«Auschwitz: la mémoire du mal»
Éric Conan
L’Express du 19 janvier 1995
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Il y a cinquante ans, le samedi 27 janvier 1945, un détachement de la 60e armée soviétique pénétrait dans le complexe concentrationnaire d’Auschwitz-Birkenau, en haute Silésie polonaise, à moins de 50 kilomètres de Cracovie. Dans les trois camps libérés, les soldats de l’Armée rouge ne trouvèrent que 7 000 déportés, pour la plupart mourants ou malades. En fuyant devant l’avancée des troupes de Staline, les Allemands avaient emmené dans leur débâcle l’immense majorité des détenus «aptes au travail». Cette évacuation s’est subitement accélérée à la mi-janvier 1945: l’armée rouge venait, plus tôt que prévu, de lancer son offensive sur la Vistule. Les nazis décidèrent en catastrophe la liquidation définitive des trois camps. Entre le 17 et le 21 janvier 1945, 56 000 autres détenus quittèrent le camp, à pied, dans la neige et la glace. Ces «marches de la mort» firent en quelques jours des milliers de victimes, tombées d’épuisement, de froid, ou sous les balles de leurs gardiens, paniqués par leur déroute. En arrivant, les Soviétiques trouvèrent les restes de constructions inédites dans l’histoire de l’humanité: des crématoires dotés de chambres à gaz, que des artificiers allemands avaient dynamités le 20 janvier. Ecoutant les rescapés, les militaires découvrirent le fonctionnement et la finalité d’une machinerie conçue pour le meurtre collectif. Auschwitz ne fut pas le seul camp d’extermination nazi. Mais il fut le plus grand, le plus meurtrier. Et est aujourd’hui le mieux connu. Contrairement aux autres camps consacrés à la destruction humaine (Treblinka, Chelmno, Majdanek, Sobibor, Belzec), dont il reste peu de témoins. Auschwitz, parce qu’il fut également camp de concentration et camp de travail, a laissé plus de survivants. Et donc plus de souvenirs. Environ 1 million de personnes y furent assassinées, dont près de 90% de juifs. Depuis la fin de la guerre, l’importance de cet événement unique, longtemps sous-estimé en Occident et falsifié à l’Est, ne cesse de grandir. L’image, désormais universelle, de ces rails, venant de toute l’Europe pour s’interrompre brutalement derrière le porche de Birkenau, marque à jamais le xxe siècle.
***
Ce sont les travaux d’hiver. Protégés du froid et de la neige dans l’ancienne buanderie transformée en atelier, 7 menuisiers s’affairent autour d’une grande porte de bois noirci, posée sur des tréteaux. Un par un, ils enlèvent, soigneusement, tous les clous. A chacune des planches, désormais désunies, ils attachent une petite plaque de fer-blanc sur laquelle un nombre est gravé. Puis les déposent, côte à côte, au fond de la pièce, près de centaines d’autres éléments — ; planches, poutres, chevilles — ; appartenant tous à la baraque B 153. L’une des 20 dernières baraques en pin encore présentes sur l’emplacement de l’ancien «camp de quarantaine». L’une de ces écuries préfabriquées de 40 mètres de longueur de la Wehrmacht, qui furent installées, à partir de 1941, à Birkenau. A titre provisoire.
Ils ont démonté la baraque B 153 à l’automne. Très lentement. Après avoir numéroté tous ses panneaux, ses portes, ses poutres, et l’avoir photographiée sous tous les angles. Un classeur contient des centaines de photos. Un autre, des dizaines de schémas illustrant les étapes du démontage, qui a été filmé en vidéo. Enfin, un troisième consigne, morceau de bois par morceau de bois les étapes de la restauration: des croquis indiquent à l’aide de couleurs différentes, les planches originales conservées et celles qui, abîmées ou pourries, sont remplacées, totalement ou partiellement, par du pin neuf. Un quatrième classeur recevra les clichés réalisés au moment du remontage, au printemps.
