De l’Antisionisme à l’Antisémitisme
Léon Poliakov
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À Pierre et Arlette
«Les intellectuels juifs sans fortune se dirigent tous aujourd’hui, naturellement, vers le socialisme. La lutte sociale, en tout état de cause, sera livrée à nos dépens, puisque nous nous trouverons, et dans les camps capitalistes, et dans les camps socialistes, aux points les plus exposés».
(Théodore Herzl, L’État juif, 1896)«Les atrocités inouïes des fascistes allemands, l’extermination totale de la population juive qu’ils ont proclamée, et qu’ils ont menée à bien dans de nombreux pays, la propagande raciste, les injures d’abord, les fours de Maïdanek ensuite — tout cela a fait surgir parmi les Juifs des divers pays le sentiment d’un lien profond. C’est la solidarité des offensés et des indignés».
(Ilya Ehrenbourg, Pravda, 21 septembre 1948)
Sommaire
Présentation de la version web
L’ouvrage de Léon Poliakov, paru en 1969 chez Calmann-Lévy, est évidemment inscrit dans son époque tant par les concepts que par le vocabulaire qu’il utilise. Il montre toutefois comment, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale jusqu’à la fin des années 1960 (il ne peut aller au-delà évidemment) un consensus existait dans une grande partie de la gauche concernant le «sionisme», consensus élaboré notamment à partir d’une propagande antisémite soviétique délirante, qui reprenait parfois sans vergogne des topoï nazis. Ces «évidences» étaient proposées, répétées, diffusées avec une bonne conscience qui doit mettre en garde sur d’autres «évidences» qui font aussi consensus aujourd’hui sur les mêmes sujets et dont un grand nombre hérite directement des fictions antisémites construites alors dans le monde communiste. Cet héritage est aujourd’hui quasi oublié. La mise en ligne du livre de Léon Poliakov a pour but d’offrir des éléments de mise en perspective. Parmi les réalités rappelées par Poliakov, mentionnons l’exclusion par la propagande soviétique et communiste, dès le déroulement le la Shoah, des Juifs comme victimes du racisme, le silence fait sur le sort spécifique que leur réservait les nazis.
Nous présentons l’ouvrage en une seule page web. La numérotation des notes est propre à la présente version. Nous avons apporté de nombreux ajustements typographiques par rapport à la version imprimée, afin d’améliorer la lisibilité du texte à l’écran. Le lecteur est vivement encouragé à en acheter la version papier qui est disponible et permet une lecture plus pratique et confortable. Cette lecture est à compléter par un second ouvrage de Léon Poliakov, De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, Paris: Calmann-Lévy, 1983.
Avant-Propos
Les discussions passionnées dont le problème du Moyen-Orient ne cesse d’être l’objet depuis la guerre de Six jours tournent en grande partie autour des rapports entre les Juifs et l’État d’Israël. En Europe occidentale, c’est en France que ce débat a pris le plus d’acuité. Bien qu’on trouve des Juifs parmi les partisans du camp arabe, et que l’opinion française soit, dans son ensemble, pro-israélienne, le judaïsme est accusé de divers côtés de parti pris sioniste en des termes souvent équivoques, parfois franchement antisémites — même si le diable ainsi peint au mur a troqué son nom de «complot juif» contre celui de «complot sioniste».
Comment établir la distinction entre l’antisionisme et l’antisémitisme? Ce livre propose des éléments de réponse à la lumière des discussions et des luttes politiques passées, et notamment en faisant l’historique du mythe du «complot sioniste», fabriqué à Prague en 1952, et rattaché par la «conspiration Morgenthau», par exemple, aux mythes nazis qui l’ont précédé.
Nous ne nous cachons pas d’avoir, comme tout un chacun, une position personnelle sur le conflit du Moyen-Orient, mais nous nous sommes efforcés de lui imposer silence afin de donner la primauté à la critique historique. Cette méthode, qui peut décevoir des lecteurs sionistes, contribuera peut-être à provoquer l’attention des militants de l’autre bord, notamment les hommes de gauche.
Par maints aspects, la discussion sur le sionisme rappelle le débat séculaire au sujet du judaïsme. Sans remonter au Moyen Age ou au Siècle des Lumières, nous avons pris pour point de départ le mouvement socialiste, dans lequel les Juifs ont joué un si grand rôle. Ce débat est entré dans le domaine pratique au lendemain de la révolution d’Octobre. Il nous a semblé important de montrer que le régime communiste a su concilier son antisionisme de principe avec la lutte implacable qu’il menait contre toutes les formes de l’antisémitisme, et ceci jusqu’aux Grandes Purges. C’est à leur suite, et aussi, hélas! par l’effet d’une certaine osmose hitlérienne, que s’établit le climat des persécutions antisémites staliniennes de 1948-1953. Cette tragique évolution pose la question, autrement vaste, des ressorts profonds du «culte de la personnalité», qu’il ne nous appartenait pas d’approfondir dans cette étude. Mais le fait est qu’à ce jour, le régime soviétique n’est pas parvenu à se débarrasser de ce legs stalinien, qui continue à peser organiquement, et de tout son poids, sur sa polémique antisioniste. De proche en proche, cette polémique se rattache donc bien, sous divers déguisements de terminologie, à celle qui orchestrait les grandes campagnes antisémites de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Ainsi, notre propos essentiel est de montrer comment, sous le prétexte d’une attitude critique envers l’État juif et ses partisans, une antique passion inspirée par la haine continue à se frayer son chemin.
Elle le fait cependant de différentes manières, suivant les régions et les régimes. Au Moyen-Orient, il s’agit d’abord de la volonté de détruire l’État juif. À l’Occident, la convergence entre antisionisme et antisémitisme est récente, et, du moins il faut l’espérer, conjecturelle. En Union soviétique, il s’agit d’une tradition gouvernementale, vieille déjà de près de vingt ans, et dont les récents événements et «purges» de Pologne, par exemple, montrent la portée internationale. Aussi bien est-ce au problème contradictoire de la «nationalité juive» en Union soviétique que nous avons consacré la majeure partie de ce travail. .
1. Sionisme et socialisme avant 1917
Karl Marx, qui, jusqu’à la fin de sa vie, ignora l’existence d’un prolétariat juif, identifiait le judaïsme au capitalisme, et qualifiait de judaïsée la société bourgeoise de son temps. «L’argent, écrivait-il dans La Question juive, est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister.» En conséquence, il exhortait les Juifs à «supprimer leur essence pratique», à renoncer à leur lutte particulière pour l’égalité civique, et il les invitait à rejoindre le camp révolutionnaire, pour œuvrer à l’émancipation universelle du genre humain. Ses amis et disciples, à commencer par Engels, s’avisèrent de l’existence de millions de Juifs pauvres, auxquels ils appliquèrent naturellement la thèse générale: les ouvriers n’ayant pas de patrie, il allait de soi que le prolétariat juif, comme les autres, devait, pour briser ses chaînes, militer pour l’avènement d’un monde meilleur et plus raisonnable, sans nations et sans classes. Considérées comme cléricales et bourgeoises, la culture et la religion juives paraissaient vouées à une disparition prochaine à tous les marxistes des premières générations.
Un tel diagnostic n’était pas particulier aux marxistes. Des vues semblables étaient soutenues dans le passé par les milieux les plus divers, libéraux ou réactionnaires, elles allaient le plus souvent dans le sens de leurs vœux, et elles paraissaient confirmées par l’observation quotidienne. Dans la perspective de l’histoire juive, le XIXe siècle restera celui de l’émancipation, suivie par une rapide assimilation aux cultures européennes. «Le judaïsme, cette fois-ci, était sur la voie de la liquidation complète», écrivait récemment à ce propos M. Maxime Rodinson. Et ce marxiste s’en explique comme suit:
«Il [le judaïsme] se conserva en Europe occidentale et en Amérique par l’afflux permanent des Juifs venus de pays (Europe orientale ou monde musulman) où s’étaient perpétuées les conditions médiévales […] Mais les nouveaux venus ne tardaient pas à suivre l’évolution qu’avaient suivie avant eux leurs coreligionnaires anciennement établis. D’autre part, les pays d’où ils provenaient, eux-mêmes, avec leur entrée dans la sphère du capitalisme occidental, destructeur des particularismes, donnaient des signes d’avance, sur le même chemin. On pouvait prévoir… la “fin du judaïsme” comme mode particulier de vie. Parmi les hommes et les femmes d’ascendance juive, certains conserveraient une foi parmi d’autres. Certains au contraire se fondraient dans la grande société, comme beaucoup de leurs semblables dans le passé, avec des degrés différents d’attachement sentimental à une tradition particulière qui a eu ses gloires. Pour beaucoup, on finirait même par oublier cette ascendance1.»
En ce qui concerne l’Europe occidentale au moins, l’analyse est certainement correcte. «On ne voit pas pourquoi cette ligne d’évolution serait considérée comme catastrophique», ajoute en conclusion M. Rodinson. Le fait est que naguère, celle-ci paraissait même très souhaitable aux garants de l’ordre établi, comme aux idéologues de la révolution.
En premier lieu, aux gouvernants tsaristes, qui poursuivaient traditionnellement une politique de russification forcée. La formule de Pobiedonostsev, le procureur du Saint-Synode, est restée célèbre: «Un tiers des Juifs émigrera, un tiers périra, un tiers se convertira.» La solution semblait d’autant plus urgente que l’empire russe hébergeait plus de cinq millions de Juifs, la moitié de la population juive du monde entier: concentrés surtout en Pologne et en Ukraine, ils y formaient plus de 10 % de la population. On peut ajouter que la politique des tsars n’était pas «raciste», en ce sens que les Juifs convertis à l’orthodoxie acquéraient de ce fait la plénitude des droits civiques, et ne faisaient plus l’objet d’aucune discrimination. Sous ce rapport, la tradition pravoslave était identique à celle, millénaire, de l’Église catholique. En revanche, dans les pays plus avancés de l’Europe occidentale et centrale, et singulièrement dans les pays germaniques, où les campagnes antisémites faisaient rage, la société bourgeoise manifestait déjà la tendance, préraciste si l’on veut, à se tenir à l’écart des Juifs même convertis. Mais il est plus important de connaître les réactions et les aspirations des Juifs eux-mêmes, à cette étape cruciale de leur histoire.
Celles-ci étaient variées, et facilement contradictoires; mais pour l’essentiel, deux grandes tendances se dessinaient, le partage se faisant à la fois géographiquement et socialement. En Europe occidentale et centrale, les Juifs, relativement peu nombreux, s’étaient hissés à d’excellentes positions économiques, et exerçaient surtout des métiers commerciaux ou intellectuels, en bref, «bourgeois»; culturellement assimilés, ils professaient de leur mieux les idéaux ou les valeurs des pays dans lesquels ils étaient nés, et étaient donc le plus souvent d’ardents patriotes de ces pays, à la mode du XIXe siècle. Une partie, ainsi que le rappelle M. Rodinson, avait tourné le dos à la religion ancestrale, une autre partie semblait sur le point de le faire, ou bien cherchait à réformer le culte juif, sur le modèle des cultes chrétiens. Confiants dans le progrès humain, les uns et les autres espéraient que l’antisémitisme finirait par rejoindre dans l’oubli les autres superstitions médiévales, et qu’ils deviendraient de la sorte des citoyens aussi honorables que les chrétiens, sur le plan des relations sociales également (que l’on songe aux descriptions de Proust!).
Les denses juiveries de l’Europe orientale, par contre, restaient constituées en nation sui generis, séparée des populations environnantes, au-delà de la tradition religieuse, par la langue, la culture, les usages, tranchant sur ces populations, le plus souvent encore analphabètes, par son degré d’instruction, et d’autant moins encline à s’assimiler à elles qu’elle leur avait beaucoup à donner, et peu à prendre. Mais les occupations de la majorité étaient humbles, la misère, cruelle, et le vieux métier juif consistant à «vivre de l’air» (luftmensch) n’était pas le moins répandu. Lois d’exception et pogromes, de leur côté, servaient de levain pour entretenir parmi les Juifs de l’Est une fermentation permanente et stimuler l’ancien rêve messianique, soit sous sa forme traditionnelle, celle où il incombe au Tout-Puissant d’envoyer un rédempteur sur terre, soit, et déjà plus souvent, sous des formes laïcisées, telles que le socialisme ou le sionisme, qui sollicitaient les hommes de prendre eux-mêmes en charge leur destin.
Ce contraste entre l’Occident et l’Orient trouva son illustration dans la différence des réactions des Juifs, lorsque Théodore Herzl lança en 1896 son programme de sionisme politique. L’histoire, peu connue, mérite de l’être mieux, car il est peu de questions sur lesquelles on écrit et pense de nos jours autant de sottises.
Herzl était un écrivain autrichien, profondément assimilé, dont le projet sioniste prit corps au lendemain de la condamnation du capitaine Dreyfus. «Plus l’antisémitisme tarde à se manifester, écrivait-il alors, plus il éclate avec virulence. L’infiltration d’immigrants juifs attirés par une sécurité apparente d’une part, et l’ascension croissante des Juifs d’autre part, agissent alors de concert avec violence et poussent à la catastrophe2.» À ses yeux, il s’agissait donc d’un mal européen sans espoir, et le génocide hitlérien vint à son heure donner raison à ce visionnaire. Mais dans le détail, il commença par se perdre en illusions. L’«État juif» conçu par lui devait être constitué par une décision des grandes puissances, et il devait être financé par les Juifs riches. Or, les puissances demeurèrent indifférentes, voire hostiles (la propagande sioniste fut interdite par les autorités russes: le premier congrès sioniste de 1897 leur inspira la provocation policière des «Protocoles des Sages de Sion»); quant aux philanthropes juifs, ils s’employèrent, avec l’aide de la majorité des rabbins, à contrecarrer la propagande et les démarches herzliennes. Les Rothschild, le baron de Hirsch, et les autres magnats qui dépensaient des milliards pour aider les Juifs à s’installer sous d’autres cieux, ne voulaient pas entendre parler de l’«État juif», idée utopique et dangereuse à leurs yeux.
On ne saurait assez insister sur ce fait: le projet de Herzl aurait rapidement sombré dans l’oubli sans le concours enthousiaste et massif des Juifs de l’Est, qui se sentaient juifs, non en vertu du décret antisémite, mais spontanément et naïvement, comme les Français se sentaient français, ou les Tchèques, tchèques. Dans l’empire tsariste notamment, c’est la même génération qui, face à une détresse matérielle et morale sans issue, ponctuée par des pogromes de plus en plus fréquents, vit se lever les grands champions d’un changement radical, les Weizmann et les Ben Gourion — en même temps que les Trotsky et les Rosa Luxembourg, archanges de l’internationalisme intégral.
Les uns se proposaient de bouleverser la condition des Juifs; les autres voulaient métamorphoser la société en son entier. Peut-être ce contraste entre le nationalisme et l’universalisme n’était-il pas neuf: on peut, par exemple, songer avec le poète Pasternak à l’antique opposition entre le particularisme juif et l’universalisme chrétien. Le projet sioniste était moins ambitieux que le projet socialiste, et si l’on juge l’arbre à ses fruits, il pourrait avoir témoigné d’un meilleur réalisme.
* *
*Les relations entre le sionisme et le socialisme, moins distantes dans le passé qu’on ne le croit communément, furent marquées par de nombreuses tentatives de conciliation, et des passages d’un camp à l’autre. Dès la préhistoire du communisme, Moïse Hess, l’aîné et l’annonciateur de Marx3, après avoir été un apôtre de la révolution mondiale, en vint à militer, sur ses vieux jours, pour le retour dans la terre promise. Une conversion d’un autre genre fut celle de Vladimir Medem-Goldblatt, qui, né dans la religion grecque orthodoxe, apprit le yiddish en entrant dans l’âge adulte, et devint le grand organisateur du parti marxiste juif Bund.
C’est l’expérience qui montra aux propagandistes du marxisme en Russie que, pour rallier les masses populaires, il fallait s’adresser à elles dans leur langue maternelle. La Grande Encyclopédie soviétique de 1932 nous apprend que le Bund fut fondé à Vilna en 1897 (la même année que l’organisation sioniste), et qu’il joua l’année suivante un rôle important au premier congrès du parti social-démocrate russe (P.O.S.D.R.), où il fit prévaloir une formule fédérative — celle qui fut adoptée en définitive par l’Union soviétique actuelle4. Lénine, pour sa part, militait en faveur d’un parti fortement centralisé: les discussions et les polémiques qui s’ensuivirent mirent au premier plan la «question nationale», dont les théoriciens du marxisme, au début, ne s’étaient guère souciés.
Marx et Engels s’étaient contentés de proclamer, dans le Manifeste du parti communiste, que les ouvriers n’avaient pas de patrie; le nationalisme était le préjugé bourgeois par excellence. Pour leurs disciples allemands ou français, ces problèmes ne présentaient pas d’importance pratique. Il en allait autrement dans les États multinationaux d’Autriche-Hongrie et de Russie. Les marxistes autrichiens Renner et Bauer proposèrent une doctrine: chaque prolétariat national devait s’organiser de manière autonome, et même l’avenir lointain, la future société communiste était conçue par Bauer comme «un groupement de l’humanité en des sociétés nationales autonomes». Mais qu’était une nation? «Une communauté de caractère relatif», répondait Bauer, et il constatait que les Juifs de l’Est en formaient encore une5. Telles étaient aussi en substance les thèses de Medem-Goldblatt et des autres idéologues du Bund.
Lénine adopta une position moyenne, et complexe. Viscéralement hostile aux idéologies nationales, tout autant qu’à l’antisémitisme, il admettait que ces idéologies étaient difficiles à déraciner: il préconisait donc de tenir compte du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, mais il refusait à l’époque d’accorder aux Juifs le statut d’une nation. En fait, la polémique s’inscrivait dans celle, autrement importante pour Lénine, qui aboutit en 1903 à la scission entre bolcheviks et mencheviks, vers lesquels penchaient les bundistes, et dans ce climat de crise, sans doute se laissait-il aussi guider par des raisons d’ordre tactique. «L’idée d’un peuple juif séparé, s’exclamait-il, est réactionnaire politiquement, et insoutenable scientifiquement.» À l’appui, il invoquait des «preuves empiriques irréfutables», qu’il puisait dans les réalités de l’Europe occidentale, notamment en France, en s’appuyant sur les opinions bourgeoises d’Ernest Renan et d’Alfred Naquet. Il concluait donc, sur la foi de Naquet6, que l’idée d’une nation juive était «une idée sioniste absolument fausse, et réactionnaire en son principe»:
«… L’idée d’une “nationalité juive” porte un caractère nettement réactionnaire non seulement chez ses adeptes conséquents (les sionistes), mais aussi chez ceux qui s’attachent à la concilier avec les idées de la social-démocratie (les bundistes).» («La situation du Bund dans le parti», Iskra, octobre 1903.)
