La Négation du Génocide Arménien sur Internet
Par Gilles Karmasyn*
Revue d’histoire de la Shoah, no 177-178, janvier-août 2003
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Introduction
« Elle mélange au besoin les couleurs, déclarant tout à la fois qu’il n’y a pas eu de victimes, qu’elles ont bien mérité ce qui leur est arrivé, qu’il fallait tuer ces personnes puisqu’elles étaient dangereuses et que le nombre des morts n’est pas si élevé que le prétend l’accusation. [...] [La négation] révèle une pratique dont le premier principe est la mise en question de l’innocence des victimes. »Yves Ternon1.En réponse à un lecteur désireux de s’informer sur les sites Web2 consacrés au génocide des Arméniens, la revue L’Histoire, dans son numéro de mai 2002, signale l’existence d’un certain nombre de sites reproduisant des témoignages de contemporains. Suit la mention d’un autre site précédée de l’explication suivante : « La réfutation de ces témoignages est publiée par le ministère de la Culture de la Turquie »3. Sa consultation est sans surprise : l’adresse fournie conduit à un ensemble de pages Web, en français, clairement négationnistes, hébergées par le ministère de la culture turc. Que l’ensemble de ces sites aient été introduits par le sous-titre « Arménie, négationnisme » n’atténue pas le scandale : une revue de vulgarisation scientifique réputée sérieuse a bien fourni à ses lecteurs un matériel négationniste, sans commentaire approprié. Ce dérapage concentre de manière emblématique toutes les caractéristiques de la négation du génocide des Arméniens : un négationnisme d’État, ayant pignon sur rue4, cautionné par quelques universitaires5. Tels sont les traits originaux et dramatiques qui structurent l’expression du négationnisme turc sur l’Internet et le distinguent de la négation du génocide des Juifs.
Rappelons l’acte de naissance du mot « négationnisme ». En 1987, Henri Rousso, notait l’inadéquation du terme utilisé par la secte des négateurs de la Shoah :
« Le grand public découvre [...] le milieu interlope des “révisionnistes”, un qualificatif qu’ils s’attribuent impunément : le révisionnisme de l’histoire étant une démarche classique chez les scientifiques, on préférera ici le barbarisme, moins élégant mais plus approprié, de “négationnisme”, car il s’agit bien d’un système de pensée, d’une idéologie et non d’une démarche scientifique ou même simplement critique6. »
« Négationnisme » a d’abord désigné le discours de négation de l’ampleur et de la réalité de la Shoah7. Mais Yves Ternon montre bien que la négation du génocide des Arméniens relève des mêmes techniques rhétoriques que celle de la Shoah8. Si le négationnisme peut désigner une négation d’un génocide particulier, on peut soutenir que le vocable désigne aussi un type de discours niant tel ou tel génocide. Négation de la volonté de tuer, négation de l’ampleur, de l’ordre de grandeur, du nombre de victimes, négation des modalités des meurtres de masse, négation de l’innocence des victimes, constituent cinq volets d’un discours négationniste. Chacun de ces volets peut être décliné selon des degrés allant de la négation pure et simple à l’euphémisation prudente, en passant par des minimisations plus ou moins importantes. La conjonction de ces différents volets, et leur intensité, permettent de repérer et diagnostiquer que l’on a affaire à un discours négationniste. Il va de soi que le caractère mensonger des propos étudiés participe lui aussi de ce diagnostic. Si le terme « négationnisme » ne doit pas être galvaudé, comme cela s’est produit avec le terme « génocide », il ne fait aucun doute que son usage peut être étendu au-delà de la négation de la Shoah, mais toujours dans des cas de génocide9, plus particulièrement au cas de la négation du génocide des Arméniens. Nous emploierons donc « négationnisme » dans la suite du présent article pour désigner cette négation-là, sans plus de précision, sauf exception.
