Le «pouvoir noir» embrigade
à Paris

Le Figaro a pu pénétrer au sein du mouvement de Farrakhan, Nation of Islam, qui tente de s’implanter en France

Jean-Michel Decugis

© Jean-Michel Decugis/Le Figaro 1997 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Postés chaque samedi après-midi, devant l’entrée principale du Forum des Halles, à Paris, il est impossible de les rater. Noeuds papillons, costumes trois pièces en soie mauve et larges lunettes aux montures dorées, ils haranguent leurs «frères», le journal de la Nation, The Final Call, à la main. Représentants de la Nation of Islam à Paris, l’organisation de Louis Farrakhan, le très contesté et très radical leader noir américain qui prône la ségrégation raciale (lire l’article de Jean-Louis Turlin), les trois hommes disent avoir pour mission de fédérer les Noirs en France. Et seulement eux.

La vente de l’hebdomadaire est en fait prétexte à une invitation pour un meeting le lendemain à 14 heures. Le thème de la réunion : «La condition de la femme noire». Les Noirs accostés repartent avec un numéro de téléphone et le nom d’une station de métro. «Dès que vous arrivez vous nous appelez et nous venons immédiatement vous chercher au guichet de la station Réaumur-Sébastopol», indique un des trois membres de la Nation présents.

L’organisation possède un petit deux-pièces dans le 2e arrondissement, non loin de la station indiquée. L’appartement est au nom d’une jeune femme, membre de la Nation: Line X tous les «Black muslins» (Noirs musulmans) refusent leurs «noms d’esclave» et prennent le patronyme X. Dans la pièce principale trônent les portraits d’Elijah Muhammad, le fondateur de l’organisation, et de Louis Farrakhan, son chef actuel. Le décor est sommaire. Un large drapeau représentant un croissant de lune et une petite étoile, emblème de l’organisation, se dresse au-dessus d’une table et d’une dizaine de chaises.

Ce dimanche, sept hommes et deux femmes accostés la veille dont l’émissaire du Figaro ont répondu présents au rendez-vous. Certains sont étudiants, d’autres dans la vie active. Leur moyenne d’âge oscille entre 25 et 30 ans. La plupart d’entre eux semblent n’avoir qu’une idée très vague de ce que représente la Nation of Islam aux Etats-Unis. Invités à s’asseoir, ils font face à cinq représentants de l’organisation dont deux femmes entièrement voilées de blanc, la tenue officielle des femmes au sein du mouvement.

Parmi eux figure Karim Muhammad, le chef de l’organisation à Paris. L’homme a été officiellement désigné par Louis Farrakhan pour implanter la Nation en France. De père antillais et de mère kabyle, la trentaine environ, Karim Muhammad préfère se définir comme «francophone» plutôt que comme « Français». «Je déteste la France mais je dois accomplir mon travail ici. J’ai été mandaté par Dieu pour cela. J’ai passé quatre ans aux Etats-Unis et un an à Londres», dit-il en préambule.

Brève prière

La réunion commence par une brève prière à Allah, très éloignée des longues sourates de l’islam traditionnel. Entre pratiquants, dans la Nation of Islam, on ne va pas beaucoup plus loin qu’un simple échange de «salam aleikoum». Depuis toujours la Nation a adopté une conception plutôt réductrice et fantaisiste de l’islam. «L’islam n’appartient pas aux Arabes. Il existait bien avant eux mais ils se le sont approprié. Les vrais musulmans sont les Noirs», expliquera plus tard dans son discours Karim Muhammad.

Suit alors la projection vidéo d’un meeting de Louis Farrakhan sur la condition de la femme noire. La scène se passe à Atlanta devant un parterre de 10 000 femmes. Sonia X, une des deux femmes présentes, traduit les propos du leader noir en simultané. Le discours est simple. On peut le schématiser ainsi: «Dieu a créé la femme pour réconforter l’homme. Aujourd’hui l’homme noir a succombé aux tentations les plus viles (drogue, alcool, adultère…) offertes par les Blancs. La femme noire doit l’aider à se ressaisir. Pour cela elle doit rester auprès des siens à la maison.»