Cette profession de foi date de la crise majeure de la vie d’émigré de Lénine: peu après, mis en minorité dans son propre parti, il allait se réfugier dans son splendide isolement de Suisse. Sa polémique avec Medem-Goldblatt et ses autres camarades bundistes continuait sporadiquement, au fil des années. Dans ses Notes critiques sur la question nationale (1913), il leur reprochait de vouloir tourner à l’envers les roues d’une histoire dont il attendait la rapide et universelle abolition de tous les particularismes. «Lutter contre toute espèce d’oppression nationale — oui, catégoriquement. Lutter pour toute espèce de développement national, pour la “culture nationale” en général — non, catégoriquement…» En passant, il formulait quelques réflexions sur la culture juive, dont il parlait avec une sorte de tendresse:
«La culture nationale juive est la devise des rabbins et des bourgeois, la devise de nos ennemis. Mais il existe d’autres éléments dans la culture juive, et dans toute l’histoire du judaïsme. Sur les dix millions et demi de Juifs du monde entier, un peu plus de la moitié vit en Galicie et en Russie, pays attardés, demi-sauvages, qui par la violence maintiennent les Juifs dans la situation d’une caste. L’autre moitié vit dans le monde civilisé, où la ségrégation des Juifs n’existe pas. Là se sont clairement manifestés les traits grandioses (velikiya tcherty), universellement progressistes, de la culture juive: son internationalisme, sa sensibilité aux mouvements d’avant-garde de l’époque (partout, la proportion des Juifs dans les mouvements démocratiques et prolétaires dépasse la proportion des Juifs au sein de la population en général).» («Notes critiques sur la question nationale», Prosviéchtienie, octobre-décembre 1913.)
Mais qui donc, en fait, critiquait ces Notes critiques de Lénine? N’était-ce pas Staline qui avait publié son premier grand article, «Le marxisme et la question nationale», quelques mois auparavant? Lénine s’abstenait de commenter, ou même de citer7, l’écrit de son lieutenant, ainsi qu’il n’aurait pas manqué de le faire, s’il lui avait trouvé le moindre mérite: tout porte à croire qu’il avait jugé ce pensum pour ce qu’il valait, mais qu’il évitait d’en parler, pour ne pas heurter la susceptibilité de son «miraculeux Géorgien». La culture générale du stratège et théoricien marxiste lui permettait d’apprécier le rôle historique du judaïsme et les «traits grandioses» de la culture juive; l’inculture de l’ancien séminariste perçait à chaque pas, le rendant incapable de distinguer entre culture et religion, et il définissait en substance les Juifs par «la religion et l’origine commune» — en mots clairs, par la «race»:
«Les Juifs vivent, sans nul doute, une vie économique et politique commune avec les Géorgiens, les Daghestanais, les Russes et les Américains, dans une atmosphère culturelle commune avec chacun de ces peuples; cela ne peut manquer de laisser une empreinte sur leur caractère national; et s’il leur est resté quelque chose de commun, c’est la religion, leur origine commune et certains vestiges de leur caractère national. Tout cela est indéniable. Mais comment peut-on affirmer sérieusement que les rites religieux ossifiés et les vestiges psychologiques qui s’évanouissent, influent sur le “sort” des Juifs avec plus de force que le milieu vivant social, économique et culturel qui les entoure? Or ce n’est qu’en partant de cette hypothèse que l’on peut parler des Juifs en général comme d’une nation unique. Qu’est-ce qui distingue alors la nation de Bauer, de “l’esprit national” mystique et se suffisant à lui-même des spiritualistes?»
L’un des chapitres de l’écrit de Staline était spécialement consacré au Bund:
… Qu’est-ce qui distingue alors le Bund des nationalistes bourgeois? La social-démocratie lutte pour que soit institué un jour de repos hebdomadaire obligatoire, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait. Il exige que, “par voie législative”, soit “assuré au prolétariat juif le droit de fêter le samedi et que soit en même temps abolie l’obligation de fêter un autre jour”. Il faut croire que le Bund fera “un pas en avant” et revendiquera le droit de fêter toutes les vieilles fêtes juives… On comprend, par conséquent, fort bien les “discours ardents” des orateurs à la VIIIe conférence du Bund, demandant des “hôpitaux juifs”, cette revendication étant motivée par ceci que “le malade se sent mieux parmi les siens”… Garder tout ce qui est juif, conserver toutes les particularités nationales des Juifs, jusques et y compris celles manifestement nuisibles au prolétariat, isoler les Juifs de tout ce qui n’est pas juif, fonder même des hôpitaux spéciaux, voilà jusqu’où est tombé le Bund!»
En 1921 encore, Staline agitait le spectre du Bund, pour faire rejeter, par la Xe conférence du Parti, un amendement relatif à l’autodétermination des Kirghizes et des Bachkirs: «Je dois dire que je ne peux pas accepter cet amendement parce qu’il sent le Bund. Autodétermination nationale et culturelle — c’est une formule du Bund. Il y a longtemps que nous avons dit au revoir aux nébuleuses devises d’autodétermination, et nous n’allons pas les ressusciter maintenant8.»
Lénine ne se servait jamais d’arguments vulgaires de cet ordre et jugeait les gens, qu’ils fussent russes ou juifs, selon leur mérite9. Il demeurait hostile au sionisme, et sans doute les propos qu’il tint à Gorki dans l’été 1922 (rapportés de seconde main10) reflètent-ils les raisons fondamentales de cette hostilité: «Lénine eut des paroles excessivement violentes pour ces gens qui projetaient de former un nouvel État et une armée de plus dans un monde où il y avait déjà trop d’États et d’armées.» C’est Lénine l’internationaliste qui parlait ainsi, et l’on voit qu’il ne lui venait pas à l’idée de condamner les sionistes en qualité de «colonialistes» ou «valets du capitalisme», de les associer aux menées, à l’époque fort réelles, de l’impérialisme britannique.
C’est ainsi que se dessinait dès les années héroïques de la Révolution, zigzaguant entre les positions de Lénine et celles de Staline, la frontière, parfois mince comme un cheveu, mais toujours hautement significative, qui sépare l’antisionisme de l’antisémitisme.
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2. De la révolution d’Octobre aux grandes purges
Le 31 mars 1919, en pleine guerre civile, Lénine faisait enregistrer sur disque huit proclamations, destinées à éclairer le peuple russe sur les questions vitales du moment. La huitième proclamation était consacrée en son entier à l’antisémitisme. «Honte au tsarisme maudit, qui tourmentait et persécutait les Juifs! Honte à celui qui sème la haine des Juifs, qui sème l’inimitié entre nations11!» En ces temps, les antisémites du camp blanc propageaient la devise: «Cogne sur les Juifs, sauve la Russie12!» L’appel trouvait dans tous les milieux des oreilles attentives, pénétrait par osmose dans tous les camps, et accréditait la légende d’une «révolution juive», dont s’inspireront les fascismes.
En fait, les Juifs ne furent jamais très nombreux au sein du parti bolchevik. Dans l’ancien parti social-démocrate, nous l’avons vu, les sympathies des révolutionnaires juifs allaient au Bund et aux mencheviks. Nul autre que Staline rendait publique, en 1907, la plaisanterie équivoque: «Un bolchevik (le camarade Alexinski, je crois) a dit en plaisantant que les mencheviks étaient une faction juive, tandis que les bolcheviks étaient de vrais Russes, et que ce serait une bonne idée pour nous autres bolcheviks de se livrer à un pogrome, au sein du parti13.» Mais depuis 1918, le nom de Trotsky, le chef de l’armée rouge, était devenu un symbole, et la diffusion par la propagande blanche des «Protocoles des Sages de Sion» faisait le reste14. Peu importait qu’une petite minorité seulement des cadres bolcheviks fût d’origine juive15, d’immenses tueries ensanglantèrent la terre russe. Les populations juives, au début aussi partagées, face à la dictature du prolétariat, que les autres populations de l’Union soviétique, en vinrent peu à peu à juger de ses mérites en termes de vie et de mort plutôt qu’en termes de classe. Les bolcheviks étant le moindre mal, des sympathies mitigées jaillissaient même dans le camp de l’orthodoxie talmudique. «On demandait une fois à un patriarche juif son opinion sur les Soviets: “J’en pense ce que j’en pense, répondit-il. Mais je prierai Dieu qu’il les fasse durer jusqu’à la venue même du Messie16.”» L’anecdote semble à la fois vraie, et bien trouvée.
Aux années héroïques de la Révolution, les tendances centrifuges des minorités allogènes (séparatisme ukrainien, rébellions géorgiennes, etc.) compliquaient singulièrement la consolidation du régime bolchevik. Les Grands-Russes ne s’étaient pas débarrassés du jour au lendemain du vieux pli impérialiste. Ecoutons Lénine, à la fin de 1922: «… Nous nous rendons presque toujours coupables, à travers l’histoire, d’une infinité de violences, et même plus, nous commettons une infinité d’injustices et d’exactions sans nous en apercevoir… le Polonais, le Tatar, l’Ukrainien, le Géorgien et les autres allogènes du Caucase ne s’entendent appeler respectivement que par des sobriquets péjoratifs, tels: Poliatchichka, Kniaz, Khokhol, Kavkazki tchélovek17», il faut être russe pour saisir les nuances de cet humour populaire, grossier et bonasse, mais qu’on ne retrouve plus dans l’infamant Jid).
Maint lieutenant de Lénine se conduisait à l’époque en russificateur abusif. Ecoutons-le encore: chaque parole, chaque avertissement vaut ici son pesant d’or:
«Avons-nous pris avec assez de soin des mesures pour défendre réellement les allogènes contre le typique argousin russe? Je pense que nous n’avons pas pris ces mesures, encore que nous eussions pu et dû le faire. Je pense qu’un rôle fatal a été joué ici par la hâte de Staline et son goût pour l’administration. Je crains aussi que le camarade Dzerjinski… se soit de même essentiellement distingué ici par son état d’esprit 100 % russe (on sait que les allogènes russifiés forcent constamment la note en l’occurrence)18.»Les réalités de l’ancienne «prison des nations» tsariste, envenimées ici et là par les penchants d’argousin des Staline en herbe, firent adopter au parti bolchevik la formule et la constitution fédérale qui reste celle de l’Union soviétique actuelle. (Pour un Lénine qui espérait proche la révolution mondiale, sans doute ne s’agissait-il que d’un expédient plus ou moins provisoire; d’autant plus remarquable paraît l’attention qu’il portait à la question.) Sous la dictature du prolétariat, il fut une ère au cours de laquelle le gouvernement soviétique veillait avec un sérieux absolu à rendre la même justice aux Juifs qu’aux Géorgiens et aux Bachkirs, et à ceux-ci qu’aux Grands-Russes, et cette ère dura pratiquement jusqu’aux Grandes Purges. «La majorité des Juifs sont des ouvriers, des travailleurs. Ils sont nos frères, opprimés comme nous par le capital. Ils sont nos camarades… Les Juifs riches, comme les Russes riches, comme les richards de tous les pays, unis les uns aux autres, oppriment, volent les ouvriers et sèment la zizanie parmi eux19» (Lénine).
Pourtant, le cas des Juifs soulevait une difficulté particulière, puisque, inégalement distribués à travers les territoires de l’Union soviétique, ils n’étaient majoritaires que ci et là, à l’échelle des bourgades et des villages; il était donc impossible de créer une république fédérée juive d’un seul tenant. Une autre difficulté, commune celle-là à d’autres populations allogènes, était que les masses juives ne connaissaient pas le russe, tandis que les dirigeants bolcheviks ignoraient le yiddish: «… Nous n’arrivions pas à trouver un écrivain juif prêt à traduire la littérature bolchevique… nous trouvâmes deux anciens émigrés dont l’un ne connaissait pas le russe et l’autre ne connaissait pas le yiddish: nous leur donnâmes des dictionnaires et leur fîmes traduire des articles20…» L’éducation politique des Juifs soulevait au début les mêmes difficultés que celle des Ouzbeks ou des Bachkirs.
Ces difficultés furent surmontées. Dans le cadre du Commissariat aux nationalités, une «Section juive» (Yevsektzia) fut créée, chargée de «porter la dictature du prolétariat dans la rue juive». En octobre 1918, le commissaire Dimanchtein dressait un programme:
«Puisque nous sommes des internationalistes, nous ne nous posons pas des tâches nationales particulières, mais uniquement des tâches de classe, comme prolétaires. Puisque nous parlons notre propre langue, nous devons veiller à ce que les masses juives puissent satisfaire dans cette langue leurs besoins culturels21.»
Les cadres de la Yevsektzia furent peu à peu peuplés d’anciens bundistes ou sionistes-socialistes, ralliés au régime. Le travail s’organisa. Sur les directives des autorités suprêmes de Moscou, des municipalités juives et des tribunaux juifs furent institués dans les localités dans lesquelles les Juifs formaient la majorité de la population. Partout ailleurs, ils avaient accès aux journaux et aux livres publiés à leur intention en yiddish (à la stricte exclusion de l’hébreu): chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, conteurs populaires, ainsi que grands textes marxistes et propagande communiste. En 1935, il existait en Union soviétique dix-huit quotidiens juifs (un à Moscou, deux en Crimée, un dans le Birobidjan, quatre en Biélorussie, dix en Ukraine)22. À la même époque, il existait une vingtaine de théâtres juifs. Surtout, des milliers d’écoles furent ouvertes à travers tout le pays, dans lesquelles l’enseignement se faisait entièrement en yiddish.
En 1935, 55-58 % des enfants juifs fréquentaient ces écoles en Ukraine et Biélorussie, où la population juive était dense, mais dans le reste de l’U.R.S.S., où elle était clairsemée, ce pourcentage n’était que de 8,55 %23. Ces chiffres reflètent déjà une certaine tendance à l’assimilation, variable suivant les régions, et favorisée par l’éparpillement progressif des Juifs à travers tout le territoire de l’Union, en conséquence des bouleversements politiques et sociaux et de l’industrialisation. Notons ici une remarque de Kalinine, le premier président de l’Union soviétique: «À Moscou, les Juifs mélangent leur sang avec le sang russe, et à partir de la deuxième ou au moins de la troisième génération, ils sont perdus pour la nation juive, ils deviennent de grands russificateurs24» (1926). Comparant la condition des Juifs à celle des autres peuples soviétiques, Dimanchtein observait de son côté, en 1936:
«En l’espèce, il y a tout un conglomérat de facteurs contradictoires, qu’il est impossible d’examiner dans le détail, mais il est évident que la tendance fondamentale et dominante de la population juive est l’abandon de son ancienne existence nationale séparée25.»
À l’étranger, on s’exprimait plus crûment. «La génération qui grandit ignore son origine, son passé et son héritage culturel trimillénaire, s’alarmait le Nestor du judaïsme russe, l’historien S. Doubnov. Deux milions de Juifs, entièrement assimilés et oublieux de leurs “liens de famille” vont se noyer dans le conglomérat informe des peuples de l’U.R.S.S…26»
Cette tendance à l’assimilation n’était ni artificiellement hâtée ni entravée par des mesures discriminatoires ou coercitives qui, quelle que soit leur nature, suscitent, suivant une dialectique minoritaire bien connue, des ressentiments et des antagonismes, bref, une «aliénation». Bien au contraire: les Juifs étant considérés comme une nationalité semblable aux autres, mais démunie d’un territoire, les autorités soviétiques cherchèrent à remédier à cette anomalie. Dès 1918, Dimanchtein proposait de créer une classe paysanne juive, à l’instar du projet sioniste: «Nous devons construire une Palestine à Moscou, nous devons extirper la mentalité bourgeoise27.» Ce projet prit progressivement corps sous le patronage du président Kalinine lui-même. «Le peuple juif a devant lui une grande tâche, celle de sauvegarder sa nationalité, proclamait-il en 1926; et cela exige la transformation d’une partie de la population juive en une paysannerie colonisée d’un seul tenant, se comptant au moins par centaines de milliers28.» La colonisation débuta de manière prometteuse, en Crimée, en Ukraine méridionale, et dans le Birobidjan; de 142 000 en 1926, la population paysanne juive passa à 220 000 en 1928, suivant les données soviétiques; mais ce retour à la terre fut bientôt entravé par le premier plan quinquennal, qui mobilisait toutes les énergies et toutes les ressources en faveur de l’industrialisation. Ensuite, l’encadrement des colons fut décimé pendant les Grandes Purges, et les nazis vinrent porter le coup final aux villages juifs de la Russie européenne. Mais entre-temps, des nuques avaient été redressées, des mains étaient devenues calleuses sous le soleil de l’Union soviétique, le même que celui de Palestine, brillant sur une terre qui aurait dû être la même sous tous les cieux… Les chiffres exacts font défaut; mais il semble que le nombre des agriculteurs juifs formés sous le régime communiste ait été du même ordre de grandeur que celui des immigrés transformés en agriculteurs en Palestine, au cours de l’entredeux guerres29.
Suivant le recensement de 1926, l’U.R.S.S. comptait 2 600 000 Juifs. Ils formaient, après les Ouzbeks, et avant les Géorgiens, la sixième nationalité soviétique30. Lors de la création, en 1932, du «système des passeports», qui comportait l’indication de la nationalité sur les pièces d’identité («passeports intérieurs»), les Juifs furent signalés comme tels sur leurs pièces d’identité, tout comme les Grands-Russes ou les Ouzbeks. La mesure, prise sans doute par un simple décret administratif, passa inaperçue à l’époque. Interrogez des Juifs soviétiques; ils vous diront qu’ils ne se souviennent pas de l’année à laquelle cette mention fit son apparition, qu’ils n’y prêtèrent pas d’attention, précisément parce qu’il s’agissait d’une mesure générale, qui ne les inquiétait pas, en des temps où il n’existait pas de «problème juif» dans leur pays.
* *
*Ce n’est pas dire que l’antisémitisme avait disparu comme par enchantement, en Union soviétique. Mais il était combattu avec la dernière vigueur. Le 27 juillet 1918, les Izvestia publiaient un appel du conseil des commissaires du peuple, exhortant à la lutte contre ce mal; le dernier alinéa de l’appel, ajouté à la main par Lénine lui-même, prescrivait des mesures concrètes:
«Le Conseil des commissaires du peuple donne à tous les sovdeps (conseils des députés) l’ordre de prendre des mesures pour détruire l’antisémitisme à la racine. Il est ordonné par les présentes de mettre hors la loi les pogromistes et les instigateurs de pogromes31.»
Par la suite, après la promulgation du Code pénal de l’U.R.S.S., l’agitation antisémite fut réprimée en qualité d’excitation à la haine nationale ou religieuse, ou de délit d’injures ou d’offenses32. De nombreux procès eurent lieu, dont la presse rendait compte: ainsi, on sait qu’au cours des neuf premiers mois de l’année 1928, 38 procès de ce genre eurent lieu à Moscou; sur 70 accusés, 26 furent condamnés à des peines d’emprisonnement, 34 à des peines d’amende, et 10 acquittés33.
La persuasion accompagnait la coercition; à cette fin, l’Agitprop préconisait, la même année, les mesures suivantes:
«Le problème de la lutte contre l’antisémitisme doit figurer dans le programme éducatif du parti. Il est nécessaire d’améliorer l’éducation internationaliste de la jeunesse, dans les écoles secondaires.
