Le Négationnisme sur Internet
Genèse, stratégies, antidotes
Par Gilles Karmasyn,
en collaboration avec Gérard Panczer et Michel FingerhutRevue d'histoire de la Shoah, no 170, sept-déc. 2000
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4. Racismes et négationnisme sur les forums de discussion
Les forums de discussion; «usenet» et l'essor des propagandes de haine et de négation.
Bien avant l'avènement du web, les principaux modes d'échanges et de communication sur l'Internet étaient strictement «textuels». Il s'agissait du courrier électronique, des listes de diffusion évoquées ci-dessus, et surtout des forums36 de discussion. Au moment où l'utilisation d'Internet se généralisait, mais ne connaissait pas encore l'explosion de la deuxième moitié des années 1990, ces modes de communication étaient utilisés par les activistes pour les échanges internes et de plus en plus pour la propagande vers un public dont le nombre allait grandissant. Le «lieu» de diffusion de cette propagande fut au début des années 1990, et demeure souvent, les forums de discussion. Ce mode de communication est apparu sur les réseaux bien avant le web, et continue à être un véhicule important de discussion publique sur tout sujet (professionnel ou autre). Les négationnistes ont commencé à y envoyer leur propagande (en anglais, principalement) dans les forums consacrés à l'histoire.
Les tactiques de propagande sur les forums de discussion ont été explicitées par un militant raciste américain, Milton J. Kleim, dans un texte à usage interne intitulé «Des tactiques et de la Stratégie pour Usenet». Milton J. Kleim écrivait notamment:
«Usenet offre d'énormes opportunités pour l'Aryan Resistance de disséminer notre message auprès des candides et des ignorants. L'état ne peut pas encore nous empêcher de "promouvoir" nos idées et nos organisations sur Usenet… Il est temps MAINTENANT de vous saisir de cette arme qu'est le Net, et de vous en servir avec science et intelligence tant que vous pouvez encore le faire librement… Chaque "cyber-guerrier" doit obtenir la liste des tous les forums de discussion disponible sur son système et rechercher la liste de ceux qui conviennent à nos articles37.»
La première opération d'envergure de négationnisme a concerné la négation du génocide arménien38. Un individu, ou un groupe se présentant sous l'identité de «Serdar Argic39» a, pendant deux ans de 1992 à 1994, littéralement inondé les forums de discussion d'articles niant la réalité du génocide arménien. Dans certains forums de discussion consacrés à l'histoire, aux Arméniens ou à la Turquie, mais parfois aussi dans des forums sans lien apparent avec ces sujets, dès que le thème semblait abordé, des dizaines d'articles négationnistes étaient envoyés, toujours plus ou moins les mêmes, contenant les poncifs classiques de cette négation-là (délires accusant les Arméniens de génocide contre les Turcs et autres falsifications habituelles). L'entité «Argic » ne répondait pas aux courriers électroniques, ni aux réponses à ses articles autrement que par de nouvelles salves de la même propagande. La nuisance que représentait Serdar Argic était telle qu'il fut considéré comme la sixième «personne» la plus malfaisante de Usenet*. On n'a jamais pu savoir avec certitude qui était («étaient» ?) Serdar Argic, mais il semble bien que l'entité Serdar Argic ait été «téléguidée» par des intérêts turcs. Un employé d'ATT, Hasan B Mutlu a été accusé d'être Argic sans que cela soit définitivement prouvé (en fait, il aurait pu être victime d'un piratage), puis le responsable d'un site internet hébergé dans le Minnesota, un certain Ahmet Cosar. D'autres «argicologistes» soutiennent qu'il s'agissait en fait d'un programme analysant les articles parus sur les forums à la recherche de mots clés déclenchant l'envoi d'articles négationnistes. Ceci expliquerait certaines bizarreries: Ken Arromdee signait ses articles d'une citation évoquant la dinde de Noël («turkey » en anglais). Ces articles déclenchaient systématiquement des réponses de Serdar Argic… En 1994, du jour au lendemain, c'était fini. Pour certains, parce que Cosar avait quitté l'université du Minnesota, et pour d'autres, parce que le gouvernement turc aurait décidé de cesser d'utiliser cette méthode de propagande. Quoi qu'il en soit, avec Argic l'Internet entrait dans l'ère de la propagande de masse, haineuse, difficilement contrôlable et dont on a du mal à identifier les responsables…
