1. La plupart des informations présentées ici proviennent de l’ouvrage de Patrick Montague, Chełmno. Prologue à l’industrie du meurtre de masse, Paris: Calmann-Lévy, 2016, complétées par Samuel D. Kassow, Qui écrira notre histoire? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Paris: Grasset, 2011 et par Gordon J. Horwitz, Ghettostadt: Lodz and the Making of a Nazi City, Harvard University Press, 2008. 2. Samuel D. Kassow, op. cit., p. 411. 3. Lea Prais, «“Jews from the World to Come”. The First Testimonies of Escapees from Chełmno and Treblinka in the Warsaw Ghetto, 1942–1943», Yad Vashem Studies, vol. 42 n. 1, 2014, p. 3. 4. Samuel D. Kassow, op. cit., p. 422 et Lea Prais, art. cit., p. 4. Ruta Sakowska fournit une liste des nombreuses publications clandestines du Ghetto de Varsovie qui publient ces informations en février 1942 («Two Forms of Resistance in the Warsaw Ghetto; Two Functions of the Ringelblum Archives», Yad Vashem Studies, 21, 1991, p. 200, note 25). 5. Sur ce canal, qui passe par Aleksandr Kaminski qui dirigeait le bureau d’information de l’AK, voir Samuel Kassow, op. cit., p. 424-425 et Ruta Sakowska, art.  cit., p. 200, note 25. 6. Ces courriers transitent par Stockholm, grâce à Sven Norrman, homme d’affaires suédois travaillant à Varsovie, qui transportait les informations que lui transmettait la résistance polonaise. Sur Norrman et ce canal, voir Józef Lewandowski, «A fish breaks through the net: Sven Norrman and the Holocaust», Polin 14, 2001. Voir également Michael Fleming, «Intelligence from Poland on Chełmno: British responses», Journal Holocaust Studies, Vol. 21, No. 3, 2015, p. 178, 186. C’est Walter Laqueur qui, le premier, identifie Norrman dans Le Terrifiant Secret. La « Solution finale » et l’information étouffée, Paris: Gallimard, 1981. Le rapport de Feiner est emmené par Norrmann le 21 mai 1942. 7. Cité par Józef Lewandowski, «A fish breaks through the net: Sven Norrman and the Holocaust», Polin 14, 2001. 8. Voir Michael Fleming, art. cit. et du même, «Geographies of obligation and the dissemination of news of the Holocaust», Holocaust Studies, 2016. 9. Samuel Kassow, op. cit., p. 417. La lettre est un déchirant appel à l’aide. Kassow écrit: «si Wasser ne l’aidait pas tout de suite, l’implorait Szlamek, il ne tarderait pas à retrouver Chaim Rywen Izbicki. (Izbicki était membre du Sonderkommando de Chelmno que Szlamek avait mentionné dans son récit; il était mort maintenant.) Szlamek ajoutait au passage les noms de trois villes — Lublin, Rawa Ruska et Bilgoraj. Dans la derniére phrase, mélange de polonais et de yiddish en caractéres latins, Szlamek avertissait Wasser que les Juifs de chacune des villes mentionnées dans la lettre étaient mis à mort à Belzec de la même manière que les victimes de Chelmno» (Ibid.). 10.  11.  12.  13. 

Le récit de Szlama ber Winer (Grojanowski) en 1942

Evadé de Chelmno


Szlama ber Winer
Photo de Szlama ber Winer, 1942

IntroductionLe récit fait en 1942Sources et informationsBibliographie

Introduction

Dans l’énorme corpus de documents et témoignages qui permet de connaître la réalité de l’extermination des Juifs par les nazis figure un ensemble particulier: les récits de l’extermination faits pendant les événements eux-mêmes. Au sein de ceux-ci figurent les récits de témoins, victimes et spectateurs qui rapportent en direct l’événement. C’est par exemple le cas des notes du jeune Allemand Wilhelm Cornides prises à l’été 1942 sur le centre de mise à mort de Belzec: https://phdn.org/histgen/cornides/index.html

Au sein de ce sous-ensemble figurent encore les récits donnés, rédigés pendant l’événement par des victimes juives prises dans le processus d’extermination, parvenues à s’échapper ou à laisser ces récits derrière elles, tels par exemple les manuscrits des Sonderkommandos. Le corpus de tels récits pour Auschwitz (rédigés par des Juifs utilisés comme esclaves par les nazis pour incinérer les victimes des assassinats par gazages à Birkenau) est assez connu. Ils ont fait l’objet de publication exhaustives. Extraits: https://memoiresdesdeportations.org/texte/des-voix-sous-la-cendre-extraits

Ces récits datent de 1944, mais d’autres voix se sont exprimées beaucoup plus tôt, dès 1942.

Début janvier 1942 Szlama (ou Slzamek) ber Winer, originaire de Izbica Kujawska est emmené à Chelmno, le premier centre de mise à mort industriel par gaz, où il est utilisé comme «fossoyeur» chargé d’ensevelir les cadavres des Juifs assassinés dans des camions à gaz. Le 19 janvier 1942, avec Michal Podchlebnik, Szlama Winer parvient à s’échapper1. Il passe par Grabów, où il se confie au rabbin qui écrit à son beau-frère à Lodz. On est donc informé à Lodz début 1942 qu’on assassine en masse par gaz à Chelmno. Winer va ensuite à Varsovie où son récit est recueilli en février (sous le nom de Grojanowski/Grojnowski) par l’organisation clandestine Oneg Shabbat. Hersh (ou Herz, ou Hersz) Wasser mène l’interview. Bluma Wasser la consigne par écrit2. Les Wasser recoupent d’ailleurs le récit de Winer avec le témoignage que leur fait le 26 février 1942, Lajwe Wołkowicz qui a vu les victimes déversées des camions dans les fosses de la forêt de Kolo3. L’Oneg Shabbat recueille, rassemble, recoupe témoignages, courriers étayant le récit de Winer. Ces informations sont publiées dès février 1942 (dans les publications clandestines du Bund et de l’Hashomer Hatzair), probablement synthétisées et transmises par Hersh Wasser4. L’Oneg Shabbat fait également du récit de Winer (corroboré par d’autres témoins échappés de Chelmno) un rapport qu’il transmet à la résistance polonaise en contact avec Londres. L’information remonte par ce canal jusqu’aux officiels britanniques5. En mai 1942, Leon Feiner, leader du Bund à Varsovie vivant avec de faux papiers du côté «aryen», fait transmettre lui aussi de Varsovie, par l’intermédiaire de l’AK (l’armée secrète polonaise, l’Armia Krajowa) un long rapport (qu’il a rédigé le 11 mai) à Shmuel (Szmul) Zygielbojm à Londres6. Il s’est abreuvé aux mêmes récits, notamment Winer, transmis par l’Oneg Shabbat: les nazis assassinent en masse par gaz à Chelmno. Feiner résume ainsi la situation dans son rapport:

«Depuis les premiers jours de la guerre germano-russe, les Allemands ont entrepris l’extermination de la population juive sur le territoire polonais, se faisant aider pour cette tâche de policiers ukrainiens et lituaniens. […] Les hommes entre 14 et 60 ans ont été rassemblés […] et massacrés par balles ou à l’aide de grenades […] Les enfants dans les orphelinats, les vieux dans les maisons de retraite, les malades dans les hopitaux ont été exécutés, les femmes tuées dans les rues […] A Lvov, 30000 Juifs ont été assassinés; A Stanislav, 15000; à Ternopil 5000; à Zolochiv 2000; à Berezhany 4000 — une ville auparavant peuplée de 18000 Juifs n’en compte plus que 1700. La même chose est arrivée à Zboriv, Kolomyia, Stryi, Sambir, Drohobych, Zbarazh, Peremyshliany, Kuty, Sniatyn, Zalishchyky, Brody, Przemysl, Rava Ruska, etc. En novembre-décembre [1941] le meurtre des Juifs a également débuté dans les régions de Pologne annexées aux Reich [le Warthegau]. Ces meurtres ont été exécutés par gazages, qui ont lieu dans le village de Chelmno, à douze kilomètres de Kolo, dans le district de Kolo. […] En février 1942, l’extermination des Juifs a débuté dans le prétendu Gouvernement Général. Cela a commencé à Tarnów, Radom […] En mars, l’expulsion de masse des Juifs a commencé à Lublin7»

Malgré les tentatives d’un fonctionnaire zélé du Foreign Office, Frank Savery, afin de minimiser la publicité faite autour du massacre des Juifs (par un pragmatisme dévoyé cherchant à priver les Juifs de tout argument en faveur de leur émigration, où que ce soit — Savery n’hésitait pas à falsifier la nature des informations reçues pour en limiter la portée8), la BBC diffuse l’information en juin 1942. Des brochures sont publiées dès l’été 1942 mentionnant le massacre dans des camions à gaz de Chelmo. C’est notamment le cas de Stop Them Now! German Mass Murder of Jews in Poland, publié en août 1942, qui décrit les modalités du meurtre à Chelmno qui seront confirmées par tous les témoins et acteurs de ces événements. Il ne s’agit ni d’inventions, ni de propagande de guerre, ni de rumeurs. Il s’agit d’informations. Elles proviennent de témoins directs, de première main, qui ont assisté, participé au monstrueux crime. Ce sont les victimes désignées par les nazis qui ont assisté à l’événement en cours qui apprennent, de première main, au monde l’extermination des Juifs dans les chambres à gaz dès 1942. Pas après la guerre, pas à la «libération des camps»: en 1942. Le premier rapport, fondé notamment sur le récit de Winer, transmis par Rigelblum à Kaminski et arrivé plus tardivement à l’Ouest sera quasi intégralement publié en 1943 dans The Black Book of Polish Jewry.

Après Varsovie, Winer rejoint sa famille à Zamosc en mars. Par des canaux comparables il est informé de l’existence du centre de mise à mort de Belzec, dont il informe par courrier Varsovie. Dans la lettre qu’il fait parvenir à Wasser, il écrit: «le cimetière est à Belzec, c’est la même mort qu’à Chelmno ([en yiddish:] das Bajs otem ist in Belzyc, to jest same mise co w Helmnie)»9. C’est la première mention de Belzec comme centre de mise à mort dont nous disposons. Winer sera finalement acheminé et assassiné à Belzec en avril 1942 (Wasser reçoit une lettre du neveu de Szlamek en date du 24 avril qui l’en informe).

