Le nazisme : controverses et interprétations
Enrique Leon
© Enrique Leon 2001-2003 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel -
No reproduction except for personal use only
III. Vraies et fausses querelles :
2. “Intentionnalisme” ou “fonctionnalisme” ?
III-2. “Intentionnalisme” ou “fonctionnalisme” ?
L’école intentionnaliste, dite aussi “programmatiste”, conçoit l’histoire de l’Allemagne nazie comme la réalisation méthodique de plans conçus de longue date par Hitler. Lecteurs attentifs de Mein Kampf, comme Eberhard Jäckel, auteur de la première synthèse sur Hitler idéologue (Calmann-Levy, 1969)48, les intentionnalistes s’appuyent surtout sur le Second Livre, écrit en 1928 mais jamais publié (les objectifs de la politique étrangère y apparaissaient de manière trop explicite !), ainsi que sur le Testament politique recueilli par Martin Bormann en 1945. Ils donnent la priorité à la politique étrangère et militaire, soulignant que celle-ci se nourrit d’un délire obsidional : la haine du juif (Hans-Adolf Jacobsen).
Voulant explicitement se démarquer de Wehler et d’une nouvelle histoire sociale dont il dénonce les dérives marxistes, Andreas Hillgruber est le premier à montrer, textes à l’appui, que Hitler avait mis en œuvre un “plan à étapes” (stuffenplan). Le réarmement devait mener à la conquête de l’espace vital à l’Est, à l’extermination des juifs et des bolcheviks et déboucher finalement sur une guerre pour la domination mondiale contre l’Angleterre et les E-U. Il y a donc des éléments de continuité avec le pangermanisme wilhelmien mais c’est l’obsession raciste qui donne au projet sa cohérence et son caractère unique. Le Führer, une fois parvenu au pouvoir, aurait réalisé son plan point par point, sans se soucier des obstacles, des contraintes, mais en perdant de vue la réalité objective. D’où des réussites spectaculaires par effet de surprise, jusqu’en 1941, mais aussi de profondes contradictions qui vont évidemment s’amplifier avec la guerre.
On retrouve cette double primauté, des intentions et de la politique étrangère chez Klaus Hildebrand. Pour lui, Hitler prend en considération les résistances et les réactions des autres puissances, et en particulier de la Grande-Bretagne49, mais sans jamais dévier de ses objectifs fondamentaux. Profondément cohérente, sa politique est la conséquence de sa conception raciale du monde et ne se détourne jamais de ses objectifs essentiels : la conquête de l’espace vital et l’extermination des juifs. Aux yeux de Hitler, le juif est la source de tous les maux, l’inventeur de toutes les doctrines dissolvantes de la “communauté nationale”, la démocratie comme le socialisme, le libéralisme ou le marxisme. Dans l’application de cette idée fixe, Hitler ne varie jamais, même si des difficultés imprévues l’ont obligé à marquer le pas ou à masquer son jeu. Le racisme hitlérien, plongeant ses racines dans la tradition germano-autrichienne, est à la fois le trait d’union entre le Führer et les masses mais aussi la clef d’interprétation de sa politique intérieure et extérieure. Karl-Dietrich Bracher, probablement la figure la plus connue de ce courant, en raison du succès international de sa synthèse sur La dictature allemande (Privat 1986, Complexe 1995) a très bien vu, en lecteur avisé de Franz Neumann50 que le régime nazi était une polycratie, mais, pour lui, Hitler laisse volontairement se développer les forces centrifuges pour mieux imposer ses arbitrages. Ce qui n’est pas si éloigné de Ian Kershaw soulignant l’importance du principe d’allégeance personnelle à l’égard du Führer51. Sur un point essentiel, l’historien britannique donne raison aux intentionnalistes : l’antisémitisme est bien la clef de voûte idéologique et l’Holocauste est prévu de longue date, bien avant Wannsee. Il parle de pensée « génocidaire » dès 1939.
Toutefois, la singularité de Hitler ne suffit pas à expliquer les singularités du nazisme. Ne faut-il pas, comme le fait d’ailleurs Kershaw, resituer le drame nazi dans son historicité ?