Parmi les livres publiés, les œuvres de fiction et les pamphlets politiques sont trop rares. Il est nécessaire de montrer plus clairement, et à une échelle plus vaste, les motifs de classe de l’antisémitisme, utilisant à cette fin la littérature, la scène, l’écran, la radio et la presse quotidienne.
Le parti doit créer une atmosphère dans laquelle l’antisémitisme sera socialement méprisable. L’antisémitisme virulent doit entraîner l’exclusion du parti34.»
Divers pamphlets et articles de cet ordre avaient déjà été publiés avant 1928. En premier lieu, au lendemain de la mort de Lénine, un recueil de ses appels et articles (Sur la question juive, Moscou, 1924). Certains «feuilletons» de la presse périodique, destinés à l’éducation civique des esprits, traitaient également de ce thème. Ils stigmatisaient les stupides brimades dont les Juifs étaient les victimes, les tracasseries dans les usines ou les appartements collectifs, ces misères léguées par le passé honni du tsarisme. En 1928, le flot de ces écrits s’amplifia. Certains pamphlets eurent pour auteurs des personnages de premier plan, Anatole Lounatcharski ou l’économiste Youri Larine35. En 1929, Rakhmanov, secrétaire du comité central du Komsomol, parlait des symptômes d’antisémitisme parmi la jeunesse communiste: «Nous avons non seulement des antisémites qui parlent et pérorent en public, nous avons aussi — et cela est plus dangereux — des antisémites déguisés, qui se servent d’expressions voilées, mais qui sont en réalité les antisémites les plus vicieux et les plus vils.» Et Rakhmanov reprenait une idée léninienne: «Je pense qu’il est erroné de croire, ainsi que certains le font chez nous, que c’est aux Juifs qu’il incombe de lutter contre l’antisémitisme. Il n’en est pas ainsi! La tâche de lutter contre l’antisémitisme incombe à notre association en son entier36…»
Tout autrement se posait la question de la lutte antisioniste, le plus souvent considérée comme une affaire intérieure juive. Dans ce cadre, les positions respectives prolongeaient les polémiques des temps tsaristes entre partis juifs clandestins. La querelle: Révolution ou Sion? se doublait d’une querelle linguistique entre le yiddish et l’hébreu, querelle qui acquérait de la sorte une teinture politique, voire de «lutte de classes». Les communistes juifs de la Yevsektzia tonnaient dès 1919 contre le sionisme bourgeois, et proclamaient «la guerre civile entre Juifs». Les autorités suprêmes se montraient plus tolérantes, et elles autorisaient même les sionistes à poursuivre leur activité culturelle, dans la mesure où celle-ci «n’était pas contraire aux décisions du pouvoir soviétique37». En 1925 encore, Tchitchérine déclarait à Albert Einstein, qui était venu défendre devant lui la cause du mouvement sioniste, que celui-ci n’était pas persécuté en Union soviétique. L’émigration en Palestine est un autre indice: elle fut relativement libre jusqu’en 1925, et elle se poursuivit au compte-gouttes jusqu’en 1936, année où elle fut stoppée net. Entre-temps, de nombreux procès avaient eu lieu, certains sionistes étaient rentrés dans la clandestinité, d’autres avaient publiquement «abjuré» leurs idées d’une manière qui annonçait déjà le climat des Grandes Purges.
Ces purges eurent-elles un relent antisémite? C’est ce qu’affirmait Trotsky, dès 1937:
«Pour renforcer sa domination, la bureaucratie n’hésite même pas à recourir d’une manière à peine camouflée aux tendances chauvines, surtout antisémites. Le dernier procès de Moscou, par exemple, fut monté avec le dessein à peine caché de présenter les internationalistes comme des Juifs sans foi ni loi, qui sont capables de se vendre à la Gestapo. Depuis 1925, et surtout depuis 1936, une démagogie antisémite, bien camouflée, inattaquable, va de pair avec des procès symboliques contre des pogromistes avérés […] les dirigeants s’emploient avec un art savant à canaliser et à diriger spécialement contre les Juifs le mécontentement qui existe contre la bureaucratie38.»
Pourtant, ni Kamenev-Apfelbaum, ni Zinoviev-Radomylski ne furent accusés de participation à un complot sioniste. En 1936-1938, l’antisionisme, position idéologique, n’alimentait pas encore l’antisémitisme, machination politique. Ajoutons que les éléments du scénario ne faisaient déjà pas défaut. Au cours d’un procès qui avait été intenté à un groupe sioniste de Kiev, l’acte d’accusation avait parlé «des relations des accusés avec des contre-révolutionnaires, allant de l’ataman rebelle Tioutiounyk au pape, Poincaré et Lloyd George39», mais le tribunal se contenta de les placer en résidence surveillée, pour deux ans. Le thème des médecins empoisonneurs avait été également mis au point; la justice de Staline avait prononcé son verdict: les docteurs Levine, Kazakov et Pletniev n’avaient-ils pas assassiné de cette manière précise Gorki et Menjinski?
Les pièces de ce puzzle allaient s’emboîter quinze ans plus tard, au procès des assassins en blouse blanche, une fois que Hitler eut passé par-là..
3. L’ère des persécutions
En politique, l’antisémite risque d’avoir facilement raison de tout le monde. Si je fais la guerre à Hitler, je me fais aider par les Juifs; si je traite avec lui, je trahis leur cause; de toute manière, je les singularise. Les Juifs ainsi définis réagissent tôt ou tard en Juifs, et renouent, même si c’est à leur corps défendant, leurs vieux liens, dans la «solidarité des offensés et des indignés», dont parlait dramatiquement en 1948 Ilya Ehrenbourg40. Une telle alliance, qui transcende toutes les frontières, sème des méfiances qui deviennent «aryennes», en vertu du contraste, et isolent à nouveau les Juifs; tel est le cercle vicieux hitlérien.
L’Europe occidentale a connu cela une première fois de 1933 à 1939. En vain, le chef sioniste Weizmann avertissait Neville Chamberlain que le feu mis aux synagogues allait embraser la cathédrale de Saint-Paul, la Grande-Bretagne pariait pour la paix, les Juifs semblaient bellicistes. Jean Giraudoux, commissaire à l’Information de la Troisième République, se disait «pleinement d’accord avec Hitler pour proclamer qu’une politique n’atteint sa forme supérieure que si elle est raciale41». C’est ainsi que l’antisémitisme se propageait par osmose avant même l’invasion nazie.
En Union soviétique, la population juive, après le partage de la Pologne et l’annexion des pays baltes, s’accrut de deux millions, en 1939-1940. En mars 1940, les élections au Soviet suprême révélèrent que dans les territoires annexés, les Juifs étaient inéligibles. C’était le premier symptôme éclatant d’une discrimination.
Puis vint la ruée allemande de juin 1941. La grande alliance antihitlérienne se constitua: en décembre, Staline négocia, en même temps qu’avec les généraux polonais, avec les dirigeants du Bund de Pologne, Ehrlich et Alter. À l’issue de la négociation, le général Anders put former une armée polonaise; Ehrlich et Alter furent renvoyés en prison, et fusillés. Il est toujours aléatoire de rechercher dans les décisions de cet ordre la part du calcul politique (affaiblir le camp anticommuniste, dans la future Pologne?), et celle des rancunes personnelles. Mais le fait est qu’en ces mois, et tout en flattant le vieux nationalisme grand-russe, Staline inaugurait par rapport aux Juifs une politique trouble et machiavélique.
Face à la «solution finale» hitlérienne, qui se poursuivait à l’abri du secret et du silence, le Père des Peuples adopta une attitude pour le moins équivoque. La propagande et les déclarations soviétiques des années 1941-1944, en décrivant les atrocités nazies, reléguaient à l’arrière-plan le sort réservé aux Juifs, ou même le taisaient. Une note officielle de Molotov donna le ton. «Les exécutions sommaires par les hitlériens de la paisible population soviétique révèlent clairement les criminels et sanguinaires desseins fascistes, visant à exterminer les peuples russe, ukrainien, biélorusse, et les autres peuples de l’Union soviétique42…» Les appels, les manifestes indignés, les détails se succédaient. En Lithuanie, les nazis «ont fait périr des dizaines de milliers de savants et d’ouvriers, des ingénieurs et des étudiants, des prêtres catholiques et orthodoxes… des pacifiques citoyens soviétiques de Kaunas, et des citoyens français, autrichiens, tchécoslovaques43…» Les Juifs ne figuraient pas dans ces énumérations, dans ces listes, sinon sous la désignation «d’autres peuples»; ils étaient l’etcœtera, la nationalité fantôme, les autres, en un mot. Même en décrivant le camp d’Auschwitz, la commission extraordinaire d’État des crimes de guerre s’ingéniait à ne pas nommer ceux qui étaient asphyxiés dans les chambres à gaz44.
Staline cherchait-il à éviter l’impression de faire la guerre pour le compte des Juifs? Il faut croire qu’il était bien mal renseigné sur les premiers sentiments des populations soviétiques. Dans les territoires occupés, les Nazis, au début, s’efforçaient de justifier le massacre, et d’y faire participer certains éléments locaux. Ils y échouèrent, et furent obligés «d’assumer eux-mêmes l’essentiel de la tâche45». «Il n’existe pas de question juive en Biélorussie, les avertissait l’un de leurs informateurs en août 1942. C’est pour les Biélorusses une affaire purement allemande, qui ne les concerne pas. Cela est l’effet de l’éducation soviétique, qui ignore la différence entre races. Tout le monde sympathise avec les Juifs et les plaint, et les Allemands sont considérés comme des barbares et des bourreaux de Juifs; le Juif serait un homme, tout autant qu’un Biélorusse46.»
Apparemment, Staline se faisait une autre idée des effets de l’éducation soviétique que cet agents des nazis. Le fait est qu’aucune contre-propagande ne fut opposée à la propagande antisémite hitlérienne; ce front psychologique fondamental resta dégarni pendant toute la durée de la guerre. L’expédient était peut-être, au-delà de la trahison d’un principe, une faute stratégique de première grandeur, comme les calculs machiavéliques ne les excluent pas. En tout cas, un tel silence équivalait à un blanc-seing, il libérait des forces irrationnelles volcaniques. Pour les âmes simples, la terre russe refusait de donner l’absolution aux Juifs massacrés, et l’idée qu’ils expiaient quelque crime imprécis et énorme put à nouveau se donner libre cours.
Les partis communistes clandestins de l’Europe occidentale centraient une partie de leur propagande sur la vilenie du racisme, sur la solidarité qu’il fallait manifester à ses victimes désignées. La propagande clandestine dans les régions occupées de l’Union soviétique s’en tenait elle aussi à la ligne imposée par Moscou: elle parlait du calvaire de «nos gens», elle ne parlait pas de celui des «autres47». Le sort indescriptiblement douloureux des Juifs réfugiés dans les forêts et les maquis s’éclaire aussi à cette lumière-là.
Dans l’armée soviétique existait également la tendance à minimiser la part prise par les combattants juifs, dont les hauts faits finirent par être globalement attribués aux insaisissables autres48 La fraternité d’armes n’excluait pas l’antisémitisme, et le thème nazi des Juifs embusqués à l’arrière trouvait ample créance. À ce sujet, les témoignages ne manquent pas. «Dans l’armée, jeunes et vieux s’efforçaient de me convaincre qu’il y a beaucoup de Juifs à Minsk et à Moscou, mais qu’il n’y a pas un seul Juif au front. “Nous devons faire la guerre pour eux”. Amicalement, on me disait: “Vous êtes fou. Tous les vôtres restent chez eux, en sécurité, comment se fait-il que vous soyez en première ligne?”49»
Celui qui veut en savoir plus long là-dessus peut se reporter à la belle trilogie de Mendel Mann50.
Après la libération de l’Ukraine, Khrouchtchev prononça à Kiev un discours-fleuve dans lequel il décrivait les souffrances endurées par la population civile, sans évoquer d’un seul mot le cas des Juifs, ni mettre à l’honneur les Ukrainiens qui, au risque de leurs vies, leur vinrent en aide51. Mais ce second thème était également entouré d’un tabou, à la honte des vieux communistes52. Des articles furent censurés; des livres mis au pilon53. En ces temps, Staline glorifiait déjà le peuple grand-russe, «peuple-guide», qui lui avait fait personnellement confiance54. Le culte de la personnalité prenait l’aspect de ce dialogue-là. En Union soviétique, la discrimination entre les peuples s’était attaquée aux Juifs morts, avant de s’étendre aux vivants.
Dans les hautes sphères communistes, on tirait les conséquences. «Vous êtes antisémite, vous aussi?» demandait Staline à Djilas. À Budapest, le ministre Kaftanov recommandait Ilya Ehrenbourg en ces termes: «Vous savez qu’il est juif, mais il est néanmoins un communiste de grand renom et un bon patriote soviétique55.»
* *
*Les Juifs soviétiques, dont le nombre s’approchait de cinq millions en 1940-1941, n’étaient plus que deux ou trois millions (les statistiques exactes manquent) au lendemain de la guerre. La grande majorité de ces survivants avait été ballottée à travers les immensités du pays, ils avaient connu les évacuations, les fuites, les replis, les internements. Ceux qui regagnèrent leurs demeures, en Ukraine ou dans la Biélorussie dévastées, ne retrouvaient plus leurs proches, se heurtaient à l’hostilité, sourde ou ouverte, de la population. Ils paraissaient et ils se sentaient des intrus.
La reconstruction commençait. Sur le fond des pertes et des deuils universels se détachaient ceux des Juifs, infiniment plus tragiques; mais aucune mesure particulière ne fut prise en leur faveur. Cette carence prit tout son sens lorsqu’ils apprirent peu à peu qu’il n’était pas question de rouvrir leurs écoles, de ressusciter leur presse et leurs institutions culturelles. Encore moins voulut-on en haut lieu reconstruire les villages juifs de Crimée, ou stimuler l’émigration au Birobidjan. Qu’étaient donc les Juifs, parmi les peuples soviétiques? Nombreux semblent avoir été ceux qui, russifiés ou ukrainisés, voulurent s’assimiler complètement, en changeant de nationalité (nous connaissons des cas de ce genre). Ils se heurtèrent à la lettre de la loi soviétique. Ils restaient désormais juifs comme les Noirs des États-Unis, qu’une règle tacite empêchait de «passer la ligne», restaient noirs: passeport ici, épiderme là. La fraude permit à quelques-uns de «passer», à l’aide de faux papiers.
Le nouveau régime d’exception ne fut jamais annoncé officiellement. Les Juifs soviétiques n’apprirent qu’au fil des mois et des années que la guerre hitlérienne les avait transformés en suspects, et que leur nationalité avait été placée sous une haute surveillance policière. Le mot même de Juif allait peu à peu devenir un mot proscrit, dissimulé sous des euphémismes tels que cosmopolite ou sioniste, et expurgé des dictionnaires56.
Au printemps 1947, ces hommes au statut incertain furent abusés par un énorme coup de théâtre. Subitement, la propagande soviétique se mit à parler d’eux, à plaider mondialement leur cause, et à réclamer une patrie pour le peuple juif:
«Le peuple juif, pouvait-on lire dans la Pravda, a enduré au cours de la dernière guerre des souffrances et des malheurs inouïs. Ces souffrances et ces malheurs sont, sans exagération, indescriptibles. Il est difficile de les exprimer par la sécheresse des chiffres des pertes infligées au peuple juif par les occupants fascistes. Dans les territoires où avaient régné les hitlériens, les Juifs ont subi une extermination physique presque totale. La population juive massacrée par les bourreaux fascistes s’élevait approximativement à six millions…»
C’est André Gromyko qui parlait ainsi, du haut de la tribune de l’assemblée des Nations Unies, et sans doute tous les Juifs soviétiques, de l’atomiste de Moscou à l’artisan de Moldavie, du bedeau de synagogue à Ilya Ehrenbourg, buvaient avidemment des paroles qu’ils attendaient depuis des années.
Le ton du discours se faisait pathétique:
«L’énorme majorité de la population juive d’Europe restée en vie a perdu sa patrie, son toit et ses moyens d’existence. Des centaines de milliers de Juifs errent à travers les divers pays d’Europe, à la recherche d’un moyen d’existence, à la recherche d’un refuge. La majeure partie se trouve dans les camps de personnes déplacées, où elle continue à endurer de grandes privations…»
La conclusion s’imposait: la communauté internationale devait rendre justice aux Juifs:
«Le fait qu’aucun pays européen occidental n’a été en mesure d’assurer la protection des droits élémentaires du peuple juif, et de le défendre contre les violentes des bourreaux fascistes, explique l’aspiration des Juifs à leur propre État. Le déni de ce droit du peuple juif ne peut pas être justifié, surtout compte tenu de ce qu’il a enduré pendant la seconde guerre mondiale57…»
Ces arguments, qui pendant plus d’une année allaient être développés sur tous les tons et dans tous les pays, étaient dictés par le projet de Staline d’embarrasser les Anglais au Moyen-Orient. Ils finirent par emporter une décision collective: l’histoire de l’État juif s’ouvrit, peut-être, sur une fausse manœuvre du «Père des Peuples».
Pour mieux appuyer l’offensive, Florimond Bonte, au Vélodrome d’Hiver de Paris, saluait les combats héroïques des meilleurs fils d’Israël, et L’Humanité accusait les chefs arabes d’avoir provoqué l’exode des réfugiés palestiniens, en créant une «atmosphère de peur»58. En ces temps, la Tchécoslovaquie fut chargée d’approvisionner l’État naissant en armes; la Pologne laissait officiellement partir des hommes, recruter une légion. Toutes ces nouvelles laissèrent croire à de nombreux Juifs soviétiques qu’ils étaient libres de partir eux aussi. En août 1948, l’U.R.S.S. et Israël échangeaient des ambassadeurs. Des manifestations de joie eurent lieu devant la synagogue de Moscou, ou sous les fenêtres de l’hôtel Métropole, où Mme Golda Meir s’était installée. Peut-être saura-t-on un jour si ces manifestations étaient entièrement spontanées… Quoi qu’il en soit, c’est alors que Staline décida d’y mettre bon ordre.
Le 21 septembre 1948, la Pravda publiait un curieux article d’Ilya Ehrenbourg. D’une part, le favori juif du «Pères des Peuples» mettait ses congénères en garde contre la mystique sioniste. Mais de l’autre, il plaidait leur cause:
«Les obscurantistes disent qu’il existe un lien mystique entre les Juifs du monde. Mais il y a peu de commun entre un Juif tunisien et un Juif de Chicago, qui parle en américain et qui pense en américain. S’il existe véritablement un lien entre eux, ce lien n’est pas mystique du tout; il a été créé par l’antisémitisme… Les atrocités inouïes des fascistes allemands, l’extermination totale de la population juive qu’ils ont proclamée, et qu’ils ont menée à bien dans de nombreux pays, la propagande raciste, les injures d’abord, les fours de Maïdanek ensuite — tout cela a fait surgir parmi les Juifs des divers pays un lien profond. C’est la solidarité des offensés et des indignés…»
En conclusion, Ehrenbourg, à mots voilés, avertissait les Juifs:
«Avec les autres hommes soviétiques, les Juifs soviétiques défendent leur patrie soviétique. Ils ne regardent pas vers le Moyen-Orient, ils regardent vers l’avenir. Et je pense que les travailleurs de l’État d’Israël, auxquels la mystique sioniste est étrangère, et qui cherchent la justice, ont leur regard fixé vers le Nord — vers l’Union soviétique, qui conduit le genre humain vers un avenir meilleur.»