Après la guerre, parmi les rares survivants du Ghetto de Varsovie figurent notamment des membres de l’Oneg Shabbat, largement anéanti en même temps que le Ghetto en 1943, comme Hersh et Bluma Wasser, qui ont recueilli le récit de Winer. Eux-mêmes en raconteront les circonstances qui permettent aux historiens d’éclaircir notamment le trajet de ces informations vers l’Ouest. Le témoignage de Winer avait été rédigé sous le nom qu’il utilise pour se déplacer, Jacob Grojanowski (ou trouve aussi les formes Jakob, Yakov, Yakob, Yakub, et Grojnowski). C’est l’historien Patrick Montague (voir bibliographie) qui établit définitivement que Jacob Grojanowski était en fait Szlama (ou Slzamek) ber Winer. On a longtemps cru et écrit qu’il s’agissait de Szlomo Fajner (ou Bajler, le nom de sa belle-sœur). Michal Podchlebnik, le compagnon d’évasion de Szlama Winer, mentionné à plusieurs reprises par celui-ci dans son récit, témoigne dès 1945 et confirme les événements relatés par Winer dès 1942.

Surtout, l’objectif de l’Oneg Shabbat qui était de préserver coûte que coûte le matériel réuni dans le Ghetto fut, malgré l’anéantissement des Juifs de Pologne, en grande partie atteint: La plus grande partie des archives et matériaux recueillis, que les membres de l’Oneg Shabbat avaient enfoui en 1942 et 1943, fut retrouvée progressivement à partir de 1946. Ce fut notamment le cas du bidon ou avait été dissimulé le récit complet de Szlama ber Winer dont seuls des extraits et des synthèses (celles constituant le matériel rendu public en 1942 et 1943) étaient alors connues: il fut retrouvé en 1950. On put avoir ainsi accès à l’original des informations partielles qui avaient été diffusées en 1942, confirmant dans le détail non seulement ces premiers récits, leur caractère authentique, en les complétant de façon spectaculaire, mais aussi en confirmant et recoupant les premiers témoignages sur Chelmno recueillis dès 1945/1946 non seulement auprès de survivants et de témoins mais aussi des bourreaux, donc avant la «découverte» du récit complet de Winer!

Il est important de souligner que ce récit correspond à un bref moment de l’histoire de Chelmno, deux semaines de janvier 1942 au début de l’histoire du centre de mise à mort, et que pour en comprendre le contexte il est vivement conseillé de lire l’ouvrage désormais fondamental de Patrick Montague, Chełmno. Prologue à l’industrie du meurtre de masse (Paris: Calmann-Lévy, 2016), dont le récit de Szlama ber Winer est intégralement extrait.


Le récit de Szlama ber Winer (Grojanowski)

évadé de Chelmno, recueilli en 1942

Lundi 5 janvier 1942

Le lundi 5 janvier 1942, les gardes d’Izbica [Kujawska] convoquèrent les membres du Conseil juif et demandèrent des hommes pour travailler. Ils déclarèrent que cet ordre, contrairement aux autres ordres émanant de l’Arbeitsamt [Office du travail] et, comme ils le dirent, ignorés par les Juifs, devait être exécuté immédiatement.

Le jour même, une quarantaine d’hommes, y compris des vieillards et des infirmes, choisis par les gardes sur les listes de noms, arrivèrent au poste de police. On leur prit leurs papiers et ils reçurent l’ordre de revenir le lendemain avec des pelles ou des pioches, et suffisamment de pain pour un jour ou deux. Il leur fut dit qu’ils rentreraient chez eux quelques jours plus tard. ]'étais parmi eux. Je connaissais les noms de certains gardes: (1) lieutenant Johann (nom inconnu), (2) Meister (prénom inconnu), (3) Schmalz, garde volksdeutsch [Allemand de souche]. Il y avait là sept d’entre eux. Je suis convaincu qu’ils savaient à quoi nous allions être employés. Je le répète: ils savaient parfaitement, sans le moindre doute, ce qui se passait et, malgré tout, aucun Juif n’a été mis en garde. Au contraire, on nous a cruellement trompés.

Franchement, je ne voulais pas me présenter au travail. Mes parents me persuadèrent [d’y aller], croyant qu’ainsi j’éviterais l’envoi dans un camp de travail. Je reconnais que j’avais déjà réussi à l’éviter trois fois.

Mardi 6 janvier

Le mardi matin, 15 personnes se présentèrent. Elles attendirent jusqu’à huit heures, mais aucune autre ne se présenta, alors les gardes procédèrent à une rafle. 19 autres personnes furent prises dans les rues et chez elles. Cinq d’entre elles furent relâchées; elles étaient soit infirmes soit trop jeunes. Il en resta donc 14, mais, avec celles qui s’étaient présentées d’elles-mêmes, cela faisait 29 personnes. Les noms de ces 29 personnes furent inscrits. Pendant ce temps, un camion avec des gardes arriva. Nous fûmes comptés une fois de plus et il nous fallut monter dans le camion.

Chacun avait un sac à dos. Le camion attirait l’attention de tout le monde. Nos familles étaient persuadées que nous allions dans un camp de travail. Des Polonais passaient, ayant toutes sortes de réactions. Les jeunes parfois riaient et se moquaient de nous, mais les plus âgés pleuraient.

Nous nous dirigeâmes vers Kolo. Puis, nous avons tourné sur la route de Dabie, en direction de Chelmno. Cet endroit était déjà connu dans toute la région parce que, quatre semaines avant, les déportations de Kolo et Dabie avaient eu lieu. Diverses rumeurs perturbantes circulaient selon lesquelles quiconque était envoyé à Chelmno ne revenait jamais. Nous ne savions pas, cependant, ce qui s’y passait. Nous entendions de vagues rumeurs émanant de messagers, mais aucun détail.

Nous attendîmes sur la grand-route à Chelmno pendant environ une demi-heure, avant de continuer jusqu’au manoir. C’est un bâtiment peu ordinaire, délabré, datant de la guerre précédente. Il est situé sur le côté droit de la grand-route, l’église et le village se trouvant sur la gauche. La Gestapo avait réquisitionné tous les bâtiments autour de l’église.

Nous arrivâmes à Chelmno à midi trente. Des hommes de la Gestapo se trouvaient aux deux portails du manoir qui était gardé par la police locale.

Après avoir franchi le second portail, on nous fit descendre du camion, déposer nos sacs à dos de côté et nous placer sur deux rangées. Dès lors, nous fûmes à la merci des SS en uniforme noir, tous des Allemands de grade élevé. On nous ordonna de remettre tout l’argent et tous les objets de valeur en notre possession. Ensuite, 15 hommes furent sélectionnés, dont moi-même, et emmenés sous bonne garde dans l’une des cellules de la cave. Tous les 15, nous fûmes enfermés dans une cellule, nos 14 compagnons dans une autre.

Alors que le soleil brillait dehors, il faisait sombre dans la cave. Nous reçûmes un peu de paille apportée par des Volksdeutsche membres du personnel [polonais]. Pour la nuit, on nous donna une lanterne par cellule. Vers huit heures du soir, on nous distribua du café noir non sucré et rien d’autre. Nous étions déprimés, nous préparant au pire. Tout le monde pleurait, s’embrassait et se disait au revoir. Il faisait très froid, alors nous nous serrions les uns contre les autres, et c’est ainsi que nous avons passé cette nuit glaciale sans fermer l’œil. Nous parlâmes sans arrêt des Juifs déportés de Kolo et de Dabie. À en juger par ce que nous savions, nous fûmes bientôt convaincus que nous ne sortirions pas de là.

Mercredi 7 janvier

Le mercredi 7 janvier, à sept heures du matin, le garde frappa contre la porte en hurlant: «Debout.» Mais, de toute façon, personne n’avait dormi à cause du froid. Une heure plus tard, on apporta du café noir non sucré et du pain provenant de nos affaires. Cela nous réconforta quelque peu; nous murmurions qu’il y avait toujours un Dieu au Ciel et que nous irions travailler.

À huit heures et demie (s’il était si tard, c’est parce que les nuits étaient longues), on nous mena dans la cour. Plusieurs personnes furent laissées et emmenées dans la cellule voisine dans les caves. Elles transportaient deux Juifs qui s’étaient pendus. Je ne connais pas leurs noms.) C’étaient des prisonniers/fossoyeurs de Klodawa. Les corps furent jetés sur un camion. Nous avons revu les autres prisonniers d’Izbica. Dès que nous sortîmes du sous-sol, nous fûmes entourés par 12 gardes et des hommes de la Gestapo armés de mitraillettes. Il y avait 29 prisonniers dans le camion ainsi que les deux cadavres et six gardes. Un véhicule avec dix gardes et deux civils nous suivait.

Nous roulâmes sur la grand-route en direction de Kolo. Au bout d’environ sept kilomètres, le camion tourna subitement à gauche pour entrer dans la forêt. Il y avait un chemin de terre battue sur cinq cents mètres. Au bout du chemin, les SS arrêtèrent le camion et nous ordonnèrent de sortir, de nous déshabiller et de nous mettre sur une double file. (Nous restâmes avec nos chaussures, nos sous-vêtements, nos pantalons et nos chemises.) Bien que le froid fût intense, il nous fallut laisser sur le sol nos manteaux, chapeaux, pullovers et gants. Les deux civils apportèrent des pelles et des pioches et nous en donnèrent une à chacun. Huit d’entre nous seulement reçurent un outil. Ils reçurent l’ordre d’emporter les deux corps hors du camion.

Dès notre arrivée dans la forêt, nous aperçûmes immédiatement les prisonniers de Klodawa arrivés avant nous. Ils étaient déjà au travail, en bras de chemise. Voici comment se présentait la scène: 21 hommes avec des pioches et des pelles, derrière eux huit personnes et deux corps, et tout autour de nous des Allemands avec des mitrailleuses. Ceux de Klodawa étaient eux aussi gardés par une douzaine d’hommes. Nous étions donc entourés par 30 gardes.

Comme nous approchions du fossé, ceux de Klodawa nous accueillirent en murmurant: «D’où êtes-vous?» «D’Izbica», répondîmes-nous. Ils demandèrent: «Vous savez à quel point c’est terrible ici? Combien êtes-vous?» «Vingt-neuf.» Nous parlions tout en travaillant. Nous jetâmes les deux corps dans le fossé. Des pelles furent apportées du camion pour ceux qui n’en avaient pas encore. Nous n’eûmes pas cependant à attendre longtemps le camion suivant avec de nouvelles victimes. Le camion était spécialement conçu et semblait normal: la taille d’un camion ordinaire, gris, hermétiquement fermé par deux portes arrière. L’intérieur était recouvert de tôles. Il n’y avait pas de sièges à l’intérieur. Le sol était recouvert d’un caillebotis, comme dans les bains publics, et d’un tapis de paille. Entre la cabine du chauffeur et le compartiment arrière, deux judas avaient été percés. En utilisant une lampe de poche, on pouvait observer si les victimes étaient mortes ou non. Sous le caillebotis, il y avait deux tuyaux d’environ quinze centimètres de long, sortant de la cabine. Ces tuyaux étaient ouverts à l’extrémité d’où sortait le gaz. Le système de gaz était situé dans la cabine où seul le chauffeur était assis. C’était toujours le même chauffeur qui portait un uniforme avec la tête de mort et les os croisés des SS. Il était âgé d’environ quarante ans. Il y avait deux camions de ce type.

