Les «Black Muslims»,
un phénomène américainDe la révolte sociale à la haine raciste, en passant par le fanatisme religieux
par Jean Vidal
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Dieudonné brandit deux ouvrages pro-Farrakhan
Introduction (par PHDN): En 1999, le comédien français Dieudonné M’Bala M’Bala met son théâtre de la Main d'Or à Paris à disposition de la Nation of Islam qui tente alors de s’implanter en France. Il renouvellera cette association à plusieurs reprises au début des années 2000 et accueillera encore un meeting organisé par la NOI le 21 juillet 2012. Ce ne sont pas juste des petits services. Durant la même période, Dieudonné servira, dans ses spectacles ou dans ses interviews plusieurs des virulents mensonges antisémites colportés depuis des décennies par les suprémacistes noirs de la Nation of Islam. Cette longue étude de 1999 présente l’histoire de la NOI et de cette longue tradition d’antisémitisme. Du recyclage de poncifs antisémites chrétiens à ses alliances avec des mouvements d’extrême-droite suprémacistes blancs, en passant par la complaisance, contamment renouvelée, avec le négationnisme (son leader Farrakhan offrait en février 2019 une tribune au négationniste, fondametaliste religieux, antisémite hystérique et suprémaciste blanc, Michael Hoffmann II), portrait d’un mouvement marginal mais important dont les discours de haine ont été popularisés en France par Dieudonné.
Lorsque l’on parle des Black Muslims («musulmans noirs»), il faut se méfier des analogies faciles avec les Blacks et les Beurs du paysage français. D’abord, ces «musulmans» sont fort éloignés, on le verra, de l’islam orthodoxe sunnite ou chiite tel qu’on le connaît dans le monde arabe ou en Europe. D’autre part, ils sont loin de représenter l’ensemble des Noirs américains.
En fait, le mouvement connu sous le nom de Nation of Islam est le principal représentant de la tendance «séparatiste» au sein de la communauté noire. Il s’oppose aux grandes organisations noires qui, comme la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) ou la National Urban League, ont de tout temps milité pour l’égalité des droits civiques aux côtés des Blancs «libéraux» et notamment des Juifs.
La mosquée de Chicago, siège de Nation of Islam
Dans son programme officiel, Nation of Islam revendique le droit pour les Noirs américains «de créer un Etat ou un territoire séparé, que ce soit sur ce continent ou ailleurs», et précise: «Nous considérons que nos anciens esclavagistes ont l’obligation de nous fournir pour cela une terre qui soit fertile et riche en ressources minières. Nous considérons que nos anciens esclavagistes ont l’obligation de nous entretenir et de satisfaire nos besoins sur ce territoire séparé durant les vingt ou vingt-cinq années à venir, jusqu’à ce que nous soyons capables de produire et de satisfaire nos propres besoins». En attendant, Nation of Islam exige pour les Noirs demeurant aux Etats-Unis une éducation de niveau égal, «mais dans des écoles séparées, pour les garçons jusqu’à 16 ans et pour les filles jusqu’à 18 ans, et à la condition que les filles soient envoyées dans des collèges et des universités pour femmes». L’enseignement dans ces écoles devra être dispensé exclusivement par des Noirs. Par ailleurs, le programme du mouvement demande «que les mariages mixtes ou les mélanges inter-raciaux soient interdits».
Bien que Nation of Islam ait fait l’objet de commentaires louangeurs de la part des dirigeants de pays musulmans comme l’Iran et la Libye, cette reconnaissance est politique plutôt que théologique. En effet, la forme d’islam dont se réclame Louis Farrakhan fait froncer les sourcils des imams. Au plan religieux, le principal acte de foi de Nation of Islam s’énonce ainsi: «Nous croyons que Allah (Dieu) est apparu dans la personne de Master W. Fard Muhammad, en juillet 1930.»
Sur ce dernier, on ne sait pas grand-chose. Il se faisait appeler Wallace Fard Muhammad (ou encore Walli Farrad, ou Farrad Mohammed). Il affirmait être né à La Mecque vers 1877 et être arrivé aux Etats-Unis un peu avant 1930. Mais d’autres sources, parmi les adversaires noirs de Nation of Islam, disent que son vrai nom était Wallace Dodd Ford, qu’il était issu de parents en partie Blancs et en partie Maoris, et qu’après avoir purgé une peine de prison pour trafic de drogue il s’était installé en 1929 à Detroit afin de refaire sa vie.
Fard rencontra à Detroit un nommé Elijah Poole, fils d’esclaves libérés né en 1897 en Géorgie. C’est là que naquit le concept de Nation of Islam, sous la direction de Fard dont Poole devint l’adjoint en 1931. Fard enseignait que les Noirs était le vrai peuple choisi par Dieu et qu’ils étaient d’une essence supérieure, que le christianisme était une arme des Blancs pour les réduire en esclavage, et qu’il fallait se préparer à une guerre raciale au terme de laquelle les Noirs prendraient enfin le pouvoir.
Le discours de Fard s’inscrivait dans une tradition religieuse créée en 1913 par Drew Ali (Timothy Drew), qui fonda le Moorish Science Temple à Newark et mourut en 1929; il s’inspirait également du mouvement noir laïque fondé en 1914 par Marcus Garvey, la Universal Negro Improvement Association, qui prônait notamment le séparatisme racial et le «rapatriement» en Afrique des Noirs américains. Dans la version que Fard donna du séparatisme, les Noirs devaient bientôt renverser le pouvoir des esclavagistes et recouvrer leur rang de peuple préféré d’Allah.
Foncièrement, ces thèses exprimaient la frustration d’une génération de Noirs qui voyaient que depuis l’abolition de l’esclavage ils n’avaient toujours pas recouvré leur dignité d’hommes libres en terre d’Amérique. Face à une société blanche qui continuait de les considérer comme des inférieurs ils se réfugiaient dans un «racisme à rebours» et s’affirmaient non pas égaux mais supérieurs. Une telle croyance conduisait droit à l’antisémitisme: puisque les Noirs sont le vrai peuple de Dieu, la Bible telle qu’elle est propagée par les Juifs ne peut être que mensongère. (Jusqu’à ce jour, les propagandistes de Nation of Islam emploient l’expression «les soi-disant Juifs», afin de souligner qu’ils rejettent la prétention des Juifs actuels à être le «peuple d’Israël» dont parle la Bible.)