Deux mois après, les persécutions antisémites commençaient.
Un jour, peut-être, on en saura davantage sur la stratégie de la nouvelle chasse aux sorcières. En 1948, la régie policière de Staline recommençait à monter les grands procès politiques. L’ennemi no 1 fut d’abord le titisme; tous les Yougoslaves étaient des titistes59; concentriquement disposés autour de Belgrade, les procès de Tirana, de Sofia et de Budapest allaient s’ensuivre. Pour ce qui était des Juifs, les régisseurs de Staline se contentaient d’arrêter, à partir de décembre 1948, des centaines ou des milliers d’intellectuels et d’artistes (le nombre exact n’est pas connu60), sans encore annoncer leurs procès. L’orchestration publique se faisait sous le signe de la lutte contre le cosmopolitisme; cette première campagne antisémite, comme les autres, allait se servir d’un langage convenu.
L’artifice était pourtant transparent. Il consistait à multiplier les patronymes bien juifs sur les ondes et dans la presse, et à leur accoler le qualificatif de «cosmopolites sans patrie» (bezrodny kosmopolitt). Par la suite, les initiales furent parfois composées en caractères minuscules, afin de marquer plus clairement que les noms propres avaient valeur de noms communs. «Une profonde haine populaire monte contre tous ces Chaïn, Yarochetzki, Grinchtein, Perss, Kaplan et Poliakov61…»
Les critiques dramatiques servirent, Dieu et Staline savent peut-être pourquoi, de première cible. À la fin de janvier 1949, deux articles, publiés respectivement dans la Pravda et dans Koultoura i Jizn («La culture et la vie»), dénonçaient les critiques Gurvitch, Altmann et Cie, coupables de «menées antipatriotiques» et «menées antiparti»62. Ces articles n’étaient pas signés, donc inspirés de très haut (c’est un signe auquel le lecteur soviétique ne se trompe pas). «Quelle idée peut se faire A. Gurvitch du caractère national de l’homme soviétique russe? s’exclamait la Pravda. Il calomnie l’homme soviétique russe. Il le calomnie odieusement… Nous ne pouvons pas ne pas marquer au fer rouge ces mensonges qui salissent le caractère national soviétique.» D’emblée, on entrait dans le climat nazi («Quand un Juif écrit en allemand, il ment», Goebbels). Les attaques furent reprises dans d’autres organes. Dans la Literatournaïa Gazeta, Simonov se salissait les mains, en accusant à son tour Gurvitch «de tourner en dérision l’homme russe et les traditions nationales russes». Horrifiés, ses confrères se taisaient; les protestations ne pouvaient être que muettes. L’Art soviétique s’en prenait à Altmann: «Altmann hait tout ce qui est russe, tout ce qui est soviétique; le nationalisme bourgeois et la russophobie le poussaient naturellement à se prosterner devant l’Occident…»
La campagne se développait, faisait tache d’huile, s’étendait aux cinéastes, aux romanciers, aux poètes. Les auteurs qui, par souci de russification, écrivaient sous des pseudonymes, étaient démasqués par la révélation de leurs patronymes juifs, et la Literatournaïa Gazeta débusquait Holtzmann sous Yakovlev, ou Melmann sous Melnikov, à la manière des folliculaires de l’État de Vichy. Ces dénonciations, ces règlements de comptes, qui visaient des hommes réputés ou connus, étaient publics; on en sait bien moins sur ceux qui permirent d’éliminer des fonctionnaires au rang parfois élevé, ou des dirigeants et cadres industriels. Ces épurations-là ne furent pas les moins importantes, car elles entraînèrent une véritable promotion d’hommes nouveaux, qui parfois ont dû tirer eux-mêmes les ficelles de la délation, et qui, dans tous les cas, eurent désormais intérêt à perpétuer le nouvel ordre des choses. Tels furent, en partie du moins, les «nouveaux cadres» soviétiques, qui, aux dires de Khrouchtchev lui-même, s’étaient substitués aux Juifs63. Un groupe social sui generis, peu nombreux, mais actif et bien placé, s’était constitué de la sorte. Cette sociologie était stalinienne: le «miraculeux Géorgien» avait condamné le régime à cultiver l’antisémitisme pour une génération au moins.
* *
*On sait maintenant que les Juifs soviétiques les plus éminents arrêtés au cours de l’hiver 1948-1949 furent secrètement jugés en juillet 1952, et exécutés le 12 août. Pourquoi ces délais? Staline et ses régisseurs songèrent-ils pendant quelque temps à amalgamer cette affaire à celle des Tatars de Crimée et à associer de cette manière-là les «sionistes» aux «hitlériens»64? Au-delà de l’intérêt minutieux que Staline portait à la mise en scène des grands procès65, ses successeurs nous ont révélé sur eux bien peu de choses. Un coin du voile a été levé en 1968 par un ouvrage d’une importance capitale, L’Aveu d’Arthur London. Ce livre nous apprend qu’à Prague comme ailleurs, la régie des procès à grand spectacle se trouvait entre les mains des spécialistes soviétiques:
«Les conseillers commencèrent d’arriver en 1949. Rapidement s’est constitué un appareil tout-puissant, ne répondant de ses actes qu’à son chef Béria. Là se trouvaient Likhatchev et Makarov, qui venaient de faire leurs preuves au cours du procès Rajk.
«Ils procédèrent immédiatement à la mise en place, dans la Sécurité de l’État, d’un organisme spécial pour la recherche de l’ennemi à l’intérieur du Parti. Plus tard, une section spécialisée pour la lutte contre le sionisme sera également créée66.»
On croit entrevoir une tendance: à un moment non précisé, en 1950-1952, l’épouvantail sioniste parut plus avantageux que celui du titisme. En admettant que ces campagnes se modelaient sur les règles de la stratégie militaire, un triangle nouveau, Prague-Berlin-Moscou, ne devait-il pas faire suite, dans le cerveau du généralissime Staline, au triangle Tirana-Sofia-Budapest?
L’orgie antisémite du procès Slansky, en novembre 1952, fut suivie, six semaines plus tard, de l’affaire des empoisonneurs en blouse blanche, et il semble qu’à Berlin-Est, on préparait quelque chose de semblable. Six semaines: le temps de juger les résultats, de lire la critique, de constater que la claque mondiale travaillait bien, que le spectacle de Prague était rentable et bon? Mais voyons ce qu’il fut.
Les procès antititistes eurent pour principaux acteurs des anciens des Brigades internationales d’Espagne: la fraternité d’armes se laissait maquiller en confrérie d’espions. On connaît maintenant la technique des aveux, la lente et savante excitation des soupçons réciproques et des haines, «chaque accusé est un loup pour les autres67». Réaction en chaîne: le plus faible craquait en premier, les autres, accablés par lui, l’imitaient de proche en proche, les surhommes, s’il en fut, mouraient sans avoir «témoigné». À Prague, les ressorts psychologiques de cet ordre se laissaient huiler encore mieux, dans l’univers des coupables. «Justement, le fait que, bien que Juif, vous soyez revenu vivant est, à lui seul, la preuve de votre culpabilité et nous donne donc raison», disait à London son interrogateur68.
En ces temps, de Pékin à Paris, des centaines de millions d’auditeurs et de lecteurs étaient intoxiqués par des maîtres à penser ou des journalistes le plus souvent eux-mêmes abusés. Moscou l’avait dit: «Une agitation antisémite effrénée a lieu aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays capitalistes69.» À Paris, un quotidien progressiste titrait sur quatre colonnes: LA QUESTION EST POSÉE: OÙ SONT LES ANTISÉMITES?70 De Mexico à Bandoeng, la presse prosoviétique, la presse dite de gauche, se déchaînait contre le sionisme mondial; dans ce vaste univers, seuls, dirait-on, les régisseurs ou «référents» de Prague savaient ce qu’ils faisaient:
«Dès qu’un nom nouveau apparaît, les référents insistent pour savoir s’il ne s’agit pas d’un Juif. Les habiles posent la question ainsi: “Comment s’appelait-il avant? N’a-t-il pas changé de nom en 1945?” Si la personne est réellement d’origine juive, les référents s’arrangent pour l’inclure dans un procès-verbal sous un prétexte ou un autre, qui peut très bien n’avoir absolument rien à faire avec les questions traitées. Et devant ce nom, on place le qualitatif rituel de “sioniste”. Il s’agit d’accumuler dans les procès-verbaux le plus grand nombre possible de Juifs…»
Ces instantanés de Prague en 1952, est-ce bien de l’histoire passée? Mais lisons attentivement la suite du récit d’Arthur London:
«Quand je cite deux ou trois noms, s’il en est un qui “sonne juif”, on ne transcrira que celui-là. Ce système de la répétition, pour primaire qu’il soit, finira par donner l’impression voulue, à savoir que l’accusé n’était en contact qu’avec des Juifs, ou du moins une proportion remarquable de Juifs.
D’autant qu’il n’est jamais question de Juifs. Par exemple, quand on m’interroge sur Hajdu, le référent va me demander crûment de préciser pour chacun des noms qui vont surgir dans l’interrogatoire s’il s’agit ou non d’un Juif. Mais chaque fois, le référent dans sa transcription remplace la désignation de juif par celle de sioniste. “Nous sommes dans l’appareil de sécurité d’une démocratie populaire. Le mot Juif est une injure. C’est pourquoi nous écrivons ‘sioniste’”. Je lui fais remarquer que “sioniste” est un qualificatif politique. Il me répond que ce n’est pas vrai et que ce sont les ordres qu’il a reçus. Il ajoute: “D’ailleurs, en U.R.S.S., l’utilisation du mot Juif est également interdite. On parle d’Hébreux.” Je lui démontre la différence entre “hébreu” et “sioniste”. Rien à faire. Il m’explique qu’hébreu sonne mal en tchèque. Il a l’ordre de mettre “sioniste”, voilà tout.
Jusqu’au bout ce qualificatif de sioniste restera ainsi accolé à des noms d’hommes et de femmes qui n’ont jamais rien eu de commun avec le sionisme. Car lorsqu’ils établiront les procès-verbaux “pour le tribunal”, les référents refuseront toute rectification des procès-verbaux administratifs. Ce qui est écrit est écrit.
On en fera par la suite une chasse aux sorcières. On multipliera les mesures discriminatoires contre les Juifs sous prétexte qu’ils sont étrangers à la nation tchécoslovaque, puisque cosmopolites, puisque sionistes, et donc plus ou moins compromis dans de louches affaires de trafics et d’espionnages.
Les premiers temps, c’est à qui, parmi les référents, se montrera le plus antisémite. Un jour, je réplique à l’un d’eux que même en me plaçant à son point de vue, je ne vois pas comment l’appliquer au groupe des anciens volontaires qui, à part V. et moi, ne compte pas de Juifs. Il me répond avec le plus grand sérieux: “Vous oubliez leurs femmes. Elles sont toutes Juives et cela revient au même.”
Toute une théorie existe à ce sujet71.»
Après une instruction qui dura plus de deux ans, le procès Slansky vint à l’audience le 20 novembre 1952. L’acte d’accusation faisait appel à une terminologie un peu différente. Il précisait tout d’abord que onze accusés sur quatorze étaient des fils de bourgeois, d’origine juive. L’un des trois complices non juifs, Karel Svab, de famille ouvrière (déchiffrez: aryen), venait le lendemain plaider coupable à la barre: «J’ai empêché que tous ces hommes soient démasqués… Rudolf Slansky, qui dirigeait toute cette activité… Bedrich Geminder, cosmopolite et nationaliste bourgeois juif… Arthur London, nationaliste bourgeois juif, trotskyste et espion… Otto Fischl, nationaliste bourgeois juif et agent de l’État impérialiste d’Israël… André Simone-Katz, nationaliste bourgeois juif et espion72…»
Mais nous n’allons pas nous perdre dans les méandres du procès Slansky. Nous nous contenterons de rappeler certains de ces thèmes, et de dire quelques mots sur leur exploitation.
Dès 1921, Alfred Rosenberg avait expliqué aux nazis de la première heure que le sionisme était l’aile marchante de la juiverie mondiale, et que les Juifs camouflés dans les organisations «religieuses», ou même «assimilationnistes» poursuivaient en réalité les mêmes buts communs, en premier lieu la ruine de l’Allemagne. Parmi les conjurés sionistes, il citait en bonne place le banquier Morgenthau73. Vingt ans plus tard, la propagande de Goebbels s’attaquait à nouveau à Morgenthau, lui prêtant le plan d’exterminer par la famine les Allemands, puisqu’il préconisait le démantèlement des usines du IIIe Reich74; après la guerre ce plan Morgenthau devint le thème de prédilection antisémite de la propagande néonazie, chuchotée ou ouverte, justifiant a posteriori la «solution finale».
Le procès Slansky proposait une troisième ou une quatrième version de l’immortel plan Morgenthau. D’une manière caractéristique, ce clou fut réservé pour la fin. Le dernier «témoin», Simon Orenstein, révélait que la fondation de l’État d’Israël fut le résultat d’un «plan Morgenthau», convenu entre Truman, Acheson, Ben Gourion et Morgenthau, au cours d’une «réunion conspiratrice» qui avait eu lieu à Washington, à la fin de l’année 1947. Il s’agissait de porter un coup décisif à l’Union soviétique, grâce à une base militaire secrète, installée à Haïfa; pour mieux camoufler ce sinistre projet, il fut convenu «qu’Israël feindra la neutralité pour pouvoir servir de base aux dirigeants sionistes chargés de mener, au service de l’impérialisme américain, l’espionnage et les diversions dans les pays de démocratie populaire et en U.R.S.S. Ces objectifs ne furent connus que par les initiés, sous la désignation de plan Morgenthau75.»
Un tel thème constituait un appel du pied évident aux néonazis qui s’agitaient en Allemagne, au lendemain de la signature de l’accord de Luxembourg sur les réparations aux victimes du racisme. Cela, c’était l’exploitation immédiate, l’excitation, dans l’Allemagne voisine, du vieil antisémitisme hitlérien, par voie de radiodiffusion et de presse. Mais il y eut aussi l’exploitation différée, la mise en réserve d’un matériel «conservé pour les besoins d’éventuels procès à exploiter ultérieurement76».
Dès l’instruction, «tous les procès-verbaux importants étaient traduits en russe77». Cela, c’était en 1951-1952. Or, dans la seconde moitié de 1968, la presse soviétique, au cours de sa campagne contre le socialisme tchécoslovaque, accusait des hommes comme Jiri Hajek, le ministre des Affaires étrangères, et Edouard Goldstücker, le président de l’Union des Ecrivains tchèques, d’être des Juifs sionistes, des dénonciateurs, des agents de la Gestapo78. Les journalistes soviétiques ne sont pas plus fantaisistes que ceux des autres pays, et ils n’inventaient rien pour leur part; ils se fiaient, cela tombe sous le sens, à des archives, à des dossiers — c’est-à-dire au matériel stocké au temps du procès Slansky… Est-ce ce matériel, sous la forme d’une fiche de police, qui a déterminé le mystérieux assassinat à Prague, en été 1967, de Charles Jordan, le directeur du «Joint»79?
Il reste à consacrer un instant de réflexion aux aveux ou aux thèmes qui n’ont pas été mis en service, aux dossiers qui, comme tous les dossiers au monde, ne demandent qu’à servir, à ces procès-verbaux dans lesquels les régisseurs consignaient qu’Anna Pauker était juive, donc sioniste, que le maréchal Tito était sioniste, donc juif80, et qu’enfin le P.C. français lui-même81…
Tout porte à croire que le procès Slansky donna pleine satisfaction à ses metteurs en scène, puisqu’ils montaient peu après à Moscou une affaire encore plus énorme, restée célèbre sous la désignation d’affaire des assassins en blouse blanche. Le codage, cette fois-ci, était entièrement transparent, si seulement on pouvait encore parler d’un codage. Le grand mot-code était Joint, l’œuvre philanthropique des Juifs américains. Un groupe de médecins, disait le communiqué officiel, avait, «sur les instructions de l’organisation internationale juive bourgeoise-nationaliste Joint», assassiné les dirigeants soviétiques Jdanov et Chtcherbakov, et était sur le point de commettre une série d’autres assassinats médicaux.
Chaque journal soviétique brodait à sa manière sur ce thème. D’après la Pravda (13 janvier 1953), «la majeure partie des participants du groupe terroriste — Vovsi, B. Kogan, Feldman, Grinstein, Ettinguer, et autres — avaient été achetés par le service des renseignements américain. Ils avaient été recrutés par une filiale de ces services — Joint, l’organisation internationale juive bourgeoise-nationale… Ainsi que l’a avoué l’inculpé Vovsi, il reçut des États-Unis l’ordre “d’exterminer les cadres dirigeants de l’U.R.S.S.” Ces ordres lui avaient été donnés, au nom de l’organisation de terrorisme et d’espionnage “Joint”, par le docteur Chimeliovitch et le nationaliste bourgeois juif bien connu Mikhoels. La capture de la bande des médecins empoisonneurs est un coup porté à l’organisation juive-internationalesioniste. Tous peuvent voir maintenant quels “bienfaiteurs” et quels “amis de la paix” se cachent sous l’enseigne du “Joint”.»
D’après les Izvestia du même jour, qui citaient les mêmes patronymes typiquement juifs, «la majeure partie des participants du groupe terroriste — Vovsi, B. Kogan, Feldman, Grinstein, Ettinguer, et autres, avaient vendu leurs âmes et leurs corps à la filiale des services des renseignements américains — l’organisation internationale juive bourgeoise-nationale “Joint” De nombreux faits irréfutables permettent de mettre à nu l’horrible visage de cet ignoble organisme d’espionnage sioniste…»
La campagne qui se poursuivit au cours des semaines suivantes faisait appel à la «haine populaire» (Pravda Oukraïny, 16 janvier 1953) et mettait en garde contre les «crimes sionistes» (Troud, 13 février), cette «meute de chiens enragés de Tel Aviv» (Pravda, 13 février). Les incidents antisémites se multiplient dans les rues; dans les hôpitaux, les malades s’affolaient, et refusaient de se faire soigner par des Juifs. Les autorités laissaient faire: en ces temps, les termes mêmes d’antisémite et d’antisémitisme étaient introuvables dans la presse soviétique. L’un des journaux qui rompit ce tabou fut la Krassnaya Zvezda, l’organe des forces armées: la lutte contre le sionisme, écrivait-il le 20 février, n’a rien à voir avec l’antisémitisme82.