De janvier 1915 à août 1916, le gouvernement turc, sous l’impulsion du Comité Union et Progrès (issu du mouvement Jeunes-Turcs) met en place et accomplit l’extermination des deux tiers de la population arménienne de Turquie10. Si la préparation du camouflage est contemporaine de la réalisation du génocide11, pendant environ deux ans, entre 1918 et 1919, personne en Turquie ne niait sa réalité. Des procès eurent lieu, des documents furent publiés12. Tout au plus chaque responsable tentait-il de minimiser son propre rôle. De ces deux années, il ne reste rien dans l’historiographie turque. Depuis 1919, la Turquie a mis en place et exporté un négationnisme d’État. La stratégie négationniste turque joue sur les pressions diplomatiques13, le contrôle de l’accès aux archives ottomanes, réservées aux chercheurs turcophiles ou évitant le sujet du génocide des Arméniens14, la mobilisation d’universitaires étrangers15, le soutien financier aux relais étrangers de la négation16, etc. Celui-ci ne connaît pas de répit et les années 1980 et 1990 furent riches en « affaires » négationnistes tant en Europe qu’aux Etats-Unis : « affaire Lewis »17, « affaire Lowry »18, « affaire Veinstein »19.
Non seulement, le génocide des Arméniens a bien eu lieu, et relève de la catégorie du génocide20, mais c’est un événement extrêmement bien connu et largement documenté, étayé par des témoignages et des documents contemporains en nombre, et dont la connaissance peut être acquise en ayant recours à une historiographie abondante et rigoureuse21. Le simple fait que nous devions rappeler ces évidences souligne une première différence par rapport à la Shoah : le génocide des Arméniens n’est pas encore entré dans la mémoire collective. Le grand public connaît peu ou pas du tout ces événements22.
Si le nombre des affaires négationnistes relatives au génocide des Arméniens est au moins aussi élevé que les affaires de négation de la Shoah, leur nature diffère sur quelques points importants : implication d’intellectuels renommés, alors que les affaires de négation de la Shoah concernent le plus souvent des extrémistes de droite ou de gauche ; tolérance évidente par une partie des médias traditionnels23. Ces différences trouvent leurs origines dans des caractéristiques propres à la négation du génocide des Arméniens :
- Si les négationnistes de la Shoah sont motivés par l’antisémitisme et que l’antisémitisme des « thèses » négationnistes ne saurait échapper à un interlocuteur de bonne foi, la portée raciste anti-arménienne de la négation du génocide des Arméniens est moins immédiate. Cela est dû à la fois à la méconnaissance des événements par le grand public et à la stratégie rhétorique des négateurs du génocide des Arméniens. On voit ainsi se fourvoyer des individus a priori de bonne foi, parfois même des intellectuels respectés24. Cependant, l’étude de la négation du génocide des Arméniens démontre clairement que cette négation aboutit de toute façon à un discours d’incitation à la haine anti-arménienne25.
- Contrairement à ce qui se passe pour les négateurs de la Shoah, il est possible de faire avancer sa carrière par la négation du génocide des Arméniens. Le calcul cynique le dispute ici à la malhonnêteté pure et simple. Le cas de Heath Lowry, stipendié par la Turquie, est paradigmatique26.
- L’expression publique de la négation du génocide des Arméniens n’est pas sanctionnée par la loi, alors que la négation de la Shoah est sanctionnée au titre de l’article 24bis de la loi sur la liberté de la presse de 1881, dite « loi Gayssot »27.
L’objet du présent article n’est pas d’étudier en tant que telle la négation du génocide des Arméniens - cela a été fait ailleurs28 - mais de décrire comment et dans quelle mesure cette négation se déploie sur l’Internet. Il nous faut cependant souligner ici un trait fondamental du négationnisme turc : une très grande partie de la rhétorique négationniste consiste en un retournement complet de l’accusation. Les Arméniens deviennent seuls coupables, seuls responsables, seuls meurtriers, les Turcs, seules victimes et les vrais falsificateurs de l’histoire sont les Arméniens29. La multiplication de cette rhétorique répugnante depuis longtemps développée par les négationnistes sera présente sur tous les supports évoqués plus bas. Il convient de rappeler un discours que Goebbels adressa à des journalistes auxquels il communiquait ses directives, un 16 décembre 1942, alors qu’étaient apparues des dénonciations alliées à propos des massacres commis par les Nazis contre les Juifs :
« Une cacophonie générale sur les atrocités sont notre meilleure chance d’échapper au désagréable sujet des Juifs. Les choses doivent être arrangées de telles sortent que chaque partie accuse l’autre de commettre des atrocités. Cette cacophonie aura finalement pour résultat la disparition du sujet »30.
