L’antisémitisme de notre temps
Meïr Waintrater
L’Arche, no 572, décembre 2005
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Le thème du complot est omniprésent dans l’actualité éditoriale, journalistique et cinématographique. Ce n’est pas le fait du hasard. Depuis que, la chute du communisme aidant, les idéologues marxistes ont cessé de fournir des réponses faciles aux interrogations de nos contemporains, ceux-ci ont de plus en plus recours à des systèmes de pensée issus du conspirationnisme.
Un tel penchant existait déjà de longue date. Les théories du complot ont fleuri à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, tout au long du siècle écoulé. Mais quelque chose s’est produit, au cours des années récentes, qui a modifié la donne. Naguère encore relégué au rang d’explication complémentaire, traité avec un sentiment de gêne voire de honte, le complot a été promu à la dignité de causalité principale.
L’analphabétisme politique qui caractérise une bonne part des nouveaux militants – et des journalistes issus de la même génération – y est sans doute pour beaucoup. Moins on comprend le monde, plus on est tenté d’y soupçonner l’action de forces obscures. La main des manipulateurs est partout. Rien n’est innocent. «Ils» savent s’y prendre. «Ils» ont tout prévu. «Ils» intoxiquent nos médias, organisent notre vie publique et donnent des consignes à nos dirigeants.
Qui sont-«ils»? Au départ, tout le monde et personne. Les entreprises qui fabriquent des OGM. Les espions déguisés en étudiants. Les banquiers apatrides. Les hommes d’affaires délocalisateurs. «Ils», ce peut être le voisin dont on se méfie ou une puissance invisible agissant depuis l’autre extrémité de la planète. «Ils», c’est ce qu’on ne comprend pas.
Mais il y a des tropismes. Certains «ils» sont plus évidents que d’autres. Dans un univers de suspicion généralisée, les habitudes culturelles et les héritages ancrés dans l’inconscient collectif tendent à canaliser la complotite vers des cibles naturelles.
Dans un livre passionnant qui vient de paraître1, Pierre-André Taguieff montre que les théories modernes du complot sont issues d’une matrice datant de la fin du dix-huitième siècle. Il s’agissait, déjà, d’expliquer l’inexplicable: l’atteinte portée à un ordre naturel – c’est-à-dire divin – des choses. Une atteinte dont la Révolution française était la scandaleuse manifestation. L’abbé Barruel, en attribuant la Révolution à l’action d’une petite obédience maçonnique à l’existence éphémère, les Illuminés de Bavière, lança une machine qui, entretenue par les fantasmes des uns et les intérêts des autres, n’a cessé depuis deux siècles de produire des théories adaptées à toutes les circonstances.
La force du livre de Taguieff tient à ce qu’il se situe au plan des mentalités et des discours et non des organismes, grands et petits, qui en sont les porteurs. Le mythe du complot est énoncé alternativement par un auteur ésotérique, par un gouvernement en place, par un romancier à grand tirage, par un parti politique extrémiste, par une série télévisée. Pitoyables ou redoutables, exaltés ou cyniques, les conspirationnistes puisent à un même fonds commun au gré de leurs pulsions ou de leurs calculs. Ils s’adressent à un public largement indifférencié, qui amalgame ces divers discours et les dispose en un vaste faisceau de croyances.
Le facteur antisémite est présent dans le dispositif dès la première heure, puisque Barruel l’incorpore à sa «démonstration»; mais il ne se déploie pleinement qu’à un stade ultérieur. C’est dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle que le complot maçonnique est identifié au complot juif. Comme l’écrit en 1869 un auteur français alors très influent, Gougenot des Mousseaux, «le Juif» est «naturellement» et «nécessairement» le «grand maître réel de la maçonnerie»2.
Le processus, ensuite, se diversifie. Untel devient antisémite par conspirationnisme ; un autre devient conspirationniste par antisémitisme. Puisqu’il existe, dans l’espace public, des ressources discursives permettant de relier l’un à l’autre, le complot étant la nature du Juif et tout complot ayant un Juif en son sein, chacun pourra se déterminer au gré de ses envies.
