La Machine à fabriquer des mythes

La nouvelle alliance entre les dénonciateurs des «esclavagistes juifs» et les négateurs de la Shoah

par Henri Pasternak

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C’est au début des années 70, après la crise au sein du mouvement des droits civiques, qu’apparaît dans quelques publications extrémistes noires la thèse – dépourvue de tout fondement historique – selon laquelle «les Juifs» auraient joué un rôle dominant dans la traite des Noirs. Le dirigeant de Nation of Islam, Louis Farrakhan, y a recours à partir du milieu des années 80. Le 20 juillet 1991, Leonard Jeffries, professeur d’études afro-américaines au City College de New York, accuse «les Juifs» d’avoir financé et contrôlé le commerce des esclaves; ces propos font scandale, et Jeffries ne sera pas renouvelé dans ses fonctions de directeur du département des études afro-américaines (l’incident fera l’objet d’un procès à rebondissements, finalement perdu par Jeffries). Le mois suivant, le pogrom de Crown Heightst témoigne de la tension croissante entre les deux communautés.

Leonard Jeffries
Leonard Jeffries

En octobre 1991, le «Département des études historiques» de Nation of Islam publie un livre intitulé La relation secrète entre les Noirs et les Juifs; les Juifs y sont accusés d’avoir «dominé» la traite des Noirs (et aussi, accessoirement, d’avoir été à l’origine du trafic de l’opium et du développement de la prostitution aux Etats-Unis). Les Juifs sont accusés également d’avoir inventé dans le Talmud la légende de la «malédiction de Ham» qui serait le fondement idéologique de la traite des Noirs.

La relation secrète repose entièrement sur des citations tronquées ou extraites de leur contexte. Les auteurs à qui ces citations sont empruntées (contre leur gré évidemment, et d’une manière qui dénature leur propre pensée) sont le plus souvent des Juifs. La chose pourrrait s’expliquer par le grand nombre des historiens juifs ayant étudié la question de l’esclavage. Mais les auteurs anonymes de l’ouvrage en font un moteur central de leur démonstration: en effet, dans la logique moisie qui est celle de Nation of Islam, «les Juifs» constituent un groupe homogène et, de même que les actions d’un homme politique ou d’un médecin juif engagent l’ensemble des Juifs, un historien américain d’origine juive ne saurait être que porte-parole de tous les Juifs.

Les thèses exposées dans ce livre ont été rejetées dès leur publication par tous les historiens sérieux, qu’ils soient juifs ou pas. Devant le battage médiatique fait autour de ces accusations, l’American Historical Association a même pris l’initiative tout à fait exceptionnelle d’adopter en janvier 1995 une résolution où, disant son opposition à ce que l’on «déforme les faits historiques afin de diaboliser ou de rabaisser un groupe racial, ethnique ou culturel», elle «condamne comme fausse toute affirmation selon laquelle les Juifs auraient joué un rôle disproportionné dans l’exploitation du travail des esclaves ou dans le commerce des esclaves sur l’Océan Atlantique» et précise que les Juifs «n’ont jamais constitué davantage qu’une minuscule proportion des possesseurs d’esclaves». Le mois suivant, l’Association publiait un texte du professeur Davis, qui fait autorité en matière d’histoire de l’esclavage, réfutant les accusations de Nation of Islam dans lesquelles il voit «un discours antisémite de la pire espèce».

Non que les Juifs aient été innocents de toute implication dans la traite des Noirs. C’était, on le sait, une activité commerciale intimement liée au développement des colonies européennes sur le continent américain. Les Juifs y ont pris part dans la mesure où ils étaient impliqués dans le grand commerce de l’époque – c’est-à-dire marginalement. Absoudre collectivement «les Juifs» de toute responsabilité dans cet épisode monstrueux de l’histoire de l’humanité serait aussi absurde que de leur y attribuer une place démesurée. Tout dépend, en fait, de ce que l’on cherche et de ce que l’on veut démontrer.