Sur l’Internet, la cacophonie anti-arménienne est très bien organisée.
De tous temps, les avancées techniques, imprimerie, radio, télévision, ont immédiatement été mises au service des causes les plus nobles et les plus ignobles. Dès l’émergence des technologies informatiques, les extrémistes de tous horizons furent parmi les premiers à en mesurer l’intérêt et à les utiliser. C’est ainsi que les ordinateurs et leurs possibilités de communication en réseaux ont rapidement été utilisés par les racistes et les néo-nazis américains et européens31. Nous n’avons pas trouvé trace d’utilisation des ordinateurs à des fins de négation du génocide des Arméniens dans la période qui précède le développement de l’Internet. Ce qui ne signifie pas que de telles utilisations n’ont pas eu cours. L’époque des ordinateurs personnels communiquant entre eux par d’autres moyens que l’Internet fut d’abord celle de la « communication interne » des extrémistes, et non celle des campagnes de propagande destinées au public32. L’apparition et l’expansion de l’Internet allaient changer cela.
Média, mode de communication, d’information, de diffusion, l’Internet est protéiforme et la qualification de la nature des échanges qu’il permet et suscite n’est pas aisée33. Conservons à l’esprit certains ordres de grandeur : à l’automne 1998, il y avait, en France, un million d’ « internautes », quatorze millions de minitels et vingt-trois millions de téléviseurs34... Si le nombre de minitels et de téléviseurs n’a probablement pas évolué de façon notable, le nombre de personnes connectées aujourd’hui à l’Internet est évalué entre 10 et 15 millions et continue de progresser35.
Le contenu disponible sur l’Internet n’est pas original en soi. La nouveauté, réside dans le fait que n’importe qui peut s’y faire diffuseur : avec l’Internet, plus de problème pour informer. Ou désinformer. L’innovation tient également aux vitesses de diffusion et d’accès à ces contenus. Pour Patrick Moreau :
« L’essentiel dans le phénomène Internet est la mise à disposition immédiate de l’information pour qui la cherche, et ce que cela veut dire pour nos normes de droit et les capacités d’investigation des autorités de police et de justice.36 »
Enfin une troisième nouveauté tient à la possibilité de « délocaliser » la source physique d’émission de cette information. N’importe qui, depuis la France, peut disposer d’une page Web physiquement hébergée aux USA, ou aux îles Caïmans.
L’Internet, qui existe depuis 30 ans, n’a atteint le grand public qu’au cours des dix dernières années, et connaît une véritable explosion depuis 1994. Avec quelques milliers de francs, voire gratuitement pour les étudiants et les lycéens de plus en plus nombreux, ou pour les employés d’entreprises équipées, on peut disposer d’un accès à l’Internet, c’est-à-dire aux diverses formes de communication qu’il permet : courrier électronique, listes de discussions, forums de discussions, IRC, Web37.
Pour des sommes tout aussi modiques, n’importe qui peut répandre ses discours sur le « réseau des réseaux » et espérer des milliers de lecteurs dans le monde entier, de façon quasi instantanée. Les personnes connectées peuvent échanger, où qu’elles soient, des informations avec un bon degré de confidentialité, le contrôle en étant rendu difficile par le caractère hautement décentralisé du réseau.
Si aujourd’hui, l’Internet est quasiment synonyme de Web, les premiers modes de communication de grande échelle et véritablement populaires furent Usenet et les forums de discussion38.
Notes.