Cette transgression ne laisse pas d’être significative. Il semble certain, en effet, que Staline avait déjà donné l’ordre d’une déportation de tous les Juifs soviétiques. Nombre d’entre eux croyaient imminent ce nouveau coup du sort (les récits, les souvenirs se recoupent sur ce point). En attendant, les uns brûlaient, par précaution, leurs livres yiddish ou hébreux, les autres se munissaient de faux papiers, grâce à la complaisance ou à la vénalité de quelques fonctionnaires83. Par la suite, les archives qui s’entrouvrirent çà et là confirmèrent que le N.K.V.D. avait reçu des instructions correspondantes84. Le réseau sioniste monté entre-temps, dans les cachots de Prague et d’ailleurs, quadrillait la Russie tout entière85. L’armée soviétique, sans doute chargée de prêter la main à l’énorme et difficile opération, s’y opposa-t-elle? Et cette opposition eut-elle quelque chose à voir avec le cours que prirent ensuite les événements?
Staline, continuateur de Hitler, une nouvelle «solution finale» sous couvert d’une nouvelle terminologie? Durant quelques semaines, tout parut possible. Le hasard voulut que le prix Staline de la paix, attribué à Ilya Ehrenbourg, lui soit solennellement remis le 27 janvier 1953. Ce Juif désormais déportable, ce «sioniste», entouré des notables soviétiques, de Louis Aragon et d’Anna Seghers, demandait pendant la cérémonie un instant de recueillement: «Au cours de cette solennité dans la blanche salle de parade du Kremlin, je veux me souvenir des partisans de la paix, traqués, persécutés, torturés, assassinés par les forces de la réaction, je veux rappeler la nuit des prisons, les interrogatoires, les procès, le sang86 …» Pour la galerie, il s’agissait des partisans de la paix américains; à ce stade du délire, la langue d’Esope pouvait être parlée sans le moindre danger.
Il nous reste à dire quelques mots sur la campagne antisioniste à Berlin-Est, le troisième sommet du triangle stratégique. Faute de Juifs, les régisseurs de Staline durent choisir leurs sionistes parmi les dirigeants de l’ancien parti communiste allemand, Merker, Jungmann, et quelques autres. La bulle d’excommunication fut lancée le 20 décembre 195287. Ces sionistes avaient signé leurs aveux à l’avance. Paul Merker n’avait-il pas qualifié de «biens juifs» les entreprises aryanisées sous le IIIe Reich, et préconisé leur restitution? Il a réclamé l’accaparement des biens du peuple allemand, en ces termes: «La réparation des dommages causés aux citoyens juifs concerne tant ceux qui sont retournés en Allemagne que ceux qui veulent rester à l’étranger.» Ernst Jungmann aussi «avait demandé de ne pas empêcher les Juifs d’aller en Palestine, qui est aujourd’hui une agence américaine». Plus grave encore: «Merker, qui reconnaît en paroles la culpabilité de la classe ouvrière allemande et de tout le peuple allemand, en ce qui concerne la victoire du fascisme, nie perfidement en réalité cette culpabilité, puisqu’il excepte explicitement de celle-ci la population juive allemande.» Restait à prouver qu’elle fût plus coupable que toute autre.
En 1952, cette population, dans la République démocratique allemande, s’élevait à trois ou quatre mille personnes dont l’âge moyen était de plus de cinquante ans. Elle fut placée sous surveillance directement par les autorités occupantes. En décembre, le colonel Tulpanov, commandant les troupes soviétiques, convoquait quelques dirigeants communautaires, pour se renseigner sur les us et coutumes des sionistes: «D’où vos communautés tiennent-elles leurs instructions? Les recevez-vous de la même manère que l’Église de Rome? Recevez-vous des lettres pastorales? Et pour quelle raison le “Joint” vous envoie-t-il des colis alimentaires?» En mars 1953, l’affaire fut prise en charge par le N.K.V.D., qui se fit communiquer les listes des membres des communautés, et chercha à se renseigner sur leurs liens de parenté, en Allemagne. En même temps, les campagnes antisioniste faisaient rage dans la presse est-allemande, associant Adenauer à Morgenthau et à Ben Gourion. Les déportations paraissaient imminentes. On ignore tout du procès qui, suivant les usages, aurait dû les orchestrer.
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*Ceux qui sont nés avant 1939 se souviennent peut-être encore de la sourde et permanente angoisse dans laquelle la «guerre froide» faisait vivre en ces temps toute l’Europe. Vieille mère des religions, la peur fortifiait chez les partisans de Staline la foi en sa bonté, son omniscience et sa toute-puissance. Les campagnes antisionistes faisaient monter la tension internationale. Les grands journaux communistes des pays occidentaux mettaient en garde les populations contre l’espionnage américain: «Voici qu’aujourd’hui les patrons américains des médecins criminels occupent notre pays; toutes les organisations d’espionnage créées par eux — et le “Joint” en particulier — opèrent ici même. Qui peut imaginer que ces officines ne cherchent pas à introduire chez nous leurs mouchards et leurs provocateurs?» (Étienne Fajon88). Dix médecins communistes furent chargés de bâillonner les doutes, et ils signèrent une déclaration préfabriquée attestant que les médecins de Moscou étaient bien des empoisonneurs89. Les organes destinés aux élites communistes mettaient l’accent, pour leur part, sur le sionisme international. Dans La Nouvelle Critique, M. Maxime Rodinson assurait que l’Union soviétique était le paradis des Juifs, expliquait que les sionistes étaient des séparatistes, des colonialistes, des racistes et des capitalistes, et, s’essayant timidement dans la démagogie, écrivait qu’ils «mènent les Juifs à l’abattoir, provoquent l’Union soviétique, et se font complices de l’antisémitisme90». Dans la même revue, M. Francis Crémieux décrivait les plans de campagne des impérialistes, reconstituant non sans bonheur la stratégie fantasmée par les régisseurs de Staline:
«… En juin 1948, le Bureau d’Information des Partis communistes et ouvriers dénonce la direction titiste; l’échec est cuisant pour les services anglo-saxons. Car leur but n’était pas tant de faire sortir la Yougoslavie de la famille des nations socialistes. Leur but était de se servir de cet État comme d’un canal pour contaminer par le nationalisme les appareils d’État des démocraties populaires. Or, voilà qu’ils perdent cet atout, puis les agents de Tito: Rajk en Hongrie, Kostov en Bulgarie. Le réseau titiste est brûlé.
«Les Américains jettent alors de nouvelles réserves dans la bataille. De nombreux canaux d’infiltration dans les démocraties populaires leur sont fermés: leur utilisation des organisations religieuses de bienfaisance, comme le réseau Caritas en Pologne et en Tchécoslovaquie, a été démasquée; leur utilisation des agences commerciales et des agences de presse a été démasquée; l’action du Vatican, avec Mindzenty notamment, et de la hiérarchie religieuse, l’utilisation des légations du Vatican et des ambassades des pays marshallisés a été démasquée. Seules les organisations sionistes, les missions israéliennes se présentent encore vierges, ou presque, de soupçon91…»
Les gouvernements arabes paraissent être allés encore plus loin, au cœur de la vision stalinienne. Radio-Damas rappelait que les Juifs, jadis, avaient mis à mort le tsar et sa famille; pour Radio-Bagdad, ils étaient un serpent que le peuple russe avait réchauffé sur son sein; surenchérissant, Radio-Damas leur attribuait la maladie de Staline lui-même.
En France, l’ensemble de la presse non communiste voyait les choses autrement, et examinait l’antisémitisme dans l’Union soviétique; mais déjà, des nuances apparaissaient çà et là. La plus remarquable se faisait jour dans L’Observateur, où G.M. posait la question sur le plan théorique, pour «rappeler que les positions prises par la plupart des marxistes (et pas seulement par les membres du parti communiste) devant le phénomène sioniste s’inspirent d’une analyse du problème juif développée bien avant l’existence du mouvement sioniste lui-même92».
Cette analyse, c’était La Question juive de Karl Marx. Ce douteux écrit de jeunesse se trouvait jeté dans la bataille pour la première fois. Lénine et les autres vieux bolcheviks, pour lesquels les écrits de Marx n’étaient pas encore des Écritures, ne s’y étaient jamais référés. G.M. en donnait diverses citations — à l’exclusion des pires93 — pour conclure: «Il est facile de montrer la continuité de pensée qui existe à ce propos entre le fondateur du socialisme scientifique et ses disciples.» Dans ses numéros suivants, L’Observateur publiait quelques lettres de protestation, dont celle de Pierre Naville.
Nous ne pouvons pas nous livrer à un examen même sommaire des divers secteurs de l’opinion de 1952-1953, dont la comparaison avec celle de 1968-1969 pourrait se révéler instructive. Signalons un numéro spécial de la revue Évidences, dans lequel quelques auteurs — Roger Caillois, Rémy Roure, Jean Schlumberger, Robert Verdier — identifiaient déjà l’antisionisme du cru 1952 à l’antisémitisme. Jean Duvignaud tentait de voir plus loin:
«… Jusqu’ici, ce genre de généralisations, qui en appelle aux sentiments confus de l’inconscient collectif, restait intérieur à l’idée révolutionnaire: le “trotzkysme” ou le “titisme” étaient des hérésies. L’“antisionisme cosmopolite” implique une ségrégation portant sur l’humanité tout entière, il s’adresse moins à la conscience révolutionnaire qu’à la conscience “nationaliste”, pour ne pas dire plus, il parle aux masses obscures, non à la classe. Là réside la gravité de l’affaire94.»
Jean-Paul Sartre faisait observer, dès janvier 1952, que l’antisémitisme, désormais, n’osait plus dire son nom:
«L’antisémitisme aujourd’hui n’est plus une doctrine. Drumont n’est plus possible. Les partis de droite qui professaient autrefois un antisémitisme systématique sont remplacés par des groupements qui ne se réclament plus de la droite, qui n’osent même pas dire leur nom.
«Par ailleurs, il est évident que nous assistons aujourd’hui à un antisémitisme “de gauche”. Les déclarations de Zapotocky, par exemple, sont extrêmement troublantes. Nous manquons évidemment des informations nécessaires pour analyser les motifs profonds des dirigeants de la démocratie populaire tchèque95…»
Antisémitisme de gauche, ou antisémitisme de l’Est? Les informations ne tardèrent pas à affluer; mais aux Lettres françaises de Louis Aragon, il fallut une quinzaine d’années pour donner un commencement de réponse:
«… Notre amitié et notre confiance envers l’Union soviétique n’allaient certes pas à une grande puissance, mais à une grande espérance, à une jeune espérance menacée. Nous n’y avons jamais manqué depuis, et ça n’était pas toujours facile. Nos lecteurs seraient même en droit de nous reprocher d’avoir, dans les temps de la guerre froide, fait de cette confiance une foi nous rendant aveugles à des choses qui crevaient des yeux moins éblouis que les nôtres96.»
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*Le 5 mars 1953, Staline mourait. Un mois ensuite, le monde apprenait que le procès du sionisme n’allait pas avoir lieu. Un communiqué du ministère des Affaires intérieures annonçait que les arrestations avaient été illégales, les accusations, fausses, les aveux, extorqués sous la torture. Le surlendemain, la Pravda allait plus loin: elle dénonçait deux hauts fonctionnaires, Rioumine et Ignatiev, qui «avaient cherché à fomenter au sein de la société soviétique… des sentiments de haine nationale, qui lui sont profondément étrangers». À cette fin, ils avaient «par exemple, calomnié de cette façon une honnête personnalité soviétique, l’artiste du peuple Mikhoels97».
En réalité, Mikhoels était mort — de mort violente98 — depuis plus de cinq ans. Pourquoi seul son nom à lui, à l’exclusion de ceux des six médecins, était cité, et couvert d’honneurs? On n’en sait rien, et tous les détails de la machination demeurent obscurs. Il reste que les autorités avouaient de la sorte que le but de la provocation antisioniste était de fomenter l’antisémitisme. Mais elles évitaient de l’appeler par son nom; et même ce demi-aveu, réitéré le lendemain, ne reparut jamais dans la presse.
Timidement, les successeurs de Staline tentaient de tirer le pays du gâchis intellectuel et moral dans lequel il se trouvait plongé. Mais la régression avait été trop profonde. Rarement dans l’histoire, la pensée n’avait été asservie de cette façon. Lorsque Béria fut exécuté, pendant l’été 1953, ce n’est pas sa disparition qui importe, c’est — s’en souvient-on? — l’ordre adressé à tous les souscripteurs de la Grande Encyclopédie soviétique de découper l’article qui lui avait été consacré, de le remettre aux autorités, et de coller à la place la description de la mer de Behring. Les successeurs se tenaient par vingt années de complicités; ils étaient des profiteurs des grandes purges, en même temps que leurs rescapés; il était scabreux, peut-être impossible, de renverser la vapeur. Au surplus, des voix s’élevaient dans le peuple: on aurait les youpins une autre fois99. Les médecins furent libérés, mais des dizaines de milliers de Juifs continuaient à être détenus dans les camps; en Tchécoslovaquie et ailleurs, d’autres procès antisionistes suivaient leur cours. Pourtant, la propagande antisioniste fut atténuée, et après la mort de Béria, les relations diplomatiques furent renouées avec l’État d’Israël.
Trois ans plus tard, lors de la XXe conférence du parti, vint l’heure de la réhabilitation solennelle des victimes du stalinisme. Les Juifs apprirent alors d’une manière plus précise où ils en étaient. Les victimes étaient réhabilitées soit nominativement, soit collectivement, puisque justice fut rendue à certaines nationalités persécutées par Staline (Allemands de la Volga, Tchetchènes et Ingouches du Caucase). Cette justice ne s’étendit pas aux Juifs. Sur le plan collectif, il n’y eut qu’un journal polonais, publié en yiddish, à décrire la tragédie des Juifs soviétiques100. Peu après, ce journal, la Folks-Sztyme (Voix du peuple), était interdit en Union soviétique. C’est que les réparations, s’il en fut, se faisaient discrètement, presque honteusement, lorsqu’il s’agissait de Juifs, comme en témoigne le cas ci-dessous, probablement celui de Mme veuve Chimeliovitch:
«La veuve a été récemment avisée que son mari a été réhabilité et qu’on allait lui restituer son appartement et lui verser une importante pension. Mais quand elle demanda de faire savoir au personnel de l’hôpital, qui s’élevait à 2 500 personnes, que son mari n’avait pas été un ennemi de l’État, on lui répondit que ceci “exigeait une décision ultérieure”101.»
Qui plus est, les empoisonneurs en blouse blanches, tous juifs aux temps de l’accusation, devinrent des médecins juifs, russes et ukrainiens au temps de la réhabilitation102. Tel fut le style khrouchtchevien, qu’il importe de connaître, car en la matière, l’Union soviétique, à certaines nuances près, continue encore à vivre sous le signe de Nikita Khrouchtchev.
«Monsieur K.» a beaucoup parlé des Juifs, entre 1956 et 1963. À la manière de presque tous les hommes publics du troisième quart du XXe siècle, il tenait à proclamer qu’il n’était pas antisémite: à l’appui, il disait qu’il avait des amis juifs, tels le général Kreizer, et que l’un de ses fils avait épousé une Juive. Mais l’idée qu’il se formait des Juifs n’était pas exempte des jugements stéréotypés d’antan:
«Les Juifs ont préféré de tout temps les métiers artisanaux; ils sont tailleurs, ils travaillent le verre ou les pierres précieuses, ils sont commerçants, pharmaciens, volontiers menuisiers. Mais si vous prenez le bâtiment ou la métallurgie, professions de masse, vous ne pourriez y rencontrer un seul Juif, à ma connaissance. Ils n’aiment pas le travail collectif, la discipline du groupe. Ils ont toujours été dispersés. Ce sont des individualistes. […]
Et leurs intérêts finalement sont trop divers et souvent trop opposés pour qu’ils soient en mesure de les satisfaire dans une région où ils se rencontreraient tous ensemble, face à face. Cela ne dépend pas des non-Juifs. Une véritable communauté culturelle juive n’est pas plus réalisable qu’une communauté politique: les Juifs s’intéressent à tout, approfondissent tout, discutent sur tout et finissent par avoir des divergences culturelles profondes.
Il existe en U.R.S.S. des nationalités moins nombreuses que les Juifs, et qui jouissaient au début d’atouts moins grands. Mais ces nationalités non juives sont aptes à l’organisation de l’existence en commun. C’est pourquoi il est possible pour elles de forger durablement des institutions nationales. Je pourrais vous citer de nombreux exemples. On ne peut lutter contre la volonté de création ni contre la volonté négative. C’est pourquoi je suis sceptique en ce qui concerne la permanence des collectivités juives103.»
Devant un groupe de communistes canadiens, Khrouchtchev s’épanchait encore plus librement, et énumérait les «traits négatifs des Juifs»:
«Lorsque les territoires roumains dont la réaction s’était emparée aux temps de la Révolution furent réintégrés à l’Union soviétique, un grand nombre de Juifs préférèrent partir en Roumanie, plutôt que d’accepter la citoyenneté soviétique.
Après la libération de Tchernovitz [en ancienne Roumanie], les rues de la ville étaient très sales. Lorsqu’on demanda aux Juifs pourquoi les rues n’étaient pas nettoyées, ils répondirent que la population non juive, qui s’en acquittait, avait fui la ville.»
Les Juifs révélaient donc leurs «traits négatifs» en quittant la Roumanie aussi bien qu’en y restant.
«En Union soviétique, également, continuait Khrouchtchev, des milliers de citoyens soviétiques ont fait des voyages touristiques à l’étranger. Trois seulement ne sont pas rentrés. Tous les trois, des Juifs. Partout où s’installe un Juif, il crée aussitôt une synagogue.»
Ces propos à l’emporte-pièce, relativement bénins, étaient suivis par un aveu lourd de sens:
«Lui, Khrouchtchev, avait été accord avec Staline: la Crimée, dépeuplée à la fin de la guerre, ne devait pas devenir un centre de colonisation juive, car, en cas de guerre, elle serait devenue une tête de pont antisoviétique104.»
Le gouvernement de Nicolas II ne raisonnait pas autrement, qui, lors de l’avance allemande en 1915-1916, évacuait les Juifs, sous prétexte d’espionnage ou de trahison, par centaines de milliers vers l’arrière. Faut-il s’étonner si la nouvelle tradition soviétique, tout comme l’ancienne tradition tsariste, les tient à l’écart des grandes fonctions d’influence et d’autorité, et évite de leur confier des responsabilités politiques, militaires ou diplomatiques? Aux temps des tsars, au moins pouvaient-ils prouver leur fidélité en se faisant baptiser… Une nationalité aussi peu sûre n’aurait-elle pas mieux fait de disparaître? À de nombreuses reprises, divers dirigeants soviétiques ont assuré que les Juifs s’assimilent progressivement en U.R.S.S., et ont qualifié de positive cette tendance. Mais en pratique, tout se passe comme si le régime cherchait à contrecarrer l’assimilation des Juifs. Les citoyens soviétiques de nationalité juive sont l’objet d’une discrimination et si individuellement, les services qu’ils peuvent rendre, notamment dans les sciences et les techniques, sont hautement appréciés, collectivement, leur nationalité sert encore, dans certains cas précis, de bouc émissaire aux nationalités sœurs. Le statut par lequel elle est régie n’est pas sans rappeler, en théorie du moins, les «statuts des Juifs» élaborés en Europe continentale en 1933-1945; ce statut est donc, si l’on veut, «objectivement sioniste». C’est ce qu’il faut voir de plus près.
