Cliquez pour suivre le lien. a. Dans mon ouvrage L’État contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite (1940-1944), édition revue et mise à jour, Paris, Flammarion/Champs histoire, 2020, j’ai pu établir que 40% des juifs étrangers ont été déportés contre 16% des juifs français. b. Voir mon texte «L’État contre les Juifs. Réponse de l’auteur à son contradicteur Alain Michel», en ligne… 1. Ainsi le brillant essai de Pierre Laborie, Le Chagrin et le venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues (Montrouge: Bayard, 2011) ou la somme de François Azouvi, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire (Paris: Fayard, 2012). 2. “Le problème juif”, 1947, in Xavier Vallat, Le Nez de Cléopâtre. Souvenirs d’un homme de droite (1919-1944) (Paris: Les Quatre Fils Aymon, 1957), pp. 259-260. 3. Ainsi, le recours aux citations supposées irréfutables, comme cette phrase de Léon Poliakov, écrite en 1951, «Du sort relativement plus clément des Juifs de France, Vichy fut en fait le facteur prépondérant», que l’on retrouve, pareillement décontextualisée, dans tous les ouvrages favorables à Vichy – par exemple, Yves Cazaux, René Bousquet face à l’acharnement (Paris: Jean Picollec, 1995), p. 187, ou Guy Bousquet, René Bousquet: l’homme et Vichy (Paris: Jean Picollec, 2007), p. 291 (citation fautive). 4. Celle du haut fonctionnaire patriote tenu de livrer les Juifs de zone libre en vertu de la convention d’armistice, sans prise sur l’antisémitisme nazi, etc. Voir les ouvrages cités dans la note ci-dessus. 5. L’absence, dans cette catégorie, des écrits de Xavier Vallat, premier historiographe vichyste en la matière, utilisant les archives du CDJC, est étonnante. Voir la note 2. 6. Michaël R. Marrus, Robert O. Paxton, Vichy France and the Jews (Stanford: Stanford University Press, 1995, originally published in French in 1981), p. 112. 7. Cité dans Vichy dans la «Solution finale». Histoire du commissariat général aux Questions juives (1941-1944) (Paris: Grasset, 2006), pp. 127-128. 8. Quatre anciens hauts fonctionnaires de l’État français, Leguay, Sabatier, Bousquet et Papon, et l’ancien milicien Touvier seront inculpés. Les deux derniers seront jugés en 1994 et 1997-1998. 9. “La déportation des juifs sous l’Occupation”, Le Monde, 12-13 novembre 1978. 10. Deux ans après la mort de Leguay, avant de se raccrocher à la procédure contre Maurice Papon (à la suite de l’assassinat de Bousquet en 1993). 11. Arno Klarsfeld, Papon. Un verdict français (Paris: Ramsay, 1998), p. 68. 12. Robert O. Paxton, “La spécificité de la persécution des Juifs en France”, Annales ESC, 48/3, 1993, p. 610. En ligne… 13. Dans son ouvrage La France dans l’Europe de Hitler (Paris: Fayard). 14. Cela dit, l’analyse d’Hilberg est, par la suite, plus nuancée que le seul passage retenu par Michel. Plus que le souci de sauver les Juifs français et de parer à la pression nazie, la faiblesse relative du bilan du génocide en France tient surtout, expose-t-il, à l’évolution de la guerre et à la prise de conscience, par Vichy, d’une possible défaite du IIIe Reich. 15. Joseph Billig, Le Commissariat Général aux Questions Juives (1941-1944), t. 3 (Paris: Éditions du Centre, 1960), pp. 321-323. S’il cite plusieurs passages de la conclusion de Billig, Michel n’en reprend pas les plus importants, qui annoncent l’analyse de Paxton. 16. Sur le sort des Juifs français, lesquels, rappelle-t-il, vivent majoritairement au grand jour jusqu’en 1943-1944, ou sur l’administration de Vichy, qui, dans certaines sphères, sert de paravent au sauvetage des Juifs, et dont les forces répressives, Milice comprise, ne seront qu’exceptionnellement mobilisées dans la traque des Juifs en zone sud. Alain Michel relève aussi l’inconvénient de ne se fier qu’aux rapports allemands, qui, en l’absence d’autres sources les corroborant, doivent être utilisées avec précaution. Mais, à l’inverse, il s’extasie littéralement – «Ce texte est passionnant» (254) – devant tout document, toute déclaration, montrant la volonté de Vichy de protéger les Juifs français. 17. Ainsi, Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration (Paris: Fayard, 2001) ou Gaël Eismann, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944) (Paris: Tallandier, 2010). 18. Cette thèse du pragmatisme de la police SS, défendue par Serge Klarsfeld, a récemment été confortée par Wolfgang Seibel, Macht und Moral. Die»Endlösung der Judenfrage«in Frankreich, 1940-1944 (Konstanz University Press, 2010), pp. 133-138, 157-160, 173-205. 19. Voir les réactions du chef du «service juif» de la préfecture de Police de Paris, qui ne supporte pas que tant de Juifs étrangers puissent déclarer aussi facilement leurs enfants comme français. Laurent Joly, L’Antisémitisme de bureau. Enquête au cœur de la préfecture de Police de Paris et du commissariat général aux Questions juives (1940-1944) (Paris: Grasset, 2011), pp. 108-109. 20. À l’inverse, par exemple, du gouvernement slovaque en 1943-1944. Florent Brayard, Auschwitz, enquête sur un complot nazi (Paris: Seuil, 2012), pp. 347-354.

