Le nazisme : controverses et interprétations
Enrique Leon
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Introduction
Comment Auschwitz a-t-il été possible au pays de Bach, de Gœthe ou de Kant ? Aucune interprétation globale convaincante ne permet d’expliquer pourquoi un des peuples les plus cultivés d’Europe a pu adhérer largement à un régime aussi monstrueux et destructeur. Est-ce le seul fruit de la folie d’un homme ? Le nazisme est-il le produit de circonstances exceptionnelles ou l’expression de l’esprit du siècle ? Faut-il voir dans le IIIe Reich une simple parenthèse de l’histoire allemande ou, au contraire, son aboutissement fatal, résultant de la voie singulière, spéciale (sonderweg), qu’elle aurait adoptée ? L’ample bibliographie qui, depuis un demi-siècle, se concentre sur le nazisme et sur la Shoah montre qu’on en a pas fini avec ces questions. Une recension récente ne décompte pas moins de 120 000 études sur Hitler et l’Allemagne nazie !
Plus de cinquante ans après la condamnation sans appel du régime nazi par le Tribunal de Nuremberg, les querelles d’interprétation sont plus vives que jamais. Dès qu’il s’agit d’en comprendre la nature ou d’en éclairer les origines, les débats tournent encore souvent à la controverse passionnée. Les enjeux politiques en sont à la fois évidents et diffus, les clivages qui apparaissent lors des débats scientifiques ne relevant pas nécessairement d’engagements militants. Il est clair en effet que la conscience nationale allemande intègre difficilement cette page sinistre de son histoire. Pourtant, depuis dix ans, ce problème se pose dans des termes nouveaux : une nouvelle génération d’historiens, nés dans les années 60 et 70, a remplacé la génération de l’après-guerre, marquée par l’apogée puis l’agonie du Troisième Reich, et la chute du mur de Berlin conduit à s’interroger avec un regard neuf sur le destin de l’Allemagne au XXe siècle1.
Trois controverses récentes l’ont bien montré :
Celle qu’a fait naître l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht organisée en 1995 par l’Institut de recherches en sciences sociales de Hambourg (Hamburger Institut für Sozialforschung). Pour ses initiateurs2, il s’agissait de montrer que la guerre menée par des soldats allemands était bien une guerre d’extermination. Des centaines de photos personnelles, saisies sur les soldats morts ou prisonniers, éclairent la barbarie ordinaire : les brutalités, les fusillades, les pendaisons, les villages en flammes... Se déplaçant de Hambourg, à Berlin puis Stuttgart, Vienne, Fribourg...avant d’arriver à Munich en 1997, elle bouleverse l’opinion et suscite partout des réactions enflammées. A Munich en particulier, la droite locale et les vétérans dénoncent « une campagne contre les Allemands » ou les atteintes à « l’honneur du soldat allemand »3. Les historiens se divisent, d’autant que la parution du livre de Daniel Goldhagen relance la question de la culpabilité collective - ou ordinaire - du peuple allemand dans le génocide (Les bourreaux volontaires d’Hitler. Les allemands ordinaires et l’Holocauste, Seuil, Paris, 1997)4.
Goldhagen, un jeune historien de Harvard ,a pu étudier dans les archives de Ludwigsburg5 les activités de 38 bataillons de police, des camps de travail du Gouvernement général de Pologne et les “marches de la mort” du printemps 19456. Dans un ouvrage volontiers polémique, alternant analyse méticuleuse et indignation morale, il cherche à prouver que les exécutants du génocide étaient des volontaires qui prenaient plaisir à leur tâche7 et que tous les Allemands étaient potentiellement des bourreaux et soutenaient le génocide. Un antisémitisme meurtrier étant profondément ancré dans les mentalités germaniques depuis le XIXe siècle, le souci de faire un Reich jugenfrei était un véritable “projet national”. Son livre, fondé sur une équation simpliste : “no Germans, no Holocaust”, a rencontré un énorme succès aux États-Unis, avant de susciter en Allemagne des débats passionnés. Comment les historiens réagissent-ils à un ouvrage qui leur rappelle que le génocide n’était pas seulement un crime de masse, industriel et technocratique, et qu’il relevait aussi de bourreaux sadiques et monstrueux ? Lors de tous les débats auxquels il va participer, Goldhagen se heurte à un tir de barrages des éminents « Professors ». Eberhard Jäckel, Hans Mommsen, Hans-Ulrich Wehler multiplient les réserves et rejettent avec plus ou moins de véhémence ses conclusions. Ils l’accusent d’asséner des vérités, de multiplier les approximations et de ne procéder ni à une analyse de l’antisémitisme allemand traditionnel ni à une comparaison avec celui qui sévit à la même époque dans d’autres pays d’Europe. Il est vrai qu’il s’avère beaucoup moins convaincant que le Canadien Christopher Browning, étudiant minutieusement les activités du 101e bataillon de police, une unité active en Pologne, responsable de 38 000 assassinats et de 83 000 tortures. Les 500 hommes qui la composent sont des Allemands très ordinaires, ni spécialement nazis, ni même obsessionnellement antisémites. Le “zèle” meurtrier dont ils font preuve a des origines complexes : le conformisme de groupe, la force du lien social, la “brutalisation” des comportements à travers l’expérience de la guerre, la division et l’organisation du “travail” et, surtout, la lente “déshumanisation” des juifs. Leur manque de courage accompagne une dramatique démission du sens moral8 (Des hommes ordinaires, 10/18, Belles Lettres, Paris, 1994).