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*Le nombre des Juifs soviétiques est actuellement de trois millions environ. En regard, quelques centaines de milliers de Juifs vivent dans les pays socialistes du glacis, notamment en Roumanie et en Hongrie. En théorie, et le plus souvent également en pratique, ceux-ci sont libres d’être ou de ne pas être juifs, d’émigrer ou de s’assimiler, de lire leurs propres journaux ou de s’abonner à ceux du pays, d’envoyer leurs enfants dans les écoles de leur choix. Par contre, les Juifs soviétiques ne sont pas libres de ne pas être ce qu’ils sont, puisqu’un régime qui dit appeler de ses vœux leur assimilation continue à maintenir une législation qui rend celle-ci administrativement impossible. Disons-le tout de suite: depuis la mort de Staline, leur situation, dans l’ensemble, n’est pas tragique; peut-être l’est-il davantage de voir l’U.R.S.S. acculée, tout compte fait, à une impasse semblable à celle de l’Église médiévale, qui s’efforçait à la fois de préserver par la ségrégation, et de supprimer par la conversion, le «peuple témoin» des Juifs.
Contrairement à ceux des autres républiques socialistes, les Juifs de l’U.R.S.S. n’ont ni journaux, ni écoles, ni institutions culturelles laïques; juifs par leur état civil, ils n’ont accès qu’à des cultures non juives; la seule manière dont ils puissent affirmer leur identité collective est la pratique religieuse. Le culte juif, en effet, est autorisé, théoriquement dans les mêmes conditions que les autres cultes. En réalité, la discrimination sévit en cette matière également: les synagogues ne peuvent pas se fédérer entre elles, ni former des rabbins, ni imprimer des livres de prières — mais l’hébreu n’est-il pas une langue sioniste? — ; la presse soviétique s’ingénie à les décrire comme des officines de spéculation ou d’espionnage, pour tout le moins comme des officines sionistes. Et les campagnes anticléricales ou antiobscurantistes dégénèrent souvent, lorsqu’elles critiquent la loi de Moïse, en campagnes ouvertement antisémites.
Peut-être se souvient-on du Judaïsme sans fard de Trophime Kichko (1963). Le texte et surtout les illustrations de ce livre suscitèrent l’indignation des partis communistes occidentaux. «Il faut lutter contre de tels phénomènes, écrivait la Unità. L’abstention, ou même une lutte hésitante, ne peuvent que nuire à l’Union soviétique, et faire douter d’elle la conscience du prolétariat international…» (29 mars 1964.) L’Humanité critiquait spécialement les caricatures: «La présentation, sinon le contenu de cette brochure est susceptible d’alimenter les haines antisémites. Elle est, en effet, illustrée de plusieurs caricatures malveillantes et de mauvais goût, qui risquent de flatter et favoriser les sentiments de mépris…» (24 mars 1964.) À l’Occident, la critique était unanime, et, peu après, la Pravda convenait qu’«une série d’affirmations erronées, contenues dans le livre, ainsi que les illustrations, peuvent offenser les sentiments des fidèles et être interprétées dans un sens antisémite…» (4 avril 1964.) Le Judaïsme sans fard fut retiré de la circulation. La pression de l’opinion internationale s’était montrée agissante. Mais le scandale Kichko fut peu à peu oublié, et depuis 1967 ou 1968, ce propagandiste a repris son activité antijuive.
D’autres propagandistes en font davantage, sans pour autant se faire censurer par les partis communistes ou progressistes occidentaux. Mais qui donc, dans l’Occident, se souvient comment les «Protocoles des Sages de Sion» furent transformés à Prague en «Protocole Morgenthau»? En Union soviétique, ces délires continuent à alimenter la propagande dite antireligieuse. «On sait qu’en 1947 les dirigeants sionistes furent invités à Washington. On apprit plus tard qu’au cours d’une conférence secrète, Truman, Acheson et le ministre Morgenthau conclurent avec Ben Gourion et Sharett un accord conformément auquel toutes les organisations sionistes et la diplomatie israélienne devaient s’acquitter des tâches des services de renseignements américains…» (F. Mayatzki, Le Judaïsme contemporain et le sionisme, 1964, p. 53.) «Les véritables maîtres de l’État d’Israël sont les Rockefeller, les Lehmann, les Morgenthau», poursuit Mayatzki. À la page suivante, ce sont les espions du Joint qu’il met en cause; c’est tout juste s’il laisse reposer en paix les empoisonneurs en blouses blanches.
«La brochure est destinée à un vaste cercle de lecteurs», annonce la préface. Plus loin, on lit: «La religion juive est l’une des formes de l’obscurantisme religieux; elle a exercé une influence considérable sur la naissance du christianisme et de l’Islam. C’est pourquoi la connaissance du judaïsme contemporain et du sionisme contribuera à débarrasser complètement la conscience des croyants des représentations religieuses…» Mais ces croyants, ainsi édifiés sur les méfaits du judaïsme et du sionisme, ne rencontreront dans le travail de Mayatzki aucune autre mention des religions filles, comme si Jésus et Mahomet n’avaient pas existé. Et cela aussi laisse rêveur. «Les rabbins, s’exclame enfin Mayatzki, cherchent à convaincre les Juifs croyants que les hommes sont prétendument les enfants d’un seul Dieu, qu’ils sont tous des frères. Cette devise démagogique et radicalement fausse, basée sur un principe biologique, masque les inégalités économiques, politiques et sociales dans la société de classes et escamote ses contradictions…» L’humanisme marxiste en Union soviétique en serait-il là?
D’autres publications, d’autres articles, se livrent à cette excitation antirabbinique d’une autre façon. Les synagogues ne seraient-elles nominalement autorisées à subsister que pour servir de cibles à de tels défoulements? Le fait est qu’en Union soviétique, les Juifs pratiquants se font de plus en plus rares. Ceux qui observent la loi de Moïse et manifestent quelque assiduité aux offices sont le plus souvent des vieillards, nostalgiques des bons vieux temps de Lénine — ou de Nicolas II.
Il est vrai que la synagogue sert aussi de lieu de rencontre à un tout autre public, qui ne s’intéresse guère aux vieux rites et cérémonies mosaïques, et qui ne se sent juif qu’en vertu de la communauté de sort; mais où pourrait-il se rencontrer ailleurs? Ces autres visiteurs appartiennent aux nouvelles générations. La jeunesse juive connaît ses problèmes et ses soucis d’avenir particuliers, surtout lorsqu’il s’agit d’accéder aux établissements d’enseignement supérieur. La «proportionnalité» semble être de règle, mais elle ne porte plus le nom de numerus clausus; elle est camouflée d’une manière ou de l’autre. Les autorités soviétiques contestent parfois l’existence de ces circulaires secrètes qui font le désespoir des étudiants juifs. De temps à autre, un propos plus ou moins sibyllin les révèle: ainsi, celui de l’académicien Constantin Skriabine, en 1962: «À mon avis, un savant ne doit pas être jugé d’après son passeport, mais du point de vue de ses capacités et de son utilité sociale105.»
En Union soviétique comme à l’Occident, peut-être plus encore à l’Occident, la compétition est rude, et une carrière, c’est d’abord une bourse et un diplôme. Dans le domaine scientifique notamment, la vieille génération des Juifs reste proportionnellement la mieux représentée, et de loin106, dans l’enseignement et la recherche, mais ce ne pourra plus être le cas de la nouvelle. Des dizaines de milliers de jeunes gens sont orientés vers les usines et les bureaux, au lieu de pouvoir cultiver les sciences; il n’est pas sûr qu’ils seront les seuls perdants, dans l’affaire, et les précédents historiques sont connus. Pourtant, il semble qu’une évolution vers le mieux se dessine, depuis quelques années107.
D’après la loi soviétique, la qualité de Juif est héréditaire; comme pour les autres nationalités, elle est déterminée par la nationalité des parents, et non par le lieu de naissance; les enfants de deux parents juifs sont juifs. Mais dans le cas des mariages mixtes, les enfants bénéficient d’un droit d’option, qu’ils doivent exercer à l’âge de seize ans, au moment de l’établissement de leurs pièces d’identité. Comme ailleurs, dans les sociétés industrielles, la jeunesse soviétique manifeste quelque penchant pour la protestation ou la «contestation»; c’est-à-dire que l’option juive bénéficie d’une certaine faveur. L’instantané qui suit, qui date de l’été 1968, éclaire un peu les réalités soviétiques, en la matière:
«Une jeune fille de seize ans, de père grand-russe et de mère juive, devait se rendre au commissariat de police pour s’y faire établir son passeport. À ses proches, elle déclara vouloir opter pour la nationalité de sa mère. Un conseil de famille improvisé, au cours duquel le grand-père maternel, un Juif traditionaliste, se fit l’avocat du choix de la nationalité russe, plus avantageuse dans la vie quotidienne. La fillette hésitait, et partit sans avoir pris de décision. “Et alors? ” lui demanda-t-on à son retour. “Je n’ai rien osé dire, répondit-elle. D’office, le fonctionnaire m’a marquée ‘Russe’.”108»
Cette «contestation» s’exerce en Union soviétique de bien des façons. Jadis, les Marranes ou crypto-Juifs d’Espagne avaient fait du «jeûne d’Esther» leur fête principale; de nos jours, les jeunes Juifs soviétiques ont, pour des raisons obscures, adopté la fête de «Simhat Tora», qu’ils célèbrent à leur manière, en chantant et en dansant aux portes des synagogues; on dit que les autorités, le plus souvent, les laissent faire. Pas toujours, et le désordre dans la rue retombe encore sur la synagogue; à en croire le New York Times (12 novembre 1961), le lien était évident entre la fête et la condamnation des dirigeants de la communauté juive de Leningrad à de longues peines de prison, «pour contacts criminels avec l’ambassade d’un pays capitaliste».
D’une façon générale, le procès à spectacle reste le grand procédé de l’intimidation, permettant de livrer les noms juifs à la publicité, dans un contexte déshonorant. Nous avons vu comment le martyrologe juif était passé sous silence, et comment il en fut de même pour les héros patriotiques; en revanche, les criminels juifs sont volontiers jetés en pâture à l’indignation populaire. Ainsi, dans la seconde moitié de la période khrouchtchevienne, la peine de mort fut rétablie pour les «crimes économiques»; de nombreux procès eurent lieu, dont la presse soviétique rendait largement compte; sur cent quatre noms de criminels jugés et exécutés, près de soixante (ou près de cinquante; l’onomastique est un art difficile) portaient des noms juifs109. La diversion antisémite était flagrante; l’adjonction d’accusés non juifs était un tribut à la règle immémoriale qui, depuis le Moyen Age au moins, impose en pareil cas les amalgames («Juifs et hérétiques…», «Juifs et sorcières…», «Juifs et franc-maçons…», «Juifs et communistes…»).
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*On peut se demander si les aspects révoltants de la condition des Juifs soviétiques évoqués jusqu’ici ne risquent pas de laisser le lecteur sur une fausse impression. Mais le propre d’un antisémitisme institutionnel est de rendre les ombres plus apparentes que les lumières, surtout lorsqu’il n’ose pas dire son nom: car le camouflage peut laisser le champ libre aux interprétations les plus malveillantes.
Ainsi, de la situation administrative ou juridique des Juifs. Nous avons dit qu’en U.R.S.S., l’appartenance nationale est immuable, et se transmet héréditairement; dans le cas des Juifs, ce principe conduit à définir comme tels ceux dont les grands-parents, avant la Révolution, lorsque l’état civil était tenu par les ministres des cultes, étaient nés dans la «religion judaïque»110. Ainsi, la «nationalité juive» en U.R.S.S. se trouve déterminée par la religion des grands-parents — tout comme dans le IIIe Reich, la «race». De là, on pourrait peut-être tirer des conclusions intéressantes, d’ordre historico-philosophique, sur l’origine commune des concepts de nationalité et de race; mais dans les faits, un rapprochement sur ce point, entre le régime soviétique et le régime nazi, relèverait d’une démagogie dont l’argument: sioniste = nazi, couramment employé en U.R.S.S. et ailleurs, est un exemple obscène. Il semble même qu’un classement national qui, dans la pratique administrative, a dégénéré du rang d’un instrument de contrôle policier, en soit venu, dans l’État multinational qu’est l’U.R.S.S., à épargner à certains Juifs soviétiques les problèmes et les déchirements qu’on observe souvent en France, par exemple. Tout comme aux États-Unis, où il est normal pour chaque citoyen, de faire partie d’une «communauté», il l’est, en U.R.S.S., d’être à la fois soviétique, et autre chose, russe, géorgien, ou juif. Ces sortes de «double appartenance» sont peut-être un trait distinctif des empires.
Pour l’assimilateur conséquent qu’était Ehrenbourg, c’était même la persistance de l’antisémitisme qui paraissait justifier celle de la nationalité juive: «Je suis heureux de figurer dans les rangs des écrivains russes, déclarait-il en 1961, lors de son soixante-dixième anniversaire. Je sais que certains s’interrogent sur ces paroles, et je me souviens des années où, à tous les coins de rue, on entendait des vociférations contre les “vagabonds sans passeports”… Oui, mon passeport ne dit pas “Russe”, il dit “Juif”… Je suis un écrivain russe, mais tant qu’il subsistera un seul antisémite, je continuerai à répondre vigoureusement et fièrement: “Juif”111.»
Ehrenbourg connaissait son auditoire. S’il existe en U.R.S.S. une discrimination administrative, on ne saurait parler d’une discrimination sociale. En particulier, le monde littéraire, artistique et scientifique, l’intelligentsia russe en un mot, se tient dans l’ensemble aux côtés des Juifs soviétiques, qui, de ce fait, partagent ses aspirations et ses valeurs, et, pour une partie, communient avec elle dans le même patriotisme. Cette alliance constitue une vaste opposition non structurée, dont les manifestations et la critique revêtent des formes plus ou moins clandestines. En la matière, la réalité soviétique est rendue pour le mieux par des anecdotes significatives. Citons quelques instantanés.
Ainsi, cette visite que nous fit, en été 1965, une amie d’enfance, dont le nom peut d’autant moins être cité qu’elle en a un dans la vie intellectuelle de Leningrad. Elle nous demanda des photos et une documentation sur le Mémorial du martyr juif inconnu de Paris; elle n’avait plus le temps de s’y rendre elle-même. «Si je ne rapporte pas ces photos à mes amis juifs, nous dit-elle, ils m’en voudront amèrement.»
Ce Mémorial attire les Soviétiques — qui ne sont pas nécessairement juifs. Nous y avons rencontré, un jour, un groupe d’une dizaine d’ingénieurs, envoyés en mission aux États-Unis. Leur passage à Paris ne durait que quarante-huit heures: mais ils avaient tenu à inclure cette visite dans leur rapide programme touristique.
Cela datait de 1963 ou 1964. Leur curiosité ne devait pas être sans rapport avec le grand débat autour de Babyi Yar, le poème qui, en U.R.S.S., vint pour quelque temps tenir lieu d’un Mémorial aux victimes juives du nazisme:
«Il n’y a pas de monument à Babyi Yar
Je ne vois qu’une pente abrupte. J’ai peur
Aujourd’hui, je suis aussi vieux
Que le peuple juif lui-même. […]
Je suis chaque vieillard martyrisé ici,
Je suis chaque enfant martyrisé ici. […]
Je n’ai pas de sang juif dans mes veines,
Mais je hais d’une haine inextinguible
Les antisémites, tout comme un Juif,
Car je suis un véritable Russe!»Ce poème suscita, dans les milieux de l’intelligentsia et dans les milieux juifs, un enthousiasme difficile à décrire. Son jeune auteur, Eugène Evtouchenko, reçut une trentaine de milliers de lettres d’approbation, et trente seulement d’injures. Dimitri Chostakovitch choisit Babyi Yar pour thème pour le début de sa Treizième Symphonie. Mais dans la presse, les critiques ne manquèrent pas, en prose, et même en vers: «Quel Russe es-tu donc, si tu oublies ton propre peuple!»; les censeurs accusaient Evtouchenko de fomenter les préjugés nationalistes, et de régresser vers l’idéologie bourgeoise112. La querelle, en décembre 1962, remonta jusqu’aux instances les plus hautes du parti. Devant Nikita Khrouchtchev, Evtouchenko récita son poème, et le commenta en ces termes:
«Nikita Serguéievitch, j’ai spécialement choisi ce poème, dans l’idée suivante: nous savons que personne n’a fait plus que vous pour liquider toutes les conséquences négatives du culte de Staline, et tous, nous vous en sommes profondément reconnaissants. Mais un problème subsiste encore, qui est également une conséquence négative de ces temps, mais qui aujourd’hui encore n’a pas été résolu. C’est le problème de l’antisémitisme113.»
«Ce n’est pas un problème!» répliqua Khrouchtchev, tranchant ainsi le débat. La querelle s’était curieusement imbriquée avec celle qui, à l’époque, faisait rage autour de la peinture moderne, pour laquelle M. K. ne cachait pas son aversion. Evtouchenko avait profité de l’occasion pour dire quelques mots en faveur des peintres abstraits, sans pourtant épouser leur cause comme celle des Juifs: «… Je connais les artistes en question, et je puis affirmer que parallèlement à l’aspect abstrait, ils sont attirés par le mode d’expression réaliste. Je suis convaincu que les tendances sévèrement formelles de leur œuvre s’assoupliront avec le temps.» Il invoquait aussi à ce propos l’art abstrait cubain, et «l’aide qu’il a apporté à la révolution cubaine». Là encore, M. K. trancha, en citant un proverbe russe: «La tombe seule peut redresser le bossu114.»
C’est ainsi qu’au cours de cette mémorable discussion, la question des Juifs et celle de l’art moderne étaient devenues deux pierres de touche pour la liberté d’expression. Par la suite, ce furent les formes d’expression littéraire, notamment avec l’affaire Siniavski-Daniel, et enfin, lors de l’occupation de la Tchécoslovaquie, le droit à la critique politique, qui se conjuguèrent à leur tour avec la cause des Juifs. Dans ce dernier cas, certains manifestants étaient russes, et d’autres, effectivement juifs; mais les miliciens chargés de les arrêter les traitèrent globalement de youpins.