Vichy et la Déportation des Juifs

Essai historiographique autour du livre d’Alain Michel, Vichy et la Shoah. Enquête sur le paradoxe français (Paris, Éditions CLD, 2012, 407 p.)

Laurent Joly

© Laurent Joly 2013-2021

Préambule de Laurent Joly (2021)

Vichy a «sauvé les juifs français et donné les juifs étrangers», répète Éric Zemmour depuis plusieurs années. Pour comprendre à quel point cette thèse est à la fois fausse et fallacieuse, il faut se plonger dans le livre qui a inspiré l’auteur du Suicide français: Vichy et la Shoah, publié à compte d’auteur par Alain Michel (2012). En 2013, j’en publiais, dans Yad Vashem Studies, une vaste recension. Elle était en anglais et n’est connue que des spécialistes. La voici en français, sans modification, si ce n’est quelques notes allégées. À l’époque il était encore possible de pointer courtoisement les erreurs et les biais d’analyse d’un «collègue» égaré, qui paraissait inoffensif. Mais, depuis, Zemmour s’est emparé de ses thèses pour mener la campagne que l’on connaît. Par ailleurs, à l’époque, je ne m’étais pas encore penché moi-même sur la question des statistiques et n’avais pas mesuré l’ampleur de la supercherie de l’auteur de Vichy et la Shoah à cet égarda. Surtout, je connaissais mal alors la littérature pro-pétainiste parue depuis 1945 et n’étais pas en mesure de percevoir à quel point le livre d’Alain Michel se contente en fait de recycler de vieilles justifications sous un enrobage scientifique. Depuis, j’ai pu constater la propension de l’intéressé à truquer les citationsb, à calomnier les spécialistes qui le critiquent et à relayer la rhétorique de l’extrême droite. Dans un récent entretien accordé au mensuel Causeur (novembre 2021), Alain Michel, poursuivant sa dérive et tout brulant de lier son sort à celui de Zemmour, va jusqu’à louer les «énormes connaissances» historiques du polémiste, qu’il ne critique que sur un point: «Sa seule erreur tient dans sa présentation du sujet. Quand il dit: “Pétain a sauvé les Juifs de France”, c’est inexact. Ce n’est pas Pétain, c’est Laval, aidé par Bousquet»!

En 2013, j’ignorais tout cela. D’où un ton de «confraternité» que je n’utiliserais plus aujourd’hui. Mais, malgré ses défauts, cet article vieux de bientôt neuf ans propose une déconstruction méthodique du livre d’Alain Michel et, partant, de la rhétorique mensongère du «moindre mal».

Laurent Joly, 15 novembre 2021

[PHDN: Deux courts compte-rendus ont été publiés en France. Un en 2012 dans le numéro 379 de septembre de la revue L’Histoire, l’autre en 2013 dans le numéro 119 de la revue Vingtième Siècle]


Vichy et la Déportation des Juifs (2013)

Depuis quelque temps, il n’est pas rare de voir des historiens attitrés s’emporter, dans leurs livres, contre la «doxa» ou le «politiquement correct» d’une certaine vision de l’histoire de la France des années noires1. L’ouvrage d’Alain Michel, Vichy et la Shoah. Enquête sur le paradoxe français, est de cette veine. L’auteur, historien et rabbin vivant en Israël, observe que, depuis les années 1970, l’image d’un régime de Vichy totalement néfaste et criminel s’est imposée dans les médias et l’historiographie. Selon cette «doxa», Vichy a causé la perte de près de 80 000 Juifs sous l’Occupation, et la majorité qui a survécu – environ les trois quarts des Juifs de France – ne doit absolument rien au gouvernement Pétain-Laval. Cette condamnation publique s’accompagne d’un hommage consensuel aux «Justes»: d’un côté, la France de Vichy qui «accomplissait l’irréparable» ; de l’autre, ces «nombreuses familles françaises», ces «Justes» qui, «au péril de leur vie», ont sauvé «les trois quarts de la communauté juive résidant en France», selon les termes de la célèbre déclaration du président Chirac en juillet 1995.

Il est vrai que, dans la sphère politico-médiatique, un discours simplificateur et manichéen a tendance à dominer. Le «devoir de mémoire» s’accommode mal de la nuance, et les historiens suscitent parfois l’étonnement lorsqu’ils rappellent que les rafles de l’été 1942 visaient essentiellement des Juifs apatrides, que l’étreinte nazie était redoutable, que Vichy – aussi collaborateur et antisémite qu’il ait pu être – n’a accepté de prendre à sa charge les rafles massives décidées par les Allemands qu’à la condition d’en excepter les Juifs français, et que ceux-ci n’ont, au final, été déportés que dans une faible proportion.

Confortant ces faits, statistiques à l’appui – entre 35 et 38% des Juifs étrangers et leurs enfants présents en France en 1940 ont été déportés, estime-t-il, pour environ 8% des Juifs français –, Alain Michel considère que Vichy, en dépit de sa collaboration à la politique nazie, a permis de sauver la plupart des Juifs. Cette affirmation, qui constitue à la fois le postulat de départ et la conclusion de l’enquête – «Vichy est certes criminel, mais il est l’élément principal qui explique comment 75% des Juifs de France ont survécu» (p. 355) –, n’est pas sans rappeler la dialectique pétainiste. Dès 1947, Xavier Vallat, premier commissaire général aux Questions juives, écrit que le «Gouvernement du Maréchal a le droit […] de dire que c’est grâce à sa politique que 95% des Juifs français sont encore vivants2.» Indéniablement, on retrouve chez Michel des similitudes avec ce type de rhétorique pro domo, et c’est sans doute ce qui explique le large silence ayant accompagné la parution de son ouvrage en France.

