Goebbels et l’entrée en fonction du centre de mise à mort de Belzec
Gilles Karmasyn
Le travail de l’historien consiste, entre autre, à restituer la réalité grâce à des documents et des témoignages et à interpréter documents et témoignages dans le contexte de la réalité historique, à la lumière les uns des autres. De la rigueur de cette démarche dépendra la qualité de son travail et la pertinence du récit que l’historien proposera. L’histoire de la Shoah constitue un sujet où cette démarche prend une importance capitale. Nous allons l’appliquer en partant du cas particulier d’une célèbre déclaration de Goebbels.
Voici le contenu du journal de Goebbels en date du 27 mars 1942:
«En commençant par Lublin, les Juifs du Gouvernement Général [la Pologne occupée par les Nazis] sont à présents évacués vers l’est. La procédure est assez barbare et ne saurait être décrite ici de façon plus précise. Il ne restera pas grand chose des Juifs. Globalement, on peut dire qu’environ 60 pour cent d’entre eux devront être liquidés alors que 40 pour cent peuvent être utilisés pour le travail forcé.
L’ancien Gauleiter de Vienne [Globocnick] et chef de la police du district de Lublin qui mène à bien cette opération le fait en toute discrétion et selon une méthode qui n’attire pas l’attention. Les Juifs sont en train d’être punis d’une façon barbare, certes, mais ils l’ont amplement mérité. La prophétie, que le Führer leur a fait dans l’éventualité où ils déclencheraient une nouvelle guerre mondiale, est en train de se réaliser de la plus terrible manière. On ne doit se permettre aucun sentiment pour traiter cette question. Si nous ne nous défendions pas nous-même contre eux, les Juifs nous anéantiraient. […]
C’est un combat de vie et de mort entre la race aryenne et le bacille juif. Aucun autre gouvernement et autre autre régime n’aurait la force de résoudre cette question de manière générale. Ici aussi le Führer est le champion inébranlable et le porte-parole d’une solution radicale […] Grâce à Dieu nous avons maintenant pendant la guerre toute une série de possibilités qui en temps de paix nous seraient interdites.1»
Dans quel contexte s’inscrivent ces déclarations de Goebbels? De toute évidence d’une opération menée à bien par l’ancien Gauleiter de Vienne, Odilo Globocnick, une opération qui «commence par Lublin», mais qui concerne tout le Gouvernement général. Pour Goebbels, il s’agit d’une opération contre les Juifs, opération meurtrière et discrète. Or le SS-Brigadeführer Globocnick a été chargé par Himmler de l’opération Reinhard2. Il s’agit de l’extermination des Juifs du Gouvernement général, dans trois centres de mise à mort, Belzec, Sobibor, Treblinka. La décision de commencer par les Juifs du Gouvernement général avait été prise à Wannsee, le 20 janvier précédent3. La construction de Belzec avait commencé dès octobre 1941 (date à laquelle Eichmann l’avait visité4). Il serait le premier centre d’extermination de l’Opération Reinhard à entrer en fonction, dès mars 1942. Sobibor commencera à fonctionner en mai, après des gazages expérimentaux en avril5, et Treblinka en juillet6.
Belzec se situe en Galicie occidentale, à l’Est du Gouvernement général7, notamment à l’est de Lublin. Le camp est relié par chemin de fer à toute la Galicie, de Cracovie à l’ouest à Lvov à l’est, ainsi qu’à tout le district de Lublin8.
Belzec entre donc en fonction en mars 1942. Les premiers gazages eurent lieu à Belzec le 17 mars 19429. Les premiers transports vers Belzec à partir de Lublin commencent le 16 mars10. La lecture de l’ordre de déportation a été consignée dans les minutes du Conseil Juif de Lublin du 17 mars 1942 qui ont été conservées. Les réfractaires devaient être abattus11. Du 17 mars au 14 avril, 30 000 Juifs, sur 37 000, sont acheminés de Lublin à Belzec pour y être assassinés12. Nous savons notamment par un document contemporain, un rapport du Dr. Richard Türk (cf. infra) du 7 avril 1942, qu’à cette date 18 000 Juifs de Lublin avaient été acheminés à Belzec13.
