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Seconde guerre mondiale L’invention d'un génocide

(à propos de Morts pour raisons diverses
de James Bacque)

par Henry Rousso, Le Monde, 27 avril 1990

«Apostrophes» du vendredi 27 avril se penche à nouveau sur la seconde guerre mondiale. Parmi les livres présentés, le meilleur et le pire. L’année dernière paraissait au Canada un ouvrage, Other Losses («Autres pertes»), dont la traduction sort cette semaine sous le titre Morts pour raisons diverses, aux Éditions Sand. Invité par Bernard Pivot, l’auteur, James Bacque, improvisé «historien» pour la circonstance, pourra en toute quiétude reprendre une thèse qui a déjà fait sa fortune à l’étranger.

Dans la première édition, il affirmait sans ambages qu’en 1945 le commandement suprême des armées alliées avait intentionnellement laissé mourir de faim un million de prisonniers de guerre allemands dans des camps en Allemagne et en France. Les «scoops» en cette matière sont aussi nombreux qu’éphémères. Pour vendre du papier, n’a-t-on pas inventé voilà quelques années de faux «carnets secrets» d’Hitler? Et dans la nébuleuse antisémite contemporaine, on connaît les thèses négationnistes qui nient tout simplement l’existence des chambres à gaz et du génocide des juifs.

Bacque, lui, a trouvé mieux – si l’on peut dire: il a tout simplement inventé un «génocide». Et comme d’habitude, l’effet de surprise a joué à plein: pris de court, les historiens n’ont su réagir immédiatement, laissant l’auteur faire la «une» de magazines américains et allemands. En RFA, le livre a même été traduit sous le titre la Mort planifiée (Der Geplante Tod). Quelle aubaine pour certains! A l’heure où se solde le passif de la dernière guerre, voilà un livre qui tombe à pic, offrant sur un plateau l’«autre holocauste», celui des alliés. Hitler, Staline, Eisenhower et, accessoirement, de Gaulle, mêmes crimes, même combat!

Documents sollicités

A priori, pourquoi pas peut-on penser à bon droit. Nulle nation n’est sortie moralement indemne du conflit. Et l’on sait depuis longtemps que la situation des prisonniers de guerre allemands fut tragique dans les mois qui suivirent la capitulation, par suite des pénuries alimentaires et du chaos qui régnait, alors, en Europe. De là à inventer un «crime contre l’humanité», il y a un pas de géant que l’auteur, avec la complicité d’éditeurs en mal de chiffre d’affaires, n’a pas hésité à franchir. Le 4 décembre 1989, Libération publie sur trois pleines pages une longue enquête(1). C’est la seule contre-expertise réalisée dans la presse internationale. Après être remontés aux sources, après avoir vérifié un certain nombre de documents d’archives et tout simplement après avoir lu attentivement le livre, les auteurs démontaient complètement la thèse.

Résumons. Le livre s’appuie sur des données historiques de la plus haute fantaisie. La pénurie alimentaire à la fin de la guerre? Balivernes, nous dit Bacque: «Il y avait [en 1945] beaucoup plus de blé disponible sur les surfaces réunies de l’Allemagne de l’Ouest, de la France, de l’Angleterre, du Canada et des Etats-Unis qu’il n’y en avait sur les mêmes zones géographiques en 1939» (p. 51). Tous ceux qui ont prétendu qu’à la fin de la guerre, les populations crevaient de faim, les prisonniers comme les soldats ou les civils, ont dû rêver. Quant à l’argument utilisé, imagine-t-on de nier la faim dans le monde sous prétexte que la planète a de quoi potentiellement nourrir tous ses habitants?

La décision d’Eisenhower d’exterminer les prisonniers? Elle existe, nous dit Bacque, et même il la publie! Mais à lire ce document (p. 52), on reste confondu par l’interprétation de l’auteur puisque Eisenhower explique que les alliés n’ont matériellement pas la possibilité de nourrir les prisonniers allemands suivant les normes des lois internationales, pas plus qu’ils ne peuvent nourrir au-delà du minimum vital (celui-là même auquel étaient astreints beaucoup des peuples occupés par les nazis) les civils allemands.