Pourtant, nonobstant une empathie assumée (l’auteur confie avoir été marqué par sa rencontre avec le gendre de Laval, René de Chambrun, à la fin des années 1980), certains procédés typiques3 et des conclusions contestables, l’argumentation de Vichy et la Shoah est, sur le fond, assez éloignée de la littérature vichyste. Selon Alain Michel, le gouvernement du maréchal Pétain a mis en œuvre une politique d’État déterminée par des choix antérieurs à l’été 1942: se «débarrasser» des Juifs étrangers et refuser la déportation des Juifs français. Dès août-septembre 1942, Pierre Laval et son secrétaire général à la Police René Bousquet comprennent la finalité criminelle des déportations, même s’ils en ignorent les détails. Cela n’empêche pas Bousquet d’ordonner en février 1943 une nouvelle rafle de Juifs étrangers, et de continuer «ainsi en toute conscience de participer à la Solution finale» (p. 351). On est loin de la défense classique de Vichy4

De fait, malgré le ton iconoclaste affiché, Vichy et la Shoah ne se situe pas en dehors des études scientifiques sur le sujet. L’historien a lu l’essentiel des travaux existant en langue française (il ignore en revanche l’historiographie allemande, récemment enrichie de deux ou trois ouvrages importants). Il les discute dans l’optique qui est la sienne, mais apporte du neuf grâce à des analyses statistiques originales et à quelques pièces d’archives inédites. À son heure, il vient soulever des problèmes réels, tout en poursuivant un raisonnement qui, on va le voir, demeure fort critiquable.

Quelle «doxa»?

Alain Michel appartient à cette catégorie d’historiens qui revendiquent à tout crin la rupture et la nouveauté. Depuis le début des années 1970 et la parution de La France de Vichy de Robert Paxton, la thèse de la «négativité absolue de Vichy» (p. 90) s’est imposée, déplore-t-il. Le bilan des déportations (ayant touché environ 25% des Juifs de France) aurait été moins lourd si les forces de l’ordre françaises n’avaient pas été mobilisées sur l’ensemble du territoire. Telle est la conclusion de Paxton, réaffirmée en 1981 dans Vichy et les Juifs (cosigné avec Michaël Marrus). Michel reproche aux deux historiens nord-américains d’entretenir la «confusion en permanence entre le sort des Juifs étrangers et celui des Juifs français» (p. 93) et de sous-estimer la portée des négociations de Vichy en faveur de ces derniers. Mais cette confusion est, selon lui, constitutive de la «doxa», qui a trouvé sa formulation définitive avec Serge Klarsfeld et son grand œuvre Vichy-Auschwitz (1983-1985). D’après Klarsfeld, si l’État français a été amené à freiner sa politique antijuive, c’est moins en raison du contexte de la guerre que sous la pression de l’opinion publique. La «doxa» s’est ainsi cristallisée: Vichy est un régime consubstantiellement mauvais, et les Juifs qui ont survécu le doivent à la solidarité de la population. Toutes les études publiées depuis s’inscrivent dans cette lignée, et, regrette l’auteur, «l’historiographie de la Shoah semble s’être figée en France» (p. 23), au mépris de la réalité historique. Seul contre la «doxa», tel est, en somme, le credo d’Alain Michel.

Son mode d’argumentation frappe d’emblée par le brouillage constant des registres qu’il opère. Ainsi, dans le chapitre «historiographique» (chapitre 2), il distingue trois catégories de «travaux» avant le tournant «paxtonien» et l’avènement progressif de la «doxa»: la catégorie des publications suscitées par la défense du maréchal Pétain (Me Isorni, l’amiral Auphan, etc.), qui, sous couvert de réhabilitation, posent selon lui de «bonnes questions» (p. 76) relatives à la défense des Juifs français par Vichy5 ; celle des travaux de l’école historique du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC, Poliakov, Billig, Wellers), qui se signalent par une «pluralité de vue» (p. 77) ; et, enfin, la catégorie des travaux qui intègrent l’analyse de la politique antisémite de l’État français dans une perspective plus générale et adoptent un point de vue équilibré (par exemple, l’Histoire de Vichy de Robert Aron ou Pétain, Laval, Darlan, trois politiques? d’Henri Michel). Les ouvrages de justification vichystes sont mis, ainsi, sur le même plan que les premières publications du CDJC, fondées sur les archives.

Par ailleurs, il est généralement entendu que ce qui est écrit dans un ouvrage de recherche n’a pas la même valeur que ce que l’historien peut dire dans le contexte plus relâché d’une intervention orale ou d’un texte de vulgarisation – qui, eux-mêmes, diffèrent de ce que les journalistes peuvent raconter ou de ce que la masse du public retient. Michel, lui, discute Vichy et les Juifs ou Vichy-Auschwitz à l’égal des contributions non scientifiques de leurs auteurs (un article de circonstance de Marrus, «Vichy et les Juifs: quinze ans après», ou les déclarations de Paxton lors du procès Papon). Chemin faisant, il prête implicitement aux intéressés des raccourcis qui, certes, sont usuels dans la sphère médiatique et l’opinion publique, mais n’apparaissent pas dans les travaux qu’il est censé discuter. Ainsi reproche-t-il à la «doxa» d’accuser Laval de «désir “exterminationiste”» (p. 240) ou de défendre l’idée que Vichy «professait un antisémitisme meurtrier proche de celui des nazis» (p. 348)! Du coup, ce qu’il retient des travaux du trio Paxton-Marrus-Klarsfeld et de leurs héritiers demeure le plus souvent superficiel, ou spécieux, quand il ne botte pas en touche en notant que tel aspect est «problématique», mais qu’il ne peut entrer dans le détail…