Dans son livre-enquête sur l’«humoriste» Dieudonné3, la journaliste Anne-Sophie Mercier donne des exemples d’un tel mécanisme. Elle cite une affirmation de Dieudonné, dans un entretien avec elle: «Les Juifs, qui souhaitent m’éradiquer de la scène artistique, ont concocté pour moi un projet de “solution finale”», une déclaration d’un ami de Dieudonné, Alain Soral: «Les sionistes tiennent le PS et l’UMP», et les propos que lui a tenus un autre ami de Dieudonné, militant «dieudonniste» de la première heure, Pierre Panet: «Il faut oser dire la vérité. Israël a une vraie responsabilité dans les attentats du 11-Septembre. Ces Israéliens qui faisaient le V de la victoire dans les rues de Tel-Aviv, on les a filmés pendant qu’ils ne regardaient pas! Moi, j’ai vu ce film, que les sionistes ont ensuite fait disparaître. Avez-vous remarqué qu’il n’y avait qu’un seul Juif parmi les morts de New York? Normal, le Mossad les avait presque tous prévenus. Et tout ça pour justifier la politique en Irak, en Afghanistan!»4.
Certes, dans des propos de ce genre, on doit faire la part de la bêtise et de l’ignorance. Mais le lien obsessionnel qui est ainsi établi entre le Juif et le complot ne saurait être innocent.
Loin de Paris, on retrouve les même amalgames dans le dernier film de Marc Levin Les Protocoles de la rumeur5. L’auteur, un cinéaste américain dont le parcours s’identifie aux causes des marginaux et des laissés-pour-compte de la société américaine, a vécu comme un choc le mythe selon lequel 4 000 Juifs ne seraient pas allés travailler au World Trade Center le jour des attentats du 11-Septembre, et surtout le fait que ce mythe est répandu aussi bien chez les nazis américains que chez des victimes du racisme. Sa recherche l’a conduit aux livres fondateurs du mythe du complot juif, à commencer par les Protocoles des Sages de Sion.
Ce texte a été, on le sait, dénoncé comme un faux peu de temps après son apparition en Occident. Qui plus est, cette dénonciation fut l’œuvre du même journal – le prestigieux Times londonien – où il avait été publié un an plus tôt. Pourtant, un siècle après leur rédaction par un agent de la police russe, et plus de quatre-vingts ans après la démonstration qu’ils étaient la copie à peine arrangée d’un pamphlet contre Napoléon III, ces prétendus protocoles d’une réunion secrète visant à la conquête du monde par les Juifs sont plus répandus que jamais. C’est la preuve, comme l’écrit Umberto Eco en préface au livre posthume que le grand maître de la bande dessinée américaine, Will Eisner, a consacré aux Protocoles6, que «ce ne sont pas les Protocoles qui produisent l’antisémitisme: c’est le besoin profond de désigner un Ennemi qui mène les gens à y croire».
Ce besoin profond est à l’origine du «frisson paranoïaque» décrit par la sociologue Véronique Campion-Vincent dans son livre sur La société parano7. On ne croit pas parce que l’on a été convaincu; on croit parce que l’on désire ardemment croire en un principe explicatif allant au-delà des réalités visibles. Mais de telles croyances peuvent être cyniquement exploitées par des propagandistes. Dans son enquête sur «l’obsession du complot», le journaliste Frédéric Charpier rappelle que «la conspiration “sioniste” démasquée après guerre comble désormais le vide laissé par la “conspiration juive” que l’on croyait reléguée aux oubliettes de l’Histoire»8.
En fait, le lien entre la conspiration juive et le premier Congrès sioniste (réuni à Bâle en 1897) fut suggéré dès le 5 février 1898 par un article de la Civiltà cattolica, la revue des jésuites: «La condamnation de Dreyfus a été pour Israël un coup terrible; elle a marqué au front tous les Juifs. […] Avec leur subtilité ordinaire, ils ont imaginé d’alléguer une erreur judiciaire. Le complot a été noué à Bâle, au Congrès sioniste, réuni en apparence pour discuter de la délivrance de Jérusalem.» L’antisémitisme chrétien traditionnel, mâtiné d’antisémitisme nouveau, a donc été le premier à discerner sous l’apparence du mouvement sioniste la réalité du complot juif.
