Le nazisme : controverses et interprétations
Enrique Leon
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III. Vraies et fausses querelles :
1. Nazisme ou “hitlérisme” ?
III. Vraies et fausses querelles :
Par commodité et aussi un peu par paresse, on a coutume de distinguer deux grands courants radicalement opposés, les intentionnalistes et les fonctionnalistes. Débat apparemment simple : Auschwitz est-il inscrit dans le combat engagé par les nazis en 1920 ? Quelle est la part de l’improvisation ? Une ligne de fracture qui implique, pour qu’on en comprenne bien les enjeux, qu’on l’articule avec une autre interrogation sous-jacente : nazisme ou hitlérisme ? Et ce sans oublier qu’il se déroule dans un pays aux prises avec son passé et où beaucoup d’historiens, dans les deux « camps » s’interrogent sur l’historisation du national-socialisme : peut-on étudier le nazisme comme n’importe quelle période historique, sans a priori politique ou moral ?
Tentons de procéder méthodiquement, en partant des questions scientifiques pour en venir ensuite au fond du débat.
1. Nazisme ou “hitlérisme” ?
Hitler a-il été produit par son époque ou l’a-t-il façonné ? Dans un premier temps, les Allemands ont voulu expulser Hitler de la mémoire collective. « Cet homme n’était pas de notre race », écrit Friedrich Meinecke, le nazisme n’étant que l’expression de sa “conception du monde”, le produit de sa “volonté de puissance” et l’avatar de sa “démonie”. Par opposition à tous ceux qui invoquent le poids de l’héritage, Gerhard Ritter conteste, dans L’Europe et la question allemande (1948), que l’on puisse faire de Hitler l’héritier de Frédéric II et de Bismarck. Le IIIe Reich ne peut s’expliquer ni par la conception luthérienne de l’obéissance ni par le militarisme prussien mais par “la volonté d’un seul homme dément”. Frédéric II et Bismarck n’ont pas prôné la guerre totale et ni la Reichswehr ni les conservateurs ne sont responsables de l’arrivée de Hitler au pouvoir et du déclenchement de la guerre. Tout juste veut-il bien reconnaître qu’ils aient fait preuve de “naïveté politique” ! Quant à l’hitlérisme, c’est le populisme de l’ère des masses inspiré par le darwinisme anglais et provoqué par le nationalisme français. Il ne serait ni le produit de l’histoire allemande, ni de la société allemande, mais un phénomène entièrement neuf provoqué par le traumatisme de la défaite et du diktat de Versailles.
Si les psychiatres convoqués au procès de Nuremberg ont échoué dans leurs tentatives d’interprétation pathologique du nazisme, les biographes de Hitler ont utilisé la psychanalyse historique pour tenter avec plus ou moins d’à-propos de comprendre le “phénomène Hitler” et les relations entre psychologie individuelle et psychoses collectives43. En 1953, Alan Bullock réduisait l’idéologie de Hitler à un darwinisme social grossier et à un simple opportunisme. Par-delà ses contradictions, une seule préoccupation profonde l’animait : un appétit frénétique de puissance et de domination. Hitler serait le plus grand démagogue de l’histoire parce que possédé, visionnaire, prophète. Plus récemment, des historiens ont mis l’accent, non plus sur le psychisme de Hitler, mais sur la fascination qu’il exerçait. Le nazisme aurait été impossible sans l’ascendant du Führer sur les masses et l’efficacité des techniques modernes de propagande et de conditionnement des foules. Ainsi Joseph-Peter Stern montre, dans Hitler, le Führer et le peuple (Flammarion, 1985, e.o., 1975), que Hitler est un mythe fabriqué par Hitler lui-même, un mythe forgé par le langage et les images, un mythe fondé sur le culte de la volonté, sur l’aspiration prophétique, sur un rituel transcendant, mais aussi sur l’indifférence au réel.