En réalité, la thèse principale défendue par Alain Michel est loin d’être neuve. Vichy, écrit-il, a mené une double politique antisémite: «l’antisémitisme xénophobe», qui «consiste à chercher à se débarrasser des Juifs étrangers», et un «antisémitisme national» ayant «pour but de remettre les Juifs considérés comme français à la place qui leur est dévolue dans la société [sic]» (p. 175). Il fait grief aux historiens de la «doxa», y compris à l’auteur de ces lignes, de négliger cette distinction et de laisser entendre que Vichy n’a rien fait pour protéger les Juifs français. Or, cette assertion est largement infondée. Dans leur livre, Marrus et Paxton ne cessent d’expliquer que l’antisémitisme de Vichy est un «antisémitisme d’exclusion», qui vise à éliminer l’influence des Juifs dans l’État et l’économie et à favoriser le départ des Juifs immigrés et réfugiés: jusqu’au printemp. 1942, le gouvernement cherche à obtenir l’«émigration» du maximum de Juifs6. De fait, les documents en ce sens, mis au jour par Michel dans les archives du ministère des Affaires étrangères, viennent conforter cette analyse, non la contredire. En outre, dans un ouvrage publié en 2006, je défends l’idée que la politique Laval-Bousquet de l’été 1942 s’explique très largement par cet élément de continuité gouvernementale qu’est la volonté de se «débarrasser» des Juifs étrangers. C’est d’ailleurs dans cette optique que l’amiral Darlan avait accepté la création du commissariat général aux Questions juives en mars 1941: «il [faut] distinguer trois catégories de Juifs: les étrangers, dont je veux que la France soit débarrassée ; les naturalisés de fraîche date: qu’on les renvoie, je ne demande pas mieux ; enfin, les vieux Juifs français. […] Nous ne voulons pas qu’on les maltraite», déclarait-il alors à son ami le pasteur Boegner7. Alain Michel a beau asticoter les historiens de la «doxa» sur leur peu d’appétence pour les statistiques, faute de laquelle ils ne percevraient pas que les Juifs français ont considérablement été moins déportés que les étrangers, cette distinction est en réalité évoquée par la plupart d’entre eux.

Logique judiciaire de l’historiographie

Pendant une vingtaine d’années, note pertinemment Michel, l’historiographie française de la Shoah s’est focalisée sur Vichy – le système d’occupation allemand disparaissant presque du champ des études. On peut ajouter que cette historiographie se caractérise par une orientation judiciaire particulièrement prégnante (au sens où il s’agit souvent de mettre en relief les crimes de l’État français, d’en apporter les «preuves», etc.). Un tel tropisme est, bien sûr, lié au contexte des années 1980-1990, marqué par une forte demande sociale et par la médiatisation des procédures pour crimes contre l’humanité visant d’anciens fonctionnaires de Vichy8. Dès 1978, lorsqu’il dépose sa première plainte contre Jean Leguay, ex-délégué de Bousquet à Paris, Serge Klarsfeld déclare à la presse: «Nous demandons le strict minimum, que l’on juge la politique antijuive de Vichy9». L’année suivante, il fonde l’association des Fils et filles de déportés juifs de France.

Chez Klarsfeld, l’historien se double de l’avocat et du militant de la mémoire. Publié au milieu des années 1980, Vichy-Auschwitz est conçu comme une immense plaidoirie, claire, incisive, d’une force argumentative impressionnante. Le peuple français (le “jury populaire”) est opposé à ses dirigeants (les “accusés”): mus par la raison d’État, ces derniers font le choix de sacrifier les Juifs étrangers pour donner des gages aux Allemands ; une salutaire réaction de l’opinion publique contraint le gouvernement à revenir sur certains de ses engagements ; si 75% des Juifs ont survécu, ils le doivent essentiellement à la solidarité manifestée par la population. Dans la galerie des dirigeants de l’État français, seuls les responsables directs de la déportation intéressent vraiment Klarsfeld. Parmi eux, René Bousquet, alors vivant, est mis de manière délibérée au centre de l’analyse. La décision fondamentale visant à arrêter les Juifs de zone occupée et de zone libre par la police française à l’été 1942 lui est ainsi presque totalement imputée. Lorsqu’il écrit Vichy-Auschwitz, Serge Klarsfeld n’a pas encore obtenu l’inculpation pour crimes contre l’humanité de l’ancien haut fonctionnaire – inculpation qu’il finira par obtenir en 199110.

Les déformations et les raccourcis historiques générés par cette volonté de «juger la politique antijuive de Vichy» se sont dès lors multipliés – pour l’essentiel dans les médias et les prétoires. Ainsi, lors du procès de Maurice Papon, en 1998, Me Arno Klarsfeld (le fils de Serge) explique aux jurés: «au mois de juillet 1942, les enfants juifs avaient plus à redouter des préfectures françaises que de la police allemande11»… Minorer le rôle de l’occupant, dépeindre le régime de Vichy avec les couleurs les plus noires étaient, en effet, inhérents à la logique judiciaire: obtenir la condamnation d’anciens fonctionnaires de l’État français.