Le camion s’arrêta à environ quatre-vingt-un mètres de la fosse. Le chef du détachement des gardes, un SS gradé, était un pur sadique. Il ordonna à huit hommes d’ouvrir les portes du véhicule et la forte odeur de gaz nous frappa immédiatement. Des Tsiganes de Lodz, morts, étaient dans le camion. Le sol était jonché de leurs affaires: accordéons, violons, édredons, et même des montres et des bijoux en or. Après avoir attendu environ cinq minutes près des portes, le SS hurla: «Ihr Juden, herein und schmeißt alles raus» («Vous les Juifs, entrez et jetez tout dehors»). Les Juifs coururent vers le camion et en jetaient les corps. Comme le travail ne commençait pas assez rapidement selon eux, le SS sortit sa cravache et hurla: «Hellblaue, ich komme sofort zu euch» («Je vais m’occuper de vous maintenant »), nous frappant sur la tête, les oreilles, les yeux, dans toutes les directions, jusqu’à ce que nous tombions tous à terre. Quiconque ne parvint pas à se lever fut immédiatement abattu à la mitrailleuse. Ce que voyant, les autres, mobilisant leurs dernières forces, se levèrent pour continuer à travailler.

Les corps étaient jetés des camions comme des ordures, en tas. Ils étaient traînés par les pieds et par les cheveux. Deux personnes se tenaient au bord et jetaient les corps dans la fosse. Deux autres se trouvaient dans la fosse et les plaçaient en couches, visage vers le bas et tête-bêche. Un SS était spécialement affecté pour diriger cela. S’il y avait un endroit vide, le corps d’un enfant y était fourré. Le SS se tenait debout au-dessus, une branche de sapin à la main, et indiquait où placer les têtes, les jambes, les enfants, etc. Tout cela s’accompagnait de hurlements malveillants: «Du Sakrament!» («Toi, espèce de salaud!»). Une couche comprenait de 180 à 200 corps. Après trois chargements de camion, une vingtaine de fossoyeurs étaient employés pour recouvrir les corps. Au début, cela était fait deux fois. Par la suite, lorsque le nombre de chargements s’éleva à neuf (neuf fois soixante corps), ce fut fait trois fois.

À midi, le chef SS «Bykowiec» [«la Cravache», probablement le Polizeimeister Willi Lenz] ordonna: «Spadel stehen lassen» («Déposez les pelles»). Il nous aligna sur deux rangées et nous compta. Puis il nous ordonna de sortir de la fosse. Les gardes étaient toujours autour de nous et ne nous quittaient pas un instant. Nous devions même nous soulager là où nous travaillions.

On nous emmena à nos affaires et on nous ordonna de nous asseoir sur les sacs. Nous étions continuellement surveillés. On nous donna une tasse de café froid et un morceau de pain gelé. C’était le déjeuner. Nous restâmes assis comme cela pendant une demi-heure. Après, on nous aligna, on nous compta et on nous ramena au travail.

À quoi ressemblaient les morts? Ils n’étaient ni brûlés ni noircis. Leurs visages gardaient leur couleur. Presque tous les morts étaient souillés d’excréments.

Le travail cessa vers dix-sept heures. Les huit hommes qui travaillaient avec les corps reçurent l’ordre de s’allonger sur eux, visage vers le bas. Un SS les abattit alors chacun à la mitrailleuse.

«La Cravache» hurla «Hellblaue, flick sich anziehen!» («Habillez-vous rapidement!»). Nous nous dépêchâmes et prîmes nos pelles avec nous. On nous compta et on nous conduisit aux camions escortés par des gardes et des SS. Là, on nous ordonna de ranger nos pelles. Une fois de plus, on nous compta pendant que nous montions dans le camion. Le retour au manoir prit une quinzaine de minutes. Pendant le trajet, nous étions avec ceux de Klodawa. Nous parlions discrètement dans le camion. Je dis à mes collègues: «Ma mère rêvait de me conduire sous un dais nuptial blanc; maintenant, elle ne m’accompagnera même pas sous un noir.» Tout le monde éclata en sanglots, mais de façon à ce que les gardes assis avec nous n’entendent pas. Nous parlions très doucement.

Le premier jour se produisit l’événement suivant. À dix heures du matin, un gros homme nommé Bitter, de Bydgoszcz, qui avait vécu à Izbica pendant la guerre, l’un des huit, ne parvint pas à respecter le rythme de travail. Le SS à la cravache lui ordonna de se déshabiller complètement et le frappa jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Son corps était tout noir. Par la suite, il reçut l’ordre de s’allonger dans la fosse ouverte où il fut abattu.

Il s’avéra que le manoir comptait d’autres pièces. Il y avait 20 personnes dans notre cellule, 15 dans l’autre. À cette époque, il n’y avait pas d’autres fossoyeurs. Rentrés dans notre cave froide et sombre, nous nous jetâmes sur la paille clairsemée pour éclater en sanglots. Les pères pleuraient sur le sort de leurs enfants qu’ils ne reverraient jamais. L’un des prisonniers, Moniek Halter, un garçon d’Izbica âgé de quinze ans, m’embrassa en sanglotant : «Ah, Szlojme, je peux mourir, mais au moins que ma mère et ma sœur survivent.» Meir Piotrkowski, quarante ans, d’Izbica, mon voisin sur la paille, m’embrassa, m’étreignit et me dit: «J’ai laissé ma chère épouse et huit enfants à la maison; qui sait si je les reverrai un jour, et ce qui va leur arriver?» Gerszon Praszker, âgé de cinquante-cinq ans, d’Izbica, dit: «Nous avons un grand Dieu au Ciel et nous devons L’implorer. Il ne nous abandonnera pas. Mais nous devons tous néanmoins réciter la prière de repentance.» Nous nous mîmes en cercle, avec Gerszon Praszker au milieu, pour réciter la prière. Nous récitâmes après lui, sanglotant et pleurant abondamment. Le moral était très bas. Ensuite, le Wachtmeister cogna contre la porte en hurlant: «Hej, Juden, still bleiben, sonst schiesse ich» («Hé, les Juifs, du calme ou je tire»). Alors, la voix brisée, nous terminâmes silencieusement nos prières.

À sept heures et demie du soir, on nous apporta une casserole de soupe de navets froide et fade. Nous ne pouvions avaler la nourriture, mais nous pleurions silencieusement, versant d’amères larmes. Une demi-heure plus tard, on apporta du café noir, non sucré, à peine chaud et un petit morceau de pain. De nouveau, personne ne put manger à cause de notre douleur et de notre chagrin. Il faisait froid et nous n’avions pas la moindre couverture. Quelqu’un dit: «Qui sait lequel d’entre nous manquera demain?» Finalement, dans un état d’épuisement extrême, nous nous pressâmes les uns contre les autres. Nos cauchemars furent remplis d’hallucinations. Nous dormîmes environ quatre heures. Puis, à cause du froid, nous nous levâmes pour arpenter la cellule, parlant de l’horrible sort qui nous attendait.

Jeudi 8 janvier

Le jeudi 8 janvier, à sept heures du matin, le garde en faction frappa à la porte et demanda avec colère: «O, ihr Juden, hat ihr euch ausgeschlafen?» («Hé, vous les Juifs, avez-vous assez dormi?») Nous répondîmes: «Wir konnten nicht schlafen wegen der Kalte» («Nous n’avons pas pu dormir à cause du froid»). À sept heures et demie, le cuisinier apporta du café chaud, mais non sucré, et du pain. Quelques-uns d’entre nous burent, mais la majeure partie ne prirent pas de petit déjeuner, déclarant que, de toute façon, nous allions mourir. À huit heures, nous entendîmes les SS approcher dans le couloir. Le garde fit son rapport, disant qu’il ne s’était rien passé pendant la nuit. Le SS ordonna d’ouvrir la porte de la cellule. (Elle comportait trois serrures et un verrou.) Debout dans le couloir, l’officier ordonna: «Alle Juden raus!» («Tous les Juifs dehors!»). (Nous supposions que les SS avaient peur de quelque geste désespéré de notre part.) Il nous compta dans la cour, nous ordonna de nous mettre en colonne par deux et de monter dans le camion. En général, deux véhicules nous emmenaient au travail et nous ramenaient: un camion bâché et un véhicule de passagers avec des fenêtres sur les côtés (un autobus). Nous restions debout dans le camion et, derrière nous, se tenaient six gardes avec des mitrailleuses. Pendant tout le temps que je passai à Chelmno, le secteur de la cour, dans lequel nous arrivions en sortant du sous-sol, fut étroitement surveillé par des gardes avec des mitrailleuses, prêts à tirer. Pendant le trajet, une voiture de SS nous suivait.

Au travail, tout se passa comme la veille. Après être descendus du camion, nous fûmes comptés, alignés et recomptés. Puis huit d’entre nous furent choisis ( ceux qui n’étaient pas capables de creuser avec assez d’énergie). Ces hommes, en silence et tête basse, sortirent du rang. Avant de reprendre nos postes de travail de la veille, chacun dut se déshabiller. Nous restâmes en chaussures, pantalons et chemises. (Un homme qui portait deux chemises fut sévèrement battu.) Nous posâmes nos affaires à un certain endroit. Une demi-heure plus tard, le second groupe de fossoyeurs arriva, ceux de la cellule voisine. Ils subirent la même procédure. Tout le secteur était cerné par des gardes armés de mitrailleuses. La forêt était remplie de patrouilles. Les gardes avaient reçu l’ordre d’être de plus en plus vigilants. Les huit hommes sélectionnés travaillaient dans la fosse, à une vingtaine de mètres de nous. L’un d’eux, âgé de dix-neuf ans, Mechl Wilczynski d’Izbica, me dit: «Adieu, vous resterez tous en vie. Nous mourrons, mais vous devriez essayer de sortir de cet enfer.» Les autres demeurèrent silencieux, se contentant de soupirer.