Dans les dix dernières années, douze nouvelles vies du Führer sont parues ! Au début de la décennie 90, celle de l’historienne suisse - allemande de naissance -, Marlis Steinert, s’est imposée par son sérieux. Une première biographie française vient même d’être éditée, celle de François Delpla (Grasset, 1999) qui insiste sur la cohérence du projet hitlérien, au risque de surestimer l’habileté manœuvrière et la lucidité du Führer.
La dernière en date revêt une toute autre importance. Il s’agit de la somme monumentale de Ian Kershaw (2 tomes, 1166 p.+1632 p. dont plusieurs milliers de notes et plus de 120 pages d’ouvrages cités !). Spécialiste de l’histoire quotidienne (alltagsgeschiste), cet historien qui avait toujours exprimé les plus extrêmes réserves à l’égard du genre biographique, semble y succomber. Mais comme Goubert, Ferro ou Le Goff qui, en adeptes convaincus de la Nouvelle Histoire, ont réinvesti le genre biographique en le subvertissant plus ou moins ouvertement. Il s’agit en effet bien plus que d’une biographie. Certes, Kershaw fait un large usage de sources nouvelles, en particulier le journal de Gœbbels retrouvé dans les archives soviétiques, et apporte un éclairage neuf sur certains points de détail concernant sa biographie45, mais c’est surtout, comme il le dit lui-même, une histoire de l’ère nazie (I, p. 34), du pouvoir du Führer. Car, pour lui, Hitler est le produit d’un amalgame, un homme et un mythe. Il a été en partie fabriqué par la société allemande. Le « charisme » d’Hitler est moins dans sa personnalité que dans le regard que des millions d’hommes ont porté sur lui46. Le Führer devient la source de toute légitimité, l’instance de justification et de sanction et toutes les instances politiques gravitent autour de lui selon des règles “féodales”, étrangères à toute rationalité politique. D’où cet exceptionnel dynamisme, mais aussi cette anarchie auto-destructrice. S’il est évident que Hitler seul n’eût pas été possible, Ian Kershaw affirme qu’une Allemagne sans lui aurait eu un tout autre visage47. L’histoire sans Hitler n’eût pas été radicalement autre, mais résolument différente. On comprend à la lecture de l’ouvrage que sans le nazisme et son chef, l’Allemagne weimarienne se serait de toute façon sabordée pour accoucher d’une dictature d’un autre type, un régime autoritaire conservateur fondé sur le pouvoir militaire, une Allemagne aux dimensions idéologiques de la Prusse.
Une question reste au cœur des débats : monocratie ou polycratie ? chaos subi ou maîtrisé ? Hitler “dictateur faible” ou “maître du IIIe Reich”?.
Notes.43. Des ravages de la psychohistoire : Hitler avait un testicule, un père tyrannique et une mère possessive, il était homosexuel et sadomasochiste, etc.
45. Son antisémitisme par exemple ne remonte pas à 1907 et à son arrivée dans la capitale « cosmopolite » des Habsbourg, comme il le dit dans Mein Kampf, mais de son installation à Munich en 1913.
46. Dans son Hitler. Essai sur le charisme en politique (Gallimard, 1991), Kershaw avait déjà réfléchi aux sources de son emprise sur la société. Il notait que l’autorité charismatique de Hitler n’était ni l’autorité traditionnelle des empereurs, ni celles, légale de la bureaucratie, hiérarchique de l’armée ou légitime des élus. Pour lui, le charisme, défini par Weber au début du siècle, n’est pas une qualité intrinsèque de la personne dite charismatique, mais la réponse, apparemment incarnée dans ce personnage, aux attentes d’une société et d’une époque. Ce n’est pas l’individu charismatique qui envoûte les foules, mais bien celles-ci qui cherchent et identifient leur charmeur.
47. Kershaw n’est pas insensible à la part du hasard : la rencontre avec le capitaine Karl Mayr qui le pousse à infiltrer le POA de Drexler joue, par exemple, un rôle considérable.
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