La mise en évidence par Franz Neumann des contradictions économiques et sociales du IIIe Reich, de la diversité des groupes de pression autour de Hitler, des hésitations de sa politique, a incité d’autres historiens à rechercher la spécificité du nazisme dans une histoire des structures de l’État et de la société, engagés dans un processus tendanciel de modernisation. N’y aurait-il pas un rapport entre l’industrialisation tardive et brutale, la faiblesse de la démocratie et le caractère particulièrement destructeur du nazisme ?
Pour les “fonctionnalistes” ou “structuralistes”, l’histoire du nazisme s’explique moins par la personnalité, les idées et les actes de Hitler que par le mode de fonctionnement du mouvement nazi et de l’État hitlérien, par les réactions de la société allemande et par les modifications de l’environnement international. Pour eux, la politique de Hitler n’a pas eu la cohérence qu’on lui prête souvent. Loin d’être un maître absolu, le Führer apparaît comme un “dictateur indécis et faible” (Hans Mommsen). Par sa rhétorique, il justifie ensuite des initiatives prises en dehors de lui et joue donc un rôle de légitimation a posteriori des actions de ses collaborateurs. Il donne à la politique de son régime les apparences d’une cohérence qu’elle n’a pas. La multiplication des centres de pouvoir, la liberté de manœuvre acquise par chaque dirigeant, au nom du Fürherprinzip, les rivalités et les luttes d’influence, enlèvent toute rationalité à la politique nazie. C’est ce que montre Martin Broszat, le directeur de l’Institut d’Histoire de Munich (Institut fur Zeitgeschiste), dans son étude classique de l’État national-socialiste (Fayard, 1985, e.o. Munich., 1970) : le contraste est saisissant entre l’affirmation des pouvoirs illimités du Führer et l’anarchie qui se développe dans les administrations et les services de l’État, du fait de la multiplication d’organisations, de services et d’ambitions rivales. Certes, le dualisme État-parti prend fin en 1937-38, conséquence de la mise en œuvre du programme de quatre ans de Göring, des changements dans la direction de la diplomatie (remplacement de Neurath par Ribbentrop en février 38) et de l’armée (“affaire Blomberg-Fritsch”)52, mais cela ne signifie ni stabilisation ni retour à l’ordre : jamais la cacophonie n’a paru aussi grande que dans les années de guerre53, les grandes décisions étant le fruit d’une constante improvisation, contribuant à la dynamique incontrôlée du régime.
Même constat pour Hans Mommsen, un des plus brillants représentants de cette école, dont un certain nombre d’articles viennent - enfin ! - d’être traduits et réunis pour le public français. (Maison des sciences de l’Homme, 1997). Arrière petit-fils d’un des plus grands spécialistes de Rome, détenteur pendant près de vingt ans (1968-1996) de la chaire d’Histoire contemporaine et du Temps présent de l’université de Bochum, Mommsen est un tenant de la nouvelle histoire sociale. Refusant toute approche « essentialiste » du nazisme, il l’observe à l’œuvre, conjuguant l’analyse des structures et celles des forces sociales. Ses travaux, qu’ils portent sur la « solution finale », sur la place de Hitler dans le système de pouvoir, sur le rôle du NSDAP, mettent clairement en relief le manque de consistance de l’idéologie, l’inefficacité du parti, la constante improvisation, le poids des circonstances - ou du moins la rencontre d’une dynamique interne et de conjonctures particulières. Pour Mommsen, la politique raciale, en dépit de l’antisémitisme foncier de Hitler, s’explique plus par un enchaînement de décisions fortuites dans des circonstances particulières que par la logique des vues exposées dans Mein Kampf. La “solution finale” découle moins de l’intention si souvent exprimée par Hitler de chasser, d’expulser ou d’éliminer les Juifs, que de la décision prise par les SS de se “débarrasser” des Juifs expulsés d’Allemagne, regroupés en Pologne, qu’il était impossible de déporter au-delà à cause de l’évolution de la guerre contre l’URSS. Le mouvement d’extermination étant lancé, Heydrich l’aurait systématisé. Cette analyse des prises de décision, si elle relativise le pouvoir dictatorial de Hitler, ne dissout pas les responsabilités du régime nazi. En soulignant les continuités des politiques menées par les appareils d’État avant et après l’arrivée de Hitler au pouvoir, elle souligne les responsabilités des élites anciennes et nouvelles dans la politique belliqueuse et criminelle du Troisième Reich. S’agit-il d’innocenter Hitler, de minimiser ses crimes ? Indiscutablement, certains fonctionnalistes vont se placer sur ce terrain, cherchant à « historiser le nazisme » on va le voir, mais, pour Mommsen qui est très conscient de la responsabilité de l’historien dans le débat public, il s’agit au contraire de dépasser le problème de Hitler. L’exacerbation de la terreur, le crime de masse ne peuvent se réduire à l’hubris d’un homme. Il y a dans un déchaînement d’impulsions anti-humaines, une radicalisation de la barbarie qui lui échappe, ce qui du coup pose le problème de la responsabilité collective.