* Gilles Karmasyn est spécialiste en systèmes d’informations. Il effectue des recherches sur l’histoire de la Shoah et la négation du génocide des Juifs depuis plusieurs années. Il est responsable du site Web « phdn » : http://www.phdn.org/. Il a publié, en collaboration avec Michel Fingerhut et Gérard Panczer, « Le Négationnisme sur Internet. Genèse, stratégies, antidotes », Revue d’Histoire de la Shoah, sept-dec. 2000, no. 170.
1. Yves Ternon, L’innocence des victimes. Au siècle des génocides, Desclée de Brouwer, 2001, p. 117-118.
2. Sur la genèse et l’histoire de l’Internet, voir Christian Huitema, Et Dieu créa l’Internet..., Eyrolles, 1996. Si, en septembre 2000 de nombreux rappels sur ce qu’était l’Internet avaient semblé nécessaires, la rapide familiarisation du grand public avec son maniement nous incite à limiter ces rappels dans le cadre du présent article. On pourra se reporter à notre article « Le Négationnisme sur Internet », op. cit., ou au glossaire qui l’accompagne et qui est disponible en ligne: http://www.phdn.org/negation/negainter/gloss.html
3. L’Histoire, no 265, mai 2002, p. 91.
4. Signalons notamment que la négation du génocide arménien n’est pas sanctionnée par la « loi Gayssot », qui ne couvre que la contestation des crimes contre l’humanité commis par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Voir Gilles Karmasyn, « L’article 24bis de la loi sur la liberté de la presse, dit “Loi Gayssot” », PHDN, 2000 : http://www.phdn.org/negation/gayssot/24bis.html
5. Surtout aux États Unis où c’est un universitaire établi, Stanford Shaw (professeur à l’Université Californienne de Los Angeles, l’UCLA), auteur en 1976, avec son épouse d’origine turque Ezel Kural Shaw, d’une Histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne (trad. française, Horvath, 1983), qui introduit le premier la rhétorique négationniste turque dans le milieu universitaire américain. Il fit supprimer la mention du génocide arménien de certains programmes portant sur l’Empire Ottoman. Voir Rouben Paul Adalian, « Négationnistes et génocide arménien », in Israel Charny (dir.), Le livre noir de l’humanité, Éditions Privat, 2001, p. 406. Sur Stanford Shaw, voir également Richard Hovannisian, « The Armenian Genocide and Patterns of Denial », in Richard Hovannisian (éditeur), The Armenian Genocide in Perspective, Transaction Publishers, New Brunswick, 1986, p. 124-126. Également, Vahakn Dadrian, Histoire du génocide arménien, op. cit., p. 389-390. Aussi Richard G. Hovannisian, « Rewriting History : Revisionism and Beyond in the Study of Armenian-Turkish Relations », Ararat : A Quarterly, Summer 1978, p. 4-9. Hovannisian montre comment il est cité frauduleusement par Shaw qui lui fait dire le contraire de ce qu’il avait écrit (p. 7). Par ailleurs, Shaw s’employait, tout en passant aussi rapidement que possible sur l’évocation des massacres d’Arméniens, à en minimiser le nombre de victimes, puisqu’il avançait un chiffre grotesque de 200 000 victimes dans son ouvrage sur l’Empire ottoman. Voir Rouben Paul Adalian, « The Ramifications in the United States of the 1995 French Court Decision on the Denial of the Armenian Genocide and Princeton University », Revue du monde arménien moderne et contemporain tome 3, 1997, p. 101. Soit dit en passant, il semble que Shaw, pour son grand œuvre de 1976, se soit très largement inspiré d’un ouvrage d’un historien turc, Uzun Jarsoglu (Interview du professeur Speros Vryonis dans le NYC’s National Herald du 12 mars 1993 reproduit sur http://www.diaspora-net.org/ucla/shaw.htm). Dix ans plus tôt, Speros Vryonis avait donné une analyse dévastatrice du caractère largement plagié et erroné de l’ouvrage de Stanford Shaw. Il a démontré notamment que, contrairement à ce que Shaw prétendait, les sources primaires ne sont quasiment pas exploitées ; au contraire Shaw reprend des passages entiers d’ouvrages qu’il ne cite pas. Speros Vryonis donnait également une chronique des pressions turques pour éliminer toute critique de l’ouvrage de Stanford Shaw. Voir Speros Vryonis, Jr, « Stanford Shaw, History of the Ottoman Empire and Modern Turkey. Volume I. A Critical Analysis », Balkan Studies vol. 24 no. 1, 1983.
6. Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, Seuil, Points Histoire, 1990 — 1ère éd. 1987—, p. 176.
7. Voir Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Seuil, 2000 et Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, Points Seuil, 1995. 1ère éd., La Découverte, 1987.
8. Voir notamment, Yves Ternon, Enquête sur la Négation d’un Génocide, Editions Parenthèses, Collection Arménie, 1989, ainsi que, du même auteur, son indispensable et remarquable Du négationnisme. Mémoire et tabou, Desclée de Brouwer, 1999. Pour une brève introduction, voir Lucette Valensi, « Notes sur deux histoires discordantes. Le cas des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale », in François Hartog, Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2001.
9. Il semble bien que le négationnisme soit consubstantiel aux génocides. Nous ne sommes pas loin de penser que la détection d’un discours négationniste à propos d’un massacre de masse peut faire partie des critères d’identification de ce massacre comme génocide. Cette réflexion est déjà présente dans les ouvrages d’Yves Ternon et figure également explicitement chez Christian Delacampagne, De l’indifférence. Essai sur la banalisation du mal, Éditions Odile Jacob, 1998, p. 108 : « [Le négationnisme], en niant la réalité du génocide, “accomplit” celui-ci - au sens où elle en constitue le dernier acte ». Voir aussi Marc Nichanian, « Le droit et le fait : la campagne de 1994 », Lignes, no. 26, octobre 1995, p. 85.
10. V. Dadrian, Histoire du Génocide Arménien, Stock, 1996. Yves Ternon, Les Arméniens, Seuil, 1996. Pour une introduction on pourra également se reporter à Gérard Chaliand et Yves Ternon, 1915 le génocide des Arméniens, Éditions Complexe, 2002 (1ère éd. 1980). Pour un état des lieux tant historiographique que bibliographique sur le génocide des Arménien, voir Comité de Défense de la Cause Arménienne, L’actualité du génocide des Arméniens, acte du colloque organisé par le CDCA à Paris-Sorbonne les 16,17 et 18 avril 1998, EDIPOL, 1999. Rappelons que des massacres de masse d’Arméniens avaient déjà eu lieu en 1895 et 1896 et que des Arméniens continuèrent d’être assassinés jusqu’en 1923.
11. Le Comité Union et Progrès fit preuve d’une duplicité aboutie : alors qu’il s’efforçait d’avancer diverses justifications à sa politique de persécution (en fait d’extermination), notamment en alléguant une supposée « trahison arménienne » au profit de l’Entente, des messages, sans portée aucune mais destinés ultérieurement aux archives, étaient adressés aux autorités locales chargées de l’application du « programme », recommandant de ne pas maltraiter la population arménienne (Yves Ternon, Enquête sur la négation d’un génocide, op. cit., p. 69-73).
12. Voir notamment, Vahakn N. Dadrian, « The Turkish Military Tribunal’s Prosecution of the Authors of the Armenian Genocide : Four Major Court-Martial Series », Holocaust and Genocide Studies, Vol. 11, No 1, printemps 1997 (sur le Web : http://www.genocide.am/dadrian/content.htm). Voir aussi Yves Ternon, « Impunité, vengeance, et négation. Le génocide arménien devant les tribunaux et les instances internationales. », Le Monde Juif no. 156, janvier-avril 1996.
13. La reconnaissance du génocide arménien par la France (par une loi votée le 29 janvier 2001) a abouti à un gel des relations diplomatiques entre la République française et l’Etat turc. Le 18 juin 1987, le Parlement européen avait estimé que le refus turc d’admettre la réalité du génocide arménien constituait un obstacle à son intégration au sein de la Communauté européenne. On semble bien loin de cette position aujourd’hui...