Deux heures plus tard, le premier camion arriva, chargé de Tsiganes. Je déclare sans équivoque que les exécutions avaient lieu dans la forêt. Le camion de gazage s’arrêtait en général à une centaine de mètres de la fosse commune, mais, à deux reprises, il s’arrêta à environ vingt mètres. Comme nous le racontèrent ceux qui travaillaient dans la fosse, il y avait un dispositif spécial avec des boutons dans la cabine du chauffeur. Deux tuyaux partaient de ce dispositif vers le camion. Le chauffeur (il y avait deux camions de gazage et deux chauffeurs, toujours les mêmes) appuyait sur un bouton, puis sortait de la cabine. Juste après, les cris, de terribles hurlements et des coups frappés contre les parois se faisaient entendre. Cela durait une quinzaine de minutes. Alors le chauffeur retournait dans la cabine où il braquait une lampe de poche par le judas pour vérifier si tout le monde était mort. Puis il conduisait le camion à environ six mètres de la fosse. Cinq minutes plus tard «la Cravache» (le chef SS) ordonnait à quatre de ceux qui travaillaient dans la fosse d’ouvrir les portes. Une puissante odeur de gaz en jaillissait. Après une autre attente d’environ cinq minutes, «la Cravache» hurlait: «Ihr Juden, geht Tefilin legen» (littéralement: «Juifs, mettez vos phylactères»), ce qui voulait dire de faire sortir les corps.

Ils [les morts] étaient entremêlés, dans la puanteur de leurs propres excréments. Ils semblaient venir tout juste de s’endormir, avec les joues roses et une couleur de peau naturelle. Les corps étaient encore chauds et, comme nous le précisèrent ceux qui travaillaient dans la fosse, ils [les fossoyeurs] se réchauffaient auprès des corps. Voici quelle était la méthode de travail: quatre hommes, sur les huit travaillant dans la fosse, lançaient les corps du camion, stimulés bien sûr par des cris et des coups. Les corps étaient jetés en tas. Deux autres tiraient les corps vers la fosse et les y jetaient. Puis, dans la fosse, deux autres les disposaient selon les instructions d’un SS. Lorsque le camion était vide, ces travailleurs de la fosse nettoyaient les excréments. Le paillasson et le caillebotis étaient retirés, et ils nettoyaient le camion en utilisant leur propre chemise. Ensuite, le paillasson et le caillebotis étaient remis en place. Les portes étaient fermées par un verrou extérieur. La fermeture des portes nécessitait une certaine expérience, mais comme cela était fait chaque jour par de nouvelles personnes, elles étaient sauvagement battues par«la Cravache».

Lorsque le camion était parti et que les cadavres étaient disposés, ceux [qui travaillaient] dans la fosse, pour se réchauffer, enfilaient les vêtements pittoresques des Tsiganes et s’asseyaient sur les corps dans les fosses. C’était un spectacle tragique, mais également comique. En général, ces prisonniers n’étaient pas autorisés à avoir un contact avec les autres travailleurs. Pendant le déjeuner, ils restaient dans la fosse et ne recevaient que du café noir amer, mais pas le moindre croûton de pain. Cela se faisait ainsi: un garde remplissait de café une petite casserole en utilisant une longue louche. Lorsqu’il avait été bu par le premier homme, le garde la remplissait à nouveau, et le deuxième buvait. Ces huit hommes étaient traités comme des lépreux.

Une demi-heure plus tard, le deuxième camion de Tsiganes arriva. Il s’arrêta à une centaine de mètres de nous, de sorte que nous n’entendîmes rien. (Les cris de désespoir étouffés nous mettaient les nerfs à vif.) Avant le déjeuner, nous «traitions» trois chargements de camion; après le déjeuner, quatre. (Nous avions l’habitude de les compter.)

De nouveau, notre déjeuner se composa de café noir non sucré et de pain gelé. À dix-sept heures, nous terminâmes notre journée de travail. Les huit dans le trou ne furent pas autorisés à sortir de la fosse. Ils reçurent l’ordre de s’allonger visage vers le corps des Tsiganes. Un garde les abattit à la mitrailleuse.

Après que nous eûmes terminé notre journée de «travail» et de retour au manoir, le portail fut rapidement fermé derrière nous, afin que les villageois ne voient rien. Nous fûmes reconduits dans la cave. Le même froid, la même obscurité. Quelqu’un dit: «C’est un vrai paradis comparé à cet horrible cimetière.» Au début, nous nous assîmes dans le noir sur la paille. Au bout d’un moment, l’immensité de notre sort tragique nous ébranla.

Moniek Halter, un jeune garçon d’Izbica âgé de quinze ans, qui s’accrochait à moi tout le temps, m’embrassa en disant: «Il n’y a plus d’espoir.» Il répéta que sa mort serait un sacrifice pour la vie de sa mère et celle de ses sœurs.

Dans l’obscurité, des voix disaient: «Encore huit innocents parmi nous ont quitté ce monde.» Et c’étaient des sanglots et des larmes sans fin.

Vers sept heures, le cuisinier apporta un seau de soupe de navets et en versa dans nos bols. Quelques-uns, les plus affamés, mangèrent un peu, mais la grande majorité ne toucha pas à la nourriture. Des larmes amères coulaient dans les bols de soupe froide. Une lampe à huile fut apportée en même temps que la soupe. Presque tous étaient disposés à s’accommoder de leur sort, voire à passer le reste de leur vie dans cette effroyable prison si cela avait pu sauver les êtres qui leur étaient chers et s’ils avaient pu vivre suffisamment longtemps pour voir ces criminels punis. À un moment donné, le garde nous ordonna de chanter. Nous ne l’entendîmes pas. Ce ne fut que lorsqu’il menaça de nous abattre et même ouvrit la porte de la cellule pour passer à l’acte, que mes deux compagnons sur la paille - Meir Piotrkowski d’Izbica et Jehuda Jakubowicz de Wloclawek (il habitait depuis peu à Izbica) - me supplièrent de me lever et de chanter. En dépit de mon immense fatigue, je me levai - je ne sais pas où je trouvai la force -, me tournai vers mes camarades et, d’une faible voix, dis: «Mes amis et compagnons, levez-vous et chantez avec moi. Couvrons d’abord nos têtes.» Tous se levèrent. Le seau hygiénique fut recouvert avec une chemise. Impatient, le garde, debout dans l’embrasure de la porte, nous menaça d’une voix irritée. Alors j’entonnai [le Shema]: «Écoute Israël! L’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est Un.» Mes compagnons très émus répétaient sans cesse ces mots. Puis je continuai: «Béni soit le nom de Son règne glorieux à jamais.» Les autres répétèrent ceci à trois reprises. Nous avions le sentiment que nos vies allaient bientôt prendre fin. Nous fûmes pris d’une douleur inhabituelle et d’un tremblement. Nous étions aussi solennels que si nous nous tenions devant le Jugement dernier. Nous nous trompions si nous pensions avoir suffisamment chanté. Le garde en demanda davantage. Alors je dis: «Mes amis, mes compagnons, nous allons maintenant chanter la Hatikva (L’Espoir)!» Nous couvrant la tête, nous chantâmes ce poème, cet hymne, qui résonnait comme une prière. Puis le garde nous laissa et ferma les trois serrures de la porte. Rien ne pouvait [nous] empêcher de sangloter. Nous disions que le monde n’avait jamais connu une telle cruauté: assassiner des innocents, puis nous contraindre à chanter. Nous espérions qu’il aurait la même fin que Haman [référence au pire ennemi des Juifs]. Si seulement le Seigneur détournait de nous Sa main qui châtie! Mojzesz Asz, d’Izbica, dit: «Si nous sommes des victimes, c’est parce que les temps messianiques approchent.»

Le garde ouvrit de nouveau la porte et le cuisinier allemand, un civil, apporta un seau de café noir non sucré qui fut versé à la louche dans un bol. La soupe non mangée fut jetée dans le seau hygiénique. Nous prîmes chacun un morceau de pain et un peu de café.

Quinze minutes plus tard, le garde demanda de nouveau que nous chantions. Nous tentâmes de refuser, invoquant notre épuisement. Il nous ordonna de répéter: «Wir Juden danken Adolf Hitler für diese Sachen» («Nous, Juifs, remercions Adolf Hitler pour ces choses»). Nous répétâmes. Puis il ajouta: «Wir Juden danken Adolf Hitler für das Essen» («Nous, Juifs, remercions Adolf Hitler pour cette nourriture»). Et nous répétâmes aussi cela. Finalement, il demanda une chanson. Nous chantâmes la Hatikva, puis Beszuw Adonaj [Psaume XXVI]. C’était en réponse à notre souffrance. Puis il referma la porte.

Nous dormîmes comme des souches. Que ce soit à cause des cauchemars ou du froid, je me réveillai dans l’obscurité et me mis à réfléchir à la situation: ô désespoir, s’il y a un Dieu dans le Ciel, comment est-il possible de permettre le meurtre d’innocents! Ne pourrait-Il pas accomplir un miracle? Soudain, je me dis que je devais sortir de cette prison. À la lumière vacillante de la lampe, je m’approchai de la fenêtre murée et, à l’aide d’un couteau, tentai de dégager une brique. En vain. Le froid, qui pénétrait aussi dans la pièce, avait figé les briques en place. Au bout de deux heures d’efforts infructueux, je retournai me coucher sur la paille.

Vers cinq heures du matin, tout le monde était réveillé à cause du froid. Nous commençâmes à parler. Gecel Chrzastkowski, membre du Bund, et Ajzensztab (Ajzensztab possédait un magasin de fourrures à Wloclawek) - tous deux de Klodawa - avaient perdu leur foi en Dieu. Les autres, cependant, y compris moi-même, étions renforcés dans notre foi, répétant après Mojzesz Asz que l’ère messianique approchait.

Vendredi 9 janvier

Le vendredi 9 janvier 1942, à sept heures du matin, du café amer fut de nouveau apporté. Comme on nous demandait si nous avions assez de pain, nous répondîmes oui, parce que nous n’avions pas mangé celui qui nous avait été donné avant. À huit heures, les SS arrivèrent. On nous ordonna de sortir et nous fûmes comptés. Une vingtaine de gardes avec des mitrailleuses cernaient déjà la cour. De nouveau, nous fûmes comptés. (C’était le premier jour où les canons des mitrailleuses étaient pointés vers nous. Ce fut pour nous une terrible peur à l’idée qu’ils allaient nous abattre.) Dans la cour, nous vîmes deux grands camions remplis de Tsiganes : hommes, femmes et enfants, ensemble avec leurs affaires. On nous fit monter rapidement dans notre camion bâché afin que nous ne puissions pas leur parler. Ce fut la seule fois où nous aperçûmes des victimes encore en vie. Nous étions à l’avant du camion, avec sept gardes armés à l’arrière. Une voiture remplie de SS nous suivait.