Selon la doctrine de Nation of Islam, les Blancs sont une race détestable dont le règne prendra bientôt fin. Mais les Juifs sont, de plus, des faussaires, puisqu’ils ont modifié le texte de la Bible afin de dissimuler la nature noire des premiers hommes. Nation of Islam rejoint ici les thèses «conspiratrices» des groupes américains d’extrême droite, selon qui les Juifs dominent les Etats-Unis, voire le monde, par la finance et par d’autres pouvoirs occultes résultant de leur origine impure.
Une incarnation de Dieu
Entre 1931 et 1934, Wallace Fard et son disciple Elijah créent à la fois un corps de doctrine et des institutions. La doctrine, c’est d’abord la conversion à l’islam (du moins dans la version adultérée qu’en donne Fard), plus le nationalisme noir et l’aspiration à l’autosuffisance tant au plan culturel qu’au plan économique. Les convertis doivent adopter un nom musulman: c’est ainsi qu’Elijah Poole devient Elijah Muhammad. L’organisation repose sur un centre religieux, le Temple of Islam, auquel sont adjoints une école (University of Islam) et une milice privée (Fruit of Islam). Au fil des années, on lancera des entreprises dans les domaines les plus divers: des exploitations agricoles, des sociétés commerciales, etc. Tout cela sera géré au profit de Nation of Islam et, bien sûr, de ses dirigeants.
Elijah Muhammad
A ses débuts, le mouvement dut faire face à des poursuites judiciaires, notamment en raison du fonctionnement de son réseau scolaire que la police accusait d’inciter les jeunes à la délinquance. Le «maître», W. Fard Muhammad, fut contraint de s’enfuir à Chicago où, dit l’histoire officielle de Nation of Islam, «il continua de subir l’incarcération et la persécution par la police». Le 26 février 1934, Fard disparut sans laisser de traces. Selon la doctrine de Nation of Islam, sa révélation était achevée et il était revenu à son essence divine. Les adeptes de Nation of Islam croient aujourd’hui que Fard n’était autre qu’une incarnation de Dieu (Allah); qu’il s’était révélé aux Noirs le 4 juillet 1930 à Detroit pour les appeler «à revenir à la religion de leurs ancêtres, l’islam»; qu’il avait choisi Elijah pour être son prophète; et que durant trois ans et demi, «sans interruption» il lui avait transmis son enseignement.
Elijah Muhammad, après avoir fait face à une tentative d’assassinat par d’autres membres de l’organisation, assuma la succesion de Fard. Des «mosquées» furent établies, et durant une quarantaine d’années le mouvement prospéra sous sa direction. L’idéologie de Nation of Islam devint plus radicale que jamais. Les Noirs, expliquait Muhammad, sont moralement supérieurs aux Blancs et destinés à diriger le monde. Selon les textes diffusés aujourd’hui encore par Nation of Islam, les Afro-Américaisn sont présentés comme les membres de la «tribu de Shabazz», la tribu «perdue et retrouvée» appartenant à «la nation originelle issue d’Afrique». Les Blancs sont, selon l’expression d’Elijah Muhammad, des «diables aux yeux bleus» – des êtres malfaisants qui furent produits au cours d’une manipulation génétique et qui ont par la suite usurpé la place des légitimes créatures noires d’Allah.
Nation of Islam connut quelques ennuis durant la seconde guerre mondiale: Elijah Muhammad ordonna à ses disciples de refuser la mobilisation dans l’armée américaine («en tant que musulman, expliquera-t-il plus tard, je ne voulais pas participer à la guerre et surtout pas aux côtés des infidèles») et il fut lui-même emprisonné de ce fait en 1942. Dans l’après-guerre, la lenteur des progrès dans le domaine de l’intégration politique et sociale des Noirs entretint un climat de mécontentement qui se traduisit par un afflux de nouveaux disciples.
Les années 60, qui commencèrent avec le combat pour les droits civiques dans le Sud des Etats-Unis sous l’impulsion de Martin Luther King, furent marquées par la crise entre les organisations «modérées» comme la NAACP ou la National Urban League, qui militaient pour l’égalité des droits, et les adeptes du séparatisme et du «pouvoir noir».
Malcolm X
L’une des personnalités centrales de ce courant extrémiste était Malcolm Little, alias Malcolm X. Jeune délinquant, il se convertit à l’idéologie de Nation of Islam alors qu’il était en prison. A sa libération, en 1952, à l’âge de 27 ans, il se rendit à Chicago et se mit au service d’Elijah Muhammad. Le nouveau converti – qui, selon l’usage des nationalistes noirs, avait remplacé son nom de famille par un X représentant le nom africain dont ses ancêtres avaient été dépossédés – devint bientôt un orateur et un organisateur hors pair. Malcolm X attaqua le mouvement des droits civiques, prônant la Black Pride (la « fierté noire ») et l’autodéfense violente. Au début des années 60, il était le principal porte-parole de Nation of Islam; l’organisation était désormais connue dans le grand public sous le qualificatif de Black Muslims («musulmans noirs»), d’après le titre d’un livre d’Eric Lincoln paru en 1961.
