Albert Memmi, Juifs et Arabes: Pour une solution socialiste 1. Voir page 206, note 1. [Ce texte et le précédent sont la contraction de trois textes intitulés: «Pour une solution socialiste du problème judéo-arabe», in Eléments, Paris, décembre 1968; «Pour une solution socialiste», in Éléments, Paris, mars 1971; et «Verbalisme et socialisme», in Cahiers Bernard Lazare, mai 1973, no 40-41.] 2. Reproduit dans L’Homme dominé, éd. Gallimard, 1968. 3. A ce propos, ce ne sont pas les sionistes qui ont lésé les Palestiniens, ce sont les États arabes, qui les ont d’abord méconnus nationalement, ont été complices de leurs exodes, ont confisqué les terres qui devaient revenir à un État palestinien décidé par l’O.N.U., ne les ont pas véritablement reclassés chez eux. Aujourd’hui ce sont les pays occidentaux qui font les frais de l’entretien des réfugiés. Or sait-on qu’en 1973 le revenu annuel par habitant était de 1 600 dollars pour l’Italie, 2 000 dollars pour la Grande-Bretagne, 2 400 dollars pour l’Arabie et 3 950 dollars pour la Libye? Pourquoi la solidarité des pays arabes à l’égard des Palestiniens n’est-elle jamais que négative?

II. Israël, les Juifs et les Arabes
 
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Pour une solution socialiste

Albert Memmi

Tiré de Juifs et Arabes

© Éditions Gallimard, 1974 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

La première partie de ce texte se trouve dans le chapitre précédent, «Pour une franche reconnaissance du fait national».


Pour une solution socialiste1

Est-ce à dire que le socialisme n’y trouve pas son compte? Quel est donc le compte du socialisme?

Tentons une définition: le socialisme est un choix éthique, rendu poss ble par une analyse socio-économique, et qui s’arme de moyens politiques.

Ce choix éthique consiste à lutter pour la justice sociale à l’intérieur de la nation et la justice politique entre les nations. A la limite, à lutter, à l’intérieur de la nation, pour la suppression des différences de classes, sinon des classes elles-mêmes. A F extérieur, à lutter pour l’égalité des nations, sinon à la suppression des nations, ce que l’on appelle assez mal l’internationalisme.

Mais il est clair que ce choix, indiscutablement le plus généreux et, à long terme, salvateur peut-être de l’humanité, ne peut être réalisé que si les conditions historiques, sociales et même culturelles des groupes en présence, classes et nations, le permettent. Il peut arriver que l’analyse socio-économique soit encore confuse, que les moyens politiques manquent, que la relation entre les options et les outils de gestion soit inaperçue ou, le pire: que les options soient contradictoires; ce qui a déjà plongé les mouvements socialistes dans des névroses paralysantes.

Quelles sont ici nos options?

Elles nous paraissent s’imposer avec évidence à tout homme de gauche. Nous voulons la liberté et la prospérité des peuples arabes (et qu’on nous permette de répéter, avec gêne, tant est grande la surenchère actuelle, que nous ne reconnaissons à personne le monopole des amitiés arabes). Mais que cette liberté et cette prospérité des peuples arabes ne doivent en aucun cas signifier l’oppression des Israéliens, ou le maintien de celle des Juifs dans le monde (pour ne pas parler de l’extermination annoncée et jamais réellement démentie!). Voilà, nous semble-t-il, la seule solution véritablement socialiste, le critère le plus sérieux pour déterminer si l’on se trouve devant une attitude de gauche ou non: si l’on veut sincèrement cet accord, qui tienne compte de l’existence, de la liberté et des intérêts des deux partenaires. Tous ceux qui, pour des raisons diverses, rendent le dialogue impossible entre deux peuples dominés, ou pire, mettent en péril l’existence de l’une ou l’autre partie, trichent par rapport à leur proclamation de foi socialiste. Et si nos camarades socialistes arabes continuent à dénier à Israël le droit politique à l’existence, ils ne se conduisent pas sur ce point en socialistes.

Certes, les difficultés sont quelquefois énormes; et nous avons montré ailleurs que, contrairement à un certain optimisme historique, il n’existe pas une solidarité automatique des opprimés, dont les intérêts peuvent se trouver en conflit. Par chance, ici, nous ne les croyons pas insolubles. Diverses solutions sont possibles, même dans l’immédiat, même en tenant compte des conflits économiques, culturels et passionnels des peuples en présence. Mais y aurait-il de telles contradictions, nous n’avons pas d’autre choix: il nous est impossible de ne pas tenir compte du contentieux national qui lie les partenaires, avant d’espérer les réconcilier dans la fraternité socialiste.