Sur le lieu de travail, les gardes nous entourèrent de nouveau. Nous nous déshabillâmes comme d’habitude pour travailler, puis nous fûmes comptés et huit d’entre nous furent sélectionnés pour la fosse. Nous prîmes nos pioches et nos pelles et nous nous mîmes au travail. Le fond de la fosse mesurait environ un mètre et demi de large. Les côtés étaient inclinés, de sorte que la largeur au niveau du sol était de cinq mètres. La fosse avait cinq mètres de profondeur et s’étendait en ligne droite. Si un arbre se trouvait en chemin, il était abattu. Le troisième jour de travail se déroula de façon particulièrement pénible et cruelle. Au bout d’une heure, le premier camion chargé de Tsiganes arriva et, vingt minutes plus tard, le suivant. «La Cravache» était furieux. Pendant le travail, nous fûmes à même de nous rapprocher quelque peu des huit de la fosse. Parmi eux, se trouvaient Abram Zielinski d’Izbica, âgé de trente-deux ans; Brafman, d’Izbica, dix-sept ans; Zalman Jakubowski d’Izbica, âgé de cinquante-cinq ans; et Gerszon Praszker d’Izbica. Vers quinze heures, alors qu’il ne restait plus grand-chose à faire (à ce moment, ils ne nous pressaient pas), Gerszon Praszker, debout au fond de la fosse, sortit un livre de prières, se couvrit la tête de sa main et commença à prier. Vers onze heures du matin, il nous avait dit: «Notre mort est terrible. Qu’elle soit une délivrance pour ceux que nous aimons, pour le monde entier. Nous ne serons plus de ce monde.»

Ce jour-là, nous déjeunâmes à une heure et demie. Il faisait - 20°. Les gardes allumèrent un feu pour décongeler notre pain. Il sentait la fumée et le brûlé. Le déjeuner fut écourté parce qu’un camion de victimes tsiganes arriva. Après le déjeuner, «la Cravache» entra dans la forêt et but une bouteille de vodka. Puis il revint et se mit à hurler: «O, ihr Hellblaue, ihr wollt nicht arbeiten!» («Eh, vous, salauds, vous ne voulez pas travailler!») et commença à faire claquer sa cravache. Il traita durement les prisonniers. 1êtes, nez, fronts et visages ruisselaient de sang, les yeux étaient tout gonflés. Ce jour-là, huit ou neuf convois de Tsiganes furent enterrés. Nous cessâmes le travail à cinq heures et demie. Comme d’habitude, les huit furent assassinés. On reçut l’ordre de s’habiller rapidement et de retourner au plus vite dans le camion. Tout le temps, le nombre de personnes présentes fut vérifié.

Au manoir de Chelmno, nous eûmes la douloureuse surprise de découvrir un nouveau groupe, probablement des fossoyeurs: 16 personnes d’Izbica et 16 de Bugaj. Parmi ceux d’Izbica, il y avait Mojzesz Lepek, âgé d’une quarantaine d’années; Awigdor Polanski, d’une vingtaine d’années; Sztajer, environ cinquante-cinq ans; Krol, autour de quarante-cinq ans; Icchak Prajs, environ quarante-cinq ans Jehuda Lubinski, trente et un ans; Kalman Radziejewski, trente-deux ans; Menachem Arcichowski, une quarantaine d’années; et, de Bugaj, mon collègue et ami Chaim Ruwen Izbicki, âgé de trente-trois ans.

Vingt fossoyeurs et cinq des nouveaux (25 en tout) furent emmenés dans une cellule des caves, plus petite que l’autre. Nous y trouvâmes des draps, des sous-vêtements, des pantalons, des vestes et de la nourriture (du pain, du sucre et du saindoux). Ces choses appartenaient aux nouveaux fossoyeurs. Exténués, brisés, nous nous assîmes sur les affaires. La première chose que nous voulûmes savoir des nouveaux arrivants c’était si l’un de nos proches se trouvait parmi eux. Nous pleurâmes en entendant les voix de la pièce voisine. Je me dirigeai vers le mur droit et la gaine de ventilation où il manquait une brique. Je frappai, criai dans le trou, demandant si Chaim Ruwen Izbicki de Bugaj était dans la pièce. Il s’approcha du mur. Je lui demandai si, au moins, ses parents et ses sœurs avaient réussi à s’échapper. Le garde interrompit la conversation.

Pendant le dîner, Sztajer partagea son saindoux avec nous et dit: «Je souhaite que Dieu me fasse mourir demain afin que je n’aie pas à voir cette souffrance.» De fait, le lendemain, il fut abattu. Mojzesz Lepek partagea son sucre. Après le dîner, nous recouvrîmes le seau hygiénique pour réciter les prières du soir. Ces prières furent entremêlées de larmes. Par la suite, les nouveaux arrivants nous donnèrent quelques nouvelles. Ils nous dirent que les Russes avaient déjà repris Smolensk et Kiev et avançaient dans notre direction. Nous souhaitions qu’ils viennent bombarder ce terrible endroit. D’aucuns indiquèrent les endroits où ils se cacheraient pendant les bombardements. D’autres cependant estimèrent que cela prendrait au moins un mois et que, d’ici là, nous serions tous morts. Personne ne croyait pouvoir sortir de cet enfer de façon normale. Quelques-uns, même parmi les plus âgés, avaient complètement perdu la foi. Ils disaient que c’étaient des inventions. Il n’existait pas de Dieu. Comment pouvait-Il voir notre souffrance et ne rien faire? Mais les gens qui demeuraient fermes dans leur foi, comme moi-même, dirent que nous n’étions pas à même de comprendre les actions de Dieu. Finalement, nous nous couvrîmes avec nos vêtements pour dormir.

Autre remarque importante: les jeudi et vendredi 8 et 9 janvier, dans le dernier chargement de chaque convoi, les victimes étaient juives. Il y avait des hommes, des jeunes et des vieux, avec une étoile de David cousue sur leurs vêtements, devant et dans le dos. Ils avaient des valises et des sacs à dos avec eux. Nous supposâmes que c’étaient des prisonniers malades venus des camps. Ils furent enterrés avec leurs affaires. Cela nous bouleversa, parce que, jusqu’alors, nous avions espéré que les Juifs dans les camps survivaient à cette époque tragique.

Samedi 10 janvier

Le samedi 10 janvier, le petit déjeuner (café amer et pain) fut apporté à sept heures du matin. Ensuite, Mojzesz Lepek récita la prière de repentance et nous répétâmes après lui. Puis, il y eut ce maudit décompte à répétition sous les canons de fusil pointés vers nous jusqu’à ce que nous soyons dans le camion. Nous recommandâmes aux cinq nouveaux arrivants de rester près de nous. Ensemble, avec le nouveau groupe, nous étions 53. Nous étions entassés dans le camion. Derrière nous, comme d’habitude, la voiture des SS suivait. Sur le lieu de travail, des prisonniers furent sélectionnés et se préparèrent pour le travail. Entre-temps, le nouveau groupe dut subir toutes les tortures que nous connaissions si bien. Cette fois, les huit furent sélectionnés immédiatement. Vers onze heures, le premier camion apparut avec des victimes juives.

Les victimes, hommes, femmes et enfants, étaient en sous-vêtements. Lorsqu’elles eurent été jetées hors du camion, deux civils allemands s’approchèrent et entreprirent une fouille méticuleuse des corps, à la recherche d’objets de valeur. Ils brisaient les colliers, arrachaient les bagues des doigts, retiraient les dents en or. Ils inspectaient même les anus et, chez les femmes, les parties génitales. Le reste de la procédure se déroula selon le plan établi. Ce ne fut qu’après l’arrivée du convoi juif que les huit furent choisis pour la fosse. Selon Gecel Chrzastkowski, qui était de Klodawa, dans le convoi se trouvaient des Juifs de cette ville. Après être venus à bout de ce premier camion, ceux de la fosse retournèrent à leur travail antérieur, l’enterrement des corps. À une heure et demie, le deuxième camion arriva. À un moment donné, Ajzensztab, lui aussi de Klodawa, se mit à pleurer silencieusement, disant que plus rien ne le rattachait à la vie puisqu’il avait vu les corps de sa femme et de son unique enfant, sa fille de quinze ans. Il allait demander aux Allemands de l’abattre parce qu’il voulait reposer dans la même tombe que les êtres qui lui étaient chers. Nous le persuadâmes cependant que rien ne pressait et qu’entre-temps il pouvait s’évader et se venger.

À deux heures moins le quart, pendant notre déjeuner (café noir non sucré et pain gelé), tandis que les huit de la fosse achevaient de disposer les corps, deux voitures d’officiers SS de haut grade arrivèrent. Ils sortirent et, d’un air satisfait, observèrent les fosses, écoutèrent un rapport fait par «la Cravache», lui serrèrent chaleureusement la main et repartirent. Après le déjeuner, nous enterrâmes, très rapidement, les cinq convois suivants. Vers dix-huit heures, tout le monde travaillait à remplir la fosse jusqu’à ce qu’elle soit au niveau du sol. Dans la soirée, nous retournâmes au manoir comme à l’ordinaire. Par mégarde, Chaim Ruwen Izbicki fut inclus dans notre groupe.

De retour dans notre cellule, tout le monde éclata en sanglots. Au début, je n’avais même pas reconnu mon meilleur ami, Izbicki. C’était Ajzensztab, le veuf, qui pleurait le plus. Après le dîner (un quart de litre de soupe de pommes de terre par personne et du café non sucré avec du pain), nous transportâmes le seau hygiénique à l’extérieur et nous récitâmes les prières du soir sous une lampe qui fumait. Puis Ajzensztab récita le Kaddish [la prière des endeuillés]. Nous ne parlâmes que du grand malheur qui s’était abattu sur notre peuple. Nous avions sous les yeux le spectacle de toute une communauté juive emportée. Personne ne ferma l’œil. Soudain, Ajzensztab se leva d’un bond de sa paillasse et se mit à sangloter très nerveusement. Il cria que rien ne le rattachait à la vie, que tout espoir était perdu. Il frappait sa tête contre le mur et se désespérait de ne pouvoir attenter à sa propre vie. Finalement, épuisé, il s’allongea et s’endormit. Je restai éveillé toute la nuit. J’embrassai mes deux compagnons sur la paille, Meir Piotrkowski et Jehuda Jakubowicz. Je les étreignis et pleurai silencieusement.