La présentation de ces épais registres est impeccable. Witold Smrek y veille personnellement. «Absolument tout ce que nous faisons est désormais enregistré!» Conservateur général du musée d’Auschwitz-Birkenau, cet ingénieur de 40 ans supervise l’ensemble des travaux d’entretien et de restauration des sites d’Auschwitz I (20 hectares) et de Birkenau (171 hectares). Ses hommes vont consacrer six mois de soins à la baraque B 153. Pour qu’elle survive. Quatre autres baraques quelques miradors et des dizaines de châlits ont déjà été restaurés selon ces nouvelles règles. Pour soustraire les vestiges de pin au lent pourrissement qui les gagne par tous les bouts, les ouvriers trempaient, jusqu’alors, chaque planche remise en état dans un bain d’insecticide. Mais Witold Smrek vient d’acquérir une énorme machine danoise de 200 000 marks payée par le gouvernement allemand. «C’est une grosse étuve perfectionnée pour l’imprégnation du bois sous pression. Elle va nous permettre de traiter plusieurs dizaines de planches à la fois. Avec une garantie de conservation de trente ans.» Le conservateur général insiste beaucoup sur sa solitude professionnelle. «Je dois maintenir en l’état des installations de mauvaise qualité, édifiées à titre très provisoire, il y a cinquante ans, sur un ancien marais, où le sol ne cesse de bouger! Mais il n’y a pas de spécialistes du béton médiocre. Ni de la mauvaise brique qui s’effrite. Parfois, nous ne savons plus quoi faire!» Witold Smrek est intarissable sur le malaise qui le poursuit quotidiennement: comment s’acquitter consciencieusement d’un travail souvent impossible? Quand les cheminées de brique qui s’alignent à perte de vue, derniers vestiges des baraques disparues, menacent de tomber, il les remplit de béton armé et les ancre dans le sol. La moitié d’entre elles ont d’ailleurs été reconstruites dans les années 60. Lorsque les fils de fer barbelé, rouillés, se cassent, il n’a pas de scrupule à en poser des neufs: les 145 kilomètres de clôture ont déjà été totalement remplacés trois fois depuis la fin de la guerre! Mais que faire des poteaux de béton recourbés qui les soutiennent et se fendent, devenant dangereux? Des murs de brique de 12 centimètres d’épaisseur des Blocks de Birkenau s’écroulant sous les toits trop lourds? Des vestiges de béton armé des chambres à gaz des crématoires-II et III, que les nazis ont dynamités le 20 janvier 1945, et qui se délitent un peu plus chaque année? Witold Smrek aimerait bien qu’on lui dise ce qu’il faut faire, puisqu’il n’est, aujourd’hui, plus question de reconstruire, comme le faisaient ses prédécesseurs. En attendant, depuis cinq ans, ainsi qu’on le lui a recommandé, il consigne toutes les interventions effectuées par ses 15 employés et contremaîtres. Même s’ils travaillent sur des bâtiments à l’authenticité déjà bien malmenée, telles ces dernières baraques de Birkenau. Les nazis en avaient installé plus de 200. Ils en ont démonté quelques dizaines en 1944 avant d’évacuer le camp, et brûlé beaucoup d’autres. Puis, après guerre, les Polonais en ont récupéré plus d’une centaine pour les sans-abri de Varsovie. Et les habitants d’Auschwitz sont venus se fournir en bois de chauffage, entre 1945 et 1947, quand le site était à l’abandon. En 1952, il n’en restait que 38, délabrées, dont les parties récupérables n’ont permis d’en reconstituer que 20 à peu près entières. Lesquelles furent, par la suite, régulièrement retapées. Et remontées sur des dalles de ciment qui n’existaient pas, à l’origine, quand plusieurs centaines —; et à certaines périodes un millier —; de détenus s’entassaient dans chacune d’elles sur des châlits de bois à trois étages simplement posés sur la terre battue. Quelle part de ces vestiges date encore de 1945? «Au moins 60 %», précise Witold Smrek, agacé par les critiques qui s’élèvent à présent contre quarante années de préservation-reconstruction d’Auschwitz. Lui n’était pas encore là. Il n’y est pour rien. C’est pour cela qu’il consigne, avec un soin maniaque, chacune des interventions de ses ouvriers. On ne pourra l’accuser d’aucun méfait. Tout est là, à l’intérieur des dizaines de dossiers accumulés dans le grand bureau qu’il occupe au sein d’un ancien Block de détenus d’Auschwitz I.