Sinon nous tombons dans le verbalisme, gauchiste ou messianique. Je n’ai pas d’antipathie particulière pour ces attitudes, souvent plus généreuses que beaucoup d’autres. Et je crois même qu’il y a un gauchiste et un anarchiste dans tout intellectuel. Mais je déplore leur inefficacité et leur irresponsabilité; je crains même leurs dangers.

De même, à l’intérieur de chacune de ces jeunes nations, la méconnaissance par beaucoup de militants politiques des mécanismes économiques est effarante. Si l’économie est une science, les mécanismes économiques sont partout les mêmes, et s’imposent aux capitalistes comme aux socialistes. Ce sont les options qui diffèrent. De même probablement pour les mécanismes de psychologie collective, sociaux, politiques ou culturels. Il ne suffit donc pas, pas du tout, d’être ardemment socialiste pour construire un monde socialiste. Il faut savoir distinguer entre ce qui est possible et impossible; ce qui peut être obtenu dans l’immédiat; ce qui peut être réalisé par étapes et aménagements; ce qui peut être arraché par la surprise; ce qui mérite, peut-être, d’utiliser la violence. Sinon nous retombons dans le verbalisme en effet, ou pire dans le romantisme révolutionnaire, générateur quelquefois de catastrophes. La Révolution enfin n’est pas un mot magique, par quoi tout est radicalement et immédiatement transformé. Nous le voyons bien partout dans le monde où des socialistes ont pris le pouvoir.

Contre Israël il existe des réquisitoires de droite et des réquisitoires de gauche. Je laisserai de côté les accusations des gens de droite… ce sont en général soit des oppositions nationalistes, soit des affirmations mystiques. Aux premiers, je n’ai rien à répondre: il s’agit bien en effet d’une lutte d’intérêts. Aux seconds, je ne sais pas répondre parce que nous ne parlons pas le même langage, nous ne vivons pas dans le même monde et nous ne risquons pas de nous rencontrer. Je ne suis intéressé, en vérité, que par les critiques des gens de gauche: ce sont les miens, leur éthique est la mienne et je souhaite construire avec eux un monde commun; c’est parmi eux que l’on trouve le plus grand nombre d’intellectuels juifs; et c’est bien. Les intellectuels doivent empêcher de s’endormir la conscience du groupe et la jeunesse est le levain des sociétés.

A propos d’Israël, que peut souhaiter un socialiste juif ou non juif? A l’intérieur du pays, trois choses, je crois: la justice sociale, une juste paix avec les voisins, la reconnaissance des droits des Palestiniens comme une des minorités nationales, en attendant une intégration plus complète. Mais il faudra, là encore, que ce socialiste considère les conditions concrètes d’un tel programme: il ne fait pas de doute que l’effort de guerre prolongé, la tension entre Israël et ses voisins, la perturbation qu’elle suscite dans la vie des minorités arabes, la méfiance contre tous les habitants des camps rendent chaotique et ralentissent considérablement l’édification du socialisme. Se dissimuler ces difficultés, c’est tomber dans ce vertueux verbalisme qui n’a pas fini de faire des ravages. Voilà pourquoi nous disons: il faut commencer par faire la paix; le reste suivra peut-être, mais s’il n’y a pas de paix, le reste est largement illusoire. Voilà pourquoi nous disons: un socialiste doit lutter pour la paix: sinon, le socialisme même n’y trouvera pas son compte.

Les minoritaires sont, d’une certaine manière, dominés, oui, dominés, je n’ai jamais craint de le dire. Comment ne le seraient-ils pas? Je l’ai noté dès mon premier voyage en Israël, il y a bien longtemps. Mais ce n’est pas une conjoncture spécifiquement israélienne; au contraire, c’est malheureusement le sort de toutes les minorités. Nous, Juifs, en savons quelque chose. En Egypte, il y a une minorité chrétienne copte: les récents incidents, avec incendies d’églises, ont révélé à ceux qui ne le savaient pas qu’il y a un problème copte. Sans parler, hélas, de l’affreuse manière dont le Nigéria a résolu le problème biafrais. Nous sommes socialistes, c’est-à-dire que nous voulons lutter pour la pleine égalité de la minorité arabe au sein de la nation israélienne. Mais nous ne pouvons pas dissimuler que l’entreprise sera longue, dans la mesure même où la nation israélienne est encore jeune, qu’elle se méfie de ses minorités, probablement à juste titre, qu’elle a besoin d’affirmer son identité, etc., tout comme l’Algérie, ou la Libye qui, elles, ont mis à la porte purement et simplement tous les minoritaires. Pourquoi ne le dirais-je pas d’ailleurs? La manière dont agit Israël ne me paraît pas la pire, comparée à celle de la plupart des jeunes nations. Nous ne devons pas nous estimer satisfaits, nous devons veiller sans cesse à ce que la morale politique, c’est-à-dire, en définitive, le socialisme, y trouve toujours son compte. Mais il serait absurde d’exiger d’Israël plus que d’une autre jeune nation.