Dimanche 11 janvier

Le dimanche 11 janvier, nous fûmes informés à sept heures du matin que, ce jour-là, nous n’avions pas à travailler. Après la prière du matin et la prière pour les morts, nous restâmes dans notre «paradis» en sous-sol. De nouveau, nous discutâmes de politique, de Dieu et de notre situation. Chacun voulait vivre pour voir la libération, mais notre plus grand désir était de sauver notre peuple. Chacun aurait volontiers donné sa vie pour que notre peuple vive. A' onze heures du matin, nous fûmes emmenés dehors pour pousser un camion de gazage bloqué à cause du gel. Il y avait un camion de gazage gris dans la cour. Soudain, je ressentis une forte envie de m’évader, mais au dernier moment je perdis courage. Après ce travail, nous fûmes ramenés à la cave. Après le déjeuner, nous nous allongeâmes sur nos sacs. Quelques-uns retirèrent leurs chaussures. Finalement, nous dormîmes plusieurs heures. À six heures du soir, après le changement de garde, on nous ordonna encore de chanter. Ce n’était pas un chant, mais une cacophonie de voix brisées par l’émotion, récitant le Shema et la Hatikva. Ensuite, un officier SS apparut qui réprimanda le garde parce que les Juifs n’étaient pas autorisés à chanter. À sept heures du soir, nous mangeâmes notre dîner. Puis nous sortîmes le seau hygiénique. Nous récitâmes ensemble les prières avec le Kaddish. Puis nous nous allongeâmes sur la paillasse, nous couvrîmes de nos manteaux et nous nous endormîmes.

Lundi 12 janvier

Le lundi 12 janvier à cinq heures du matin, six personnes se réunirent pour réciter les Psaumes en pleurant amèrement. Les autres restèrent couchés, totalement indifférents. Certains même se moquèrent de notre piété, disant que Dieu n’existait certainement pas et que toutes les tentatives de nous réconforter semblaient infantiles. Mais nous répondîmes que nos vies étaient entre les mains de Dieu et que, si c’était Sa volonté, nous l’accepterions avec humilité. D’autant plus que l’ère messianique approchait. Après les prières du matin et la récitation du Kaddish, auquel même Ajzensztab prit part, nous récitâmes la prière de repentance. À sept heures, on nous apporta du café et du pain. Plusieurs hommes d’Izbica (dernièrement, ils habitaient à Kutno) prirent tout le café pour eux. Tous les autres condamnèrent ce geste et déclarèrent que, face à la mort, nous devions nous comporter avec dignité. Il fut décidé à l’avenir de partager le café. Nous étions tous au travail à huit heures et demie. À neuf heures et demie, le premier camion de gazage arriva. Parmi les huit de la fosse se trouvaient Aron Rozental, Szlojme Babiacki et Samuel Bibergal, tous âgés de cinquante à soixante ans.

Ce jour-là, nous fûmes traités avec une cruauté particulière. Après l’ ouverture des portes du camion de gazage, nous ne fûmes même pas autorisés à attendre que le gaz se dissipe avant d’entrer. Nos cris de torture furent indescriptibles. Immédiatement après le premier camion de gazage, le deuxième arriva et, avant midi, le troisième était déjà arrivé. Lorsque nous allâmes déjeuner, les huit restèrent dans la fosse, en terminant avec un convoi. Une limousine noire avec quatre officiers SS arriva. Ils écoutèrent un rapport de «la Cravache» et, admiratifs, lui serrèrent la main. Montrant sa satisfaction, «la Cravache» tortura de nouveau les huit. Après le départ des officiers SS, les huit reçurent eux aussi leur maigre pitance: café amer et pain gelé. Vers treize heures, le camion de gazage suivant arriva avec son lot de victimes. Ce jour-là, le travail dura jusqu’à six heures du soir; neuf chargements, de 60 Juifs chacun, furent enterrés. Au total, il y avait 500 victimes de Klodawa.

À un moment donné, mon ami Gecel Chrzastkowski vit son fils, âgé de quatorze ans, qui avait été jeté dans la fosse. Il voulut demander aux Allemands de l’abattre, mais nous réussîmes à l’arrêter. Nous lui expliquâmes qu’il fallait survivre à cette souffrance, penser à la vengeance, et que plus tard les Allemands paieraient.

Après le travail, trois des vieux travailleurs de la fosse furent assassinés, et nous reçûmes l’ordre de remplir rapidement les fosses. À cause de l’heure tardive - il faisait presque complètement nuit et les Allemands redoutaient probablement quelque acte de résistance-, ils nous divisèrent hâtivement en groupes et nous bousculèrent vers le camion. Sept gardes voyageaient avec nous. Nous regagnâmes notre«asile» tard dans la soirée. Désespérés, les fils des deux qui avaient été assassinés, Rozental et Bibergal, pleuraient. Nous les réconfortâmes en disant que nous allions tous mourir et que, en fin de compte, peu importait qui meurt en premier. Cette fois, ces deux hommes se joignirent à nous pour dire le Kaddish.

Après le dîner, qui se composait comme d’habitude de soupe de navets, de café noir non sucré et de pain (comme convenu, il fut équitablement partagé), Mojzesz Lepek récita la prière de repentance. Il décida de renoncer à vivre, ne voulant plus voir les souffrances de ceux qu’il aimait. Il nous offrit tout ce qu’il avait: du pain, du miel et des vêtements. Pendant ce temps, on entendait du bruit dans le couloir. L’autre groupe de la cellule voisine nous dit à travers le mur que les Allemands avaient capturé un Juif de Klodawa. Le lendemain, ils nous donnèrent des détails: Goldman, de Klodawa, avait été pris par les Allemands. Il décrivit exactement comment les Juifs étaient menés dans les camions de gazage.

Alors qu’ils étaient conduits dans le château, ils étaient traités très poliment. Un vieil Allemand, d’une soixantaine d’années, une longue pipe à la bouche, aidait les mères à faire descendre leurs enfants du camion. Il prenait les petits dans ses bras pour qu’il soit plus facile aux mères de descendre. Il aidait les personnes âgées à gagner le manoir et les émouvait par sa douceur et sa politesse. Ils étaient emmenés dans une pièce chauffée par deux poêles. Le sol était couvert d’un caillebotis de bois comme dans les bains publics. Là, le vieil Allemand et un SS parlaient aux Juifs, les assurant qu’ils allaient se rendre dans le ghetto de Litzmannstadt où ils pourraient travailler et devenir productifs. Les femmes s’occuperaient de la maison pendant que les enfants iraient à l’école.

Auparavant, cependant, ils devaient subir un épouillage. Chacun devait donc se déshabiller et ne garder que ses sous-vêtements. Les vêtements seraient passés à l’étuve. Il fallait en sortir les objets de valeur et les papiers qui devaient être enveloppés dans un mouchoir et remis en bonne garde. Si quelqu’un avait des billets de banque cachés ou cousus dans ses vêtements, il fallait absolument les en retirer; sinon, ils seraient abîmés par la vapeur. Tout le monde devait prendre une douche. Le vieil Allemand demandait très courtoisement à chacun de se diriger vers les douches. Il ouvrait une porte qui menait à un escalier de 15 à 20 marches qu’il fallait descendre. Il faisait très froid en bas. L’Allemand les rassurait gentiment, affirmant qu’il allait faire plus chaud. Plus loin, il y avait un long couloir menant à une rampe. Le camion de gazage y était stationné, l’arrière vers la rampe.

Dès lors, toute politesse disparaissait. Avec une brutalité sauvage, les gens étaient poussés dans le camion. Les Juifs comprenaient désormais qu’ils allaient mourir et s’écriaient avec désespoir: «Écoute, ô Israël!» Sur le côté droit, à la sortie de la pièce chauffée, se trouvait un petit réduit. C’est là que Goldman s’était caché. Après avoir passé vingt-quatre heures à trembler de froid, déjà presque complètement raide, il décida de chercher quelque chose pour se couvrir. Il fut pris et jeté avec les fossoyeurs. Là, ils tentèrent de le ranimer. Ils lui donnèrent de la nourriture, un pantalon et un manteau. Nous discutâmes de tout cela avec émotion. Chacun disait qu’il se serait bien mieux débrouillé à sa place. Vers trois heures du matin, Mojzesz Lepek réveilla ses compagnons, les embrassa, leur fit ses adieux et prépara une corde pour se pendre. Il avait déjà le nœud coulant autour du cou lorsqu’il perdit courage. Il n’arrivait pas à se suicider.

Mardi 13 janvier

Le mardi 13 janvier, à sept heures du matin, nous avions à peine récité la prière de repentance après le petit déjeuner qu’il nous fallut tous, y compris Goldman, monter dans le camion. Sur le lieu du travail, alors que nous allions commencer, Goldman reçut l’ordre de s’allonger dans la fosse où il fut abattu. À huit heures, un camion était déjà arrivé. Ce jour-là, les chargements des camions étaient particulièrement importants, 90 corps dans chacun. Après l’ouverture des portes, les corps tombaient tout seuls. En dépit du rythme infernal, le déchargement des camions prit plus longtemps qu’à l’ordinaire. Ce jour-là, la communauté juive de Bugaj fut éliminée. Les camions arrivaient l’un après l’autre. Pendant le quatrième chargement, un enfant enveloppé dans un oreiller fut jeté hors du camion et se mit soudain à pleurer. Les SS en rirent. Ils abattirent l’enfant à la mitrailleuse et le jetèrent dans la fosse. Environ 800 Juifs de Bugaj furent enterrés ce mardi. Nous travaillâmes par un froid glacial jusqu’à six heures du soir et enterrâmes neuf chargements de victimes. Après le travail, cinq de ceux qui étaient dans la fosse furent abattus.

De retour dans la cave, Michal Podchlebnik, de Bugaj, éclata en sanglots. Il avait perdu sa femme, deux enfants et ses parents. Après le dîner, le seau hygiénique fut vidé. Quelques-uns prièrent, puis nous discutâmes. Et, de nouveau, le sujet de l’évasion fut abordé. L’aspiration à la liberté afin d’avertir l’ensemble du peuple juif était si puissante qu’aucun prix n’était trop élevé pour elle. Certains voulaient creuser un tunnel d’environ cinquante mètres. Le problème était de savoir que faire avec toute la terre creusée. D’autres voulaient ouvrir la fenêtre murée (une seule brique épaisse). À cause du gel intense, les jeunes gens les plus forts ne purent déplacer une seule brique. Résignés, nous allâmes dormir.

Mercredi 14 janvier

Le mercredi 14 janvier, le café non sucré et le pain furent apportés. Juste après le petit déjeuner, Krzewacki, de Klodawa, qui envisageait depuis longtemps de se suicider, fit rapidement un nœud coulant et le mit autour de son cou. Il demanda à Chrzastkowski de prendre le petit paquet sous ses pieds et de le pousser dans sa bouche pour l’empêcher de respirer. Chrzastkowski fit ce qui lui était demandé et Krzewacki eut une mort aisée. Il se suicida parce que, comme il nous l’avait dit, il ne pouvait plus supporter d’observer tous ces actes meurtriers. Nous coupâmes la corde et plaçâmes le corps contre le mur.