Un tel environnement a, inévitablement, influencé l’écriture de l’histoire. Dans un important article publié dans Les Annales en 1993, Robert Paxton insiste ainsi, à dessein, sur l’autonomie et l’ignominie de l’antisémitisme vichyste: «L’affaire Touvier exige aujourd’hui qu’on précise clairement que la politique antijuive de Vichy faisait partie d’un système de valeurs cohérent que le régime entendait imposer à la société française par tous les moyens culturels dont il disposait: propagande, censure, contrôle des media, bâillonnement du parlement, purge de la fonction publique et du corps enseignant. Même s’il n’a pas réussi à exercer ces pouvoirs d’une façon aussi radicale que l’Allemagne nazie (à vrai dire, celle-ci n’est jamais parvenue à construire un système totalitaire complètement homogène), il a tenté de le faire par tous les moyens qui étaient les siens12.» Le procédé d’insinuation est ici flagrant. En somme, explique Paxton, Vichy n’est pas allé aussi loin que le IIIe Reich (qui d’ailleurs n’était pas aussi totalitaire qu’on le dit), mais il a tenté de le faire… Bref, le contexte judiciaire des années 1980-1990 «exige» de l’historien qu’il écrive que Vichy était criminel et éminemment condamnable.

Il est étonnant que cette dérive ait échappé à la sagacité d’Alain Michel, qui ne s’interroge pas sur le rapport entre ce qu’il perçoit comme une «cristallisation» de la «doxa» et les affaires judiciaires des années 1980-1990. C’est que lui aussi tend à s’ériger en historien-juge. Son approche est, fondamentalement, la même: réhabilitation versus condamnation.

Vichy et la déportation des Juifs: trois logiques d’action

En simplifiant à peine les données d’un problème complexe, on peut identifier trois logiques d’action – telles que l’historiographie les a dégagées depuis une cinquantaine d’années – dans la politique de Vichy par rapport à la déportation des Juifs. Classons-les dans l’ordre privilégié par Alain Michel (qui représente, en somme, l’inverse de celui de la plupart des historiens):

1) La logique de la contrainte et du sauvetage. Face à la pression nazie, les autorités de Vichy, tenues, par la convention d’armistice, de mettre les forces de l’ordre françaises à disposition de l’occupant, font le choix de protéger leurs citoyens et tentent de limiter les dégâts.

2) La logique de l’antisémitisme xénophobe. Les demandes allemandes du printemps-été 1942 constituent en quelque sorte un effet d’aubaine. Vichy propose de livrer les Juifs étrangers, dont plusieurs milliers dépérissent dans les camps de la zone libre, et trouve ainsi le moyen commode de se débarrasser d’un problème qu’il souhaite régler depuis plusieurs mois.

3) La logique de la collaboration. Désireux de s’inscrire dans l’Europe nazie et d’améliorer les conditions de l’occupation, le gouvernement Pétain-Laval met l’ensemble de sa police et de sa gendarmerie au service de la politique nazie. À la fin de 1942, les objectifs fixés par les autorités SS pour l’année – la déportation de 40 000 Juifs de France – sont remplis. En 1943, le contexte de la guerre évoluant en faveur des Alliés, Vichy renonce à la collaboration d’État en matière antijuive.

Alain Michel centre son modèle explicatif sur les deux premières logiques, en partant – la citation ouvre son livre – d’un passage de La Destruction des Juifs d’Europe, le grand et célèbre ouvrage de Raul Hilberg: «Dans ses réactions aux pressions allemandes, le gouvernement de Vichy tenta de maintenir le processus de destruction à l’intérieur de certaines limites. […] Les Juifs étrangers et les immigrants furent abandonnés à leur sort, et l’on s’efforça de protéger les Juifs nationaux. Dans une certaine mesure, cette stratégie réussit. En renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité.» Pour Michel, cette citation constitue «un résumé de [son] livre» (p. 14). Non sans candeur, il confie avoir été frappé par l’«adéquation entre cette affirmation» et le témoignage de René de Chambrun assurant que Pierre Laval a «livré les Juifs étrangers pour protéger les Juifs français» (p. 20). Et il s’étonne qu’une telle analyse soit à ce point «ignorée» (pp. 24-28) par ses confrères.

En fait, le chapitre consacré à la France représente une centaine des quelque 2200 pages de l’édition définitive du chef-d’œuvre d’Hilberg, parue en 2006. Depuis la première édition (1961), cette appréciation de la politique de Vichy est demeurée inchangée, bien que, par ailleurs, l’historien américain ait intégré au fil des versions de nouveaux éléments factuels (issus notamment des ouvrages de Serge Klarsfeld). Bref, ces derniers ne viennent pas modifier son interprétation, fixée en 1961, ce qui ne va évidemment pas sans poser problème.

Ainsi, l’analyse d’Hilberg ne tient-elle pas compte des travaux du tournant des années 1970 qui ont révélé l’importance de la collaboration dans la politique de Vichy. La collaboration, écrit Robert Paxton, fut ardemment recherchée par le gouvernement Pétain, bien que, comme le notait Eberhard Jäckel dès 196813, Hitler n’ait jamais envisagé de donner sérieusement suite aux offres françaises. En dépit de son caractère éminemment dissymétrique et vain, cette «recherche de la collaboration» constitue néanmoins un élément fondamental de la politique de Vichy – surtout, justement, dans les semaines ayant suivi le retour au pouvoir de Laval en avril 1942. Dans cette optique, expliquent les historiens depuis Paxton, la stratégie Laval-Bousquet de l’été 1942 procède avant tout d’un choix politique, celui de la collaboration et de la quête de souveraineté d’un État qui se veut le plus fort possible dans une Europe destinée à être durablement dominée par les nazis.