L’école «afrocentriste»

L’historien Harold Brackman, spécialiste lui aussi de l’histoire de l’esclavage, a publié au Centre Simon Wiesenthal une réfutation détaillée de La relation secrète, montrant comment le mythe des «esclavagistes juifs» est une réédition d’un mythe antijuif remontant au Moyen Age chrétien, où les Juifs étaient accusés de comploter pour réduire en esclavage les corps autant que les âmes – un mythe qui est à l’origine des accusations de meurtre rituel.

S’il est vrai que, parmi les commerçants impliqués dans cette activité lucrative et fort répandue qu’était jadis la traite des Noirs, il y eut aussi des Juifs, leur rôle fut très limité: les historiens estiment que moins de 2 % des Noirs amenés de force sur le continent américain le furent par des entreprises juives. D’autre part, il faut souligner que la grande majorité de la communauté juive américaine actuelle est le fruit de l’immigration en provenance d’Europe de l’Est qui commença à la fin du XIXe siècle, de sorte que les membres de cette communauté peuvent s’estimer aussi étrangers à l’esclavage que leurs compatriotes d’origine italienne, asiatique ou latino-américaine. Les Juifs américains n’en ont pas moins assumé – à juste titre – leur part de la culpabilité collective de la société américaine envers les victimes de l’esclavage.

L’historien Ralph Austen, écrivant en mars 1994 dans la revue juive américaine Tikkun, dépeint comme illusoire la croyance selon laquelle «le programme progressiste partagé par les Noirs et les Juifs du vingtième siècle a des origines remontant aux débuts de la période historique». Il souligne que dans le livre de Nation of Islam «les distorsions résultent presque entièrement du recours sélectif aux citations, plutôt que de la falsification pure et simple». Le «caractère antisémite» de La relation secrète, dit-il, résulte essentiellement «du mode de narration, qui associe des sources les unes aux autres et entretient, sans aucun début de preuve, le stéréotype selon lequel les Juifs sont une population exclusivement mue par l’appât du gain et indigne de confiance». Austen ajoute: «Nous, Juifs, […] devons reconnaître comme légitime l’objet déclaré [du livre], qui est d’examiner en profondeur et directement même les aspects les plus déplaisants de notre passé commun. Pour procéder à un tel examen il y a certainement de meilleures approches que ce livre, à la fois du point de vue de la vérité historique et du point de vue de la morale. Il faut le faire cependant, non pas pour réduire ou supprimer la culpabilité mais pour apprendre ce que nous sommes à travers ce que nous avons été, de sorte que cette connaissance contribue à notre effort pour devenir meilleurs.»

De telles préoccupations étaient entièrement étrangères aux propagateurs du mythe des «esclavagistes juifs». Il ne s’agissait pas pour eux de mieux définir les bases d’un dialogue entre Noirs et Juifs. Bien au contraire: il s’agissait de justifier la rupture du mouvement noir extrémiste d’avec les militants juifs des droits civiques, en présentant «les Juifs» comme ayant été depuis toujours les ennemis des Noirs, voire de l’humanité tout entière.

Tony Martin
Tony Martin

En 1993, l’association des étudiants juifs au prestigieux Wellesley College dans le Massachusetts (où fut formée, entre autres, Hillary Clinton) élève une protestation publique contre les activités de Tony Martin, professeur d’histoire afro-américaine à Wellesley. Il s’avère que La relation secrète figure parmi les ouvrages recommandés par Martin à ses étudiants, et que dans son cours il reprend à son compte les accusations de Nation of Islam contre les Juifs. Tony Martin, en réponse à cette protestation, publie fin 1993 un livre d’une rare violence intitulé The Jewish Onslaugh (L’attaque menée par les Juifs), où il dénonce notamment «la capacité qu’ont les Juifs d’influencer les principaux médias». Le livre est aussitôt condamné par la présidente de l’université; le professeur Selwyn Cudjoe, président du départemendt ’études africaines où enseigne Tony Martin, déclare que ce livre a pour objet «d’insulter et de diffamer autrui», et qu’il «doit être défini comme antisémite».