Lors de la première publication des Protocoles des Sages de Sion (en 1901, puis en 1905 dans la version «longue» de Serge Nilus), l’explication «sioniste» ne figure pas encore. Mais elle apparaîtra bientôt, avant que le faux ait commencé sa carrière internationale. Dans L’Apocalypse de notre temps, maître livre sur les Protocoles publié à la veille de la seconde guerre mondiale et dont une réédition vient de paraître9, Henri Rollin indique que, dans son édition de 1917 des Protocoles, Serge Nilus en attribuait déjà la paternité à Theodor Herzl. «Les Protocoles, écrivait Nilus, ont été tirés secrètement, nous le savons maintenant, du registre complet des procès-verbaux du premier congrès sioniste, tenu à Bâle en août 1897.» Un peu plus tard, cette version fut révisée par une fervente adepte des Protocoles, Leslie Fry: elle attribua ce pseudo-document à un autre sioniste, Ahad Haam, qui l’aurait fait traduire d’hébreu en français afin de le présenter pour approbation à l’Alliance israélite universelle…
L’association de l’antisionisme au mythe des Protocoles fut renforcée par les pamphlétaires antisémites de l’entre-deux-guerres. Pierre-André Taguieff cite ainsi Roger Lambelin, l’un des principaux propagateurs des Protocoles en France, qui dès 1924 attribuait la Déclaration Balfour de 1917 en faveur d’un foyer national juif en Palestine à «l’impérialisme d’Israël» et lançait ce sinistre avertissement: «C’est cette race qui nous menace; ses forces sont redoutables, son impérialisme s’affirme davantage chaque jour». Dans un livre paru en 1928, Roger Lambelin expliquait ainsi les motivations de son combat: «[…] après avoir vu à Jérusalem les premiers effets de l’application de la Déclaration Balfour, je me mis à étudier de mon mieux le problème juif». Et de décrire le yishouv sioniste, embryon du futur État juif, comme «un centre spirituel et un poste de commandement d’où partent des directives et des ordres pour les communautés éparses dans l’univers».
On pouvait croire que de tels discours avaient été discrédités par leur étroite association avec le nazisme. Cependant, la thèse du «complot sioniste» fut reprise par la propagande communiste dès le début des années 50, avec les procès de Prague et l’affaire des «assassins en blouses blanches». Elle figurait à nouveau dans les campagnes antisionistes menées par l’URSS au cours des années 60. Le grand historien de l’antisémitisme, Léon Poliakov, cite à cet égard un passage significatif d’une émission de Radio-Moscou en langue arabe, diffusée en 1967: «Les faits montrent que les membres des organisations sionistes contrôlent 75 % des agences de presse américaines et mondiales»10. Une telle affirmation se retrouve aujourd’hui, quasiment mot pour mot, dans la propagande néo-nazie, dans la polémique antisioniste, et chez des agitateurs antisémites comme Israël Shamir.
Après la chute de l’URSS, le relais conspirationniste a été pris par une certaine extrême gauche pour qui la contestation de la politique israélienne se mue volontiers en dénonciation d’une essence maléfique dont l’État juif serait porteur. Alexis Lacroix, dans Le socialisme des imbéciles, un petit livre très dense consacré aux dérives antijuives de la gauche contemporaine11, cite un discours où José Bové affirme: «La lutte pour les droits du peuple palestinien s’inscrit dans la lutte contre la mondialisation financière»; et il commente: «Cette grammaire du soupçon, qui marie les jacqueries et X-Files, transporte la militance aux frontières de la paranoïa.»
Le terme de «paranoïa» est aussi celui qui revient sous la plume d’Antoine Vitkine: décrivant dans son enquête sur «les nouveaux imposteurs» les théories du complot véhiculées par les médias et par internet12, il montre comment, de Thierry Meyssan à Roger Garaudy, la folle logique du complot mène inéluctablement à l’antisémitisme.
Une mention particulière doit être faite ici des négationnistes. Ceux-ci, en effet, ne sont pas seulement conspirationnistes par sympathie avec les antisémites de tous bords ; ils le sont par la logique de leur propre discours. Et cela se comprend. Mettons-nous un instant à leur place. La Shoah, disent-ils, n’a pas eu lieu. Au moment où ils disent cela, on leur oppose les paroles des témoins et les ouvrages des historiens. Comment est-il possible que le monde entier se ligue ainsi contre eux? L’explication paranoïaque s’impose d’elle-même.