Le 30 janvier 1961, une délégation de Nation of Islam, comprenant notamment Malcolm X, rencontrait à Atlanta une délégation du Ku Klux Klan. L’objet de cette rencontre, selon un biographe de Malcolm X, Claybome Carson, était d’obtenir le soutien du Ku Klux Klan pour l’attribution de terres au mouvement séparatiste noir afin d’y entretenir un climat de pureté raciale. Selon la même source, Malcolm X aurait déclaré au cours de la rencontre que «les Juifs sont derrière le mouvement intégrationniste». Un an plus tard, le 25 février 1962, Nation of Islam invitait George Lincoln Rockwell, le fondateur du Parti nazi américain (ANP), à sa convention annuelle. A cette époque, Louis Farrakhan était le principal adjoint de Malcolm X. Farrakhan, né en 1933 sous le nom de Louis Eugene Walcott, connut dans les années 50 une certaine notoriété en tant que chanteur de calypso, danseur et musicien, avant de se convertir en 1955 à Nation of Islam. Rebaptisé Louis X, puis Louis Farrakhan, il entama sa carrière au sein du mouvement dans le sillage de Malcolm X, qui fit de lui son adjoint à la mosquée de Boston, puis lui confia cette mosquée lorsque lui-même prit la tête de la principale mosquée de Nation of Islam, la mosquée no 7 de Harlem.
Le dépositaire du message
Mais Malcolm X devait bientôt entrer en conflit avec Elijah Muhammad. L’histoire officielle du mouvement explique que Malcolm X avait «mal interprété la vie privée» de son maître (en clair: le fait qu’Elijah Muhammad avait fait un grand nombre d’enfants à ses secrétaires, ce qui avait choqué Malcolm X dont la foi musulmane devenait de plus en plus rigoriste). Il y avait aussi des luttes de pouvoir au sommet de Nation of Islam, exacerbées par les jalousies que suscitait le succès médiatique de Malcolm X.
Le prétexte de la rupture fut un discours de Malcolm X en novembre 1963, ironisant sur l’assassinat du président Kennedy. Elijah Muhammad décréta que son porte-parole était «suspendu» de son appartenance au mouvement. En mars 1964, Malcolm X quittait officiellement Nation of Islam pour créer sa propre organisation, intitulée la Mosquée musulmane.
Après un pèlerinage à La Mecque en avril 1964, Malcolm X déclara qu’il ne croyait plus que les Blancs étaient tous d’essence démoniaque, ainsi que l’affirmait la doctrine de Nation of Islam. En octobre 1964, il annonça sa conversion à l’islam orthodoxe. Sous son nouveau nom de El-Hadj Malik El-Shabazz, il prôna au sein de «l’Organisation de l’unité afro-américaine» une variante tiers-mondiste du combat noir. Ces activités apparurent aux fidèles de Nation of Islam comme une trahison intolérable. Son ancien protégé, Louis Farrakhan, le dénonça avec une extrême violence: «Un tel homme, déclara-t-il, mérite la mort.»
Le livre de Alex Haley
Malcolm X fut assassiné lors d’un meeting, le 21 février 1965. Trois membres de Nation of Islam furent condamnés pour cet assassinat, et des rumeurs persistantes accusèrent Farrakhan d’avoir commandité le meurtre. (Malcolm X devint après sa mort une légende américaine, son image étant entretenue par la biographie que publia en 1965 Alex Haley – l’auteur de Roots –, puis par un film de Spike Lee en 1992 avec Denzel Washington). En mai 1965, trois mois après l’assassinat de Malcolm X, Louis Farrakhan prit le contrôle de la mosquée no 7 à Harlem. Cela faisait de lui le numéro deux du mouvement, après Elijah Muhammad.
Elijah Muhammad mourut en 1975. Son fils, W. Deen Muhammad, âgé d’une quarantaine d’années, lui succéda avec le titre d’imam. Mais le nouveau dirigeant prit ses distances d’avec l’idéologie de la secte. L’exclusivisme racial fut dénoncé. Les deux articles de foi de Nation of Islam qui étaient le plus en contradiction avec l’islam orthodoxe – que Fard était une incarnation d’Allah, et que son disciple Elijah était de ce fait le dernier des prophètes – furent répudiés. Le mouvement, qui revendiquait quelque 50 000 adeptes, prit alors le nom de «Mission musulmane américaine» (en mai 1985, W. Deen Muhammad devait ordonner sa dissolution pure et simple, ses membres rejoignant la communauté mondiale de l’islam).
Louis Farrakhan
Mais les réformes introduites par le nouvel imam ne faisaient pas l’unanimité. En 1977 Louis Farrakhan fit sécession, et en 1978 il créa sa propre organisation, qui reprenait le nom de Nation of Islam et revenait à l’idéologie des commencements: nature divine de Fard Muhammad, supériorité intrinsèque de la race noire. La croyance se répandit, parmi les adeptes de la nouvelle organisation, que Elijah Muhammad n’était pas mort: il avait échappé à une tentative d’assassinat, et avait été emporté sur «un grand aéronef en forme de roue qui vole en permanence au-dessus de nos têtes». Sur ce même aéronef («Mother Wheel», dans la littérature de Nation of Islam) se trouverait également W. Fard Muhammad. Cette croyance avait évidemment l’avantage de contester la légitimité de W. Deen Muhammad, puisque son père ne lui avait pas abandonné sa place. Louis Farrakhan était le dépositaire du message du fondateur, jusqu’à son retour, qui coïnciderait avec la Rédemption du peuple noir. «Mother Wheel» devait être invoquée par Farrakhan comme sa source d’inspiration lors de son appel à la grande marche sur Washington.
Il faut mentionner ici que l’idée d’un Maître absent peut aussi se retourner contre Farrakhan. Ainsi, le groupe United Nation of Islam, dirigé par Abbas Rassoull qui fut le secrétaire général de Nation of Islam sous l’autorité d’Elijah Muhammad, traite Farrakhan d’imposteur car il n’aurait pas bien assumé sa tâche de préparer les croyants au retour de Muhammad. Selon Rassoull, Farrakhan a été saisi d’un accès de mégalomanie et a effectué dans le cérémonial des changements qu’il n’était pas autorisé à faire.
Si l’on fait abstraction de ces subtilités théologiques, le trait dominant de l’action de Louis Farrakhan, celui qui le singularise le plus aux yeux de la majorité des Américains, est son obsession antijuive. On a tenté d’expliquer cet antisémitisme par le fait que Farrakhan est né dans le quartier du Bronx à New York, et qu’il y aurait donc été nourri de l’hostilité primaire qui se développe entre deux communautés à la fois trop proches géographiquement et trop différentes dans leur comportement. Pour le Noir qui se vivait comme un laissé-pour-compte de la société américaine, l’image de ses anciens compagnons de misère devenus boutiquiers puis propriétaires d’immeubles était le symbole le plus immédiat, donc le plus intolérable, de son propre déclassement.