Les notes du Dr. Richard Türk
Le Dr. Richard Türk, directeur de la subdivision de la population et de l’aide sociale de l’administration de Lublin devait prendre contact, depuis le 7 mars, avec le Hauptsturmführer Hermann Höfle, l’expert de Globocnick sur la «réinstallation» des Juifs. Türk rencontre Höfle le 16 mars. Ils discutent notamment de la «réinstallation» des Juifs de Mielec, ville du sud de la Pologne située à environ 150 kilomètres à l’ouest de Belzec. Dans des notes du 17 mars 1942, Türk a consigné certaines directives et remarques de Höfle. Les Juifs devaient être triés entre les aptes et et les inaptes au travail. Höfle annonce que «tous les Juifs inaptes au travail seront acheminés à Belzec, la dernière station frontalière de la région de Zamosc». Höfle déclare notamment en conclusion que Belzec serait prêt à recevoir quatre ou cinq transports quotidiens comprenant chacun un millier de Juifs. Höfle précise: «Ces Juifs devaient passer la frontière et ne retourneront jamais dans le Gouvernement général»14.
En prenant en compte éléments géographiques, chronologiques (Sobibor et Treblinka ne sont pas encore en fonction au moment que nous étudions) et documentaires disponibles, et notamment en mettant en vis à vis les précisions que Höfle donne sur le rôle de Belzec, à savoir être la destination des Juifs inaptes au travail, et celle de Goebbels sur le fait que seuls ne seront pas liquidés ceux qui «peuvent être utilisé pour le travail forcé», il devient évident que ce que Goebbels écrit 10 jours après les premièrs transports de Lublin vers Belzec, fait bien référence à ceux-ci, et que c’est la mort qui attend les Juifs déportés à Belzec, vraie raison pour laquelle Höfle peut déclarer que ces Juifs «ne retourneront jamais dans le Gouvernement général».
Les Juifs de Mielec furent les premiers à être envoyés à Belzec avec ceux de Lublin. Lorsque fin juillet 1942 Türk tenta de prendre contact avec le Conseil juif de Mielec, un membre de l’Opération Reinhard lui écrivit que le Conseil juif de Mielec avait été réinstallé en Russie et «qu’aucune information précise ne peut être fournie concernant leur résidence actuelle puisque leur adresse est inconnue15». Si un doute devait subsister dans l’esprit de Richard Türk, il était sans doute levé.
Quand Goebbels fut-il mis au courant?
La question que nous nous posons est plus précisément: quand fut-il mis au courant de l’Opération Reinhard et de ses modalités?
Le cas de Türk, que Höfle ne met pas explicitement au courant du rôle de Belzec lors de leur rencontre du 16 mars 1942, montre que différents officiels étaient mis au courant à différents moments. En fait, même Goebbels n’avait appris le but de l’Opération Reinhard que tardivement. En effet, le 7 mars 1942, il écrivait encore dans son journal:
«Je viens de lire un rapport détaillé du SD et de la Police concernant la solution finale de la question juive. N’importe quelle solution définitive implique un nombre énorme de nouveaux points de vue. La question juive doit être résolue selon une approche pan-européenne. Il y a encore 11 millions de Juifs en Europe. Ils devront être concentrés plus tard, en commençant par l’Est; peut-être qu’une île, comme Madagascar peut leur être affectée après la guerre.16»
Goebbels venait de recevoir un exemplaire expurgé du protocole de la Conférence de Wannsee17 qui s’était tenue à Berlin le 20 janvier précédent, presque deux mois plus tôt, et au cours de laquelle Heydrich avait assis son autorité sur la «Solution Finale», et avait informé les participants des buts de cette «Solution». Bien que le secrétaire d’Etat et adjoint de Goebbels au ministère de la Propagande, Leopold Gutterer eût été invité, il ne s’était pas rendu à Wannsee, ni aucun autre membre du ministère de la Propagande18. Par ailleurs, Goebbels était un «concurent» direct de Heydrich et Himmler concernant la politique anti-juive. Ces derniers n’avaient aucun intérêt à l’informer en détail de la façon dont ils menaient les affaires juives. De fait, Goebbels en avait été tenu à l’écart depuis la «Nuit de Cristal» en 1938.