De toute évidence, Hilberg ne prend pas la mesure de cette réalité de la politique vichyste de 1942. C’est la raison pour laquelle l’interprétation qu’il propose pour le cas français n’a pas fait école auprès des spécialistes du régime de Vichy et de l’antisémitisme d’État14. Du reste, dès 1960, l’historien Joseph Billig considère que les Allemands dépendaient de la police française pour mener leur politique et que la logique de la collaboration constituait la principale logique d’action de Vichy15.

Au fil des pages, le propos d’Alain Michel alterne entre des explications recevables, et par moments peu éloignées de l’historiographie traditionnelle, et des conclusions manifestement orientées, donnant une importance démesurée à des aspects subsidiaires de la politique de l’État français. En marge de développements intéressants et de réflexions méthodologiques pertinentes16, il note que l’action de Vichy est le résultat de trois tendances: «se débarrasser des Juifs étrangers, protéger les Juifs français, et renforcer son autorité sur tout le territoire français» (p. 233). Il ajoute que le régime a «une part de responsabilité» dans la mort des Juifs déportés et que, par les nombreuses lois d’exclusion et de spoliation qu’il a édictées, il «a placé la grande majorité des Juifs de France dans une situation de détresse morale et physique» (p. 349). Parfois, l’historien n’est pas loin d’estimer que la protection des Juifs français constitue un mobile secondaire: Vichy a vu dans la politique nazie «une opportunité à saisir pour se débarrasser d’une partie de ces Juifs étrangers, principalement les apatrides […]. De plus, l’accord passé avec les nazis permettait de protéger les Juifs français de la déportation» (p. 350).

Mais, dans le même temps, il place la logique du sauvetage au cœur de l’action de Vichy, estime que «le sort des Juifs français» était «au centre [des] préoccupations» (p. 362) de Laval, presque excusé d’avoir «sacrifié» les Juifs étrangers. En effet, note Michel, son «devoir de chef de gouvernement» (p. 240) voulait qu’il continuât la politique xénophobe initiée depuis deux ans: «il est tout à fait réel qu’il était sincère dans son désir de trouver enfin une solution à la question des Juifs étrangers» (p. 246)! Il conclut, sur le mode de la réhabilitation, en affirmant que l’action de Vichy a eu, au final, «des conséquences plus positives que négatives» (p. 369).

La marge de manœuvre de Vichy

Qu’il faille nuancer la vision accablante des années 1980-1990 et réévaluer à la hausse la dimension de la contrainte nazie dans l’appréciation de la politique de Vichy à l’heure des déportations de masse est sans doute nécessaire – et plusieurs travaux récents vont dans ce sens17. Mais cela n’exclut pas de continuer à s’interroger sur la marge de manœuvre et les responsabilités de l’État français. Cette marge, que tous les historiens s’accordent à considérer comme non négligeable, a-t-elle, au final, bénéficié aux victimes ou aggravé leur sort?

Alain Michel note que «l’existence même du gouvernement de Vichy, avec ses prérogatives et ses possibilités, même parfois réduites, permettait de ralentir la machine infernale mise en place par les nazis» (p. 369). Il ajoute, en comparant le bilan du génocide en France à celui, plus élevé, de la Belgique et des Pays-Bas, que «le fait de maintenir un gouvernement collaborateur en France a ralenti l’application de la Solution finale, tandis que le refus de la défaite exprimé par les gouvernements belges et hollandais en continuant le combat depuis Londres a facilité la tâche destructrice des nazis» (p. 117). La réalité est, bien entendu, plus complexe: le gouvernement belge avait, dans un premier temps, sollicité un armistice sur le modèle français et Hitler le lui avait refusé. Il est clair que l’armistice et l’avènement en France d’un gouvernement national semi-souverain s’inscrivaient dans la stratégie allemande: contrairement à ce qu’affirme Michel, les nazis n’avaient ni les moyens ni la volonté de mettre en place leur «machine infernale» sur l’ensemble du territoire français.

Dans le même sens, l’historien insiste à plusieurs reprises sur le fait que les grandes rafles de l’été 1942 auraient de toute façon été exécutées en zone occupée, en application de la convention d’armistice, et qu’elles auraient frappé plus de monde. Mais cet argument est faible. D’une part, la demande allemande – arrêter brutalement des femmes, des enfants, pour les envoyer, on ne sait où, dans des convois de fortune – outrepassait manifestement les termes de la convention et de toute la réglementation internationale en vigueur. Les moyens de s’y opposer étaient donc loin d’être nuls. D’autre part, il est certain qu’en 1942, dans un territoire comme celui de la France, les Allemands faisaient primer les intérêts de sécurité sur ceux de la «Solution finale18». Du reste, Michel note que dès octobre 1942, à la suite des protestations de l’Église et du refus du gouvernement Laval de livrer en masse les Juifs naturalisés, Adolf Eichmann prend acte du fait que la France ne sera pas un terrain d’action prioritaire: il n’y envoie qu’un seul kommando, dirigé par Aloïs Brunner, qui doit «se débrouiller avec les moyens du bord» (p. 353) pour traquer les Juifs. De même, à l’été 1943, lorsque Vichy refuse d’ordonner à la police parisienne l’exécution d’une vaste rafle de Juifs préalablement dénaturalisés, l’opération est tout simplement annulée. Les Allemands ne prennent pas prétexte de la convention d’armistice pour l’imposer, directement, à la préfecture de Police de Paris. Imaginer qu’ils auraient agi autrement un an plus tôt, en juillet 1942, constitue donc une hypothèse friable.