Presque à la même époque où sévissait Serdar Argic, la négation du génocide juif connaissait une campagne de propagande d'ampleur comparable, sur les forums de discussion. Son auteur était Dan Gannon, responsable du BBS négationniste «Banished CPU», qu'il avait créé en 1991. Gannon a repris la technique «Argic» en inondant les forums de discussion historique, sur l'Allemagne, sur le judaïsme, d'une avalanche de tracts et longues ratiocinations négationnistes, produites essentiellement par l'Institute for Historical Review40, et déjà disponible sur son BBS. Il offrait ainsi au matériel négationniste sa première plate-forme électronique publique sur l'Internet. Contrairement à Serdar Argic dont on n'a jamais été sûr de l'identité, Dan Gannon, même s'il a envoyé ses articles sous de nombreuses identités (Ralph Winston, Maynard, Foxy Roxy, Pete Faust…) tout en niant être l'auteur des articles en question, a toujours clairement pu être identifié comme l'auteur de cette campagne qui n'a jamais véritablement cessé. La nuisance41 induite par Dan Gannon a eu plusieurs conséquences. Un certain nombre de personnes dégoûtées par cette propagande, ont entrepris de la réfuter systématiquement. Les articles de Gannon étaient ainsi suivis de réfutations en bonne et due forme certes, mais qui contribuaient également au «bruit» engendré par Gannon. Le seuil de tolérance des lecteurs de ces forums ayant été dépassé - non pas par les contenus, mais plutôt par la méthode consistant à envoyer une masse de textes, souvent répétés - ceux-ci furent relégués dans un forum consacré au négationnisme42, disponible aussi sur l'Internet français43. La propagande négationniste, la plupart du temps accompagnée d'articles «purement» antisémites et de beaucoup de propagande anti-israélienne, y trouve aujourd'hui une tribune pour s'exprimer; Dan Gannon et de nombreux autres propagandistes y déploient leurs falsifications, mais ne «polluent» plus, ou plus trop, les autres forums de discussion. Une sorte d'accord tacite s'est établi entre la «communauté internet» et les propagandistes: pourvu qu'ils réservent leurs excès à des forums dédiés, on ne les empêche pas de s'exprimer. Dès le début des années 1990, Tom Marcellus, alors directeur de l'IHR avait identifié les forums et les messageries électroniques comme un moyen d'atteindre des millions de lecteurs dans le monde entier44. Fin 1992 début 1993, des textes négationnistes étaient diffusés sur un réseau informatique européen reliant entre eux des centres sociaux autogérés45.
Notes.36. à l'origine les forums de discussion, ou news, n'étaient pas distribués via l'Internet, mais véhiculés notamment aux états-Unis (en France à partir de 1983 environ) par Arpanet et uucp, et seulement ultérieurement par l'Internet.
37. Nathaniel Sheppard, Jr., «Hate in Cyberspace», Emerge, August 30, 1996 vol. 7, no. 9, p. 34. Cité par Kenneth Stern, op. cit.
38. Pour un état des lieux tant historiographique que bibliographique sur le génocide arménien, voir Comité de Défense de la Cause Arménienne, L'actualité du génocide des Arméniens, acte du colloque organisé par le CDCA à Paris-Sorbonne les 16,17 et 18 avril 1998, EDIPOL, 1999. Sur la négation du génocide arménien on trouvera sur le web: http://armen-info.com/lacause/no-32/nf-lc32.htm. Voir aussi l'Armenian National Institute 122 C Street, NW, Suite 360, Washington, DC 20001. http://www.armenian-genocide.org/research.htm et Frédéric Paulin (doctorant EHESS), Négationnisme et théorie des populations stables: le cas du génocide arménien, http://www.ehess.fr/populatique/Numero1/PAULIN.html
39. K.K. Campbell, «Howling in the wires, a net.poltergeist horror story», Eyenet, 1994. Sur le web: http://www.kkc.net/eyenet/1994/net0728.htm. Sur Argic, voir aussi: http://www.ews.uiuc.edu/~tskirvin/faqs/legends/legends1.html
40. L'IHR (Institute for Historical Review) fut fondé en 1978 par Willis Carto (voir note 7) et William D. McCalden, alias Lewis Brandon, néo-fasciste anglais, père du National Party britannique, qui avait fait scission du National Front néo-nazi. Il s'agit d'un véritable «centre d'une Internationale révisionniste» (Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, Points Seuil, 1995, p. 117). Le catalogue de l'IHR, outre tout le matériel négationniste, comprend de nombreuses apologies du nazisme. Sur l'IHR, voir René Monzat, Enquêtes sur la droite extrême, Le Monde éditions, 1992, p. 195-198. Voir aussi Deborah Lipstadt, Denying The Holocaust, Plume, 1994, p. 137-156. Voir également, sur le web: http://www.nizkor.org/faqs/ihr/
41. Dan Gannon a été considéré comme la septième personnalité la plus malfaisante de Usenet, juste après Serdar Argic. Voir http://wwwews.uiuc.edu/~tskirvin/faqs/legends/legends1.html
42. Nommé alt.revisionism, créé début 1992. Nous remercions Ken Mc Vay de nous avoir fourni l'information sur la période (la date exacte semble difficile à retrouver) de création d'alt.revisionism.
43. On peut se poser des questions sur la légalité de la transmission de ce forum par tous les relais français qui contribuent à sa diffusion et sa mise à disposition sur le territoire français…
44. Kenneth Stern, Holocaust denial, The American Jewish Commitee, 1993, p. 85.
45. Guido Caldiron, «Liaisons romaines», dans Négationnistes: les chiffoniers de l'histoire, Syllepse/Golias, 1997, p. 186-188.
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07/07/2001