The Jewish Onslaught
The Jewish Onslaught

On comprendra bientôt les motifs de l’acharnement du professeur Martin: dans un discours prononcé en novembre 1993 au Kean College, le porte-parole de Nation of Islam, Khalid Abdul Muhammad, déclare, à propos des accusations énoncées dans La relation secrète: «Tony Martin a fait l’essentiel de ces recherches pour nous.»

Tony Martin, comme Leonard Jeffries, appartient à la frange la plus radicale de l’école dite «afrocentriste». Selon les théories de cette école, telles qu’elles sont aujourd’hui sérieusement enseignées dans des universités américaines, la philosophie grecque classique, fondement de la pensée occidentale, aurait été une imitation servile d’une philosophie africaine dont les textes ont été perdus ou détruits; les idées et les technologies qui ont fait la force de l’Occident ont été volées aux Noirs africains; et tout cela a été dissimulé par le monde blanc.

De telles affirmations peuvent faire sourire, surtout lorsqu’on nous explique que Socrate et Cléopâtre étaient noirs ou qu’Aristote avait recopié les textes africains conservés à la bibliothèque d’Alexandrie (qui n’existait pas encore de son vivant!). En fait, les afrocentristes ne sont pas tous aussi simplistes. L’ouvrage de Martin Bernal, Black Athena (traduit aux Presses universitaires de France), sur lequel se fondent la plupart des discours afrocentristes, est autrement plus nuancé, même si ses thèses font l’objet de vives critiques parmi les spécialistes de l’histoire ancienne. Mais on trouve sur les campus américains des enseignants qui, à partir d’une érudition de seconde ou de troisième main, ont développé des discours militants.

Ces outrances sont d’abord la marque d’une détresse profonde, et elles ne sont pas plus risibles, à tout prendre, que les théories élaborées par les théologiens, au cours des siècles, pour justifier l’esclavage par la «nature inférieure» de l’homme noir. L’ascension de l’afrocentrisme date des années 80, à une époque où l’idéologie dominante prônait un retour aux «valeurs» de la civilisation occidentale. «L’afrocentrisme, explique le professeur Gerald Lyn Early, directeur des études africaines et afro-américaines à l’Université Washington de Saint-Louis, reflète à la fois l’isolement racial que les Noirs éprouvaient et continuent d’éprouver, et l’influence de la recherche des “véritables valeurs” par le conservatisme; ce mouvement est donc, de manière paradoxale, à la fois révolutionnaire et réactionnaire.»

Des analogies frappantes

L’afrocentrisme n’est pas nécessairement antijuif, mais il procède d’une démarche qui y porte. D’autant que l’afrocentrisme a un proche cousin, qui se nomme le séparatisme noir. Il s’agit du courant politique prônant la séparation des races (au nom, parfois, d’une théorie de la supériorité de la « race noire»), et pour qui les intégrationnistes (partisans, noirs ou non, du mouvement des droits civiques) sont des ennemis tout aussi dangereux, voire pires, que les racistes blancs. La coexistence entre races étant contre nature, il importe, disent les séparatistes noirs, d’instaurer entre elles une séparation physique. (Cette proposition figure en toutes lettres dans le programme de Nation of Islam, qui exige «que les mariages mixtes ou les mélanges interraciaux soient interdits».)

Affirmer, comme on le fait couramment dans les milieux extrémistes noirs, que l’homme noir est par essence supérieur à l’homme blanc, cette supériorité tenant au pigment responsable de la couleur de sa peau (la mélanine) qui aurait des effets prouvés sur les capacités mentales des individus, cela est intellectuellement aussi scandaleux que les discours inverses sur l’infériorité des Noirs, et cela peut entraîner des comportements non moins violents. Car dès l’instant où l’on est assuré d’appartenir à une race supérieure, comment ne serait-on pas porté à maltraiter les races inférieures?