À partir de l’automne 1943, les arrestations sont, pour l’essentiel, ponctuelles et le fait d’instances spécialisées. Alain Michel remarque justement que «malgré ses moyens limités la Gestapo-SS est capable de faire des dégâts importants». Mais la conclusion qu’il en tire est pour le moins légère: «Il est donc évident que le fait d’avoir mené les nazis par le bout du nez jusqu’en septembre 1943, en leur promettant de faire passer une loi de dénaturalisation […] a vraisemblablement évité l’arrestation de milliers de victimes juives supplémentaires» (p. 302)…

Il est vrai que Vichy n’a jamais eu l’intention de contribuer à la déportation des Juifs enracinés depuis longtemps sur le territoire français. On peut aussi suivre l’auteur quand il juge hasardeuse l’assertion de Michaël Marrus selon laquelle «si la guerre avait duré un an de plus, ou davantage, aucun Juif n’aurait probablement survécu en France» (p. 354). Mais les arguments qu’il emploie pour justifier, in fine, la politique de Vichy – protéger les Français, renvoyer les étrangers – ne résistent pas à l’examen. Ainsi, la plupart des quelque 4100 enfants raflés les 16 et 17 juillet 1942 étaient Français par déclaration. Michel explique qu’aux yeux de l’administration ces enfants étaient assimilés à des étrangers – ce qui n’est pas faux19. Pour autant, au moment des négociations précédant la grande rafle parisienne, les responsables de la préfecture de Police parviennent à imposer quelques catégories d’exemption, portant sur des effectifs réduits (épouses de prisonniers de guerre, conjoints de non-Juifs, mère d’enfants en bas âge). La nationalité française des enfants – nés à Paris, parlant parfaitement le français, scolarisés, etc. – aurait pu être mise en avant comme un droit susceptible d’éviter la déportation. Mais, demander l’exemption des familles ayant un ou plusieurs enfants français, c’était abaisser excessivement – de près de la moitié sans doute – le quota des Juifs «déportables»… À l’été 1942, ce n’était définitivement pas le sauvetage mais la collaboration qui était à l’ordre du jour.

En 1942, Vichy seconde efficacement la politique nazie. À Berlin, il a été décidé que 40 000 Juifs devraient avoir quitté le territoire français avant la fin de l’année. En quelque six mois, près de 42 000 sont déportés à destination d’Auschwitz. La collaboration d’État fonctionne alors à plein régime. 1943 est clairement l’année de la rétractation. Le «stock» des Juifs «déportables» s’épuise et, au mois d’août, le gouvernement renonce à la politique des rafles massives. Environ 17 000 Juifs sont déportés. Enfin, en 1944, jusqu’à l’été, quelque 16 000 Juifs sont arrêtés et envoyés à la mort, selon les méthodes nazies (rafles ponctuelles, arrestations à la suite de délations, etc.). Soit un bilan lourd, mais incomparablement moins élevé que celui des mois terribles de 1942.

Trois phases se sont ainsi succédées. Faute de clairement les distinguer, Alain Michel conclut à «l’indispensabilité du rôle de Vichy dans le sauvetage des Juifs en France» (p. 352), alors même que plus de la moitié des personnes déportées comme juives durant toute l’Occupation l’ont été, en 1942, sous le régime de la collaboration d’État…

À la suite de plusieurs historiens, Michel compare le bilan du génocide en France avec celui des pays alliés à l’Allemagne nazie, Bulgarie, Roumanie ou Hongrie. Il apparaît qu’il était commun à l’ensemble de ces régimes autoritaires ou fascistes de persécuter leurs citoyens de «race juive» et de chercher à se débarrasser des Juifs étrangers. Les premiers étaient destinés à demeurer dans leurs pays respectifs avec un statut inférieur. Pour un État, disposer de la vie de ses citoyens est un attribut de souveraineté fondamental. Il est inconcevable, même pour l’État le plus soumis à un autre, de livrer ses nationaux à la mort, ou à des mauvais traitements, uniquement pour des raisons religieuses, culturelles, politiques.

Cet ethos, qui explique en grande partie le bilan de la déportation en France, ne dédouane en rien Vichy, comme le pense Alain Michel. À partir du moment où l’on admet que la préservation de l’intégrité physique de ses citoyens est, pour un État, une sorte de «minimum» dont il n’y a pas lieu de se prévaloir, on doit considérer que le gouvernement Pétain-Laval n’a aucun mérite d’avoir agi, en somme, comme les autres États ayant collaboré à la politique génocidaire. Tous ont sacrifié les étrangers et protégé le plus possible leurs nationaux. C’est donc sur le sort des étrangers (et assimilés) qu’il faut porter attention. À cet égard, on constate que la France de Vichy est allée plus loin que l’Italie, qui a protégé tout le monde le plus longtemps possible, la Bulgarie ou la Hongrie, et ce sans jamais chercher à obtenir des garanties sur le devenir des déportés20. Une grande partie – probablement la majorité – des ressortissants juifs jugés les plus «indésirables» par l’État français (réfugiés des années 1930, refoulés d’Allemagne en 1940, etc.) ont, ainsi, été livrés aux nazis, au mépris de toute considération humaine. Là réside sans doute le principal «crime» de Vichy: avoir bafoué les principes élémentaires du droit d’asile, qu’en dépit de la guerre alentour et du contexte d’occupation il aurait pu faire respecter (au nom de l’honneur ou des valeurs chrétiennes) s’il n’avait pas poursuivi, par ailleurs, une politique de collaboration et de régénération nationale.