Durant la projection, il ne se passe pas dix minutes sans que les représentants de la Nation n’aillent jeter un regard à travers l’oeilleton de la porte d’entrée. Ici, l’organisation se sent pour le moins épiée. Plutôt que de parler à haute voix, les membres de la Nation ont choisi de communiquer entre eux à travers des petits bouts de papier griffonnés.

La Nation of Islam, comme l’affirme Karim Muhammad, une fois la projection vidéo terminée, est fortement décriée aux Etats-Unis par les médias et les hommes politiques. A tort, selon lui. «Nous ne sommes pas une secte. Nous ne faisons pas de propagande. Nous voulons seulement informer et fédérer les Noirs. Mais cela gêne certains lobbies. Alors on nous accuse de tous les maux», explique-t-il. Il reprend, charisme et intelligence en moins, les thèmes chers à son maître: «La perfidie des juifs», «le vice des Blancs», «la mollesse de l’âme noire». Il demande également «le pouvoir économique aux Noirs, enfin et pour toujours».

«Les juifs ont le fric et ils font faire n’importe quoi aux Noirs. Ce sont eux qui financent les disques de rap, car à travers cette musique le Noir ressemble à un singe… Le Blanc est le mal, le diable… Il est physiquement constitué différemment de nous. Il a créé le “McDevil” (McDonald’s) pour nous empoisonner…»

«Base universelle de l’humanité»

Pour Karim Muhammad, l’ennemi est le Blanc mais aussi le «Noir aliéné». «Comment une famille antillaise peut-elle choisir la France pour l’éducation de ses enfants, un enseignement blanc?» interroge-t-il. En fait l’orateur prône «l’autodétermination économique». «L’idéologie de la supériorité blanche exclut la participation des Noirs aux affaires mondiales. A nous d’agir en conséquence en nous organisant entre nous. Il faut imposer la race noire comme base universelle de l’humanité», lâche-t-il.

Dans la salle, les propos tenus par l’orateur ne suscitent aucune réaction. Il faut dire qu’aucun débat contradictoire n’a été proposé aux auditeurs. «Nous détenons la bonne information. Nous sommes dans la vérité. Il n’y a pas d’autre chemin que celui de la Nation of Islam. Vous avez la chance de participer à la naissance de ce mouvement en France, saisissez-la», a martelé en conclusion Karim Muhammad.

Aussi après cette étrange «messe» est-on passé directement à «la charité» (quête). Puis à la question subsidiaire : l’adhésion ou non à la Nation of Islam. Dans l’assemblée, deux hommes seulement ont levé la main et ont été ainsi invités à rester. Les autres ont seulement laissé leurs noms et adresses et ont promis de réfléchir.

Pourquoi la Nation of Islam a-t-elle choisi Paris? De combien de membres dispose-t-elle aujourd’hui? Interrogé par Le Figaro, Karim Muhammad n’a pas souhaité répondre à nos questions, argumentant qu’il n’avait pas reçu l’aval de la part de sa hiérarchie américaine. Contacté au siège de l’organisation à Chicago, Jammes Muhammad, le rédacteur en chef du journal The Final Call nous confirme la volonté de la Nation of Islam de créer une mosquée dans la capitale. Il explique: «Notre base en Europe est à Londres où il existe une mosquée mais nous essayons de nous installer également en France et partout ailleurs où il existe un potentiel. Notre action s’adresse dans un premier temps aux Noirs mais ensuite plus largement à tous les opprimés.»

Dans le mensuel Entrevue de février, qui a enquêté sur l’organisation à New York, Conrad Mohammad, le représentant de la Nation dans la ville, affirme que l’organisation peut être une réponse au mal-être des jeunes Noirs de France. «La Nation peut convaincre à la fois de jeunes intellectuels et les jeunes de la rue. Les jeunes vont se rendre compte qu’on ne fonde pas son avenir en dansant le hip-hop», dit-il.