Marcus Garvey   
Marcus Garvey

Le séparatisme va aisément de pair avec l’antisémitisme, ne serait-ce qu’en raison de «l’alliance historique» entre Juifs et Noirs qui, dans les années soixante, a apporté un démenti aux discours séparatistes en montrant que la fraternité humaine pouvait triompher des préjugés. Cet antisémitisme a des antécédents: Marcus Garvey (1887-1940), le père fondateur du séparatisme noir au début du siècle, dénonçait déjà dans les Juifs qui soutenaient le principal mouvement noir intégrationniste, la NAACP, «des espions pour le compte du reste de la race blanche». L’universitaire noir contemporain qui a fait l’essentiel de sa carrière sur l’étude de la biographie de Marcus Garvey et l’édition de ses textes n’est autre que Tony Martin dont on vu le rôle dans la diffusion – sinon la conception – du mythe des «esclavagistes juifs».

Le discours sur le prétendu rôle des Juifs dans la traite des Noirs présente des analogies frappantes avec le discours négationniste. Dans les deux cas, une pseudo érudition reposant sur des citations tronquées. Dans les deux cas, l’idée d’une «vérité cachée» que les historiens professionnels se seraient entendus pour dissimuler au public. Dans les deux cas, une paranoïa consistant à voir dans toute protestation la main des Juifs. Enfin, une alternance entre un langage patelin destiné au grand public et des invectives haineuses contre les «ennemis» (ici, les dirigeants et les intellectuels noirs coupables de collusion avec les Juifs).

Radio Islam, section Nation of Islam
Radio Islam, section Nation of Islam

Les négationnistes ne s’y sont pas trompés. Ainsi, le site Internet suédois Radio Islam – qui, malgré ce que pourrait faire croire son nom, n’est rien d’autre que le principal site négationniste en Europe, et dont le propriétaire, Ahmed Rami, a été condamné en Suède pour racisme – propose sur une même page d’écouter les propos de Farrakhan sur les Juifs, de se connecter au site antijuif blacksandjews.com créé par Nation of Islam, et de lire des classiques de la littérature anti-juive comme Les Protocoles des Sages de Sion, la «Prophétie de Benjamin Franklin» (un faux antisémite typiquement américain datant des années 30) ou le livre Le Juif international publié par Henry Ford durant sa période pro-nazie.

L’un des principaux intermédiaires entre négationnistes blancs et noirs se nomme Robert Brock. Militant afro-américain chevronné, Brock est allé jusqu’au bout d’une logique où les séparatistes noirs rejoignent les adeptes des groupuscules racistes: il a adhéré à un mouvement d’extrême droite, le Populist Party. Brock intervient dans la presse et sur les ondes pour appeler les Noirs à «combattre les intégrationnistes» afin de «préserver leur identité raciale» contre «les internationalistes» – qui sont, «principalement», les Juifs. Aujourd’hui encore, le directeur national des «Chevaliers du Ku Klux Klan», Thomas Robb, peut écrire sans être démenti que «Robert Brock, le directeur noir du Comité américain contre l’intégration dont le siège est à Washington, a soutenu financièrement les Chevaliers».

Robert L. Brock   
Robert L. Brock

Le 1er février 1992, Brock organisait à Los Angeles une conférence sur la liberté d’expression en matière de recherches sur l’Holocauste – une formulation classique chez les négationnistes. L’objectif déclaré était de faire se rencontrer publiquement des spécialistes de la négation de la Shoah, comme Mark Weber de l’lnstitute for Historical Review (IHR), le principal groupe négationniste américain, et des militants extrémistes noirs comme le professeur Leonard Jeffries. Ce dernier, cependant, se désista à la dernière minute. En septembre 1994, ce fut au tour de Tony Martin d’être invité à prendre la parole devant la «Douzième conférence révisionniste annuelle» de l’Institute for Historical Review. Son intervention, annoncée dans le numéro de mai-juin 1994 de la revue de l’IHR, le Journal of Historical Review, fut elle aussi annulée in extremis [PHDN: en juin 2002 Tony Martin, participera bien à la 14e conférence de l’IHR, aux côtés de Faurisson, Mark Weber, ou d’autres racistes d’extrême-droite habitués de l’IHR. En 2001 Tony Martin avait déjà donné une longue conférence sur le «rôle des Juifs dans les traites négrières» lors d’un événement, négationniste, organisé par le négationniste David Irving à Cincinnati, aux côtés d’autres racistes radicaux].