Troisième controverse, celle qu’a provoqué le projet de réaliser au cœur de Berlin, à côté des nouveaux sièges des organes constitutionnels, un Mémorial de l’Holocauste. Soutenu par Helmut Köhl, ce Mahnmal suscite de multiples réserves, même Helmut Schmidt évoque les risques qu’un tel monument ferait courir à la sécurité de la capitale ! Plus brutalement, un intellectuel célèbre, un écrivain de gauche, Martin Walser, intervient pour dénoncer cette « représentation permanente de la honte », la « routine de la culpabilisation », « l’instrumentalisation d’Auschwitz dans le débat public »... On imagine le tollé ! Mais, ce qui est sûr c’est que l’Allemagne a décidément bien du mal à vivre avec son passé... Comme l’avait dit dans le cadre de la fameuse « querelle des historiens » de 1986, Ernst Nolte, le bilan du nazisme s’apparente à « un passé qui ne passe pas » !
Comment rendre compte de la complexité de ces débats, du renouvellement des problématiques, de la lente construction d’une mémoire dans un pays enfin réconcilié avec lui-même ?
On dispose de deux excellentes synthèses historiographiques :
Pierre Ayçoberry (Points-Seuil, 19799) aborde chronologiquement les différentes analyses qui ont été opposées au nazisme depuis 1922 : d’abord « analyses pour l’action » comme il le dit lui-même - il s’agit d’abord de comprendre la résistance intellectuelle au nazisme - puis volonté de penser l’impensable. Irremplaçable donc pour cerner des interprétations datées qui ont marqué leur époque, mais aussi souvent fait leur temps, qu’il s’agisse des travaux de Wilhelm Reich (La psychologie de masse du fascisme, 1934), de Daniel Guérin (Fascisme et grand capital, 1936), de Franz Neumann (Behemoth, 1942), d’Edmond Vermeil (L’Allemagne, essai d’explication, 1939 et 1945) ou d’Annah Arendt (Les origines du totalitarisme, 1951). Croisant les apports du marxisme, de la psychanalyse, de la sociologie, de la philosophie, de la linguistique, voire de l’informatique, il parcourt efficacement une histoire en construction. Deux regrets : l’absence d’index et, surtout, la date de l’ouvrage !
Ian Kershaw (Folio, Gallimard, 1992/97) signe un ouvrage exemplaire à plus d’un titre :
Par la probité et la rigueur de la démarche : des chapitres thématiques (« Le nazisme : un fascisme, un totalitarisme ou un phénomène unique en son genre ? » ; « Hitler, 'maître du IIIe Reich' ou 'dictateur faible' ? », etc.) dans lesquels il expose d’abord avec mesure les thèses en présence avant de trancher dans un sens le plus souvent nuancé, sans hésiter à rappeler ce que ce choix peut avoir de provisoire.
par l’ampleur de l’érudition qui lui permet d’intégrer toute l’historiographie allemande à une très solide connaissance de terrain. Ian Kershaw, médiéviste de formation, a en effet été associé au « projet Bavière » patronné par Martin Broszat (CNRS, 1995, eo. 1983). Il s’agissait d’étudier, à partir des rapports de police, l’opinion bavaroise face à l’évolution du régime. Cette histoire « vue d’en ba s », conforme aux ambitions de l’alltagsgeschichte (« l’histoire de la vie quotidienne »), l’a conduit à réfléchir à la fois aux ressorts de l’adhésion massive au Führer (d’où son intérêt ultérieur pour la « fabrication » de Hitler) et aux diverses formes de la « dissension » (Resistenz).