Gerszon Swietoplawski d’Izbica annonça alors qu’il voulait lui aussi se suicider. Il avait travaillé aux côtés de Krzewacki au creusement des fosses. Il déclara qu’ayant travaillé avec lui, il souhaitait être enterré avec lui. Personne ne voulut l’aider parce qu’il ne restait pas de temps. Le garde était attendu à tout moment. Il prit rapidement une corde et noua un nœud coulant autour de son cou. Debout, ses pieds sur le sol, il se plia en avant pour s’étrangler plus rapidement. Alors qu’il se torturait ainsi, il y eut un coup frappé à la porte.

Le jeune Moniek Halter coupa rapidement la corde. Swietoplawski tomba sur le sol et se mit à haleter horriblement jusqu’à ce qu’il reprenne sa respiration. Lorsque le garde fut parti - si nous ne voulions pas le sauver (pour quelle raison le sauver?) , nous ne pouvions pas non plus supporter de voir sa souffrance - nous demandâmes à Gecel Chrzastkowski d’y mettre fin. Ce dernier noua étroitement le nœud coulant autour du cou de Swietoplawski, immobilisa le corps avec ses pieds, et tira sur la corde jusqu’à ce qu’il soit mort. Nous laissâmes les deux corps gisant non couverts dans la cave où ils demeurèrent pendant plusieurs jours.

À huit heures, nous étions déjà aux fosses. À dix heures, le premier camion arriva avec des victimes d’Izbica. À midi, nous avions enterré les corps de trois camions bondés. De l’un des camions fut extrait le corps d’un civil allemand [en fait polonais]. C’était l’un des cuisiniers. Il pensait probablement que l’un des Juifs avait des objets de valeur, alors il courut dans le camion pour les obtenir. À ce moment, les portes furent verrouillées. Ses hurlements et ses cris furent ignorés et il fut tué avec les autres. Comme on le sortait du camion, une voiture spéciale avec un officier d’ordonnance arriva du manoir. Le corps y fut ramené. Certains affirmèrent qu’il avait été tué intentionnellement et que les Allemands voulaient supprimer tous les témoins de leurs crimes.

Dans l’après-midi, des SS arrivèrent dans deux voitures et se divertirent en regardant l’usine de mort. Après le déjeuner, les victimes de cinq autres chargements furent enterrées. De l’un des camions furent jetés une jeune femme et son bébé au sein.!.:enfant était mort en tétant le lait de sa mère. Ce jour-là, nous travaillâmes jusqu’à sept heures du soir à la lumière des phares.

Ce jour-là également, par erreur, l’un des camions se rapprocha tellement de la fosse que nous entendîmes les cris étouffés, les pleurs de désespoir et les coups contre les portes. Avant que le travail ne prenne fin, six de ceux qui étaient dans la fosse furent abattus. En rentrant dans notre cellule, nous éclatâmes en sanglots. Après le dîner, nous récitâmes les prières du soir et le Kaddish. Nous dormîmes comme des souches jusqu’au matin.

Jeudi 15 janvier

Le jeudi 15 janvier, on nous conduisit de nouveau au travail très tôt, cette fois dans un autobus. Moniek Halter me dit qu’une fenêtre pouvait être ouverte aisément à l’aide d’une manivelle. Je pensais sans cesse à m’évader. Plus que tout, je voulais rejoindre d’autres Juifs et les avertir des horreurs perpétrées à Chelmno. Nous étions déjà au travail à huit heures. À dix heures, le premier chargement de victimes arriva, de nouveau d’Izbica. Au déjeuner, nous avions retiré les corps de quatre camions bondés. Ils attendaient l’un derrière l’autre. Je dois une fois de plus décrire l’horreur de la fouille des corps. Imaginez une telle scène. De la pile des victimes, un Allemand tire un corps d’un côté, un autre de l’autre côté. Les cous des femmes sont examinés à la recherche de chaînes en or. Si l’on en trouve, elles sont immédiatement arrachées. Les bagues sont retirées des doigts. Les dents en or sont extraites avec des pinces. Le corps est disposé jambes écartées et l’anus est fouillé à la main. Avec les corps de femmes, on fait la même chose devant. Bien que cela se produisît chaque jour et toute la journée, chaque fois que cela arrivait, notre sang bouillait et nous écumions de rage.

Pendant le déjeuner, je reçus la triste nouvelle que mes chers parents et mon frère se trouvaient dans la fosse. Nous retournâmes au travail à treize heures. Je tentai de me rapprocher des corps pour apercevoir une dernière fois les êtres qui m’étaient si chers. Je fus frappé par une motte de terre gelée lancée par le «gentil» Allemand à la pipe, et «la Cravache» tira sur moi. Je ne sais pas s’il voulait me manquer ou s’il ne m’atteignit pas, mais je survécus. Ignorant mon chagrin, je travaillai très vite, de sorte que, sur le moment, je pus oublier ma terrible perte. ]'étais absolument seul au monde. De ma famille qui avait compté 60 personnes, je demeurais le seul en vie. Vers le soir, alors que nous aidions les fossoyeurs à recouvrir les morts, je posai ma pelle et, avec Podchlebnik, silencieusement, je récitai le Kaddish. Avant de quitter la fosse, trois de ceux qui y travaillaient furent abattus. Dans la soirée, nous fûmes ramenés à nos cellules. Les gens d’Izbica étaient désespérés. Nous réalisions que nous ne reverrions jamais plus les êtres que nous aimions. Moi aussi, je m’effondrai; plus rien ne comptait. Après les prières du soir, tous ceux d’Izbica récitèrent le Kaddish.

Entre-temps, nous découvrîmes que 18 fossoyeurs de Lodz se trouvaient dans la cellule voisine. À travers le mur, ils nous dirent que 750 familles avaient été déportées du ghetto de Lodz, d’après une liste dressée par Rumkowski. Cette nuit fut remplie de cauchemars et de rêves affreux. Pendant la nuit, les plus forts d’entre nous tentèrent de nouveau de percer une brèche dans la fenêtre murée.

Vendredi 16 janvier

Le vendredi 16 janvier, nous nous réveillâmes à cinq heures du matin. Nous discutâmes encore de cette situation sans espoir. Quel sens cela avait-il de vivre sans amis ni famille, sans espoir d’être libéré, sans même avoir quelqu’un à qui parler? Au travail, les nouveaux fossoyeurs de Lodz étaient impitoyablement battus par «la Cravache». C’était censé être des instructions sur la façon de travailler. Vers dix heures, le premier camion arriva. À treize heures, nous avions enterré quatre chargements. Toutes les victimes venaient de Lodz. Nous constatâmes le degré de famine à la maigreur des corps couverts de blessures et d’abcès. Nous ressentîmes de la pitié pour eux qui avaient souffert et connu la faim si longtemps dans le ghetto, survivant à une époque si pénible seulement pour connaître une mort si horrible. Les cadavres ne pesaient presque rien. Ordinairement, trois chargements de camion étaient placés en une seule couche: cette fois, quatre chargements purent être disposés dans le même espace. Après le déjeuner, «la Cravache» but une bouteille de vodka et, comme une brute, tortura les travailleurs. Nous enterrâmes quatre autres chargements. À la fin de la journée de travail, sept fossoyeurs furent abattus.

À partir du vendredi, nous commençâmes à verser du chlorure dans les fosses à cause de la forte odeur des corps en décomposition.

Dans notre cellule, il y avait trois hommes de Lodz qui nous donnèrent des détails sur le sort des 750 familles du ghetto de Lodz. Jeudi, elles étaient venues en train de Kolo où elles avaient été enfermées dans la synagogue. Dix-huit hommes, parmi les plus vigoureux, furent sélectionnés et envoyés en tant que fossoyeurs. Les trois hommes de Lodz étaient si affamés qu’ils mangèrent le dîner des autres.

Samedi 17 janvier

Le samedi 17 janvier, avant de partir pour le travail, nous récitâmes la prière de repentance. Ce jour-là, nous enterrâmes sept chargements de camions bondés arrivés de Lodz. Après le déjeuner, cinq officiers SS arrivèrent et observèrent le processus. À dix-sept heures, avant la fin du travail, une voiture arriva avec un ordre d’abattre 16 personnes. Nous supposâmes que c’était une sanction après l’évasion d’ Abram Roj. (Il s’était évadé vendredi à dix heures du soir.) 16 hommes furent sélectionnés. Ils reçurent l’ordre de s’allonger par groupes de huit, visage vers les corps, et reçurent des balles de mitrailleuse dans la tête. De retour à la cave, nous pensâmes que, comme la semaine dernière, nous n’irions pas travailler le dimanche. Les hommes de Lodz nous dirent qu’un journal coûtait 10 marks dans le ghetto de Lodz. Après le dîner, nous tombâmes dans un profond sommeil.

Dimanche 18 janvier

Le dimanche 18 janvier, il s’avéra que c’était un jour de travail. À huit heures, nous étions déjà sur le site. Vingt pelles neuves et quatre pioches neuves furent prises dans le camion. Nous réalisâmes que non seulement la «production» ne diminuait pas, mais qu’en fait elle augmentait. De toute évidence, tous les Juifs du Warthegau allaient être gazés. Le tour des Juifs de Lodz était déjà venu. Au déjeuner, nous avions enterré cinq convois. Le dimanche, les gardes n’étaient pas au complet, mais il y avait tellement de travail que nous déjeunâmes dans la fosse. Ils redoutaient, semble-t-il, que nous puissions agir contre nos tortionnaires. Mais la peur des canons des mitrailleuses nous paralysait. Au cours des entretiens nocturnes, nous nous accusions souvent les uns les autres de lâcheté. Même aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi des hommes en bonne santé, qui n’avaient rien à perdre, n’ont rien fait. Peut-être était-ce parce que nous ne pensions pas à des gestes héroïques, mais à l’évasion, afin de pouvoir avertir les Juifs.

Quelques mots sur les gardes qui nous surveillaient: en général, ils étaient à notre égard soit hostiles, soit indifférents. Un seul d’entre eux était tout le temps très triste, ne criait jamais et ne nous tourmentait jamais au travail. Nous nous disions: «Regarde, un Allemand humain. Il ne peut même pas regarder les crimes perpétrés ici.»

Dans l’après-midi, nous enterrâmes quatre autres chargements. Aucun d’entre nous ne fut tué ce jour-là. Après les prières et le Kaddish, nous décidâmes de nous évader, coûte que coûte.

N’ayant pas un sou vaillant, j’ai demandé à Kalman Radziejewski, d’Izbica, plusieurs marks. Il a sorti 50 RM qu’il avait cousus dans ses vêtements et me les a donnés. L’évasion de Roj avait produit sur moi une telle impression - il s’était échappé par une fenêtre de la cave - que, avant l’aube, j’ai tenté de retirer une brique de la fenêtre. De nouveau, sans succès.