Dans le numéro de novembre-décembre 1994 de la revue raciste Jubilee, le directeur de la revue, Paul Hall, se justifie ainsi d’avoir invité le Noir Robert Brock à son assemblée annuelle: «Il est certain que lorsqu’on contraint diverses cultures à coexister on crée des problèmes. La solution consiste à trouver comment vivre séparément, et c’est ce à quoi s’emploie Brock.» En d’autres termes: racistes de toutes les races, unissez-vous. Paul Hall explique ensuite qu’il faut que le «message important» de Robert Brock soit compris par les Noirs, l’essentiel de ce message étant que «l’Amérique n’est pas leur pays, et les Edomites les ont exploités et les ont trompés».

Les «Edomites» en question, selon le langage en usage dans cette mouvance de l’extrême droite américaine, ce sont les Juifs. Jubilee est le principal porte-parole d’un courant connu sous le nom de Christian Identity (Identité chrétienne), qui affirme que les Juifs sont des usurpateurs et que le véritable peuple choisi par Dieu, tel qu’il est dit dans la Bible, est le peuple blanc protestant dont l’Amérique est la Terre promise. Aussi étrange que puisse nous paraître une telle profession de foi, elle a un nombre non négligeable d’adeptes aux Etats-Unis, et la revue Jubilee sert de trait d’union à divers groupes néo-nazis, racistes et partisans de la «suprématie blanche». On remarque le parallélisme entre les croyances des sectes «identitaires» et les croyances de groupes comme Nation of Islam: dans les deux cas, le message divin (biblique) est censé avoir été falsifié par les Juifs afin d’asseoir leur domination du monde, et dans les deux cas les «vrais» héritiers (chrétiens ou noirs, respectivement) doivent éliminer ces usurpateurs afin de rétablir le royaume de Dieu sur terre.

Extrémistes blancs et extrémistes noirs ont donc, potentiellement, un langage commun qui ne demande qu’à être explicité. On verra bientôt sous quelle forme. Paul Hall, après avoir souligné que «le mélange des races» est «un péché destructeur» et que «nous demeurons opposés à l’intégration», en vient au problème de la traite des esclaves. Evidemment, dit-il, «on est allé trop loin» dans les «histoires larmoyantes» à ce sujet. Mais, rappelle-t-il à ses adeptes, il ne faut pas en accuser les Noirs: «Tout cela est destiné à entretenir le conflit entre Blancs et Noirs, alors que notre ennemi commun nous regarde en riant. L’important, c’est de travailler à rapatrier ceux qui ont été illégalement amenés en Amérique, et de faire en sorte que ceux qui en portent la responsabilité paient des réparations. Le Dr Brock vous dira qui a amené les esclaves en Amérique.»

La dernière phrase est capitale: le message de La relation secrète est bien passé au sein de l’extrême droite, puisqu’il suffit de s’y référer par une simple allusion. Qui a amené les esclaves noirs en Amérique? Les Juifs, bien sûr, l’«ennemi commun» des Blancs et des Noirs. Ils sont donc coupables à la fois de l’existence du problème noir aux Etats-Unis (en tant qu’esclavagistes présumés) et des désordres causés par ce problème (en tant que militants des droits civiques); on retrouve le double visage du Juif à la fois capitaliste et bolchévique, cher à la tradition nazie. C’est pourquoi Paul Hall peut affirmer, en conclusion de son article, qu’il est juste de «combattre aux côtés d’autres races désireuses d’éliminer les éléments malfaisants qui ont tant fait pour nous détruire».