14. Il faut avoir conscience que l’Etat turc est en mesure d’exercer des pressions majeures sur les universitaires dont le domaine d’études rend nécessaire l’examen d’archives turques. C’est au mieux le silence sur la question arménienne qui leur est imposé, sous peine d’interdiction d’accès aux archives (on ne compte plus les chercheurs exclus des Archives ottomanes, comme Ara Sarafian ou Hilmar Kaiser). Le 2 janvier 1989, le Ministre turc des Affaires Etrangères annonçait que, dans les cinq mois à venir, les chercheurs auraient accès aux archives portant sur les cinq siècles d’histoire diplomatique de la Sublime Porte - mais l’on apprendrait par la suite que cette autorisation de consultation n’était délivrée que pour les documents antérieurs à 1894. Les autorités turques se réservent, au surplus, le droit d’interdire la divulgation de ces documents en cas « d’atteinte à la défense nationale ou à l’ordre public » ou de danger pesant sur les rapports entretenus par la Turquie avec d’autres pays. Les archives des tribunaux militaires, les collections de suppléments judiciaires des Journaux officiels ont disparu (Yves Ternon, Les Arméniens, op. cit., p. 344-345). La Turquie, à l’inverse de l’Allemagne, jouit de cet avantage exorbitant qu’elle n’a pas eu à livrer ses archives aux vainqueurs à l’issue de l’armistice de 1918.
15. Mettant en jeu des universitaires renommés ou désirant l’être. Le 19 mai 1985, le New York Times et le Washington Post publiaient une « déclaration des universitaires américains à la Chambre des Représentants du Congrès des Etats-Unis » (les Représentants envisageaient de faire du 24 avril, date marquant symboliquement le déclenchement du génocide commis par l’Ittihad, le « jour national du souvenir de l’inhumanité de l’homme envers l’homme ») : par cette déclaration, soixante-neuf universitaires américains contestaient la réalité d’une extermination planifiée des Arméniens par le Comité Union et Progrès. Soulignons que plus de la moitié des signataires recevaient directement, ou appartenaient à des départements qui recevaient des fonds de l’Insitute of Turkish Studies, une officine de relais de l’État turc aux États Unis. Voir Rouben Paul Adalian, « The Ramifications in the United States of the 1995 French Court Decision on the Denial of the Armenian Genocide and Princeton University », Revue du monde arménien moderne et contemporain tome 3, 1997, p. 114-115. La meilleure étude de la collusion d’universitaires américains avec l’État turc a été donnée par Speros Vryonis, Jr. dans The Turkish State and History : Clio Meets the Grey Wolf, Institute for Balkan Studies, Thessalonique, 1991, surtout la troisième partie intitulée « The Turkish Government and History in the United States. Clio visits the Turkish Ambassador in Washington D.C. », p. 89-131. Speros Vryonis donne la liste des personnes et institutions qui reçoivent des fonds turcs. Les sommes se montent à plusieurs centaines de milliers de dollars...
16. En décembre 1997, le département d’Histoire de l’Université californienne de Los Angeles rejetait, par dix-huit voix contre dix-sept, le soutien financier du gouvernement turc devant permettre la création d’une chaire d’études ottomanes - Ankara avait exigé que les chercheurs affectés à cette chaire entretiennent des relations cordiales avec leurs homologues turcs et basent leurs travaux sur les archives gouvernementales. La Turquie avait transféré des fonds à d’autres Universités américaines pour satisfaire le même objectif : Harvard, Georgetown, Indiana, Portland, Princeton, Chicago. Soixante-quatre intellectuels et chercheurs avaient dénoncé cette manœuvre visant à promouvoir la négation du génocide (voir Yves Ternon, Du négationnisme, op. cit. p. 64.