De cette «hostilité de voisinage», Louis Farrakhan allait faire une redoutable arme idéologique. En 1974, il déclarait que les médias sont «sous le contrôle des Juifs» et avertissait les hommes politiques noirs de ne pas «céder à la pression juive». Sa mosquée de Harlem était un des principaux centres de diffusion des Protocoles des Sages de Sion, ainsi que d’autres textes antisémites de diverses origines. Après la scission qui suivit la mort de Elijah Muhammad, l’antisémitisme devint un des principaux chevaux de bataille de Nation of Islam nouvelle mouture.
«L’Holocauste noir»
Louis Farrakhan
Au milieu des années 80, l’antisémitisme de Nation of Islam prit la forme d’un véritable corps de doctrine. Les justifications théologiques demeurant à usage interne, c’est au plan social que la haine des Juifs fut publiquement justifiée. Farrakhan expliquait dans ses discours que les Juifs «sucent le sang de nos pauvres», que «les combines juives contre les Noirs les ont empêchés de s’élever socialement», que «les commerçants et les propriétaires juifs ont envahi le ghetto pour s’abattre sur nous comme des vautours».
Les protestations des organisations juives ne firent que renforcer Louis Farrakhan dans cette orientation. Le 11 mars 1984, il déclarait : «Les Juifs n’aiment pas Farrakhan, alors ils me traitent de Hitler. Eh bien, c’est une bonne appellation. Hitler était un très grand homme. Pas pour moi en tant que Noir, mais c’était un grand Allemand. Il a fait prospérer l’Allemagne à partir de rien. En un sens, on peut dire qu’il y a des similarités: nous aussi, nous faisons prospérer les nôtres à partir de rien.» (On notera ici la permanence du motif «social».)
Arthur Butz
En février 1985, le père fondateur du négationnisme américain, Arthur Butz (l’auteur du livre de base en la matière, The Hoax of the Twentieth Century), prenait la parole devant la convention annuelle de Nation of Islam pour exposer ses vues sur «le sionisme international» et sur «le mensonge d’Auschwitz». En 1985 toujours, Farrakhan créait des liens avec le groupe antisémite dirigé par Tom Metzger, un ancien dirigeant du Ku Klux Klan et toujours militant raciste, qu’il invitait à un meeting à Los Angeles; Metzger déclara au Washington Post (30 septembre 1985) que les deux organisations avaient déjà procédé à des échanges d’informations «principalement en ce qui concerne des organisations juives extrémistes». Le 7 octobre 1985, Farrakhan expliquait à un public de 25 000 personnes, au Madison Square Garden: «Jésus était détesté par les Juifs. Farrakhan est détesté par les Juifs.»
C’est à cette époque que furent formulées, par Farrakhan lui-même, les premières accusations selon lesquelles les Juifs auraient été les principaux responsables et bénéficiaires de l’esclavage au cours des siècles. Quelques années plus tard, en 1991, ces accusations étaient présentées sur un mode pseudo-scientifique dans un livre publié par le «Département des études historiques» de Nation of Islam et intitulé La relation secrète entre les Noirs et les Juifs (voir, dans ce dossier, l’article de Henri Pasternak).
Le point commun de ces accusations – quel que soit leur fondement, ou plus exactement leur absence de fondement, dans la réalité – est que «les Juifs» y sont toujours présentés comme un groupe solidaire. Toute action ou déclaration d’un Juif, vraie ou fausse, est automatiquement présentée comme l’expression d’une caractéristique commune au groupe juif dans son ensemble. La seule mention d’un Juif ayant participé à la traite des esclaves suffit à accuser «les Juifs» d’esclavagisme. Lorsqu’un magistrat au patronyme apparemment juif prononce une peine jugée insuffisante contre un commerçant coréen de New York jugé pour le meurtre d’un Noir, ce sont «les Juifs» qui sont dénoncés par Nation of Islam. On voit ici le racisme antijuif à l’œuvre, sous sa forme la plus crue.
Les Juifs ne sont pas le seul groupe visé par les attaques de Nation of Islam: les Coréens (qui ont souvent pris le relais des Juifs en tant que commerçants dans les quartiers à forte population noire), les homosexuels, les catholiques, et les Blancs en général sont régulièrement dénoncés dans les déclarations de Farrakhan et de ses «ministres», ainsi que dans le journal du mouvement The Final Call. Mais les Juifs bénéficient d’un traitement à part. Ainsi, Nation of Islam, qui possède évidemment son propre site Internet, a créé un site spécial nommé blacksandjews.com, qui est entièrement consacré à la diffusion des textes antijuifs du mouvement. Et parmi les ouvrages que diffuse régulièrement Nation of Islam on trouve une reproduction intégrale du célèbre faux de la police tsariste Les Protocoles des Sages de Sion.
A mesure que l’opinion publique américaine prend conscience, avec un certain retard, de l’étendue de la Shoah (connue outre-Atlantique sous l’appellation d’«Holocauste», en raison notamment du film de télévision portant ce nom), les extrémistes noirs réagissent de manière de plus en plus virulente. La position de Nation of Islam oscille entre le négationnisme pur et simple et l’affirmation que «l’Holocauste juif» est, de toute façon, quantité négligeable par comparaison avec «l’Holocauste noir» résultant de l’esclavage.