Une fois admis le principe de la ségrégation, commun aux racistes de tous bords (on en avait déjà eu la preuve lors du rapprochement entre Nation of Islam et le Ku Klux Klan, en 1961), le mythe des «esclavagistes juifs» permet de purifier les racistes américains du péché originel de l’esclavage, et l’on peut envisager désormais une unité d’action avec les racistes noirs contre ces «éléments malfaisants» dont l’identité n’est pas trop difficile à deviner.

Réparations

L’article de Paul Hall est loin de constituer un cas isolé. Déjà, le 7 novembre 1992, le Boston Globe rendait compte d’une réunion des adaptes de l’identité chrétienne sur la côte est des Etats-Unis au cours de laquelle les orateurs avaient affirmé que «l’importation d’esclaves africains aux colonies américaines résultait des pressions exercées sur le roi d’Angleterre par ses banquiers juifs hollandais». C’est, dans la bouche d’un raciste blanc, exactement le langage du «Département des études historiques» de Nation of Islam.

Dans l’Amérique de l’entredeux-guerres, l’un des principaux reproches que l’extrême droite antisémite faisait aux Juifs était qu’ils soutenaient le combat des Noirs. Dès les années 20, le Ku Klux Klan accusait les Juifs de miner «l’hégémonie blanche». Pour l’extrême droite américaine, le développement de l’antisémitisme noir est donc pain bénit, car il permet un retournement de la situation. Le numéro de Jubilee daté de mars-avril 1994 titre, avec une satisfaction évidente: «L’alliance entre Noirs et Juifs commence à se dissoudre». Le journal félicite Louis Farrakhan d’avoir compris que cette alliance «a été très profitable aux Juifs (Edomites) mais n’a nullement bénéficié aux Noirs». Sur quelles bases il convient d’établir une nouvelle alliance entre racistes blancs et noirs, on l’apprend dès le numéro suivant de Jubilee (mai-juin 1994), dans un article intitulé «Révisionnisme historique: le nouveau terrain de bataille».

On comprend l’importance de la négation de la Shoah dans ce dispositif: non seulement la démarche intellectuelle (si l’on ose dire) est la même que celle du discours sur les «esclavagistes juifs», mais les intérêts politiques des extrémistes noirs et blancs se rejoignent.

Robert Brock est loin d’être le seul à jouer sur ce terrain miné, qui est en quelque sorte l’équivalent américain du phénomène connu en Europe sous la désignation de «rouge-brun». On sait que le mouvement Nation of Islam a entretenu des relations épisodiques avec l’extrême droite américaine (voir, dans ce dossier, l’article de Jean Vidal). On peut aussi évoquer à ce propos Steve Cokely, l’un des personnages les plus remuants du nationalisme noir.

Steve Cokely
Steve Cokely

Cokely, dans les conférences qu’il fait sur les campus des universités (et dans les cassettes qu’il vend sur Internet ou sur les rayonnages des boutiques afroaméricaines), diffuse des théories «conspiratrices» qui ne diffèrent en rien de celles des organisations néo-nazies. Cokely explique à ses auditeurs que la société américaine est l’objet d’un vaste complot; la description qu’il en fait est identique, jusque dans les termes employés, à celle des officines de l’extrême droite aux Etats-Unis comme en Europe: «Nouvel ordre mondial», «Trilatérale», etc. Steve Cokely assure aussi que «l’épidémie de sida a été créée par des médecins, plus particulièrement des médecins juifs, qui ont injecté le virus du sida à des Noirs». Selon une enquête publiée par The Final Call, l’organe de Nation of Islam, près tiers des Noirs américains sont persuadés de la véracité de cette assertion.

Ces informations «confidentielles», dont on ne sait si elles reflètent une structure paranoïaque ou si elles ont pour seul but d’alimenter le train de vie de leur auteur, sont diffusées dans toute l’Amérique sous le titre de Cokely Files (Les Dossiers de Cokely). Steve Cokely était l’un des trois principaux orateurs de «Conférence nationale des dirigeants dirigeants étudiants afro-américains», qui s’est tenue le 15 janvier 1999.