Par contraste, le ministère des affaires étrangères, dont un représentant était présent à Wannsee, avait reçu une copie non expurgée du protocole dès le 26 janvier19. Dans cette administration, on était au courant du caractère mortifère — à l’échelle européenne — de la Solution Finale20. Rademacher, le père du projet Madagascar, l’avait lui-même définitivement enterré le 10 février 194221, bien qu’en fait il soit devenu une «solution fantôme» depuis longtemps22. Pour mémoire, le «plan Madagascar», qui date de 1940, envisageait de transporter tous les Juifs à la portée des Allemands (au moins 4 millions à l’époque) sur l’île de Madagascar, et de les y faire contrôler et encadrer strictement par une autorité allemande. En fait, on savait dès cette époque que cette île très inhospitalière ne pouvait pas accueillir plus de 1500 familles (quelques dizaines de milliers de personnes au maximum) et qu’un tel projet induisait de fait pour les Juifs «leur condamnation à mort par crise de subsistance à plus ou moins brève échéance»23. Il s’agissait déjà d'un projet génocidaire, même s’il ne s’agissait pas encore de massacrer en masse, mais «seulement» de laisser mourir en masse.
Si le caractère expurgé du document communiqué à Goebbels le tenait dans l’ignorance des développements effectifs de la «Solution Finale», Goebbels avait été exposé en août et décembre 1941 à la volonté meurtrière d’Hitler d’abord en ce qui concernait les Juifs d’Union Soviétique, mais aussi les Juifs d’Europe24. Mais il n’était pas tenu officiellement au courant des développements concrets de la politique anti-juive.
Ainsi la description assez vague qu’il faisait le 7 mars de la «Solution Finale», contraste avec la prophétie dramatique et mortifère, presque choquée («La procédure est assez barbare et ne saurait être décrite ici de façon plus précise […] jugement barbare») qu’il énonce 20 jours plus tard. C’est bien qu’entre temps il a rencontré Globocnick qui l’a mis au courant de l’Opération Reinhard et de sa mission d’assassinats, ainsi que des transports vers Belzec à partir de Lublin. Ce contraste souligne le sens des propos de Goebbels.
Bien sûr, la réalité et la nature de l’Opération Reinhard, les exterminations dans les trois centres de mise à mort de Belzec, Sobibor et Treblinka, sont étayées par d’autres documents et surtout de nombreux témoignages, voire des sondages archéologiques d’après guerre, que nous n’évoquerons pas ici, mais qui complètent le tableau, sont en accord non seulement entre eux mais aussi avec les éléments présentés ici. Ce faisceau de documents et de déclarations contemporains (journal de Goebbels, notes et rapports de Türk, minutes du conseil juif de Lublin, etc.) permettent de dresser une image cohérente de ce que Goebbels a appris en ce mois de mars 1942 et du rôle de Belzec.
Notes.
1. Source originale en Allemand, dans Joseph Goebbels, Die Tagebücher von Joseph Goebbels, éd. Elke Fröhlich, Munich, 1994, partie II, vol. 3, p. 561. Pour des transcriptions en français et en anglais, voir Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Fayard, 1988, p. 349 ; Ytzhak Arad, Belzec, Sobibor, Treblinka - the Operation Reinhard Death Camps, Indiana University Press, 1987, p. 68 ; G. Miedzianagora/G. Joffer, Objectif Extermination, Frison Roche, 1994, p. 102-103.
2. Ytzhak Arad, op. cit., p. 14-18. La lettre du SS-Oberführer Brack à Himmler du 23 juin 1942 confirme la nature de la «mission spéciale […] action anti-juive» confiée à Globocnick. Voir Henri de Monneray, La persécution des Juifs dans les pays de l’Est, Editions du Centre, 1949, p. 126.