Eric Muhammad
En novembre 1991, Eric Muhammad, bras droit de Khalid Muhammad qui est alors le porte-parole de Farrakhan, crée un organisme nommé The Black African Holocaust Council (BAHC). Au cours de la première réunion publique du BAHC, c’est Khalid Muhammad qui est le principal orateur. Voici comment il donne le ton de la nouvelle organisation: «L’Holocauste africain est un prix énorme que nous avons eu à payer […] et les Juifs ont joué un rôle déterminant dans nos malheurs. […] Les Juifs ont perdu six millions de personnes; nous en avons perdu 200 millions, rien que dans le passage de l’Atlantique.» Cette sinistre comptabilité (d’ailleurs gonflée jusqu’à l’absurde: les souffrances dues à l’esclavage, étalées sur plusieurs générations, sont suffisamment abominables sans qu’il soit nécessaire de les étayer par des comparaisons; mais le fait est que les morts résultant de la traite des Noirs, en Afrique même et lors du passage de l’Atlantique, représentent selon les historiens un ordre de grandeur comparable à celui de la Shoah et non des dizaines ou des centaines de millions de morts) est la base d’une rhétorique où la revendication extrémiste noire s’appuie en permanence sur la mise en accusation des Juifs. Lors de la même conférence inaugurale du BAHC, en novembre 1991, est présenté La relation secrète entre les Noirs et les Juifs, le livre de Nation of Islam exposant la thèse de l’«esclavagisme juif», qui vient tout juste de paraître: la concomitance des dates ne peut être l’effet du hasard, d’autant que l’un des orateurs à cette conférence est Leonard Jeffries, directeur du département des études noires à l’Université de New York, qui vient de faire scandale en accusant les Juifs d’avoir financé la traite des Noirs.
Leonard Jeffries
En avril 1994, le Black African Holocaust Council se dote d’une publication mensuelle, The Holocaust Journal, dont le directeur est Eric Muhammad. Le premier numéro de la revue rend compte d’une conférence de Leonard Jeffries faite à New York sous les auspices du BAHC, au cours de laquelle a été présentée une vidéo intitulée Les mythes de l’Holocauste juif; il s’agit en fait d’un matériel de propagande distribué depuis un an déjà par le principal groupe négationniste américain, l’Institute for Historical Review. Dans le même numéro du Holocaust Journal on trouve une publicité pour deux livres d’un théoricien de l’extrême droite raciste, Eustace Mullins, qui voit partout la marque d’une conspiration contre «l’Amérique blanche». La convergence entre les avocats de «l’Holocauste noir» appartenant à Nation of Islam et l’extrême droite américaine raciste raciste et antisémite n’est pas accidentelle. Elle se retrouve dans l’éditorial même, où Eric Muhammad présente le nouveau journal. Il est intitulé: «La nécessité d’une presse noire indépendante». Cette nécessité, explique-t-il, résulte de «la prise de contrôle des journaux américains par les Juifs». A l’appui de sa thèse, il offre une description de la montée du capital juif au sein du New York Times, description qu’il a copiée, pratiquement mot pour mot (mais sans citer sa source), d’une brochure intitulée Qui dirige l’Amérique? publiée par l’organisation néo-nazie National Alliance.
Le «complot juif»
Sous la direction de Farrakhan, Nation of Islam est devenu le plus en vue des mouvements extrémistes noirs. Il a des mosquées dans une centaine de villes, un journal (The Final Call) qui porte la bonne parole dans l’ensemble des communautés noires, et des entreprises qui assurent à ses dirigeants un train de vie fastueux. Plus que par le nombre de ses adhérents, qui demeure limité (quelques dizaines de milliers, sur plus de trente millions d’Afro-Américains), Nation of Islam se distingue par sa capacité à mobiliser les foules sur des actions ponctuelles et à obtenir une importante couverture médiatique.
L’idéologie de Nation of Islam, telle qu’elle s’exprime dans The Final Call, accorde une place centrale au «complot juif». Ainsi, on peut lire dans le numéro du 30 mars 1994: «Les attaques perverses dont nous sommes l’objet sont le fait d’un sinistre complot juif qui vise à renforcer sa domination sur le monde.» Un mois plus tard, le 27 avril 1994, le journal revient à la charge: les Juifs, expliquet-il, «ont asservi les premiers habitants de la planète, et ils se préparent à unir le monde sous une seule monnaie et un seul ordre mondial».
Le grand moment de la carrière de Louis Farrakhan est la manifestation publique connue sous le nom de Million Man March: le 16 octobre 1995, plusieurs centaines de milliers d’Afro-Américains se rendent à Washington, à l’appel de Nation of Islam. Cette marche, inspirée de la marche sur Washington organisée par Martin Luther King en mars 1963, avait pour objectif de poser Nation of Islam en tant que représentant actuel de la révolte noire. Peu avant la manifestation, dans une interview au journal Utah Business Magazine (juillet 1995), Louis Farrakhan traitait à nouveau les Juifs de «suceurs de sang».
Le 25 février 1996, lors de la convention annuelle de Nation of Islam, Farrakhan interpellait les Juifs: «Vous êtes la synagogue de Satan, vous avez étendu vos tentacules autour du gouvernement américain, vous trompez cette nation et vous la menez en enfer. Mais je vous préviens au nom d’Allah, vous avez intérêt à ne pas vous en prendre à moi. Si vous décidez de me crucifier, sachez qu’Allah vous crucifiera.»
Surenchère
Au cours des dernières années, Louis Farrakhan s’est efforcé de se concilier les bonnes grâces de politiciens conservateurs pour qui l’idée d’un séparatisme noir pourrait, à la réflexion, avoir quelques avantages. Afin d’atteindre à une nouvelle «respectabilité», il a mis une sourdine à ses propos anti-juifs. Mais lorsque ses interviewers se montrent insistants, il revient à ses obsessions. Ainsi, à la grande émission télévisée «Meet The Press» sur la chaîne nationale NBC, le 14 avril 1997, il déclarait: « Je crois que les Juifs, qui sont peu nombreux aux Etats-Unis, y exercent une énorme influence sur les affaires publiques. […] Oui, ils détiennent un contrôle extraordinaire, et les Noirs ne seront pas libres dans ce pays tant qu’ils ne seront pas affranchis de ce contrôle-là.»