Le 11 juin 1999, le Comité pour l’autodétermination (président: Dr Robert L. Brock) organisait à Washington la «Black Reparations Conference», avec l’argument suivant: «Pourquoi les Japonais, les Juifs, les Indiens et tous les autres auraient-ils droit à des réparations, et pas les descendants des esclaves noirs?» On pourrait voir dans ces exigences financières une source de conflits entre extrémistes blancs et noirs. Il n’en est rien. L’hostilité aux Juifs est un ciment extraordinairement fort. Comme on l’a vu plus haut, les «racistes identitaires» de Jubilee ont déjà prévu que celui «qui a amené les esclaves en Amérique», c’est-à-dire le Juif, devra supporter le coût des réparations. Mais comment faire payer les Juifs? Certains ont trouvé la solution. Lors de la «Première conférence annuelle sur le séparatisme racial» (où Robert Brock avait exposé à un public, composé essentiellement de racistes blancs, les thèses du séparatisme noir en ces termes: «Le séparatisme a commencé avec Hitler, qui voulait se débarrasser des Juifs»), Willis Carto, figure centrale de l’extrême droite américaine et du courant négationniste, expliquait que «le rapatriement des Noirs pourrait être financé en prélevant sur l’aide à Israël».

Scandale à Wellesley College

Pendant ce temps, un combat feutré mais bien réel se poursuit autour de la légitimité universitaire du discours pseudo-scientifique qui soutient l’antisémitisme noir. Les choses, de prime abord, sont assez difficiles. Le premier amendement à la Constitution américaine, qui garantit la liberté d’expression, est considéré outre-Atlantique comme un véritable acte de foi; les racistes de tout poil peuvent donc publier sans entraves. D’autre part, les Départements d’études afro-américaines qui se sont multipliés dans les universités jouissent d’une autonomie de fait; bien qu’ils ne soient pas tous, loin de là, acquis à l’afrocentrisme extrémiste et aux mythologies antijuives, leurs enseignants bénéficient d’une liberté dont certains font un usage pervers.

Dans un article publié en 1996 par la Boston Review, Eugene F. Rivers prônait un nationalisme noir moderne, qui se distinguerait de ce qu’il nommait «le nationalisme des imbéciles» (allusion transparente au célèbre mot de Bebel, définissant l’antisémitisme comme «le socialisme des imbéciles»). Comme représentant ce «nationalisme des imbéciles», Rivers citait Leonard Jeffries, Louis Farrakhan, Tony Martin et Khalid Muhammad qui, disait-il, étaient «cyniquement antisémites, vulgaires et tout simplement incompétents». Dans sa réponse, publiée elle aussi dans la Boston Review, Tony Martin dénonçait «les universitaires fabriqués par les Blancs et par les Juifs» que sont à ses yeux Henry Louis Gates et Cornel West, tous deux professeurs à Harvard.

Le cas de Tony (Anthony) Martin est emblématique. Ce professeur d’études africaines au Wellesley College est, nous l’avons vu, spécialisé dans le séparatisme noir dont il a longuement étudié le père fondateur, Marcus Garvey. Ses interventions publiques contiennent tous les éléments d’un discours paranoïaque antisémite: les Juifs ont pris le contrôle du mouvement des droits civiques aux dépens des Afro-Américains, les maisons d’édition appartenant à des Juifs se sont entendues avec des universitaires juifs pour contrôler les recherches sur l’histoire et la culture afroaméricaines, et les Juifs pèsent aujourd’hui de tout leur poids afin de s’opposer au progrès des Noirs. Dans ses cours, il recommande et commente le livre de Nation of Islam La relation secrète. Et dans son livre The Jewish Onslaught il a, de manière très significative, placé au premier rang de ses ennemis le professeur Mary Lefkowitz, une éminente spécialiste des études grecques et latines, qui enseigne elle aussi à Wellesley College et s’est permis d’exprimer dans un ouvrage intitulé Not Out of Africa son désaccord avec les thèses afrocentristes. Mary Lefkowitz se plaint de la tonalité antisémite des propos de Tony Martin à son égard; ce dernier l’attaque alors de plus belle, voyant dans le fait qu’une Lefkowitz se démarque des outrances de l’afrocentrisme une preuve supplémentaire de la conspiration juive contre les Noirs.