D’autre part, à l’extérieur, pour les habitants des camps: nous devons lutter naturellement pour la reconnaissance de leurs droits nationaux. Mais il faut bien reconnaître, et en tenir compte, qu’il est difficile de lutter pour les droits nationaux de gens qui vous dénient les vôtres. Y a-t-il une occupation israélienne? Bien sûr que. oui! Mais la Russie aussi a occupé des territoires, par suite de la guerre, et même sans guerre! On ne peut pas demander aux Israéliens d’être totalement invisibles et de tout supporter. Aucune armée au monde ne peut ni ne doit y consentir. Nous souhaitons simplement, et nous luttons, pour que cesse un jour cette occupation, comme toutes les occupations, c’est-à-dire que nous devons lutter pour que cessent les conditions globales de cette occupation: sinon c’est parler pour ne rien dire.

A cette occasion, j’aimerais bien que l’on manie avec moins de naïveté ce concept — ou plutôt cette notion — finalement assez vague, d’internationalisme. Beaucoup de nos amis font de l’internationalisme un fait; là-dessus viendraient jouer toutes sortes d’empêchements, par la faute des méchants. La vérité, objective comme on dit, est probablement l’inverse: l’internationalisme est devant nous, et non derrière; il est à bâtir, à conquérir, il est même loin d’être encore acquis. Nous devons lutter pour cette égalité entre les groupes humains, pour dissiper leurs peurs réciproques, pour aboutir un jour à cette société internationale ou supranationale, ou a-nationale peut-être. Nous ne pouvons pas, à cause de ce vœu considérable et merveilleux, nous refuser à voir les conflits actuels, les égoïsmes et les préjugés qui séparent encore vertigineusement les hommes et les nations. Il peut y avoir contradiction entre les intérêts des groupes; et il est plus marxiste de le dire que de croire à une universelle harmonie. On ne peut pas demander sérieusement à Israël de pratiquer un internationalisme achevé alors que personne, oui personne, pays socialistes y compris, ne le pratique vraiment. Qui peut affirmer sérieusement que l’U.R.S.S. ne cherche pas ses intérêts nationaux et ne se trouve pas de ce fait en contradiction tantôt avec l’un tantôt avec l’autre? L’U.R.S.S. a soutenu Israël lorsqu’elle a cru pouvoir s’appuyer sur lui pour sa pénétration au Moyen-Orient; elle soutient maintenant les pays arabes parce qu’elle pense que cette tactique est aujourd’hui meilleure. Je n’en suis pas désespéré pour mes options socialistes; je crois simplement plus efficace de tenir compte des égoïsmes spontanés des peuples, lesquels ne disparaîtront pas de sitôt. Hélas, les Israéliens d’origine européenne ne le savent que trop bien: l’internationalisme et l’universalisme auxquels, avant cette guerre, ils ont tant cru de toute leur âme, ne les a pas sauvés. Que l’on pense aux socialistes, communistes, bundistes du Ghetto de Varsovie, dont on va célébrer bientôt l’anniversaire funèbre.

Il faut donc cesser de camoufler ou de minimiser la dimension nationale des revendications des peuples du Moyen-Orient. Je le notais, il y a longtemps déjà, dans un texte sur «La gauche française et le problème colonial», paru en 1958!2: embarrassée par cette dimension évidente, ou aveuglée par son désir profond de se trouver devant une conjoncture révolutionnaire, cette gauche a finalement raté non seulement l’intelligence exacte de la situation coloniale, mais elle a dû laisser à la droite le soin de régler l’affaire; car enfin c’est de Gaulle qui a fini, bon gré mal gré, et avec des lenteurs coûteuses, par entériner la décolonisation. Aujourd’hui, trop d’hommes de gauche, aidés en cela il est vrai par les slogans astucieusement socialistes des nationalistes eux-mêmes, ont voulu voir d’abord dans le comportement des pays arabes, puis maintenant (vomissant ces mêmes pays, qui n’ont pourtant guère changé), dans les mouvements palestiniens, la révolution sociale en marche; alors qu’il s’agit d’abord, et encore, d’un mouvement de reconstruction nationale.

