie de la littérature arabe, Paris, Seuil, 1965.

4. Maxime Rodinson, in Les Temps modernes, numéro spécial 253 bis consacré aux relations israélo-arabes, p. 25.

5. Malheureusement, le gouvernement tunisien ne s’est pas borné à cet appel à l’Islam. Il a cru bon de dénoncer… la main des sionistes et des Juifs dans les grèves d’étudiants, lesquels n’ont guère apprécié cet essai de dénaturer leur mouvement. Ce qui est à leur honneur (cf. Le Monde du 3 mars 1972).

6. Parmi les difficultés d’identification, propres aux jeunes Juifs, se trouve assurément le problème de l’émigration (Alyah). Il faut y répondre exactement:
   1) L’émigration en Israël est la conséquence logique de l’engagement sioniste. Cela ne fait pas de doute. De même que pour un Algérien, par exemple, le geste limite était de prendre les armes pour aider à la libération de son peuple. De même, après la colonisation, l’éthique nationale exige que les jeunes intellectuels du Tiers-Monde rentrent dans leur pays pour contribuer à la construction de la nation.
   2) Cela dit, on peut admettre qu’il y a des degrés dans l’engagement. Tous les ex-colonisés n’ont pas pris une part égale à la lutte anti-coloniale ni à la renaissance nationale. Il aurait été absurde de refuser leur participation; il serait aussi absurde de mésestimer l’apport de la Diaspora en tant que telle dans la consolidation d’Israël.
   3) En tout état de cause, et en conséquence, le volume de l’Alyah ne saurait être utilisé comme argument antisioniste. S’il est vrai que le pays a besoin d’être davantage peuplé, et qu’il existe un déséquilibre démographique entre Israël et la Diaspora, cette situation n’est pas davantage unique. Les Libanais vivant à l’étranger sont plus nombreux que ceux qui vivent au Liban; de même pour les Arméniens, me semble-t-il; la proportion d’Irlandais émigrés est considérable. Songe-t-on à mettre en question l’existence du Liban ou la revendication arménienne? A-t-on remarqué que si le nombre des immigrants en Israël augmente, on crie au danger de le voir submerger le Moyen-Orient; s’il faiblit, on en conclut que le sionisme ne représente pas les désirs collectifs des Juifs, qu’il n’y a pas de peuple juif, etc. Cette contradiction prouve, une fois de plus, que le sionisme est condamné d’avance, sans souci de sa nature véritable.

7.«Israël, vers une société nouvelle», Publication du Mouvement sioniste ouvrier, Tel-Aviv 1969.

8. Sur les rapports entre la langue, la domination et la renaissance nationale, je me permets de renvoyer à mon Portrait du colonisé.

9. Voir le travail décisif de M. Marcel Simon: Versus Israël, Boccard éd., 1948.

10. Sur la spécificité, voir La Libération du Juif et surtout L’homme dominé, op. cit., où j’en fais une application à la condition féminine.

11.«Si Karl Marx avait lu le Coran, il n’aurait pas écrit Le Capital» (colonel Kadhafi, chef du gouvernement libyen).

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