Un trait spécifique de la vie culturelle et politique de l’Union soviétique est de faire constamment surgir des imbrications de cet ordre. Ainsi, de l’art: le public russe attend toujours la permission de voir les chefs-d’œuvre de la peinture moderne. Aussi bien ses créateurs, pour un porte-parole stalinien, sont-ils tous juifs: «Picasso est juif! Comment, vous ne le saviez pas? Cézanne l’était aussi. Et Kandinsky. Sans parler de Chagall, bien entendu. Celui-là, quand il était commissaire du peuple à Vitebsk, a tout fait pour tarir le renouveau de la peinture russe, commencé au XIXe siècle; il était à la tête de la grande conspiration115!» De tels reliquats, en 1966, des délires de 1948-1953 suscitent des identifications opposées, qui ne se limitent naturellement pas au cas des peintres et les Juifs deviennent — ou, à plus d’un demi-siècle de distance, redeviennent — les symboles vivants des imperfections de la société, ou du régime.
Après les lettres et les arts, après Evtouchenko et Chostakovitch, les sciences. Dans le remarquable écrit sur La Liberté intellectuelle en U.R.S.S. et la cœxistence signé en 1968 par le grand physicien André Sakharov (mais qui semble être en réalité un travail collectif), le problème de l’antisémitisme bureaucratique est évoqué aussi bien à propos des horreurs du passé stalinien, qu’à propos des injustices résiduelles du présent:
«Le caractère inhumain du stalinisme saute aux yeux, écrit d’abord Sakharov, quand on voit comment des prisonniers de guerre, ayant réussi à survivre aux geôles nazies, furent ensuite jetés dans les camps du N.K.V.D. Faut-il évoquer encore les “décrets” antiouvriers, la déportation de peuples voués à la mort lente, le type d’antisémitisme viscéral propre à la bureaucratie stalinienne et à la police secrète (comme à Staline en personne), l’ukrainophobie particulière au “chef génial”, ou les lois draconiennes officiellement destinées à protéger la propriété socialiste (cinq années de prison pour avoir dérobé une ou deux gerbes de blé, par exemple) et dont l’objet essentiel était en réalité de couvrir les besoins du “marché des esclaves”…»
Quelques pages plus loin, Sakharov dénonce les séquelles:
«N’est-ce pas une honte que d’entendre le président de l’Académie des sciences prononcer, à l’assemblée générale de militants du parti de Moscou, un discours visiblement dicté par la volonté d’intimidation et le dogmatisme le plus rigide? Et n’est-il pas scandaleux de tolérer une rechute dans l’antisémitisme, en ce qui concerne les attributions de postes, l’avancement, etc. (Soit dit en passant, le mal de l’antisémitisme n’a, depuis 1930, cessé de sévir de façon manifeste ou latente aux plus hauts échelons de notre élite bureaucratique.) Comment ne pas parler de scandale, une fois de plus, quand les Tartares de Crimée, peuple qui a vu 46 % de ses membres (surtout des enfants et des vieillards) tomber victimes de la répression stalinienne, attendent encore d’être rétablis dans la plénitude de leurs droits civils? Le problème des nationalités restera une cause d’agitation et de mécontentement tant que tous les écarts par rapport aux principes léninistes n’auront pas été reconnus et critiqués et que des mesures décisives ne seront pas venues corriger les erreurs en ce domaine116…»
Dans cette perspective générale, le «mal de l’antisémitisme» pâlit, pris en soi, à côté de certains autres maux, mais il acquiert, en vertu de son lien organique avec les deux questions capitales de la liberté d’expression et des nationalités, une valeur de principe. Immobilisme ou mouvement? «Gel» ou «dégel»? La bureaucratie stigmatisée par Sakharov n’ignore pas l’importance de l’enjeu, et c’est à cette lumière, croyons-nous, qu’il faut apprécier la place réservée par les moyens d’expression du régime à la propagande antisioniste. Si le contenu de ces campagnes est moins délirant qu’en 1952-1953, elles n’en ont pas moins acquis une nouvelle pointe spécifique. En effet, sous Staline, la propagande soviétique décrivait la vie et les mœurs de tous les pays dits bourgeois sous des couleurs uniformément infernales. Ce style a été abandonné depuis longtemps, même en ce qui concerne l’Allemagne fédérale, en sorte que l’État juif en vient à faire figure de la dernière incarnation de l’enfer capitaliste. Ce manichéisme résiduel est notamment alimenté par la publication dans la presse, de lettres envoyées d’Israël par des ex-citoyens soviétiques qui s’apitoient sur leur nouveau sort de damnés de la terre, d’une terre volée aux Arabes. Que ces lettres soient authentiques ou truquées, qu’elles aient pour auteurs des amateurs ou des professionnels, elles rivalisent en imagination pour décrire comment les affameurs sionistes exploitent d’une main le peuple juif, et de l’autre le peuple arabe.
Un autre procédé consiste à grossir démesurément l’influence des Juifs, cette fois-ci identifiés aux sionistes, aux États-Unis, et à leur attribuer un rôle déterminant dans la politique américaine au Moyen-Orient:
«… Les faits montrent que les membres des organisations sionistes contrôlent 75 % des agences de presse américaines et mondiales, la moitié des journaux nationaux et des magazines des États-Unis. Ils figurent dans les conseils d’administration de près de 40 % des principales firmes et dans ceux d’un grand nombre de banques, opérant aux États-Unis ainsi qu’à l’étranger. Ces chiffres démontrent clairement que le sionisme contrôle les instruments les plus efficaces que l’on trouve dans les affaires publiques et économiques des États-Unis […] Bien sûr, tout ceci ne signifie pas encore que la politique américaine soit sous contrôle sioniste. Il demeure cependant que les organisations sionistes assument un rôle prépondérant dans la formulation de la stratégie américaine au Moyen-Orient, et renforcent le caractère réactionnaire et antiarabe de la politique impérialiste américaine117.»
Le lecteur qui — sait-on jamais? — serait tenté d’ajouter foi à ces affirmations et à ces chiffres, peut méditer cet autre échantillon de la propagande antisioniste, en octobre 1967:
«Les banquiers sionistes allemands ont généreusement offert leurs coffres à Hitler. Ce n’est pas pour rien que Mendelsohn, l’un des pionniers du sionisme en Allemagne, avait été promu par Hitler au rang d’“Aryen d’honneur”. Les chambres à gaz de Treblinka ont été reconstruites avec l’argent des sionistes “aryens”… Les sionistes italiens ont aidé Mussolini à s’emparer du pouvoir… Maintenant, même les sionistes les plus orthodoxes seraient incapables de nier que tous les crimes majeurs contre l’humanité n’aient été commis avec la participation des sionistes118.»
Attention: sionisme, tel était le titre d’un livre publié à Moscou au début de 1969. Mais la Komsomolskaya Pravda blâmait son auteur, Youri Ivanov, de n’avoir pas fourni suffisamment de détails «sur la participation du sionisme aux diversions idéologiques contre l’U.R.S.S. et les autres pays socialistes119». Sans doute Ivanov n’avait-il pas assez puisé dans les vieilles archives staliniennes…
À qui la propagande antisioniste est-elle plus spécialement destinée? Aux Juifs soviétiques, le plus souvent pro-israéliens convaincus? Aux musulmans, soviétiques ou étrangers? Ou à l’ensemble d’une population pacifique et facilement pro-occidentale, devant laquelle on agite de la sorte le spectre d’un nouvel ennemi mystérieux, protéiforme et omniprésent, qui rappelle singulièrement l’antique bouc émissaire, connu tantôt sous le nom de peuple déicide, tantôt sous celui de race sémite? À en juger par la place réservée à l’antisionisme par la Komsomolskaya Pravda, l’organe des jeunes, on en vient à se demander s’il ne s’agit pas, pour les autorités, de lutter obliquement de la sorte contre l’emprise croissante qu’exerce sur la jeunesse soviétique un certain mythe de l’Occident, contre les attraits des modes et des arts étrangers, de l’American way of life, ou de l’information contradictoire et libre.
On en revient ainsi au rôle symbolique des Juifs, et peut-être aussi à l’une des déterminations de la politique internationale soviétique. À ce propos, le précieux témoin qu’est André Sakharov, en parlant des dangers qui menacent la paix mondiale, mettait son gouvernement en accusation, et, sans mâcher les mots, le rendait responsable de la situation actuelle au Moyen-Orient. Il lui reprochait notamment d’avoir encouragé les extrémistes des deux camps, et d’avoir compromis les chances de «la nécessaire reconnaissance diplomatique d’Israël par les gouvernements arabes», en rompant lui-même les relations avec l’État juif. À le lire120, on a l’impression que la bureaucratie néostalinienne s’est laissé prendre à son propre jeu, et que son antisémitisme pourrait lui dicter certaines décisions, ou même certaines options, en matière de politique étrangère..
4. La polémique arabe
S’il est un camp à se défendre, avec une énergie si possible plus grande encore que le camp soviétique, contre le reproche d’antisémitisme, c’est bien le camp arabe. Tout comme à Moscou, on proclame au Caire et à Damas que les sionistes sont des racistes, qu’ils sont par conséquent les émules des nazis; et la détresse des Palestiniens réfugiés qui végètent dans les camps incite le monde à prêter quelque attention, ne fût-elle que sentimentale, aux arguments de ce genre. La tragédie des réfugiés, liée à l’autre tragédie qu’est la négation du droit d’Israël à l’existence, n’est pas de notre ressort: le seul point que nous avons à examiner ici est la vraie nature de l’antisionisme arabe.
Procédons par ordre. D’abord, il convient de faire justice d’une thèse purement verbale: étant nous-mêmes des «Sémites», disent souvent les polémistes arabes, nous ne saurions être «antisémites». Cela peut frapper, à première vue, une opinion sensibilisée par le souvenir des temps hitlériens, lorsque les «Sémites» européens, définis comme tels par le IIIe Reich, étaient globalement condamnés à mourir. Mais à y regarder de plus près, un tel argument revient à rappeler à la vie le mythe des «Aryens», inventé de toutes pièces par la tradition antisémite. Pour avoir fait moins de dégâts que celle de «race aryenne», la notion de «race sémite» n’en est pas moins tout aussi fallacieuse. En réalité, l’argument joue sur le fait que l’antisémitisme a historiquement trouvé son terrain d’élection au sein de la civilisation occidentale; mais c’est justement pourquoi il risque de contaminer tous ceux qui subissent l’influence de cette civilisation. C’est ainsi que le XIXe siècle a vu surgir, sous de multiples variantes, le phénomène du Juif antisémite121. Ces temps derniers, il est apparu qu’aux États-Unis, ce sont les Noirs qui constituent pour l’antisémitisme le meilleur bouillon de culture; faut-il donc admettre que les Arabes du Moyen-Orient, et eux seuls, bénéficient en la matière d’une dispense ou d’une allergie particulière? On est presque gêné d’avoir à s’occuper de ce premier argument. Pourtant, sa sottise nous rappelle les dangers d’un verbalisme qui s’affirme à bien d’autres propos, lors de l’emploi de termes dotés d’une forte charge affective, tels qu’impérialisme, racisme, et bien d’autres. Nous y reviendrons.
Auparavant, il faut examiner un second argument, de prime abord moins creux, qui a trait à la tradition culturelle arabe. Le monde islamique, nous disent les auteurs arabes, n’a pas persécuté les Juifs; il a été plus tolérant, plus humain, que la chrétienté occidentale; c’est dans l’empire ottoman qu’ont trouvé refuge au cours des siècles, et singulièrement lors de la grande expulsion d’Espagne, les Juifs proscrits.
Historiquement, cela est vrai, du moins en partie: mais il faut alors voir de plus près quelle fut traditionnellement la condition des Juifs, et plus généralement des hétérodoxes, dans les pays de l’Islam.
Le principe, qui est fort simple, se trouve déjà ébauché dans le Coran: les «païens» doivent être passés au fil de l’épée: mais les «peuples du Livre», c’est-à-dire les Juifs et les Chrétiens, doivent être épargnés: tolérés à titre de «protégés» (dhimmi), ils sont astreints à payer tribut aux vrais croyants, et à témoigner de diverses manières de leur soumission et de leur infériorité. Très schématiquement, le groupe chrétiens + Juifs, en permanence humilié, à l’occasion massacré, connut la même condition chez les musulmans que le groupe juif chez les chrétiens; une différence essentielle étant qu’en terre d’Islam, les Juifs, moins nombreux que les chrétiens soumis, n’eurent pas le désastreux privilège d’être les seuls boucs émissaires… Pourtant, au fil des siècles, il leur arrivait, ainsi au Maroc au XIIe siècle, ou en Perse au XVIe, d’être globalement massacrés, ou convertis de force; ils connaissaient leur étoile jaune, leur «rouelle», qui fut une invention musulmane; pour plus de détails, nous renvoyons à notre enquête historique, De Mahomet aux Marranes122. Aux temps modernes, enfin, ils s’ingéniaient de leur mieux à se placer sous la protection des consuls occidentaux, pour faire leur profit du «régime des capitulations», qui les soustrayait aux juridictions musulmanes. Bien des facteurs jouaient en l’espèce, et notamment le facteur économique; nous ne saurions entrer dans tout cela; ce qui compte, c’est que, de temps immémorial, l’infamant «yahoudi» avait en arabe la même tonalité que les «youtre» ou les «jid» européens, et il ne met aucune hâte à s’effacer derrière «sioniste». Se réfère-t-on au Verbe même du Prophète, cela est pire: après avoir proclamé l’excellence de la Révélation de Moïse, Mahomet s’en constitue l’interprète, et maudit les Juifs, qui ne le suivirent pas:
«S’ils me traitent de menteur, les apôtres venus avant moi ont été également traités de menteurs […] Nous les avons maudits, et nous avons endurci leurs cœurs. Ils ont détourné de leur sens les paroles de leurs Ecritures, et ils ont oublié une partie de ce dont ils devaient se souvenir. Ne cherche pas à connaître leur perfidie; il en est peu qui fassent exception. [Mais] pardonne-leur et épargne. En vérité, Allah aime ceux qui agissent bien […] En sorte qu’Allah s’est mis en colère contre eux, et qu’ils resteront éternellement dans les tourments de l’Enfer.»En paroles du moins, la tradition chrétienne s’y prenait avec plus de ménagements. Faut-il s’étonner si, à propos du schisme judéo-chrétien, le Coran prend parti en ces termes:
«Les Juifs rusèrent contre Jésus; mais Dieu rusa contre eux, et c’est Dieu qui est le meilleur des ruseurs. Dieu dit: O Jésus! c’est Moi qui te ferai mourir et c’est Moi qui t’élèverai jusqu’à Moi; et je te délivrerai des incroyants123…»Certains progressistes arabes du XXe siècle utilisent un autre langage, dans lequel ils proposent des recettes pour délivrer des Juifs la planète:
«… C’est donc à l’échelle mondiale que le problème se pose: si les Juifs voulaient s’incorporer à toutes les nations où ils vivent, il va de soi que les Arabes devraient assimiler un quota de Juifs plus ou moins en rapport avec leur population. Si les Juifs, au contraire, continuent à refuser de s’intégrer, la Palestine n’aura pas d’autre solution que de rejeter ce corps étranger et agressif, qui ne veut pas obéir aux lois élémentaires de l’humanité124.»Le «rejet d’un corps étranger», cela rappelle quelque chose… Une fréquente variante de l’argument historique révèle plus clairement cette mentalité archaïsante. Il s’agit de démontrer que les Juifs ne sont pas ce phénix qu’ils sont moins que personne, une race biologiquement homogène (comme si le totem du «sang pur» avait pu renforcer la cause sioniste125!). Au niveau du tract, cela s’énonce ainsi: «[Les Juifs] vivaient dans divers pays du monde. Ils avaient vécu parmi d’autres peuples et ne constituaient plus, ni un peuple, ni, à plus forte raison, une race. Mille brassages humains les avaient atteints. Il y avait des Juifs de toutes les races et de toutes les couleurs126.» À l’usage des lecteurs des Temps Modernes on cite des auteurs:
«On voit donc que les travaux de ces éminents érudits127 ne laissent subsister aucun doute sur l’illégitimité et le manque de fondement de la revendication de la Palestine par les sionistes. On peut même aller plus loin pour prouver l’absurdité de cette prétention: l’idée que “juif” est descendant d’Abraham est un leurre. Bien des Juifs ont été des convertis d’autres origines. Il y eut les Juifs noirs de Malabar et les Palashas d’Ethiopie. Les dirigeants politiques actuels d’Israël, tout comme les immigrants juifs venus d’Europe centrale, de Pologne, de Russie, et aussi des États-Unis, descendent pour la plupart de Russes caucasiens, que les Juifs byzantins convertirent au judaïsme au XVIIIe siècle. La Palestine peut être associée à ceux qui professent la religion juive aujourd’hui, mais il s’agit d’un lien uniquement spirituel, et non physique.»
Dans cette perspective, proposée par M. Sami Hadawi, directeur de l’Institut des études palestiniennes de Beyrouth128, le lien arabe avec la terre de Palestine est implicitement valorisé par un enracinement charnel, à travers une lignée d’ancêtres présumés racialement homogènes. Sous une forme ou sous une autre, l’argument est courant: nous l’avons nous-même entendu au cours de débats contradictoires entre étudiants, sans qu’ils s’aperçoivent qu’il n’est que la version arabe du «mythe du sol et du sang».
Il n’y a pas à s’y tromper: la discrimination et les persécutions que subissent, surtout depuis 1948, les Juifs des pays arabes, s’enracinent dans une tradition antijuive séculaire, dont le racisme informe se révèle au moment même où il cherche à se nier. Du reste, si 700 000 Palestiniens arabes (chassés par les Israéliens, disent les uns, abusés par la propagande de la Ligue arabe, disent les autres) ont, il y a vingt ans, fui leur pays, croit-on sérieusement que l’exode en sens inverse de 600 000 Juifs orientaux aurait eu lieu, s’ils avaient pu continuer à vivre en paix dans leurs antiques foyers? Ainsi donc, la hiérarchisation traditionnelle entre musulmans dominateurs et «infidèles» subjugués est pour quelque chose, et sans doute pour beaucoup, dans l’implacable hostilité arabe envers l’État juif (sans doute en aurait-il été de même si les coptes d’Egypte avaient voulu se constituer en État chrétien; il y a aussi le cas des Kurdes de l’Irak…). Ce sont ces sentiments, devenus, depuis que les Juifs orientaux ne se trouvent plus sous tutelle arabe, des ressentiments, qui sont exprimés de nos jours à l’aide d’une terminologie nouvelle, d’origine occidentale, et notamment marxiste. «Aucun pouvoir musulman, quoique “libéral” qu’il se veuille, écrivait récemment le grand orientaliste Georges Vajda, ne saurait s’écarter de la ligne de conduite suivie dans le passé et maintenue en fait dans le présent, en consentant à ses Juifs autre chose que le statut de “protection” de toujours, badigeonné, peu ou prou, de phraséologie occidentale, mal assumée et nullement intégrée129…» Ce savant a l’habitude de peser ses paroles; rappelons aussi que l’Islam est la religion constitutionnellement officielle des pays du Moyen-Orient.