Not Out of Africa, le livre de Mary Lefkowitz   
Not Out of Africa, le livre de Mary Lefkowitz

La direction de l’université a fait savoir qu’elle réprouvait ces écarts de langage et d’écriture. Mais, au nom du Premier amendement et de la liberté universitaire, Tony Martin n’a pas été sanctionné; il a pu continuer d’enseigner le mythe des «esclavagistes juifs» et d’exposer ses vues sur le rôle exagéré des Juifs dans la société américaine contemporaine. Les tribunaux ont eu cependant à intervenir dans son cas, mais en l’occurrence il ne peut s’en prendre qu’à lui-même: Tony Martin, qui est juriste de formation, partage apparemment avec les négationnistes de tous les pays un goût pour la chicane judiciaire qui n’est pas à son avantage.

La première fois, c’était en septembre 1993: il avait poursuivi l’auteur d’un article paru dans un journal d’étudiants, qui avait rapporté des propos tenus sous le sceau de l’anonymat par des membres de la direction du Wellesley College selon lesquels le professeur Martin n’avait obtenu sa titularisation, en 1975, qu’en les menaçant d’un procès pour discrimination raciale. D’audience en appel, l’affaire se solda en décembre 1998 par un arrêt en faveur de l’étudiant. Tony Martin faisait valoir que le procès pour discrimination raciale qu’il avait effectivement intenté à son université était postérieur à sa titularisation, et qu’il était donc diffamatoire de laisser entendre que celle-ci était due à un chantage au racisme plutôt qu’à la valeur intrinsèque de ses recherches; le juge lui donna raison sur ce point, mais il fit observer que le procès pour discrimination raciale, même s’il était tardif, se rapportait à la procédure de titularisation, et qu’il n’était nullement établi que la crainte d’un procès n’avait pas joué un rôle dans la titularisation elle-même, de sorte que le compte rendu du jeune journaliste était «faux en partie mais vrai pour l’essentiel». Au-delà des subtilités juridiques, le message est assez clair: l’intégrité universitaire dont se prévaut le professeur Martin peut être légitimement mise en doute.

Un autre arrêt, dans une affaire distincte, va dans le même sens. Cette fois, Tony Martin poursuivait son université parce qu’elle lui avait refusé une augmentation de salaire. Le conflit avait commencé en juin 1994: Martin avait demandé une augmentation, et la présidente, Diana Chapman Walsh, lui avait répondu que la qualité de ses recherches ne le justifiait pas. Ses travaux, lui avait-elle fait savoir, «méritaient un désaveu et non pas une hausse de salaire». Tony Martin porta plainte, arguant que sur les trente professeurs de Wellesley qui pouvaient prétendre à une augmentation de salaire cette année-là, il était le seul à ne l’avoir pas obtenue. Il y avait donc, affirmait-il, une discrimination raciale liée au fait qu’il est Noir. Mais en avril 1999 le juge lui donna tort, car il n’avait pas pu prouver que le refus de l’augmentation de salaire «avait d’autres causes que le mécontentement de l’institution quant à la qualité de son travail». En fait, Tony Martin avait joint à sa demande d’augmentation, pour preuve de la valeur de ses recherches, son livre The Jewish Onslaught. Le récent arrêt du tribunal revient donc à justifier en droit la condamnation que les responsables du Wellesley College avaient portée sur ce libelle antisémite. Mais cela n’empêchera pas, sans doute, Tony Martin de continuer à diffuser ses thèses au nom de la liberté d’expression.

Source: L’Arche, n° 498-499, septembre 1999


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