17. Le grand islamologue et turcologue Bernard Lewis a, à plusieurs reprises, entre 1985 et 2002, tenu des propos relevant d’une rhétorique négationniste. L’affaire la plus spectaculaire, à l’occasion de propos tenus dans le Monde en 1993, a donné lieu à une condamnation de Bernard Lewis. Voir Yves Ternon, Les Arméniens, op. cit., p. 350-353, ainsi que du même, « Impunité, vengeance, et négation. Le génocide arménien devant les tribunaux et les instances internationales. », op. cit., p. 50-54.
18. Heath Lowry, formé par Stanford Shaw, historien et directeur de l’Institute for Turkish Studies (voir note 15) est depuis le début des années 1980, un acteur majeur du négationnisme « universitaire », spécialisé dans la critique, ou plutôt l’hypercritique des témoignages du génocide arménien et la rhétorique négationniste en général. Voir Rouben Paul Adalian, « Négationnistes et génocide arménien », op. cit., p. 406. Voir également note 26. Et sur le Web : http://users.ids.net/~gregan/
19. Voir Yves Ternon, Du négationnisme. Mémoire et Tabou, Desclée de Brouwer, 1999.
20. Quelle que soit d’ailleurs la définition que l’on souhaite adopter...
21. Outre les références déjà données, voir Rouben Paul Adalian, « The Ramifications in the United States of the 1995 French Court Decision on the Denial of the Armenian Genocide and Princeton University », Revue du monde arménien moderne et contemporain, tome 3, 1997, p. 111-112. Voir également Leslie A. Davis, La province de la mort. Archives américaines concernant le génocide des Arméniens, Editions Complexe, 1994.
22. Cela d’autant plus que les autorités turques entreprennent systématiquement d’étouffer les tentatives visant à porter le génocide des Arméniens à la connaissance du grand public. On a pu parler de « crime de silence ». Voir le Tribunal permanent des Peuples, Le crime de silence. Le génocide des Arméniens, Flammarion, 1984.
23. Le Monde a offert plus d’une fois une tribune complaisante au négationnisme de Bernard Lewis. On se souviendra par ailleurs que Le Monde avait choisi de publier Faurisson, le 29 décembre 1978. C’est le Times de Londres qui avait cautionné les Protocoles des Sages de Sion en 1920. À croire que la presse dite sérieuse éprouve une fascination (érotique ? morbide ?) pour les plus ignobles rhétoriques.
24. Sur les raisons qui poussent des intellectuels à se faire les chantres du négationnisme, voir Israel W. Charny, « L’intolérable perversion des universitaires négateurs du génocide arménien ou de l’holocauste », Revue du monde arménien moderne et contemporain, tome 3, 1997. Une version anglaise modifiée en est proposée dans « The Psychological Satisfaction of Denials of the Holocaust or Other Genocides by Non-Extremists or Bigots, and Even by Known Scholars », Idea, a journal of social issues, vol. 6, no. 1, janvier 2001. L’article est disponible sur l’Internet : http://www.ideajournal.com/articles.php?id=27
25. Cela apparaît dès que l’innocence des victimes est niée, que, dans un retournement tout à fait ignoble, les Arméniens se retrouvent accusés d’avoir perpétrés un génocide contre les Turcs, ou que les négationnistes dressent des listes minutieuses des mauvaises actions arméniennes à travers les âges.
26. Lowry, titulaire d’une chaire d’études turques et ottomanes à Princeton financée par la Turquie, était en contact très étroit avec l’ambassade turque aux Etats-Unis, qu’il conseillait sur la meilleure façon de diffuser une rhétorique négationniste... Voir Roger W. Smith, Eric Markusen, Robert Jay Lifton, « Professional Ethics and the Denial of Armenian Genocide », Holocaust and Genocide Studies, Vol. 9, no. 1, printemps 1995. Sur l’Internet : http://www.phdn.org/armenocide/lowryHGS.html. L’hypocrisie de Lowry éclate lorsqu’on sait qu’en 1989 il avait publié dans le Wall Street Journal, un texte intitulé « Leave Armenia’s History to historians »...