C’est donc au rétablissement du statut des dhimmi, même s’il porte le nom de «désionisation», que s’opposent les Israéliens, ainsi que leurs partisans, juifs ou non juifs, à travers le monde. Aussi bien sont-ils qualifiés d’impérialistes. Voyons de plus près ce que cela signifie, dans le cas des Juifs.
Historiquement, la notion d’impérialisme implique l’idée d’une aspiration à l’hégémonie universelle, à laquelle, depuis l’empire romain, dont le Saint-Empire germanique se constitua le successeur, jusqu’aux planétaires empires modernes, les prétendants n’ont pas manqué. De telles visées ont été imputées aux Juifs également, depuis que le monde chrétien et le monde musulman ont fondé sur les livres sacrés de ceux-ci leurs religions respectives; dès lors, les interprétations que donnaient de ces livres les rabbins ne pouvaient que paraître mensongères et suspectes. La tradition antisémite s’établit: dans l’Occident chrétien notamment, c’est depuis les Croisades que les légendes ont foisonné, qui attribuaient aux Juifs des complots maléfiques, dans le dessein d’asservir l’univers; la dernière version s’appelait, au début du XXe siècle, les Protocoles des Sages de Sion, de sinistre mémoire130. Les Juifs polémisaient et criaient à la falsification; d’après Hitler, les démentis étaient la meilleure preuve131 de la réalité d’un complot auquel seul le génocide permettait de mettre un terme définitif. Entre 1920 et 1960, des traductions des «Protocoles» ont été maintes fois publiées au Caire, à Damas, à Bagdad, et, une fois au moins, au cours d’une interview accordée au journal indien Blitz, le président Nasser lui-même s’est porté garant de leur authenticité. Cesseraient-ils d’être antisémites, après avoir été publiés en arabe?
Il est vrai que ces temps derniers, la propagande arabe se réfère de moins en moins aux «Protocoles», ce en quoi on peut voir le signe d’un certain progrès. Mais si elle semble avoir renoncé à décrire le sionisme comme un danger menaçant tous les hommes de la terre, elle ne cesse de lui attribuer une sorte d’impérialisme régional. Elle se réfère notamment à la promesse faite par l’Eternel à Abraham, l’ancêtre mythique des «Sémites»: «Je donne ce pays à ta postérité, depuis le fleuve d’Egypte jusqu’au fleuve Euphrate» (Genèse, XV, 18). Ce verset exprime pour les Arabes la quintessence de la politique israélienne; les ambitions sionistes ne peuvent être moins que cela, et le «du Nil à l’Euphrate» ne cesse d’être placé dans la bouche de Théodore Herzl, de Weizmann ou de Ben Gourion, ou, mieux encore, se trouve cité sans référence ou nom d’auteur. Ainsi, en février 1969, par Nasser:
«La nation arabe tout entière doit savoir que la cause palestinienne ne concerne pas uniquement le peuple palestinien. En effet, l’ennemi sioniste tente de réaliser ses objectifs expansionnistes du Nil à l’Euphrate. Ainsi, la participation des autres peuples arabes dans la lutte qui oppose le nationalisme arabe au sionisme fasciste ne découle-t-elle pas uniquement d’une attitude sentimentale à l’égard du peuple palestinien, mais du principe de légitime défense132.»
La démonstration, qui est circulaire, n’est pas moins parfaite que celle dont Hitler se servait; démentis et protestations ne peuvent que se perdre dans le vague; impuissante, la raison bat en retraite devant cet autre adage nazi: «Pour être cru, un mensonge doit être aussi gros que possible». Du reste, ce mensonge-là, tout comme jadis les «Protocoles», invoque parfois d’autres faux: ainsi, le «Plan secret de l’état-major israélien», révélé en 1957 par le journal indien Blitz (toujours lui), repris en 1958 par une brochure soviétique, et porté ensuite à la connaissance des milieux diplomatiques de Moscou par la revue Internatzionalnaya Jizn (La Vie internationale). Les détails ne manquaient pas: le «plan secret» envisageait la création de plusieurs États nouveaux, alaouite, copte, druse et maronite, et chiffrait à une vingtaine de millions de dollars les revenus qu’Israël allait tirer du canal de Suez133. Le plan Morgenthau n’allait pas si loin.
Comment fournir la preuve négative, comment démontrer qu’aucun Israélien sain d’esprit n’a jamais nourri de tels plans, et que même l’«Israël intégral», auquel aspire une minorité, respecte les limites de l’ancien mandat britannique sur la Palestine? Le drame, c’est que les Arabes se sont pris dans leurs visions terrifiantes, et que les croyances de ce type vont de pair avec l’obsession qui consiste à apercevoir partout des Juifs. Une brochure égyptienne évaluait à 25 millions leur nombre aux États-Unis et fournissait des données statistiques sur leurs occupations, c’est-à-dire sur leur emprise: «avocats américains: 70 %; médecins: 69 %; commerçants: 77 %; industriels: 49 %; paysans: 2 %; fermiers: 1 %134». Au risque d’enfoncer une porte ouverte, précisons que, d’après cet écrit, un Juif ne saurait être autre chose qu’un sioniste, telle étant sa nature: «Les Juifs, soit qu’ils aient préservé leur religion, soit qu’ils aient adopté d’autres religions, sont connus aux États-Unis sous le nom collectif de sionistes. Cette appellation recouvre des Américains non juifs qui manifestent de la sympathie pour la cause d’Israël.» On ne voit pas pourquoi il en irait autrement dans les autres pays; ainsi donc, aux sionistes Roger Stéphane et Maxime Rodinson, sionistes parce qu’ils sont nés dans un lit, et non dans un autre, il faut joindre la légion française des «ensionisés».
Cette brochure a été publiée au Caire en 1957; notons qu’à l’époque, l’ex-nazi Johannes von Leers y dirigeait la propagande antisioniste. Nous ne savons pas quelle fut sa diffusion, mais nous savons que ses révélations statistiques furent propagées, dix ans plus tard, par la Komsomolskaya Pravda du 4 octobre 1967, qui bénéficie d’une diffusion excellente dans la jeunesse soviétique. Ces pourcentages menaçants étaient accompagnés d’un commentaire: «L’humanité, écrivait le journal, découvrit le sionisme sous son véritable aspect pour la première fois au milieu du XXe siècle…» L’humanité fut donc éclairée, si on a bien compris, aux temps du procès Slansky et de l’affaire des empoisonneurs en blouses blanches, grâce à la vigilance de la police soviétique. En conséquence, le journal mettait l’accent sur la dimension mondiale de l’impérialisme sioniste: «L’ardeur des agresseurs israéliens est appuyée par un empire invisible, mais énorme et puissant de financiers et d’industriels, un empire qu’on ne trouve sur aucune carte de la terre, mais qui existe et opère partout dans le camp capitaliste.»
Depuis la guerre de Six jours, ce thème de «l’empire invisible» surgit aux endroits où on s’attend le moins à le trouver, ainsi, dans les colonnes du Monde, où une «libre opinion» de M. de Saint-Robert qualifiait l’État d’Israël de «métropole d’un empire insaisissable et omniprésent qui use du Testament à des fins rien moins que religieuses…» (7 février 1969). À ce propos, cet auteur parlait aussi, ce qu’on ne saurait faire en U.R.S.S., de «l’horrible secret d’un destin historique en train, une fois de plus, de se retourner contre lui-même», et aussi des «courages trop exaltés qui sombrent dans la paranoïa naturelle à tous les impérialismes…».
Ainsi se tisse sous nos yeux une internationale antisioniste. Nous laissons au lecteur le soin d’établir en quoi elle diffère de l’internationale antisémite d’antan. Pour fil conducteur, il pourrait peut-être adopter les nombreuses caricatures qui représentent les sionistes dans une infinité de postures inconfortables, avec leurs nez recourbés, leurs doigts crochus, dans toute leur hideur sémitique, faisant souvent face à de naïfs et musclés antisionistes qui étranglent ou jettent à la mer ces ordures humaines. Mais cette imagerie néo-aryenne, qui fleurit au Moyen-Orient, et qu’on retrouve, quelque peu nuancée, dans les journaux ou les brochures publiées dans les pays socialistes, ne s’est pas encore répandue, à notre connaissance, dans le monde occidental.
5. Le débat en France après 1967
Aux Juifs français qui ont pris fait et cause pour Israël, leurs censeurs de gauche reprochent d’avoir de bien étranges alliés, tels que M. Xavier Vallat, ou les débris de l’O.A.S. Mais ces critiques se trouvent eux-mêmes encore plus mal lotis. En 1968, l’alliance antisioniste groupait en France le pouvoir, le parti communiste, un vaste secteur de gauche, notamment les minorités agissantes de l’université, et les derniers nostalgiques de la race blanche et aryenne. Sans nous attarder aux fervents d’une nouvelle «solution finale» (qui, cette fois-ci, engloberait le Moyen-Orient), passons en revue les grandes familles antisionistes du pays.
Le cas du parti communiste n’est pas très complexe. L’essentiel semble être l’alignement sur les positions de Moscou, et les miasmes non dissipés du procès Slansky. Un autre procès, au début de 1969, vint fournir une illustration.
À la fin de janvier, le gouvernement de l’Irak pendait pour espionnage, après un procès à huis clos, quinze sujets irakiens, dont neuf Juifs (1 % environ de la population mâle juive de l’Irak). Ainsi que nous l’avons dit, de tels amalgames remontent aux temps médiévaux. Du reste, l’inscription «yahoudi» fut accrochée à chaque cadavre juif, sans qu’il y soit ajouté «traître», et la foule de Bagdad fut conviée à faire liesse autour des gibets, comme au temps des califes. Ajoutons qu’à cette occasion, l’organisation «El Fatha» montra sa couleur en félicitant le gouvernement irakien.
L’opinion française stigmatisa quasi unanimement la macabre farce. Mais L’Humanité voyait les choses autrement. Sous le titre: «Quinze Irakiens membres d’un réseau israélien ont été pendus», elle écrivait:
«Les nouvelles reçues de Bagdad, si elles soulignent l’ampleur des manifestations populaires, indiquent que celles-ci ne revêtent pas un caractère raciste, mais réclament “la mort pour tous les collaborateurs et les traîtres”.»Et elle ajoutait:
«Nous comprenons aussi la colère et l’humiliation des Arabes au lendemain d’une guerre déclenchée par Tel-Aviv135…»Ne pas dénoncer l’antisémitisme sous sa forme inarticulée et élémentaire, et justement parce qu’elle est inarticulée et élémentaire, n’est-ce pas lancer un coup d’œil à tous les antisémites de la terre?
Parfois, certains dirigeants du P.C. vont plus loin. La description par M. Benoît Frachon de la parade israélienne de la victoire, en juin 1967, était un morceau d’anthologie auquel ne manquaient ni Satan, ni le Veau d’Or, ni les machinations diaboliques d’une tribu cosmopolite de banquiers. Ce codage était bien celui du stalinisme, puisque le mot de Juif n’avait pas été prononcé136.
Il existe d’autres codages, plus anciens, tellement patinés par le temps qu’ils sont devenus imperceptibles. Ceux-là sont inhérents à notre culture, puisque dans toutes les langues, des termes bibliques tels que «Pharisien», «Judas», «Sabbat», ou «Cabale», sans oublier «Juif», possèdent un sens dérivé et péjoratif qu’ils n’avaient évidemment pas dans leur langue première. Il en va de même pour certains adages et préceptes. La «loi du talion», que citent si complaisamment les nouveaux speakers de l’O.R.T.F. à propos des représailles israéliennes, prend dans le Nouveau Testament un cruel relief qu’elle n’avait pas dans l’Ancien, elle évoque en français des associations inconnues en hébreu. Est-il si loin de l’œil pour l’œil, dent pour dent, à la livre de chair? En pratiquant le parti pris officiel, l’O.R.T.F. ne peut manquer de jouer, même si c’est à son insu, sur ces nuances. Il est difficile de juger à quel point elles risquent de ranimer d’antiques passions. Mais les professionnels français de l’antisémitisme, qui, à en croire une dépêche de l’A.F.P., proposèrent en février 1969 la formation d’un «front antisioniste uni», aux fins de «la lutte contre le pansionisme international137», croyaient sans doute connaître leur affaire.
Le général de Gaulle, pour sa part, se forge sa propre terminologie. Pour justifier sa nouvelle politique au Moyen-Orient, il parla d’un «peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur». Plus que les épithètes, c’est le sujet de la phrase piégée qui offensait les Juifs, ainsi implicitement retranchés du peuple français (à moins de militer pour cette politique gaulliste: quelle manière de dire: «La France, c’est moi!»). Les protestations se multiplièrent; quelques-unes venaient de gaullistes inconditionnels. D’anciens officiers renvoyèrent leurs décorations. En retour, il y eut, paraît-il, une formule plus banale, «les Juifs ne sont pas des Français comme les autres», et le temps que Raymond Aron a appelé celui du soupçon. Après l’État français de 1940-1944, la Ve République de 1967-1968 paraissait remettre l’assimilation en cause: la dialectique sioniste marquait un point.
Le général de Gaulle est-il antisémite? Je pense que non, mais la psychologie individuelle importe peu ici. Pour ce qui est de la politique, on se reportera à la collection de La Nation, ou à tel communiqué de gouvernement qui, d’une certaine façon, partageait la France en deux zones d’influence, la française et la sioniste.
Après Auschwitz, la passion française de la justice poussa le pays à la pointe d’un combat pour la réhabilitation des Juifs auquel prirent part, de ses prix Nobel à ses cardinaux, presque tous ceux qui y avaient un nom; mais voici que Charles de Gaulle, après avoir désigné, en juin 1967, l’État juif comme l’État agresseur, le mettait à l’amende, lors de l’embargo de janvier 1969. (Jadis, les princes n’en usaient-ils pas ainsi avec les usuriers juifs?) Comme si cela ne suffisait pas, d’autres passions s’en mêlèrent: des Français rapatriés d’Algérie prenaient leur revanche sur les Arabes, voire sur de Gaulle, par personnes interposées, et une gauche qui s’était naguère engagée pour la libération algérienne épousait la cause d’un autre peuple arabe, ou se divisait contre elle-même.
C’est, en effet, surtout chez les hommes de gauche que la confusion n’avait d’égale que la violence des sentiments exprimés. L’heure des conflits de conscience et des revirements était aussi celle du courage vrai ou faux. Celui de M. André Philip, qui dénonçait l’emprise juive sur la radio et la presse en des termes que les partisans de la «France intégrale» n’eussent sans doute pas désavoués. Celui de M. Maxime Rodinson, qui convenait que les Arabes «ne pouvaient que rêver de détruire» l’État d’Israël. Celui de M. Jean-Paul Sartre, qui ne pouvait oublier que les Israéliens étaient des Juifs, et qui, peut-être en signe d’estime, croyait pouvoir «demander plus à Israël qu’aux autres». Celui de M. François Mauriac, qui citait un confrère gaulliste: «Tel est le risque aujourd’hui de passer pour antisémite, selon cet ami, que les vérités les plus évidentes doivent être tues.» Mais il y avait aussi un camp difficile à classer, s’étendant de M. Eugène Ionesco, qui se déclarait pour les Juifs, «sans lesquels le monde serait dur et triste», jusqu’au Canard enchaîné, qui demandait à Israël d’offrir sa médiation dans le conflit russo-chinois; le non-conformisme paraissait voler au secours du camp sioniste138.
Les colonnes du Monde devenaient le rendez-vous des «libres opinions», communiqués et lettres les plus contradictoires. Des universitaires juifs, dès l’été 1967, y déclaraient la guerre au sionisme des Rothschild; des pasteurs protestants, au lendemain du raid sur Beyrouth, y polémiquaient avec d’autres pasteurs, à propos du chant vengeur de Lamech; et si l’Église de France, prudente, s’abstenait de critiquer le sionisme inconditionnel du rabbinat français, des laïcs tels que M. Pierre Vidal-Naquet, ou M. Olivier Pozzo di Borgo, le faisaient au nom de l’humanisme, ou au nom du patriotisme. D’autre part, les sentiments et les opinions évoluaient au fil des événements, et des non-Juifs paraissaient faire grief à Israël d’avoir, en mai 1967, craint à tort pour lui, et des Israéliens ironisaient sur leurs condoléances anticipées. Ainsi que l’a fait observer M. Raymond Aron, personne ne se résignait au rôle de spectateur pur, tous paraissaient obéir à leurs démons139. À peine âgé de vingt ans, l’État juif semblait défier la raison, tout comme le peuple juif depuis deux mille ans. Des chrétiens partageaient les enthousiasmes sionistes; des athées en voulurent aux Juifs de prendre parti pour cet État insensé.
On serait donc bien en peine de répertorier toutes les positions et tous les thèmes qui s’affrontaient au cours de cette mêlée d’idées. Un seul point faisait l’unanimité de l’opinion française: justice devait être rendue aux Palestiniens. Mais quelle justice? Au sujet d’Israël, les suffrages étaient moins unanimes; pourtant la grande majorité estimait que cet État devait subsister. Mais quel État? Ainsi se dressait une troisième question, celle qui se trouvait au cœur des polémiques: les Juifs français pouvaient-ils se prévaloir de «liens spéciaux» avec l’État juif? Ces liens, les rabbins les justifiaient au nom d’une religion dont ses contempteurs clamaient à l’envi qu’elle était théocratique, obscurantiste et raciste. Ainsi, le judaïsme se trouvait mis en accusation en même temps que l’État juif. Cette attaque-là se poursuivait sur deux grands fronts: au reproche communiste d’impérialisme israélien faisait pendant le reproche gaulliste de double appartenance des Juifs. Enfin, la ville de Jérusalem devenait une pomme de discorde ultime et mystique, opposant, à propos des Lieux saints, la Synagogue à l’Église, ou, comme on le disait jadis, Israël selon la chair à Israël selon l’esprit.
Ainsi, à y regarder de plus près, ces disputes autour d’un État neuf, qui, de prime abord, paraissaient si neuves, ne faisaient que prolonger de très vieilles et tout aussi étranges disputes. L’Église des premiers temps n’était-elle pas issue du pari d’une secte juive sur un Dieu antisioniste? L’Église triomphante se tint à cela, la dispersion du peuple «déicide» était un châtiment divin; les paria contraires ne devinrent possibles qu’avec l’avènement de la libre pensée en Europe. C’est ainsi que Spinoza, qui était hostile aux superstitions des Juifs, n’en pensait pas moins qu’en raffermissant leurs cœurs, ils pourraient reconstituer leur État140. Versons aussi au dossier ces lignes que l’illustre Voltaire adressait à l’obscur Isaac Pinto:
«… J’ai eu tort d’attribuer à toute une nation les vices de plusieurs particuliers. Je vous dirai avec la même franchise que bien des gens ne peuvent souffrir ni vos lois, ni vos livres, ni vos superstitions. Ils disent que votre nation s’est faite de tout temps beaucoup de mal à elle-même, et en a fait au genre humain. Si vous êtes philosophe, comme vous paraissez l’être, vous penserez comme eux, mais vous ne le direz pas…