Au point que, maintenant que l’espoir d’un règlement pointe à l’horizon, un règlement sur le mode national, les voici qui souffrent, et qui cherchent à l’empêcher; sous le prétexte qu’un tel règlement est méprisable et dangereux. Voilà en tout cas ce qu’il m’est bien apparu il y a quelques jours encore dans cette conversation avec l’un des dirigeants d’un parti révolutionnaire français.

Non que les Palestiniens ne contiennent pas en leur sein, relativement aux autres pays arabes, peut-être davantage d’éléments socialement plus avancés. Ni que, plus malheureux nationalement, ils ne soient plus instables, donc davantage susceptibles de contribuer à une transformation de ce monde arabe (bien que, là encore, discrètement mais fermement, les différents gouvernements arabes se défendent contre eux)3. Mais nul doute que leur plus cher désir est d’abord de se réaliser nationalement; et c’est seulement après qu’ils contribueront à l’édification éventuelle du socialisme. Le sionisme enfin est aussi un mouvement de reconstruction sociale et culturelle d’un peuple; probablement plus socialiste que la très grande majorité des régimes arabes. Ce que ces mêmes hommes de gauche nient, ou minimisent, avec la même fixité dans leurs schémas sclérosés; comment ne voient-ils pas que si le sionisme était détruit, ce serait un très mauvais coup porté au socialisme même dans ces régions et dans le monde?

Bref, il ne nous est pas interdit de rêver à ce que serait un Moyen-Orient complètement socialiste, où la collaboration fraternelle, la symbiose, bi-nationale ou même a-nationale, serait effective. Faut-il, en attendant, refuser une solution, même provisoire, qui ferait l’économie de beaucoup de souffrance et de sang? Qui ferait, en outre, notablement avancer l’ensemble du problème vers le socialisme précisément? Sous le prétexte que ce n’est pas ainsi que ce problème devrait commencer à trouver sa solution!

M’est-il enfin permis de prédire que c’est ce qui se passera probablement au Moyen-Orient? C’est-à-dire que le réel social et historique, c’est cela. Et donc que si le socialisme a quelque chance au Moyen-Orient, il doit tenir compte de ce réel? Mais je suppose que ces remarques ne gêneront guère tant de nos amis qui se sont accoutumés soit à ne pas voir le réel, soit à le mépriser, lorsqu’il a l’impertinence de ne pas répondre à leur attente. Ou ceux d’entre eux qui, par une sorte d’impatience devant l’histoire, sautent à pieds joints par-dessus les obstacles, et reconstruisent des peuples et des régions, d’après le modèle qu’ils leur souhaitent dans l’avenir. Ou irritera-t-elle enfin tous ceux, moins innocents, qui cherchent dans une lointaine diversion une solution à leur impuissance devant leurs propres problèmes.


Notes.

1. Voir page 206, note 1. [Ce texte et le précédent sont la contraction de trois textes intitulés: «Pour une solution socialiste du problème judéo-arabe», in Eléments, Paris, décembre 1968; «Pour une solution socialiste», in Éléments, Paris, mars 1971; et «Verbalisme et socialisme», in Cahiers Bernard Lazare, mai 1973, no 40-41.]

2. Reproduit dans L’Homme dominé, éd. Gallimard, 1968.

3. A ce propos, ce ne sont pas les sionistes qui ont lésé les Palestiniens, ce sont les États arabes, qui les ont d’abord méconnus nationalement, ont été complices de leurs exodes, ont confisqué les terres qui devaient revenir à un État palestinien décidé par l’O.N.U., ne les ont pas véritablement reclassés chez eux. Aujourd’hui ce sont les pays occidentaux qui font les frais de l’entretien des réfugiés. Or sait-on qu’en 1973 le revenu annuel par habitant était de 1 600 dollars pour l’Italie, 2 000 dollars pour la Grande-Bretagne, 2 400 dollars pour l’Arabie et 3 950 dollars pour la Libye? Pourquoi la solidarité des pays arabes à l’égard des Palestiniens n’est-elle jamais que négative?

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