Lundi 19 janvier

Le lundi 19 janvier, on nous a fait monter dans l’autobus. ]'ai laissé tout le monde passer devant moi pour monter le dernier. Les gardes étaient assis à l’avant. Ce jour-là, il n’y avait pas de gardes derrière nous. À ma droite se trouvait une fenêtre qui s’ouvrait très facilement. Je l’ai ouverte et un courant d’air s’est engouffré. ]'ai eu peur et j’ai fermé la fenêtre. Mais mes compagnons, en particulier Moniek Halter, m’ont encouragé. ]'étais déterminé. ]'ai demandé à mes compagnons, dans un murmure, de se lever afin que le courant d’air n’atteigne pas les gardes. Rapidement, j’ai abaissé la fenêtre, sorti mes jambes et me suis abaissé. ]'ai agrippé la carrosserie avec ma main et posé mes pieds sur la charnière de la porte. j’avais dit à mes camarades de fermer la fenêtre dès que j’aurais sauté. Je me suis laissé glisser en bas, j’ai roulé sur moi-même à plusieurs reprises, m’écorchant la main. J’espérais ne pas m’être cassé la jambe. J’aurais préféré me casser le bras, parce que le plus important était de courir et de gagner la première localité juive. J’ai vu que l’autobus continuait son chemin. Sans perdre de temps, j’ai gagné aussi vite que possible les champs et les forêts. Au bout d’une heure, je suis arrivé à une maison polonaise. Je suis rentré en les saluant d’un «Béni soit Jésus-Christ!». j’ai demandé à quelle distance se trouvait Chelmno. Ce n’était qu’à trois kilomètres. ]'ai reçu un gros morceau de pain que j’ai mis dans ma poche. Alors que je quittais la maison, le paysan m’a demandé si, par hasard, je n’étais pas juif. J’ai nié énergiquement et lui ai demandé pourquoi il me suspectait. Il a répondu: «À Chelmno, ils gazent les Juifs et les Tsiganes.» j’ai dit au revoir en utilisant une expression polonaise et je suis parti. j’ai continué pendant une heure et, de nouveau, suis arrivé à une maison polonaise. Là, on m’a offert du café au lait sucré et un énorme morceau de pain. Les hôtes m’ont montré le chemin. j’ai continué jusqu’à un village allemand. (Les fermes allemandes étaient faciles à distinguer des polonaises, parce qu’elles étaient bien équipées et avaient des antennes sur les toits.) Je me suis forcé à traverser le village d’un pas vigoureux. Ce n’est qu’à la fin que j’ai vu une maison polonaise. Là, il s’avéra que j’étais à dix kilomètres de Grabow où vivaient des Juifs. Je me suis présenté comme un boucher polonais en route pour Grabow à la recherche d’un travail. L’hôte m’a envoyé au village voisin, chez un certain Grabowski, qui avait un cheval et une carriole et pourrait m’emmener. Je restais toujours loin des routes mais, à un moment donné, il m’a fallu en emprunter une. j’ai soudain aperçu un véhicule militaire et mon cœur s’est presque arrêté. Je me voyais déjà pris par les Allemands. Au dernier moment, j’ai pris par le bras une paysanne qui passait et l’ai emmenée sur un chemin de traverse. Je lui ai demandé si par hasard elle n’avait pas du beurre à vendre. Le véhicule est passé. j’ai poussé un soupir de soulagement.

Je demandais tout le temps à Dieu et à mes parents de m’aider à sauver le peuple juif. Chez Grabowski, je me suis présenté sous le nom de Wojciechowski, me rendant à Grabow pour travailler. Il devait justement se rendre au marché de Dabie. Son voisin, chez lequel j’avais été envoyé, était déjà parti pour le marché. j’ai alors repris la route, pensant à la malchance qui me poursuivait. Tout en marchant, j’ai demandé le chemin, évitant les sentinelles, parce que je n’avais aucun papier. ]'ai fini par arriver à un village à sept kilomètres de Grabow. j’ai convaincu un paysan polonais de m’emmener à Grabow pour 15 RM. j’ai mis un manteau en peau de mouton et un chapeau en fourrure. Nous sommes arrivés à Grabow le lundi 19 janvier, à deux heures de l’après-midi.

Les Juifs pensaient que j’étais un Volksdeutsch parce que je ne portais pas l’insigne juif, l’étoile de David. Je me suis mis à la recherche du rabbin. j’avais l’air plutôt mal en point. (À Chelmno, on ne pouvait ni se laver ni se raser.) ]'ai demandé: «Le rabbin habite-t-il ici?» «Qui êtes-vous?» «Rabbi, je viens d’un autre monde.» Son regard m’a indiqué qu’il pensait que j’étais fou. j’ai dit: «Rabbi, ne pensez pas que je sois fou ou que j’aie perdu la raison. Je suis juif. J’étais dans un autre monde. L’extermination du peuple juif est en cours. J’ai moi-même enterré une communauté juive tout entière, y compris mes parents, mes frères et toute ma famille. Je suis entièrement seul.» j’ai dit cela en sanglotant. Le rabbin a demandé: «Où sont-ils assassinés?» j’ai répondu: «À Chelmno. Tout le monde est intoxiqué au gaz dans la forêt et enterré dans une fosse commune.»

La domestique (le rabbin était veuf), dont les yeux étaient gonflés de pleurs, m’a apporté une cuvette remplie d’eau. Alors que je commençais à me laver les mains, la blessure de ma main droite m’a fait très mal. Lorsque les nouvelles dont j’étais porteur ont fait le tour de la ville, plusieurs Juifs sont venus chez le rabbin et j’ai donné les détails de ces effroyables événements. Tout le monde pleurait. J’ai mangé du pain et du beurre, bu du thé, et j’ai récité les actions de grâces.


Sources

Le texte original était rédigé en yiddish. Cette version française est tirée de Patrick Montague, Chełmno. Prologue à l’industrie du meurtre de masse (Paris: Calmann-Lévy, 2016. L’original figure dans les archives Ringelblum (On lit chez Patrick Montague: «AZIH. Ring. I 412. Ce récit a été d’abord traduit du polonais en anglais. Il est ici retraduit de l’anglais; voir Ruta Sakowska, Dwa Etapy. Hitlerowska polityka eksterminacji Zydow w oczach ofiar, Wroclaw, Ossolineum, 1986, p. 112-13»: Ruta Sakowska a proposé en effet une traduction du yiddish en Polonais dans cet ouvrage de 1986). Une première traduction en hébreu était parue en 1983: E. Shaul, «Témoignage du fossoyeur contraint et forcé Jakob Grojanowski, Izbica-Kolo-Chelmno», Yalkout Moreshet, n° 35 (avril 1983). Une première traduction en anglais est parue en 1985 dans Martin Gilbert, Holocaust: A History of the Jews of Europe during the Second World War, New York: Henry Holt and Company, 1985. Une traduction en allemand (depuis l’ouvrage en Polonais de la même auteure) est parue dans Ruta Sakowska, Die zweite Etappe ist der Tod: NS-Ausrottungspolitik gegen die polnischen Juden, gesehen mit den Augen der Opfer, Berlin: Edition Hentrich, 1993 (p. 159-182, version reproduite dans Manfred Struck (éd.), Chelmno / Kulmhof. Ein vergessener Ort des Holocaust?, Berlin: Gegen Vergessen – Für Demokratie e.V., 2001, p. .59-81).

Bibliographie :


Notes

1. La plupart des informations présentées ici proviennent de l’ouvrage de Patrick Montague, Chełmno. Prologue à l’industrie du meurtre de masse, Paris: Calmann-Lévy, 2016, complétées par Samuel D. Kassow, Qui écrira notre histoire? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Paris: Grasset, 2011 et par Gordon J. Horwitz, Ghettostadt: Lodz and the Making of a Nazi City, Harvard University Press, 2008.

2. Samuel D. Kassow, p. 411.

3. Lea Prais, «“Jews from the World to Come”. The First Testimonies of Escapees from Chełmno and Treblinka in the Warsaw Ghetto, 1942–1943», Yad Vashem Studies, vol. 42 n. 1, 2014, p. 3.

4. Samuel D. Kassow, op. cit., p. 422 et Lea Prais, art. cit., p. 4. Ruta Sakowska fournit une liste des nombreuses publications clandestines du Ghetto de Varsovie qui publient ces informations en février 1942 («Two Forms of Resistance in the Warsaw Ghetto; Two Functions of the Ringelblum Archives», Yad Vashem Studies, 21, 1991, p. 200, note 25).

5. Sur ce canal, qui passe par Aleksandr Kaminski qui dirigeait le bureau d’information de l’AK, voir Samuel Kassow, op. cit., p. 424-425 et Ruta Sakowska, art.  cit., p. 200, note 25.

6. Ces courriers transitent par Stockholm, grâce à Sven Norrman, homme d’affaires suédois travaillant à Varsovie, qui transportait les informations que lui transmettait la résistance polonaise. Sur Norrman et ce canal, voir Józef Lewandowski, «A fish breaks through the net: Sven Norrman and the Holocaust», Polin 14, 2001. Voir également Michael Fleming, «Intelligence from Poland on Chełmno: British responses», Journal Holocaust Studies, Vol. 21, No. 3, 2015, p. 178, 186. C’est Walter Laqueur qui le premier identifie Norrman dans Le Terrifiant Secret. La « Solution finale » et l’information étouffée, Paris: Gallimard, 1981. Le rapport de Feiner est emmené par Norrmann le 21 mai 1942.

7. Cité par Józef Lewandowski, «A fish breaks through the net: Sven Norrman and the Holocaust», Polin 14, 2001.

8. Voir Michael Fleming, art. cit. et du même, «Geographies of obligation and the dissemination of news of the Holocaust», Holocaust Studies, 2016.

9. Samuel Kassow, op. cit., p. 417. La lettre est un déchirant appel à l’aide. Kassow écrit: «si Wasser ne l’aidait pas tout de suite, l’implorait Szlamek, il ne tarderait pas à retrouver Chaim Rywen Izbicki. (Izbicki était membre du Sonderkommando de Chelmno que Szlamek avait mentionné dans son récit; il était mort maintenant.) Szlamek ajoutait au passage les noms de trois villes — Lublin, Rawa Ruska et Bilgoraj. Dans la derniére phrase, mélange de polonais et de yiddish en caractéres latins, Szlamek avertissait Wasser que les Juifs de chacune des villes mentionnées dans la lettre étaient mis à mort à Belzec de la même manière que les victimes de Chelmno» (Ibid.).

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