3. Ibid., p. 15
4. Christopher Browning, Nazi Policy, Jewish Workers, German Killers, Cambridge University Press, 2000, p. 41-44.
5. Ytzhak Arad, op. cit., p. 75.
6. Ibid., p. 81.
7. Martin Gilbert, Atlas de la Shoah, éditions de l’Aube/Samuelson, 1992 p. 91.
8. Martin Gilbert, The Holocaust, the Jewish Tragedy, Fontana Press, 1987, p. 286.
9. Martin Gilbert, Atlas de la Shoah, op. cit., p. 90. Voir aussi Martin Gilbert, The Holocaust, op. cit., p. 302.
10. Yitzhak Arad, op. cit., p. 56.
11. Ibid., p. 57.
12. Ibid., p. 72.
13. Ibid., p. 45.
14. Yitzhak Arad, op. cit., p. 44-45. Sur le rôle de Türk, voir Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, op. cit., p. 761. Version originale: «Nichteinsatzfähige Juden kommen sämtlich nach Belzec, der äußersten Grenzstation im Kreise Zamosc […] Eine Anfrage des Kreishauptamtes Zamosc, von dort 200 Juden zur Arbeit heranziehen zu können, wurde von H. bejaht. Abschließend erklärte er, er könne täglich 4-5 Transporte zu 1 000 Juden mit der Zielstation Belzec aufnehmen. Diese Juden kämen über die Grenze und würden nie mehr ins Generalgouvernement zurückkommen.» (Dokumenty I materialy, vol. II, Akcje I wysiedlienia, Varsovie, 1946, p. 32-33, cité par Hans Günther Adler, Theresienstadt: das Antlitz einer Zwangsgemeinschaft, Geschichte, Soziologie, Psychologie, Tübingen: Mohr, 1955, p. 48 — rééd. Wallstein Verlag, 2005, p. 51; trad. anglaise, Theresienstadt, 1941-1945: the face of a coerced community, Cambridge University Press, 2017, p. 43 pour une traduction en anglais du rapport Türk). Christopher Browning fournit la cote archivistique du document (YVA, O-53/79/470-1), Evidence for the Implementation of the Final Solution, note 106, mais omet curieusement de l’original en allemand qu’il fournit la première phrase du passage que nous citons ici alors qu’il le cite bien en anglais, de toute évidence une erreur de transcription.
15. Gerald Reitlinger, The Final Solution: The Attempt to Exterminate the Jews of Europe, 1939-1945. Perpetua Edition, New York, 1961 (1ère édition 1953), p. 252.
16. Christopher Browning, Fateful months: Essays on the emergence of the final solution, revised edtion, Holmes & Meier, 1991, p. 36.
17. Ibid.
18. Florent Brayard, Auschwitz, Enquête sur un Complot Nazi, Seuil, 2012, p. 57 et p. 461, note 122. Dans une version antérieure du présent texte, nous avions écrit qu’aucun réprésentant du ministère de la Propagande n’avait été invité à Wannsee. C’était une erreur.
19. Christopher Browning, Fateful months: Essays on the emergence of the final solution, revised edtion, Holmes & Meier, 1991, p. 36.
20. Sur la façon dont le ministère des affaires étrangères fut progressivement mis au courant, voir Christopher Browning, The Final Solution and the German Foreign office, Holmes & Meier publishers, Inc., 1979, p. 52-79.
21. Ibid, p. 79.
22. Christopher Browning, Nazi Policy…, op. cit., p. 17.
23. Christian Ingrao, La promesse de l'Est. Espérance nazie et génocide, 1939-1943, Paris, Éditions du Seuil, p. 48-49, qui renvoie à l’ouvrage fondamental de Magnus Brechtken, «Madagaskar für die Juden.» Antisemitische Idee und politische Praxis 1885-1945, Munich: Oldenbourg, 1997, notamment p.251-252.
24. Christopher Browning, Nazi Policy…, op. cit., p. 35 et Christian Gerlach, Sur la conférence de Wannsee, Liana Levi, 1999, p. 59.
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