Le 18 octobre 1998, à nouveau dans le cadre de l’émission «Meet The Press», Farrakhan s’en prenait aux Juifs en ces termes: «Ce sont les plus grands contrôleurs de la pensée noire, de l’intelligence noire. Ce sont eux qui écrivent ces absurdes scénarios pour la télévision concernant les nôtres. Ce sont eux, les producteurs qui nous font apparaître dans des films avec ces rôles stupides, dégradants, dégénérés.» Le lendemain, le 19 octobre 1998, lors d’une conférence de presse au National Press Club, il énumérait les Juifs (ou supposés tels) figurant dans l’entourage du président Clinton: le conseiller pour la sécurité nationale Sandy Berger, la secrétaire d’Etat Madeleine Albright, le secrétaire au trésor Robert Rubin et le conseiller du président Emanuel Rahm, et commentait: «Tout Juif qui se trouve auprès du président est à la fois citoyen d’Israël et des Etats-Unis.»
Khalid Muhammad
Les efforts de Louis Farrakhan pour atteindre à une nouvelle respectabilité ont entraîné une surenchère parmi les extrémistes noirs. Le principal concurrent de Farrakhan est aujourd’hui Khalid Abdul Muhammad, qui est plus jeune que lui d’une quinzaine d’années. Khalid et Farrakhan se connaissent depuis 1967. Khalid Abdul Muhammad, qui s’appelait alors Harold Moore, était étudiant et militait sur le campus. Louis Farrakhan, qui venait d’entrer en fonctions comme porte-parole d’Elijah Muhammad, fit une grande impression sur le jeune homme. Après sa conversion à l’islam, celui-ci devint bientôt, sous son nouveau nom, l’un des proches de Farrakhan. L’antisémitisme de Khalid était plus virulent encore que celui de Farrakhan; il émaillait ses discours de jeux de mots comme «Jewniversity», «Jew York» ou «Jewnited Nations». Cela le rendit populaire tant au sein de l’organisation que parmi ses sympathisants sur les campus. En 1985, Khalid était le garde du corps de Farrakhan et portait le titre de «ministre de la défense» de Nation of Islam, ce qui signifiait qu’il avait la responsabilité de la milice du mouvement, Fruit of Islam.
En 1988, Khalid fut condamné à une peine de trois ans de prison, pour faux et usage de faux dans une affaire d’ordre privé. Farrakhan le désavoua, mais à sa sortie de prison Khalid réintégra Nation of Islam et prit la direction de la prestigieuse mosquée no 7. En 1991, Khalid était nommé porte-parole de Farrakhan. Les relations entre les deux hommes, cependant, devaient bientôt s’envenimer.
La cause officielle de la rupture est le discours que Khalid prononça le 29 novembre 1993 au Kean College (New Jersey). Il appelait au génocide des Blancs et s’en prenait au pape Jean-Paul II et aux homosexuels. Quant aux Juifs, il les traitait de «sangsues», déclarait qu’ils appartenaient «à la synagogue de Satan», et ajoutait: «On dit toujours que Hitler a exterminé six millions de Juifs… Mais on n’a jamais demandé ce qu’ils avaient fait à Hitler. Et qu’est-ce qu’ils lui ont fait, mes amis? Ils sont entrés en Allemagne, comme ils entrent partout ailleurs, ils se sont tout approprié, ils ont tout pris en mains, et un Allemand, dans son propre pays, devait presque aller demander de l’argent à un Juif. Ils avaient détruit la structure même de la société.» Ce discours suscita une levée de boucliers. En février 1994, le Congrès des Etats-Unis vota une motion condamnant le discours de Kean College comme «une incitation à la haine de la pire espèce».
Farrakhan, qui n’avait pas désavoué son porte-parole sur le fond (déclarant même qu’il avait énoncé un certain nombre de «vérités» ), lui reprocha le «ton» de ses remarques, tout en ajoutant que «les sionistes» recourent au terme d’«antisémitisme» afin «d’étouffer la critique légitime sur le comportement dévoyé des Juifs dans leur relation avec la population non-juive du monde.» Mais peut-être Farrakhan trouvat-il là l’occasion de se débarrasser d’un adjoint trop encombrant qui risquait de devenir un rival. Au début de 1994, Khalid se trouva poussé hors de Nation of Islam.
Deux Rolls-Royce
Khalid Muhammad rejoignit alors un groupuscule extrémiste, le New Black Panther Party, dont, utilisant son expérience à la tête de Fruit of Islam, il fit une sorte de milice au service des causes noires dans tout le pays. Sa rhétorique antijuive se fit plus agressive que jamais, revenant pratiquement mot pour mot sur les termes du discours de Kean College. Le 19 février 1994, à Baltimore, il traita à nouveau les Juifs de «sangsues» et précisa: «C’est ce vieux bon-à-rien de Juif, ce vieil imposteur de Juif, ce débris au nez crochu.» Le 29 mars 1994, à Brooklyn: «Ce qu’on dit sur les 6 millions de Juifs assassinés par les nazis a été gonflé, exagéré, probablement inventé de toutes pièces.» Le 19 avril 1994, à l’Université Howard, lors d’une soirée consacrée à «l’Holocauste noir» en compagnie des universitaires Leonard Jeffries et Tony Martin: «Ça me rend malade. On nous amène à chaque fois un vieux gâteux tout racorni, et on nous dit: “Voilà une victime de l’Holocauste”. Nom de Dieu! J’ai devant moi une salle pleine de victimes de l’Holocauste. […] Leur Holocauste a duré 10 ans, le nôtre a duré 500 ans. Comment oses-tu comparer, mec?»
Cette rhétorique a porté ses fruits, puisque Khalid Muhammad s’est retrouvé en peu de temps à la tête d’une organisation prospère. Khalid est connu aujourd’hui pour son luxe vestimentaire à la limite de l’extravagance; il possède deux Rolls-Royce (l’une pour le travail, l’autre pour ses déplacements personnels) et il se fait aménager dans le quartier historique de Harlem une maison qui, une fois achevée, vaudra un million de dollars. L’argent, dit-il, vient des conférences qu’il prononce un peu partout sur les campus (à 10 000 dollars chacune) et aussi de dons privés. Il est vrai que ce genre de choses ne choque guère aux Etats-Unis, et qu’un dirigeant peut afficher un tel train de vie tout en se posant en défenseur des pauvres et des opprimés. Le 21 mai 1997, à l’université de San Francisco, Khalid expliquait ainsi: «Nos artistes de variétés, nos joueurs de basket-ball, nos joueurs de base-ball, nos artistes et nos athlètes sont tous entre les mains du Juif blanc sioniste.»