Pour créer puis entretenir «le mensonge de l’Holocauste», il faut payer des faux témoins et réduire les vrais témoins au silence. Il faut aussi faire régner la terreur dans les universités et les centres de recherche, les Parlements et les médias, afin que tous répètent le même discours mensonger sur un génocide qui n’a jamais existé. C’est d’une entreprise à l’échelle planétaire qu’il est question, avec des relais dans toutes les capitales, avec des financiers et des propagandistes, avec des espions et des hommes de main. Une entreprise secrète, bien sûr, mais à l’efficacité redoutable.
On comprend donc l’enthousiasme avec lequel la nébuleuse négationniste a accueilli les thèses de Norman Finkelstein et d’Israël Shamir. Ceux-ci ne disent pas que la Shoah n’a pas eu lieu (encore que Shamir affirme ne pas avoir d’opinion précise quant à la réalité de la Shoah). Mais ils offrent aux négationnistes la pièce manquante de leur puzzle: le complot judéo-sioniste. C’est pourquoi leurs textes figurent en bonne place, auprès des Protocoles des Sages de Sion, dans la panoplie des négationnistes.
Une logique semblable explique la présence envahissante des mythes du complot – à commencer par leur archétype, les Protocoles des Sages de Sion – dans le monde arabo-musulman.
À l’origine, il y a le constat d’une absurdité: l’existence de l’État d’Israël. Cela ne devrait pas être, et pourtant cela est. Où est le scandale? C’est qu’il ne s’agit pas seulement d’un État non-arabe dans l’espace géopolitique arabe, d’un État non-musulman sur une terre conquise par l’Islam et devenue de ce fait propriété inaliénable (wakf) de la communauté des croyants. Il s’agit d’un État juif. Or les Juifs ne sauraient être, dans le discours musulman traditionnel, autre chose qu’une minorité religieuse soumise à la loi majoritaire.
Voici donc que des Juifs s’affirment membres d’un peuple (cette affirmation a toujours été consubstantielle à l’identité religieuse juive, en pays d’islam comme partout ailleurs ; mais bien des gens l’ignorent), et voici que ces Juifs affirment leur indépendance là où le destin semblait les vouer à une éternelle sujétion. «Le sentiment insupportable d’humiliation que suscite l’existence même d’un État juif relève de la frustration identitaire», écrit Nathan Weinstock dans son livre sur «la dhimmitude dans le conflit israélo-palestinien»13. Cela ne se peut pas, cela n’est pas dans l’ordre naturel des choses. C’est donc – conclusion inéluctable – le fruit d’un complot.
Nous sommes là dans une situation analogue à celle qui fit naître les premières théories du complot, dans l’Europe d’il y a deux siècles. Et les réactions sont les mêmes. L’abolition du califat d’Istambul, catastrophe suprême pour les islamistes de stricte obédience, ne saurait résulter que d’une conspiration ; et celui à qui on en attribue la responsabilité, Kemal Ataturk, est bientôt soupçonné d’appartenir à une secte secrète de Juifs prétendument convertis à l’islam. «Juifs cachés», eux aussi, tous les réformateurs politiques ou religieux qui vont à l’encontre des enseignements du Prophète. Ces thèses conspirationnistes, décalque presque parfait de celles de l’abbé Barruel, se répandent et continuent d’être diffusées de nos jours, y compris dans les diasporas musulmanes.
Cependant, la modernité européenne, en ce qu’elle a de plus détestable, a apporté sa contribution au discours conspirationniste arabo-musulman. Ce sont des chrétiens orientaux qui, dès 1926, traduisent en arabe Les Protocoles des Sages de Sion. Le succès de l’ouvrage suscite de multiples rééditions, accompagnées de traductions d’autres classiques de l’antisémitisme occidental. Le complot juif (l’adjectif «sioniste» apparaîtra par la suite) donne la clé des difficultés de l’heure. Solution d’autant plus éclairante que les premiers adeptes des Protocoles associaient ceux-ci, on l’a vu, au Congrès sioniste de 1897.
Le complot en question est d’abord, comme dans l’original russe-blanc ou nazi, qualifié de judéo-bolchévique. Il deviendra plus tard judéo-américain, ou judéo-impérialiste, ou américano-sioniste. Seul l’habillage change, le contenu est reproduit à l’identique.
