Le SS-Scharführer Franz Schalling témoigne

Chelmno


Préambule de PHDN

Membre de l’Ordnungspolizei Franz Schalling participa comme garde SS aux assassinats des Juifs du Warthegau à Chelmno. Retrouvé en Allemagne par Claude Lanzmann en 1978, il accepte de s’entretenir avec lui sans savoir que Lanzmann filme l’entretien en caméra cachée. Lanzmann garde quelques séquences de cet entretien pour Shoah, mais l’intégralité est disponible en ligne. Nous présentons ci-après le verbatim des passages retenus pour Shoah


Entretien de Franz Schalling avec Claude Lanzmann dans Shoah

Claude Lanzmann:Tout d'abord, expliquez-moi: comment êtes-vous arrivé à Kulmhof, à Chelmno: Vous étiez à Lodz, non?

Franz Schalling: À Lodz, oui.

C. L.:À Litzmannstadt?

F. S.: À Litzmannstadt, oui. Là-bas, nous montions interminablement la garde. Protection d'objectifs: les moulins, les voies, quand Hitler se rendait en Prusse-Orientale. C'était un peu morne et on nous a dit: «On cherche des hommes qui veulent sortir de ce train-train.» Nous en fûmes. Nous avons «touché» un uniforme d’hiver, manteau, bonnet de fourrure, bottes fourrées, etc., et au bout de deux ou trois jours on nous a dit: «En route!» On nous a embarqués sur deux, trois camions… je ne sais plus… avec des banquettes, et nous avons roulé, roulé, et nous sommes arrivés. Ça grouillait de SS et de police. Notre première question: «On fait quoi ici? — Vous verrez bien!»

C. L.:Vous verrez bien?

F. S.: Vous verrez bien!

C. L.:Vous n'étiez pas dans la SS mais…

F. S.: La police.

C. L.:Quelle police?

F. S.:«Protection!» Et puis, ordre de rassemblement: «À la Deutsches Haus!», le seul grand bâtiment de pierre du village. On nous a fait entrer. Et aussitôt un homme de la SS a dit: «Devoir de secret!»

C. L.:Secret?

F. S.:«Devoir de secret.» «Signez ça.» Chacun de nous a dû signer. Il y avait un formulaire préparé pour chacun.

C. L.:Quel en était le contenu?

F. S.:«Devoir… devoir de secret», etc. On ne l’a même pas lu en entier.

C. L.:Vous deviez prêter serment?

F. S.: Non, notre signature. Signer qu’on la fermerait sur tout ce qu’on verrait.

C. L.:«La fermer»?

F. S.: Pas un mot. Après que nous avons tous signé, on nous a dit: «Solution finale de la question juive.» Nous ne comprenions pas.

C. L.:Ah! Quelqu’un a dit…

F. S.: Il a annoncé ce qui allait se passer là.

C. L.:Quelqu'un a dit: «Solution finale…»? Vous seriez chargés de la «Solution finale»?

F. S.: Oui. Mais qu’est-ce que ça voulait dire, on n’avait jamais entendu ça! Alors il nous a expliqué.

C. L.:C’était quand exactement?

F. S.: Voyons… quand était-ce?… en hiver, hiver 1941-1942. Ensuite on nous a affectés à nos postes. Notre poste de garde était au bord de la route. Devant le château, une guérite.

C. L.:Vous étiez donc dans le «commando du château»?

F. S.: Oui

C. L.:Pouvez-vous décrire ce que vous avez vu?

F. S.: Nous pouvions voir, nous étions au porche. Quand les Juifs arrivaient, des loques… À moitié gelés, affamés, sales… Déjà à moitié morts. Des vieux, des enfants. Imaginez! Le long voyage en camion, debout, entassés! Se doutaient-ils? Impossible de le savoir. Ils se méfiaient, ça c’est sûr. Après des mois de ghetto, imaginez! J’entendais un SS les haranguer: «On va vous épouiller, vous baigner, vous travaillerez ici.» Les Juifs donnaient leur consentement: «Oui, c’est ce que nous voulons.»

C. L.:Le château était grand?

F. S.: Assez grand. Avec un vaste perron, et c’est là, en haut des marches, que se tenait le SS.

C. L.:Et ensuite, que se passe-t-il?

F. S.: On chassait les Juifs au premier étage, dans deux, trois grandes salles. Ils devaient s’y dévêtir, tout donner. Les bagues, l’or, tout.

C. L.:Oui. Et combien de temps les Juifs restaient-ils là?

F. S.: Le temps de se dévêtir. Puis, tout nus, ils dévalaient un autre escalier jusqu’à un couloir souterrain par lequel ils remontaient vers la rampe où les attendait le camion à gaz.

C. L.:Les Juifs entraient-ils de leur plein gré dans ce camion?

F. S.: Non, on les battait. Ils tapaient dans le tas. Et les Juifs comprenaient, ils criaient… Affreux! C’était affreux! Je le sais car nous descendions à la cave quand ils étaient tous dans le camion. Nous y ouvrions les cellules des «Juifs du travail» qui devaient ramasser, dans la cour, les objets jetés par la fenêtre du premier étage.

C. L.:Décrivez-moi les camions à gaz.

F. S.: Des poids lourds.

C. L.:Très grands?

F. S.: Euh… voyons… d’ici à la fenêtre. De simples camions de déménagement, avec deux portes à l’arrière..

C. L.:Et quel était le système? Comment, avec quoi tuait-on?

F. S.: Les gaz d’échappement.

C. L.:Les gaz d’échappement?

F. S.: Ça se passait ainsi: un des Polonais criait: «Gaz!» Alors le chauffeur allait sous le camion, pour y fixer le tuyau qui permettait le passage du gaz vers l’intérieur du véhicule. Le gaz du moteur.

C. L.:Comment le gaz pénétrait-il?

F. S.: Par un boyau. Un conduit. Il trafiquait sous le camion, quoi au juste, je ne sais pas.

C. L.:C’était seulement le gaz d’échappement??

F. S.: Oui.

C. L.:Qui étaient les chauffeurs?

F. S.: C’étaient des SS. Tous ces gens-là étaient SS.

C. L.:Étaient-ils nombreux, ces chauffeurs?

F. S.: Je ne sais pas.

C. L.:Ils étaient, deux, trois, cinq, dix?

F. S.: Non, pas tant, deux ou trois, pas plus. Il y avait, je crois, deux camions… Un grand et un plus petit, il me semble.

C. L.:Donc, le chauffeur s'installait… dans la cabine?

F. S.: Oui, il montait dans la cabine après la fermeture des portes et il démarrait le moteur.

C. L.:Il mettait plein gaz?

F. S.: Ça, je ne sais pas, je ne sais pas.

C. L.:Mais vous entendiez le bruit du moteur?

F. S.: Oui, on l'entendait tourner depuis la porte.

C. L.:Et c’était fort comme bruit?

F. S.: Un bruit de moteur de camion.

C. L.:Le camion était-il à l’arrêt quand le moteur tournait?

F. S.: Oui, il était à l’arrêt.

C. L.:Oui…?

F. S.: Puis il se mettait à rouler, nous ouvrions le portail et il partait vers la forêt.

C. L.:Les gens étaient déjà morts?

F. S.: Ça, je ne sais pas. C’était tranquille. Plus un cri.

C. L.:Plus un cri?

F. S.: On n’entendait plus rien.


Verbatim du film dans Claude Lanzmann, Shoah, Gallimard, 1985, p. 113-117.

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