27. Sur la loi Gayssot, voir Michel Troper, « La loi Gayssot et la constitution », Annales HSS, 54(6), novembre-décembre 1999. Sur le Web, voir : http://www.phdn.org/negation/gayssot/. Le 18 novembre 1994, la XVIIe chambre du TGI de Paris refusait d’appliquer l’article 24bis à la négation du génocide arménien, ce qui ne surprit pas les juristes étant donné la rédaction précise et restrictive de l’article en question.
28. Outre les ouvrages d’Yves Ternon déjà cités, mentionnons l’indispensable somme publiée par le Comité de Défense de la Cause Arménienne, L’actualité du génocide des Arméniens, acte du colloque organisé par le CDCA à Paris-Sorbonne les 16,17 et 18 avril 1998, EDIPOL, 1999. Également, Roger W. Smith, « Genocide and Denial : The Armenian Case and Its Implications », Armenian Review, printemps 1989, Vol. 42, no. 1/165. Voir aussi Rouben Paul Adalian, « The Armenian Genocide : Revisionism and denial », In Michael N. Dobkowski & Isidor Wallimann (Eds.), Genocide in Our Time : An Annotated Bibliography with Analytical Introductions, Ann Arbor, Michigan, The Pierian Press, 1992. Nous fournissons une bibliographie sur le négationnisme sur PHDN : http://www.phdn.org/armenocide/negation.html
29. Un article récent contient une réfutation véritablement dévastatrice de ces constructions et de l’historiographie officielle turque accusant les Arméniens de sédition généralisée : Vahakn N. Dadrian, « The Armenian Question and the Wartime Fate of the Armenians as Documented by the Officials of the Ottoman Empire’s World War I Allies: Germany and Austro-Hungary », International Journal of Middle East Studies vol. 34, no. 1, février 2002. Dadrian s’appuie sur une dépouillement d’archives jusque là peu ou pas exploitées : une leçon d’histoire et de méthode !
30. Cité par David Bankier, « The use of antisemitism in nazi wartime propaganda », dans Michael Berenbaum et Abraham J. Peck (éditeurs), The Holocaust and History. The Known, the Unknown, the Disputed and the Reexamined, Indiana University Press, 1998, p. 42.
31. Gilles Karmasyn, Michel Fingerhut et Gérard Panczer, « Le Négationnisme sur Internet. Genèse, stratégies, antidotes », Revue d’Histoire de la Shoah, sept-dec. 2000, no 170, p. 11-15.
32. Ibid., p. 13.
33. Voir notamment Dominique Wolton, Internet et après?, une théorie critique des nouveaux médias, Flammarion, 1999.
34. Dominique Wolton, op. cit., p. 86.
35. « France, nombre d’internautes », Le Journal du Net, 21 octobre 2002, http://www.journaldunet.com/cc/01_internautes/inter_nbr_fr.shtml
36. Patrick Moreau, « L’extrême droite et Internet », Pouvoirs, n°87, 1998, p. 130.
37. Ces termes sont définis dans tous les ouvrages relatifs à l’Internet et sur de nombreux sites Web. On peut se reporter également au glossaire de notre article, « Le négationnisme sur Internet », op. cit.
38. Ce mode de communication thématique publique sur l’Internet rappelle les dazibaos. Tout utilisateur de l’Internet peut écrire un texte destiné à un ou plusieurs forums. Ce texte circulera automatiquement sur les ordinateurs de l’Internet participant de ce mode de communication (la plupart) et y sera stocké dans une sorte de boîte aux lettres publique: tout utilisateur de cet ordinateur pourra donc lire tous les textes qui sont destinés à ce forum et qui sont arrivés sur son ordinateur ou sur celui de son centre serveur, sans avoir à le transférer lui-même d’un autre ordinateur, dans le même pays ou à l’étranger. La majorité des forums sont d’accès libre: on peut y écrire sans aucun contrôle. Le nombre de forums disponibles est de l’ordre de plusieurs milliers, voire dizaines de milliers. Certains sont internationaux (et généralement en anglais), tandis que d’autres sont plutôt limités à un pays.
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14/01/2005