L’explication «sioniste» des Protocoles est aujourd’hui largement répandue dans le monde arabo-musulman. Chaque année paraissent plusieurs nouvelles éditions arabes des Protocoles. Le manuel scolaire palestinien Histoire du monde moderne et contemporain (pour les élèves de dixième année), publié en 2004, parle en ces termes du premier Congrès sioniste: «Un ensemble de résolutions confidentielles ont été adoptées par le Congrès. Elles sont connues sous le nom de “Protocoles des Sages de Sion” et visent à la domination du monde. Elles ont été révélées par Serge Nilus et traduites en arabe par Mohammed Khalifah Al-Tunisi»14. Des émissions de télévision, des articles de journaux et des livres populaires martèlent ce message dans tous les pays du Moyen-Orient – et aussi dans les milieux qui, en Occident, servent de relais à la propagande «antisioniste».
S’il est dans tout cela un sujet d’étonnement, il ne tient pas à la naissance de tels discours ni à leur diffusion. On trouvera toujours des fous, des imbéciles et des criminels pour inventer de telles absurdités et pour les répandre. Le véritable sujet d’étonnement est ailleurs. Il est dans l’absence de réaction – ou la faiblesse de la réaction – chez les bonnes âmes qui se flattent de combattre le racisme et de prôner la fraternité des peuples.
Des horreurs antisémites se disent, s’impriment, se répètent et se diffusent en permanence, mais les gardiens auto-désignés de l’ordre politico-moral ne veulent rien savoir. Au contraire: lorsque les révélations se font trop criantes, ils se hâtent de les recouvrir d’un pudique manteau de Noé; puis ils s’en prennent à ceux qui ont transmis l’information, les qualifiant invariablement de «désinformateurs israéliens».
Un autre aspect troublant de cette vague de complotite est qu’elle transcende les frontières politiques. Nous avons rapporté ici15 le propos d’un manifestant anarchiste russe à l’édition internet du journal Pravda: «Si je vous dis que le monde est contrôlé par une poignée de capitalistes et de grands patrons, vous penserez que je suis d’extrême gauche. Mais si je vous dis qui, selon moi, sont ces capitalistes et ces grands patrons, vous penserez que je suis d’extrême droite». On saisit là toute l’ambivalence du discours conspirationniste, sa capacité à balayer large en termes de familles politiques et de profils personnels.
Il est d’usage de désigner de telles proximités idéologiques par le terme «rouges-bruns». Mais il s’agit là d’une solution de facilité. Hormis les pays d’Europe de l’Est, où la présence affirmée d’une forte mouvance «rouge-brune» est un des héritages du communisme (le parti communiste russe en est un exemple), l’appellation renvoie à des phénomènes groupusculaires souvent associés, en France notamment, au négationnisme. Or le danger principal est ailleurs: il est dans la contagion des idées, si l’on ose employer ce dernier mot.
Un même discours conspirationniste est porté, de nos jours, par des nazis avérés et de prétendus militants anti-impérialistes. La «défense du peuple palestinien» sert souvent de ciment à cette étrange coalition. Un pareil effet est bien connu aux États-Unis, où l’anti-israélisme est de longue date une des caractéristiques de la droite la plus extrême. Il s’est répandu sur le continent européen, la Belgique (terre d’élection d’un fascisme «altermondialiste» alimenté par les fonds baassistes) lui servant de plateforme francophone.
Nous avons déjà dépassé le moment critique à partir duquel la contagion s’opère d’elle-même. Point n’est besoin d’officines, de propagandistes de l’ombre. Tout se dit au grand jour.
Parfois, un militantisme mal informé sert à faire passer le message. Ainsi, on a fait grand cas de Cindy Sheehan, la «mère anti-guerre» qui a monté une campagne personnelle contre le président Bush après que son fils a été tué en Irak. Les journaux français, anti-américanisme ambiant oblige, lui ont tressé mille éloges. Ils n’ont pas tous remarqué cette déclaration de Cindy Sheehan, en date du 15 mars dernier: «Mon fils s’est engagé à l’armée pour protéger l’Amérique, et pas Israël»16. Mais si eux ne l’ont pas remarqué, d’autres l’ont fait à leur place.