Comment expliquer la course à l’abîme d’une société industrielle hautement développée ? Cette question n’est pas nouvelle. Elle n’a cessé de hanter les historiens - on y reviendra -, mais il est temps maintenant d’aborder ce qui allait être le grand débat des années 80, un véritable affrontement politique-idéologique qui a mobilisé toute la communauté historienne, occupé la scène médiatique et suscité les prises de position des plus hautes autorités de l’État allemand.
Notes.48. Né en 1923, Eberhard Jäckel, professeur d’histoire moderne à l’université de Stuttgart, veut analyser la Hitlers Weltanschauung, c’est-à-dire la “conception du monde de Hitler”. Partant des deux livres de Hitler et de ses discours, il privilégie les deux objectifs fondamentaux de Hitler, son “plan” de politique étrangère et son antisémitisme radical. Toutefois, il étudie aussi sa conception de l’Etat comme moyen et comme fin, et plus largement sa conception de l’histoire.
49. Hitler a longtemps poursuivi le rêve de s’entendre avec l’Angleterre, du traité naval de 1935 à son offre de paix séparée du 6 octobre 1939. Mais, cela n’impliquait évidemment aucune renonciation à ses objectifs de conquête, Pour Hildebrand, il va au contraire accélérer son programme en 1939-40 pour l’impressionner et l’obliger à reprendre le dialogue.
50. Franz Neumann insistait sur le chaos institutionnel et sur les luttes pour le pouvoir opposant le parti, l’État, l’armée et les capitalistes. Béhémoth désigne, dans l’eschatologie juive, un des deux monstres issus du chaos, régnant sur la terre, alors livrée au désert, comme le Léviathan règne sur la mer. Neumann se réfère explicitement à Hobbes auteur d’un Béhémoth ou le Long Parlement décrivant l’anarchie provoquée par la guerre civile anglaise du XVIIe siècle. Pour lui, le national-socialisme est “un non -État, un chaos, un règne du non-droit et de l’anarchie qui a ”dévoré“ les droits et la dignité humaine, et ambitionne de transformer le monde en chaos en établissant son hégémonie sur de gigantesques étendues de terre”. Avant lui, un autre exilé allemand aux États-Unis avait posé de manière novatrice le problème des structures du Troisième Reich : Ernst Fraenkel, dans The Dual State (1941), attirait l’attention sur le fait que Hitler combinait deux pouvoirs, celui de l’État et celui du Führer, une dualité qui allait à terme conduire à la “désétatisation de la vie publique” dans le cadre de l’État-SS.
51. Kershaw analyse en particulier le discours d’un obscur secrétaire d’État au ministère prussien de l’Agriculture qui dit que « le devoir de tout un chacun est de travailler en direction du Führer » (t. 1, chap. XIII).
52. La concentration des pouvoirs de police et l’accentuation de la politique raciale témoignent que l’État hitlérien devient de plus en plus un État totalitaire. Le pouvoir de l’État a été en grande partie éliminé au profit du parti. Himmler réussit là où Röhm avait échoué : l’État hitlérien se transforme de plus en plus en État-S.S.
53. Voir par exemple les divergences entre Todt et Sauckel sur l’exploitation économique de l’Europe occupée, etc.
[ Sommaire de l’article | Nazisme | un dictionnaire du génocide | Génocide & 2ème GM | Toutes les rubriques ]