Son plus grand «coup» de publicité fut l’organisation, en septembre 1998, d’une marche des jeunes. Peu auparavant, le 30 juillet, il menaçait de se rendre avec ses troupes à Brooklyn pour «affronter face à face les Juifs qui depuis si longtemps nous malmènent et nous maltraitent à Crown Heights». Cette agression verbale ne visait pas seulement les Juifs. Elle visait aussi Louis Farrakhan, dont le pouvoir au sein de la communauté noire était directement mis en cause par l’initiative de Khalid. En fait, Khalid tente de faire à Farrakhan ce que ce dernier fit avec succès aux mouvements noirs traditionnels: un débordement par l’aile la plus fanatique.
Grâce à l’aide du «juge juif»
Le public auquel s’adresse Khalid est d’abord celui des jeunes. Il s’appuie sur une milice de cinq cents membres, avec un renfort occasionnel provenant des bandes de jeunes. Farrakhan est jugé embourgeoisé, tenté par l’«intégrationnisme» au lieu du sécessionnisme pur et dur de jadis. La marche des jeunes était pour Khalid une démonstration de force, en plein coeur de New York. Farrakhan avait tenté de faire annuler le projet, puis avait essayé en vain d’organiser une marche concurrente.
Le maire de New York, Rudolph Giuliani, voulut lui aussi interdire la manifestation. Mais le juge Lewis Kaplan (que Khalid devait appeler peu après «le juge juif») annula sa décision comme anticonstitutionnelle. La manifestation eut donc lieu le 5 septembre 1998. Dans son discours, Khalid prit soin de rappeler que «les Juifs sont les sangsues de la nation noire». La manifestation, à laquelle participaient quelque 10 000 personnes, tourna court lorsque l’arrivée des hélicoptères de la police, qui volaient bas au-dessus de la foule, suscita des affrontements violents entre manifestants et forces de l’ordre. Il y eut quelques blessés, mais l’essentiel pour Khalid était d’avoir fait acte de présence dans la rue.
Quanell X
Le bras droit de Khalid, et son «ministre de l’information», se nomme Quanell X. Avocat âgé aujourd’hui de 28 ans, il fut le «ministre de la jeunesse» de Nation of Islam. Il dut en démissionner après s’être, le 17 octobre 1995, exprimé en des termes que Farrakhan avait lui-même jugé exagérés: «Je dis à l’Amérique juive: prépare-toi… parce que nous sommes prêts et la guerre va commencer… La vérité, la voilà: la jeunesse noire ne veut rien avoir à faire avec la communauté juive, ni avec la communauté blanche dominante, ni avec la partie de la communauté noire qui traîne les pieds, qui baisse la tête et qui plie le genou… Juifs, vous pouvez tous aller au diable.»
Malik Zulu Shabazz
Un autre proche de Khalid, organisateur de la marche des jeunes, se nomme Malik Zulu Shabazz. En février 1994, à l’Université Howard où il était alors étudiant en droit, il anima une conférence de Khalid. C’était peu de temps après le discours de ce dernier à Kean College. Voici comment, selon le compte rendu publié par l’ADL, il «chauffa» la salle:
«Shabazz: Qui contrôle la Réserve Fédérale [la banque centrale des Etats-Unis]? – La salle (doucement): Les Juifs!
– Shabazz: Quoi? Vous n’avez pas peur, n’est-ce pas?
– La salle: Les Juifs! Les Juifs! – Shabazz: Qui tient à la gorge nos artistes et nos sportifs? – La salle: Les Juifs! – Shabazz: Qui espionnait les leaders noirs, et qui a organisé la mort de Martin Luther King? – La salle: Les Juifs! – Shabazz: Et voici un homme qui fait pisser les Juifs dans leur froc la nuit… mon grand frère, Khalid Muhammad!»Avec de tels collaborateurs, Khalid a une belle carrière devant lui. A moins que la tradition de violence propre à Nation of Islam ne le rattrape. En mars 1999, Khalid Muhammad et Quanell X disaient avoir été informés par la police qu’un projet pour les assassiner avait été mis sur pied dans l’une des mosquées de Nation of Islam. Selon les déclarations de Khalid à l’hebdomadaire Village Voice, l’existence d’un tel projet est vraisemblable compte tenu de l’état de santé de Louis Farrakhan. En effet, explique-t-il, Farrakhan souffre des suites d’un cancer de la prostate découvert par les médecins en 1991; or des fanatiques au sein de Nation of Islam «croient que tous les ennemis de Farrakhan doivent être éliminés avant sa mort».
Bandes de rues
Outre la milice de Khalid, un autre groupe est apparu fin 1998 en marge de la mouvance «Black Muslims». Il se nomme A Movement for Change (Un mouvement pour le changement) et son fondateur est Conrad Muhammad. Celui-ci est loin d’être un inconnu: il fut jusqu’en 1997 le chef de la mosquée no 7 de Nation of Islam, et on le présentait alors comme l’héritier présomptif de Farrakhan. La rupture entre les deux hommes est due apparemment à des questions financières. Conrad n’aurait pas supporté non plus que Farrakhan lui ait imposé comme supérieur hiérarchique Benjamin F. Muhammad, actuellement présenté comme le porte-parole de Nation of Islam et qui était jusqu’en 1994, sous son ancien nom de Ben Chavis, le directeur de la très modérée NAACP (dont il fut licencié pour avoir utilisé sans autorisation plusieurs centaines de milliers de dollars appartenant à l’organisation).