Les statistiques de mortalité? Un exemple suffit à montrer la «technique» de Bacque: un ancien prisonnier de guerre allemand affirme, de bonne foi, quarante ans après les faits, que dans tel camp français «500 à 800 prisonniers» sont morts en «deux ou trois mois»; il suffit alors de faire une règle de trois et l’on obtient ainsi un «taux de mortalité»; on répète l’opération plusieurs fois, sur la base d’autres témoignages, et voilà un total de près de 170 000 morts (estimation basse de l’auteur) pour les seuls camps français! Et le reste à l’avenant: documents outrageusement sollicités, traductions erronées, pas de témoignages infirmant la thèse alors que des journalistes de la Cinq, à la suite de l’article de Libération, et en quelques semaines de travail, ont trouvé d’autres anciens prisonniers de guerre allemands qui pouvaient, avec la même bonne foi, réfuter l’idée d’une famine organisée(2).

Des objections faites avant la traduction française, ni l’auteur ni l’éditeur n’en ont cure. Dans un avertissement liminaire, l’éditeur français ne craint pas d’affirmer sans vergogne que le travail de Bacque «s’appuie sur des preuves qu’aucun historien sérieux n’a pu jusqu’ici contester». On ne savait pas cet éditeur qui, dans son catalogue, offre des livres «d’ésotérisme, d’occultisme et d’astrologie», qualifié pour décider qui, en ce domaine, était «sérieux» ou ne l’était pas. De surcroît, on cherchera vainement dans cette édition un début de réponse aux objections de fond publiées dans Libération. Simplement, l’auteur a compris que son coup allait sans doute être moins juteux en France s’il ne prenait pas certaines précautions, peut-être parce que la presse et les historiens se sont penchés de plus près sur ses allégations.

Géométrie variable

Dans la version française, il a érodé quelque peu sa thèse: il ne parle plus, par exemple, de «crime contre l’humanité», et il a corrigé (c’était bien le moins!) les erreurs grossières de traduction des textes français, sans pour autant modifier l’interprétation qu’il en tire. Ce qui fait que les lecteurs anglo-saxons, allemands ou français n’ont pas entre les mains un livre identique, sans que ces modifications soient le moins du monde explicitées: ce qui est une «mort planifiée» dans la version allemande devient «une atrocité vengeresse» dans la version française. Voilà une autre géniale invention de l’auteur: le livre à géométrie variable, comme les oeufs ou les yaourts qui changent de forme, de couleur et d’emballage pour tenir compte des différents goûts nationaux.

Et que dire encore de certaines pratiques éditoriales: lors de l’enquête, les journalistes de Libération n’ont pu un seul instant rencontrer Bacque, qui était pourtant en France, car l’éditeur le lui avait interdit?

Cela s’appelle planifier un «coup», en l’occurrence quelque chose qui ressemble fort à une véritable escroquerie intellectuelle. Et la tactique s’est avérée payante. Car, que penser en dernier ressort de l’écho donné à ces thèses grâce au canal d’«Apostrophes»? Inviterait-on, sous prétexte de faire de l’audience, un astronome qui prétendrait avoir découvert que la Lune est un fromage? Pourquoi ne pas organiser à une heure de grande écoute un débat entre Faurisson, le négateur des chambres à gaz, et le Grand Rabbin de Paris? La télévision est-elle devenue si sûre d’elle-même et dominatrice qu’elle estime pouvoir légitimer n’importe quoi et n’importe qui?

La vérité historique est-elle devenue à ce point malléable qu’il suffit désormais de quelques pages sur lesquelles se concentrent micros et caméras pour réviser l’Histoire tous les six mois, au rythme des offices de librairie? Apparemment oui. Triste époque.

Henry Rousso est chargé de recherche à l’Institut d’Histoire du Temps Présent (CNRS)


Notes.

  1. «En quête des camps de la mort pour soldats du Reich», par Selim Nassib, avec la collaboration de l’auteur de cet article.
  2. Ce reportage, «Les camps de la revanche», sera diffusé sur la Cinq, le 3 mai, à 19 heures.

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