Dans la même déclaration, la «mère anti-guerre» s’en prenait aux «mensonges» et aux «trahisons» dont sont coupables «les néo-conservateurs, au profit d’Israël». George Bush lui-même ne serait, selon elle, qu’un jouet entre les mains de ces «néo-conservateurs». Comme chez l’anarchiste russe cité plus haut, la question est de savoir qui sont les «néo-conservateurs» en question. Auraient-ils, par hasard, des origines communes? Si Cindy Sheehan ne le précise pas, d’autres s’en chargent. Les listes de noms circulent, dans des milieux indifféremment qualifiés de nazis et d’anti-impérialistes. La seule différence est que chez les nazis les auteurs du complot sont désignés comme juifs, tandis que chez les anti-impérialistes on les qualifie de sionistes.
Du discours de suspicion sur la guerre américano-britannique en Irak et sur les événements du 11-Septembre («Il y a quelque chose de louche dans cette histoire de tours qui s’effondrent d’elles-mêmes») on passe, avec une facilité déconcertante, à des théories du complot mettant en cause le Mossad, les Israéliens, les sionistes et bientôt les Juifs. Avec la plus parfaite bonne foi, on absorbe et on reproduit la vulgate conspirationniste contenue dans un livre comme L’industrie de l’Holocauste de Norman Finkelstein, ou dans les divers écrits d’un Israël Shamir – l’origine juive de l’auteur servant ici d’alibi.
On est persuadé de n’être pas antisémite, et l’on est sincèrement indigné si une telle accusation est formulée. Cependant, on répète l’«information», trouvée quelque part sur internet, selon laquelle Ariel Sharon aurait déclaré «Nous, le peuple juif, contrôlons l’Amérique», et non seulement on n’est pas frappé par l’invraisemblance du propos mais à la réflexion on se dit qu’il y a là quelque chose de vrai. De là à penser qu’«ils» contrôlent aussi la presse française et les partis politiques français, il n’y a qu’un pas, et il est vite franchi.
La croyance en un complot juif devient ainsi un des éléments du discours politique. Elle sert de clé d’interprétation là où la pensée rationnelle a échoué. Elle n’est pas réservée aux groupes militants ; chacun peut se l’approprier, au gré de son imagination.
C’est ici que nous touchons à ce qu’il y a de réellement dangereux dans les théories du complot. S’il s’agissait d’un discours articulé par un auteur identifiable, on pourrait aisément l’interpeller et le réfuter. Mais nous avons affaire à tout autre chose: le condensé des ignorances, des craintes et des fantasmes d’un public désorienté par les affaires du monde.
Cette rumeur incessamment reprise n’a pas d’auteur ni de propagateur. Ne s’identifiant à aucun courant politique, elle les embrasse tous. Elle échappe à la réprobation que le sens commun exprime envers les thèses racistes. Il n’est que de voir la facilité avec laquelle le codage «sioniste» (le sioniste, dans le jargon actuel, c’est le juif plus le complot) met les gens à l’abri des sanctions pénales et des condamnations morales.
Le mythe du complot est un mal de notre siècle. À chaque instant il se trouve assez de fous, d’imbéciles et de criminels (pour reprendre les trois catégories évoquées plus haut) afin de le perpétuer. Et la mutation du complot «pur» en complot juif semble, elle aussi, inscrite dans la logique de ce siècle. Car aux anciennes pesanteurs – culturelles et sociales – s’est ajouté un effet paradoxal que l’on peut qualifier d’«effet post-Shoah».
Chez certains de nos contemporains, qui peinent à assumer l’horreur absolue du génocide commis par les nazis, on observe un mouvement de défense quasi instinctif consistant à se dire qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que peut-être la victime n’était pas si victime qu’il y paraît. La perverse rhétorique de «la victime devenue bourreau», propagée par une vulgate anti-israélienne, peut remplir cette fonction. Sur ces entrefaites on voit arriver le mythe du complot, ultime réconfort pour les âmes troublées. Alors, tout s’explique vraiment.
Ce mécanisme de mise en accusation des victimes ne concerne pas les seuls Juifs. Le génocide des Arméniens en Turquie et le génocide des Tutsis au Rwanda eurent, l’un et l’autre, pour prélude une dénonciation publique des «complots» ourdis par les futures victimes. Et la dénégation de ces génocides s’accompagne, aujourd’hui encore, de discours où le mythe du complot revient régulièrement. Les propos crypto-négationnistes sur «les massacres organisés en Turquie par les milices nationalistes arméniennes», ou sur «le double génocide au Burundi et au Rwanda», font écho aux propos crypto-négationnistes sur «l’industrie de l’Holocauste».