Par son souci de perfection qui le conduit, lors de la réédition de 1997, à rajouter 140 pages en raison de mises à jour substantielles et de l’ajout de deux nouveaux chapitres (l’un sur la Résistance, l’autre sur les conséquences de la réunification allemande). Seul reproche ( qui est d’ailleurs plutôt de l’ordre de la frustration !), Kershaw s’en tient à la période de la dictature proprement dite, laissant ainsi de côté la question bien délicate des origines et de la montée du nazisme. Une prochaine édition ?
Sélective, la démarche va délibérément privilégier l’école allemande et, comme le questionnement introductif le rappelait, moins chercher à répondre à toutes les questions que peut susciter le nazisme, qu’à éclairer, à travers deux ouvrages de référence dus à deux jeunes normaliens, Jean Solchanyi (PUF, 1997) et Édouard Husson (PUF, 2000), le lent travail de maîtrise du passé (Vergangenheitsbewältigung, l’« arraisonnement » du passé, une formule qui en souligne les difficultés et les enjeux : le débarrasser de ses zones les plus inacceptables).
On laissera donc de côté des questions classiques - et un peu rebattues aujourd’hui -, en particulier celle des caractères totalitaires du nazisme (voir la conférence de Bernard Bruneteau du 17 novembre 1999, résumée sur le site de l’Académie de Rouen : http://www.ac-rouen.fr/hist-geo/doc/cfr/tot/tot.htm), comme celle des liens qu’il entretient avec les fascismes.
Notes.1. Sans compter la possibilité d’accéder à de nouvelles archives provenant de l’ex-bloc soviétique.
2. Le directeur de l’Institut, Jan Phillip Reemstma, est le fils d’un des plus grands fabricants de cigarettes de l’entre-deux-guerres (des petits paquets jaunes qui approvisionnaient la Wehrmacht !). Il a vendu la firme pour financer un institut qui s’est précisément fixé comme objectif un travail de mémoire sur la période du troisième Reich. L’historien en charge de l’exposition, Hannes Heer est lui un ancien militant communiste.
3. Quelques photos ayant été contestées (des crimes du NKVD dont les Allemands auraient découvert les charniers, moins d’1% des photos !), l’exposition a été suspendue « provisoirement » à l’automne 1999.
4. Voir le dossier que lui consacre L’Histoire dans son n°206 de janvier 1997 et surtout le livre d’Édouard Husson évoqué plus loin.
5. Office central de la justice des Länder, où sont entreposés les rapports quotidiens et les abondantes archives photographiques des Einsatzgruppen.
6. Quand Himmler donne l’ordre de faire évacuer dans des conditions atroces les détenus des camps, les gardiens se livrent à d’épouvantables violences, provoquant la mort de la moitié des 750 000 prisonniers évacués.
7. Il souligne le sadisme des opérations (“l’Holocauste fut l’un des rares massacres de masse où les bourreaux tournèrent leurs victimes en dérision et les forcèrent à des bouffonneries avant de les envoyer à la mort”) et conclut à “une culture allemande de la cruauté”. On a relevé qu’il gommait les - rares - refus d’obéissance et qu’il s’étendait en fait sur les actes monstrueux de cadres SS, qu’il paraît difficile de considérer comme des “Allemands ordinaires”, comme l’abominable Odilo Globocnik, chef du district de Lublin.
8. Browning explique que le responsable du régiment, le commandant Trapp, personnellement hostile à la Solution finale, offre à ses hommes, la possibilité de se désister. 10% à peine saisiront cette possibilité et la plupart le font parce qu’il s’estiment ... “trop faibles” pour tuer ! Heinrich Mann avait été un des premiers à analyser cette culture de la sujétion héritée du Reich wilhelmien dans Der Untertan, 1918 (traduit par “Le Sujet de l’Empereur”, Presses d’aujourd’hui, Paris, 1982).
9. Voir bibliographie jointe pour tous les ouvrages de base dont les titres ne sont pas précisés ici.
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