Conrad Muhammad, qui s’appelait précédemment Conrad Tillard, est âgé de 34 ans. Il fut l’un des lieutenants de Khalid Muhammad à Nation of Islam, avant d’entrer en concurrence avec lui. Lorsque Khalid a été victime d’une tentative d’assassinat en mai 1994, il a accusé Conrad d’avoir armé le bras des tueurs. Conrad a nié, et n’a cessé de jurer de son amitié pour Khalid, mais sans convaincre vraiment. Quoi qu’il en soit, ces deux anciens dirigeants de la mosquée no 7 de Harlem se trouvent aujourd’hui hors de Nation of Islam, et on peut supposer qu’ils ont conservé des contacts – chacun de son côté – dans les milieux urbains où ils recrutaient leurs adeptes. Conrad était, jusqu’à une date récente, le principal intermédiaire entre Farrakhan et les redoutables bandes des rues de New York.
Sous ce rapport, l’évolution d’une partie de la jeunesse noire au cours des dernières années a de quoi susciter l’inquiétude. La jonction s’est faite entre la violence ordinaire des bandes de jeunes et la violence verbale des groupes de rap. Les appels à «tuer les flics» figurent explicitement dans le texte des mooeeaux de rap. La petite délinquance est ainsi nimbée d’une aura poético-politique. L’antisémitisme, bien sûr, est de la partie.
Ainsi, l’ADL vient d’élever une vive protestation contre le dernier disque du groupe de rap Public Enemy, dont l’une des chansons est intitulée Swindler’s Lust («l’avidité de l’escroc», un jeu de mots sur le nom du film de Steven Spielberg, Schindler’s List). Bien que le mot «Juif» n’y soit pas prononcé, le message est assez clair. Cette chanson, dit le directeur de l’ADL Abraham Foxman, contient «un langage codé typiquement antisémite» et «rend les Juifs responsables des difficultés économiques d’une partie de la population noire». Les paroles de Swindler’s Lust accusent les dirigeants des maisons de production de s’approprier les revenus des chanteurs noirs (une accusation portée de longue date par les porte-parole de Nation of Islam, chez qui la référence aux Juifs étaient explicitement énoncée). On nous rappelle d’ailleurs que ces gens «possèdent les banques».
Public Enemy
Public Enemy, que beaucoup considèrent comme le principal groupe de rap actuel, affiche un militantisme noir qui va jusqu’à l’éloge de la violence. Il ne cache pas ses liens avec Nation of Islam: dans Bring the Noise, il se réclame explicitement de Louis Farrakhan. En 1989, l’un des membres du groupe, «Professor Griff» (de son vrai nom Richard Griff, adhérent de Nation of Islam), avait causé un scandale lorsqu’il avait déclaré au Washington Times que les Juifs sont responsables «de la plupart du mal qu’il y a dans le monde». Le chef de Public Enemy, Chuck D, renvoya Griff, puis le rappela avant de s’en séparer à nouveau. Mais le troisième album de Public Enemy, publié en 1990, fut lui aussi taxé d’antisémitisme: les mots «Ils m’ont eu comme ils ont eu Jésus» ne laissaient en effet guère de place au doute.
Professor Griff a recommencé à enregistrer avec Public Enemy. Le dernier disque du groupe, There’s a Poison Going On, qui contient le titre Swindler’s Lust, est sorti aux Etats-Unis en mai 1999. Il est arrivé cet été en France, où il fait l’objet d’une importante promotion par voie d’affiches et sur les ondes.
Une note d’optimisme (relatif), pour finir. W. Deen Muhammad, le fils du fondateur de Nation of Islam, qui, on l’a vu, était passé à l’islam orthodoxe après la mort de son père, dirige la «Société des américains musulmans». L’imam Muhammad s’est ouvertement réconcilié avec Louis Farrakhan, ces derniers mois. Mais Deen Muhammad est par ailleurse engagé dans le dialogue judéo-musulman. Le 18 juin 1999, il a assisté avec un certain nombre de ses fidèles à l’office du shabbat dans une synagogue de Miami, et a échangé des paroles de paix et d’espoir avec le rabbin de la communauté.
Principales sources: Anti-Defamation League, Simon Wiesenthal Center, Nizkor Project. Nation of Islam, et les publications citées dans le texte.
Source: L’Arche, n° 498-499, septembre 1999
Complément bibliographique par PHDN :
- Jean-Michel Decugis, «Le “pouvoir noir” embrigade à Paris», Le Figaro, 1997.
- The Anti-Semitism of Black Demagogues and Extremists, ADL, New-York: 1992
- Uncommon Ground: The Black African Holocaust Council and Other Links Between Black and White Extremists, ADL, 1994 (Nizkor).
- Partners in Bigotry: The LaRouche Cult and the Nation of Islam, ADL, 1994 (Nizkor).
- Kenneth Stern, The Minister for Hate: Farrakhan heads down under, AJC, 1998.
- Jean-Pierre Chrétien et Claude-Hélène Perrot, Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris: Editions Karthala, 2010.
- Juifs et Noirs, du mythe à la réalité, Pardès, 2008/1 (n° 44)
- Éric Fassin, Cornel West, «Permanence de la question raciale», Esprit, no 219 (3), mars 1996.
- Abdoulaye Barro, «Ce que cache le débat sur la mémoire noire en France», Controverses, no 2, juin 2006.
- «Démons français. Les discriminations n’excusent pas tout. Lutter contre les séquelles du colonialisme n’autorise pas les discours antisémites», Le Monde, 5 décembre 2005.
- Daniel Bensoussan-Bursztein, «Vers une extrême droite black-blanc-beur», Revue Regards, Etude annuelle 2013.
- Sarah Fila-Bakabadio, «Holocauste contre holocauste. De l’articulation d’une rhétorique afrocentriste aux expressions contemporaines d’un antisémitisme noir», Diasporas. Histoire et sociétés, no 10, 2007. Haines
- François-Xavier Fauvelle-Aymar, La mémoire aux enchères. L’idéologie afrocentriste à l’assaut de l’histoire, Paris: Verdier, 2009.
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