La différence principale est que les «complots» des Arméniens et des Tutsis sont supposés circonscrits à un domaine déterminé, tandis que le complot juif est par essence universel. Une autre différence tient à la multiplicité des facteurs internationaux qui concourent pour désigner les Juifs comme les principaux responsables des maux de ce monde. À quoi s’ajoute, dans le contexte français, le rôle joué par un petit nombre de manipulateurs qui mettent la hantise du complot au service de stratégies personnelles ou de projets politiques.
Il a fallu le nazisme et la Shoah pour que l’antisémitisme passe, dans nos sociétés, du statut d’opinion – légitime, quoique contestable – à celui d’incitation au meurtre. Le mythe du complot juif, qui est l’antisémitisme de notre temps, n’est pas encore reconnu comme tel. Il a donc, semble-t-il, de beaux jours devant lui.
Notes.
1. Pierre-André Taguieff, La foire aux illuminés, Mille et une nuits, 2005. De Pierre-André Taguieff il faut citer, dans ce contexte, au moins trois autres ouvrages: Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux (Berg International et Fayard, 2004), Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire (Mille et une nuits, 2004) et La nouvelle judéophobie (Mille et une nuits, 2002).
2. Pierre-André Taguieff, qui cite ce passage, indique encore que «le mythe d’une centrale juive ou judéo-maçonnique organisant secrètement la conquête du monde» se retrouve à la même époque chez l’abbé Chabauty, chez le Serbe Osman-Bey (lui-même d’origine juive) et chez Mgr Meurin.
3. Anne-Sophie Mercier, La vérité sur Dieudonné, Plon, 2005.
4. Dieudonné a intenté un procès à Anne-Sophie Mercier pour faire retirer de l’ouvrage des passages, injurieux selon lui mais qui à la lecture apparaissent plutôt comme de simples paraphrases des propos tenus par lui et quelques-uns de ses amis. Cependant, il n’a pas contesté l’authenticité des citations directes rapportées ici.
5. Les Protocoles de la rumeur (titre originel: Protocols of Zion), un film de Marc Levin actuellement projeté dans les salles françaises.
6. Will Eisner, Le Complot. L’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion, Grasset, 2005.
7. Véronique Campion-Vincent, La société parano. Théories du complot, menaces et incertitudes, Payot, 2005.
8. Frédéric Charpier, L’obsession du complot, Bourin, 2005.
9. Henri Rollin, L’apocalypse de notre temps. Les dessous de la propagande allemande d’après des documents inédits, Allia, 2005. Réédition d’un long ouvrage (plus de 800 pages dans l’édition actuelle) publié en septembre 1939. On y trouve une réfutation complète des thèses antisémites, y compris la comparaison du texte des Protocoles avec le pamphlet de Maurice Joly ; mais le plus troublant, dans ce livre, est l’évidente difficulté qu’ont des hommes comme Henri Rollin à contrecarrer les discours conspirationnistes.
10. Léon Poliakov, De l’antisionisme à l’antisémitisme, Calmann-Lévy, 1969.
11. Alexis Lacroix, Le socialisme des imbéciles. Quand l’antisémitisme redevient de gauche, La Table Ronde, 2005.
12. Antoine Vitkine, Les nouveaux imposteurs, Éditions de la Martinière, 2005.
13. Nathan Weinstock, Histoire de chiens. La dhimmitude dans le conflit israélo-palestinien, Mille et une nuits, 2004.
14. Voir la traduction de ce texte dans le rapport sur les nouveaux manuels de l’Autorité palestinienne, publié en juin 2005 par le Center fort Monitoring the Impact of Peace, page 22. (Le rapport, en anglais, est disponible sur internet à www.edume.org)
15. Voir notre dossier «L’antisionisme et le mythe du complot juif», L’Arche no 551-552, janvier-février 2004.
16. Déclaration transmise par Cindy Sheehan le 15 mars 2005 à la rédaction de l’émission Nightline, sur la chaîne de télévision américaine ABC.
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