Reste à savoir s’il existe en France un réel espace politique pour un lobby noir. Selon le sociologue Michel Wierviorka, l’espace serait très mince: «Il existe un pourcentage très important de Noirs aux Etats-Unis mais en France leur masse est nettement moins forte. De plus, la situation économique et sociale des Noirs ici est très différente. Par ailleurs, en France il n’existe pas de thématique ou de culture politique noire à proprement parler. Par contre la population noire est déjà très prise en charge par les religions.» Selon le sociologue, «seul l’espace antisémite réel qui existe en France et la fascination des jeunes Noirs des cités pour le modèle black américain seraient susceptibles de servir de terreau à l’organisation».

Les Renseignements généraux, eux, prennent la chose très au sérieux.

Fodé Sylla inquiet

Interrogées par Le Figaro, les associations antiracistes se disent inquiètes de l’implantation de la Nation Islam à Paris. «Il y a quelques années, la question ne se serait jamais posée. Mais il est évident qu’aujourd’hui ce genre de discours peut avoir un écho, compte tenu de la crise sociale et du phénomène croissant de ghettoïsation de la société française>», constate Fodé Sylla, président de SOS-Racisme et auteur d’un livre sur Malcolm X. Et Mouloud Aounit, le président du Mrap, d’ajouter: «Dans certains établissements scolaires, nous constatons que les élèves ne se regroupent plus par classe sociale, mais par groupe ethnique. Il y a de plus en plus de jeunes désoeuvrés en France, qui, pour exister, ont tendance à se replier sur des bases ethniques.»


Prophète ou «Hitler noir»?

Jean-Louis Turlin

© Jean-Louis Turlin/Le Figaro 1997 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only
 

Il prêche l’amour et la morale, mais aussi la haine des juifs et des Blancs traités de «suceurs de sang». La fierté raciale qu’il inspire chez les uns éveille chez les autres le spectre d’un «Hitler noir» : c’est toute l’ambiguïté d’un Louis Farrakhan, qui doit choisir entre la marginalisation où le confine son extrémisme, et la modération qu’exige son ambition d’échapper à l’isolement.

Le chef spirituel de la Nation of Islam s’appuie sur un discours sectaire, raciste et antisémite. L’idéologie séparatiste de son mouvement ne l’empêche pas de récupérer de juteux contrats gouvernementaux au profit de ses brigades de sécurité, ni de substantielles subventions pour sa clinique spécialisée dans le traitement du sida. Derrière le message de Farrakhan se profile un ordre moral bâti sur les valeurs familiales traditionnelles chères à la droite conservatrice américaine condamnation de l’homosexualité et de l’avortement comprise.

L’homme est l’ami de Kadhafi (qui lui a prêté 5 millions de dollars pour lancer une ligne de produits cosmétiques). Le «prophète», qui affirme que l’homme blanc a été créé il y a 6 000 ans par un Noir perturbé du nom de Yacub, est un paisible grand-père de 62 ans, marié à sa petite amie d’enfance qui lui a donné neuf enfants, et un mélomane qui sacrifie une partie de ses nuits à sa passion pour le violon. Les effectifs réels de son mouvement restent mystérieux (entre 15 000 et 150 000 cotisants).

Fierté retrouvée

Le 16 octobre 1995, il organise à Washington la Marche du million. Des centaines de milliers d’hommes noirs ont répondu à l’appel lancé conjointement par Farrakhan et Ben Chavis, le leader, à l’époque, de la principale organisation des gens de couleur. Reste qu’une large majorité de Noirs ne se reconnaissaient pas dans la Nation of Islam. Le film de Spike Lee sur la marche, Get on the bus, qui sort mercredi en France, ne montre pas d’ailleurs Farrakhan. Mais tous avaient épousé le message de la manifestation: celui de la fierté retrouvée. «Notre mouvement est ouvert à tous les opprimés, quels qu’ils soient», précise au Figaro James Muhammad, rédacteur en chef du Final Call, le journal de la Nation.


Source: Le Figaro, no 16337, Lundi 24 février 1997, p. 32

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