Notes.

a. Dans mon ouvrage L’État contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite (1940-1944), édition revue et mise à jour, Paris, Flammarion/Champs histoire, 2020, j’ai pu établir que 40% des juifs étrangers ont été déportés contre 16% des juifs français.

b. Voir mon texte «L’État contre les Juifs. Réponse de l’auteur à son contradicteur Alain Michel», https://www.herodote.net/Reponse_de_l_auteur_a_son_contradicteur_Alain_Michel-article-1756.php

1. Ainsi le brillant essai de Pierre Laborie, Le Chagrin et le venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues (Montrouge: Bayard, 2011) ou la somme de François Azouvi, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire (Paris: Fayard, 2012).

2. “Le problème juif”, 1947, in Xavier Vallat, Le Nez de Cléopâtre. Souvenirs d’un homme de droite (1919-1944) (Paris: Les Quatre Fils Aymon, 1957), pp. 259-260.

3. Ainsi, le recours aux citations supposées irréfutables, comme cette phrase de Léon Poliakov, écrite en 1951, «Du sort relativement plus clément des Juifs de France, Vichy fut en fait le facteur prépondérant», que l’on retrouve, pareillement décontextualisée, dans tous les ouvrages favorables à Vichy – par exemple, Yves Cazaux, René Bousquet face à l’acharnement (Paris: Jean Picollec, 1995), p. 187, ou Guy Bousquet, René Bousquet: l’homme et Vichy (Paris: Jean Picollec, 2007), p. 291 (citation fautive).

4. Celle du haut fonctionnaire patriote tenu de livrer les Juifs de zone libre en vertu de la convention d’armistice, sans prise sur l’antisémitisme nazi, etc. Voir les ouvrages cités dans la note ci-dessus.

5. L’absence, dans cette catégorie, des écrits de Xavier Vallat, premier historiographe vichyste en la matière, utilisant les archives du CDJC, est étonnante. Voir la note 2.

6. Michaël R. Marrus, Robert O. Paxton, Vichy France and the Jews (Stanford: Stanford University Press, 1995, originally published in French in 1981), p. 112.

7. Cité dans Vichy dans la «Solution finale». Histoire du commissariat général aux Questions juives (1941-1944) (Paris: Grasset, 2006), pp. 127-128.

8. Quatre anciens hauts fonctionnaires de l’État français, Leguay, Sabatier, Bousquet et Papon, et l’ancien milicien Touvier seront inculpés. Les deux derniers seront jugés en 1994 et 1997-1998.

9. “La déportation des juifs sous l’Occupation”, Le Monde, 12-13 novembre 1978.

10. Deux ans après la mort de Leguay, avant de se raccrocher à la procédure contre Maurice Papon (à la suite de l’assassinat de Bousquet en 1993).

11. Arno Klarsfeld, Papon. Un verdict français (Paris: Ramsay, 1998), p. 68.

12. Robert O. Paxton, “La spécificité de la persécution des Juifs en France”, Annales ESC, 48/3, 1993, p. 610. En ligne…"

13. Dans son ouvrage La France dans l’Europe de Hitler (Paris: Fayard).

14. Cela dit, l’analyse d’Hilberg est, par la suite, plus nuancée que le seul passage retenu par Michel. Plus que le souci de sauver les Juifs français et de parer à la pression nazie, la faiblesse relative du bilan du génocide en France tient surtout, expose-t-il, à l’évolution de la guerre et à la prise de conscience, par Vichy, d’une possible défaite du IIIe Reich.

15. Joseph Billig, Le Commissariat Général aux Questions Juives (1941-1944), t. 3 (Paris: Éditions du Centre, 1960), pp. 321-323. S’il cite plusieurs passages de la conclusion de Billig, Michel n’en reprend pas les plus importants, qui annoncent l’analyse de Paxton.

16. Sur le sort des Juifs français, lesquels, rappelle-t-il, vivent majoritairement au grand jour jusqu’en 1943-1944, ou sur l’administration de Vichy, qui, dans certaines sphères, sert de paravent au sauvetage des Juifs, et dont les forces répressives, Milice comprise, ne seront qu’exceptionnellement mobilisées dans la traque des Juifs en zone sud. Alain Michel relève aussi l’inconvénient de ne se fier qu’aux rapports allemands, qui, en l’absence d’autres sources les corroborant, doivent être utilisées avec précaution. Mais, à l’inverse, il s’extasie littéralement – «Ce texte est passionnant» (254) – devant tout document, toute déclaration, montrant la volonté de Vichy de protéger les Juifs français.

17. Ainsi, Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration (Paris: Fayard, 2001) ou Gaël Eismann, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944) (Paris: Tallandier, 2010).

18. Cette thèse du pragmatisme de la police SS, défendue par Serge Klarsfeld, a récemment été confortée par Wolfgang Seibel, Macht und Moral. Die»Endlösung der Judenfrage«in Frankreich, 1940-1944 (Konstanz University Press, 2010), pp. 133-138, 157-160, 173-205.

19. Voir les réactions du chef du «service juif» de la préfecture de Police de Paris, qui ne supporte pas que tant de Juifs étrangers puissent déclarer aussi facilement leurs enfants comme français. Laurent Joly, L’Antisémitisme de bureau. Enquête au cœur de la préfecture de Police de Paris et du commissariat général aux Questions juives (1940-1944) (Paris: Grasset, 2011), pp. 108-109.

20. À l’inverse, par exemple, du gouvernement slovaque en 1943-1944. Florent Brayard, Auschwitz, enquête sur un complot nazi (Paris: Seuil, 2012), pp. 347-354.