Il agit de même pour les «objets», comme on dit dans le langage des employés du musée. Les valises, les chaussures, les gamelles, les lunettes, les prothèses, les peignes. Découverts par dizaines de milliers dans les hangars du camp en 1945, ce sont les effets personnels des derniers juifs assassinés, qui étaient récupérés méthodiquement afin d’être expédiés dans le Reich pour «recyclage». Une partie figure dans le musée. Ils s’y détériorent depuis cinquante ans, derrière de larges vitrines, dans des pièces non chauffées d’anciens Blocks de détenus. Grâce à des fonds du gouvernement allemand (7,5 millions de marks), le musée s’équipe actuellement d’un système de chauffage et de climatisation, conçu par une firme de Dresde. Et, depuis que Witold Smrek en a la charge, les employés du musée prêtent plus d’attention à l’«entretien des objets». Les 87 000 chaussures, par exemple. Avant lui, on les brassait périodiquement dans une sorte de tambour empli de sciure imbibée de lanoline pour les dépoussiérer et les huiler: elles y ont pris une couleur uniforme et beaucoup n’ont pas résisté à ce traitement aujourd’hui proscrit. Le musée a désormais recours aux services de dizaines de jeunes bénévoles allemands, militants de la mémoire, membres d’«Aktion Suhnezeichen» (opération Repentir), qui séjournent régulièrement à Auschwitz, à la recherche d’une bonne action. Witold Smrek leur fait nettoyer à la main, une par une, les chaussures tragiques. Les élèves de l’école de restauration de Cologne se sont chargés du nettoyage des valises.
Toutes ces précautions — ; ce souci de bien faire, de ne pas être taxé de falsification — ; illustrent les efforts récents des autorités polonaises pour délivrer l’ancien camp d’extermination de quarante ans d’une mémoire communiste qui avait modelé le site jusqu’à en nier la signification. Après la chute du Rideau de fer, les responsables d’Auschwitz ont dû faire face à la multiplication soudaine des visiteurs étrangers, dont beaucoup sont abasourdis par ce qu’ils découvrent. Et le font savoir. D’où une inflation de suggestions, de critiques et de protestations. L’affaire du carmel d’Auschwitz incita les nouveaux dirigeants polonais à faire vite le ménage. L’homme clef de cette mission diplomatique sera Stefan Wilkanowicz, directeur de la revue catholique «Znak», organe influent de l’ex-opposition catholique. Tadeusz Mazowiecki, Premier ministre, avait nommé ce proche comme médiateur dans l’affaire du carmel. Moins patelin qu’il n’en a l’air, ce sexagénaire a joué un rôle essentiel, en compagnie du Français Théo Klein, dans le règlement d’un conflit qui a beaucoup contribué à attirer l’attention internationale sur les bizarreries de la gestion du site. Tadeusz Mazowiecki lui demande alors de s’occuper de l’ensemble d’Auschwitz, en y associant les organisations d’anciens déportés. Ainsi naît, en 1990, le Comité international du musée d’Etat d’Auschwitz, comprenant 26 membres de toute nationalité, dont Israel Gutman, du mémorial Yad Vashem de Jérusalem, et Théo Klein, ancien président du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France). La présidence de ce comité est confiée à Wladyslaw Bartoszewski, personnalité incontestable, historien du judaïsme, ancien résistant, survivant d’Auschwitz, et actuellement ambassadeur de Pologne en Autriche. On y retrouve Stefan Wilkanowicz, assurant une vice-présidence très attentive. Officiellement chargé de conseiller à la fois, le directeur du musée d’Auschwitz et le ministre de la Culture, qui en a la tutelle, ce comité va soudain devenir, pour la première fois depuis la fin de la guerre le lieu d’un débat inédit: que faire d’Auschwitz?
«L’accord fut unanime pour mettre fin au discours national-communiste sur le site et pour que le génocide des juifs trouve enfin une place centrale dans la mémoire d’Auschwitz. Mais les désaccords furent profonds quant aux formes que devaient prendre ces changements!«se souvient Stefan Wilkanowicz. Cinq ans plus tard, le constat reste valable: » Les plus grosses énormités ont été rectifiées, mais les principales discussions n’en finissent pas et sont loin d’être tranchées. Je peux même dire que des débats essentiels, douloureux, parfois imprévus, ne font que commencer!»
Le Comité international a tout de même été contraint, il y a seulement quelques semaines, de mettre un terme à une controverse qui durait depuis cinq ans. Il vient de remplacer, pour les prochaines cérémonies du 50e anniversaire, la plaque commémorative de Birkenau (en 20 langues) qu’il avait fait immédiatement déposer en 1990. Elle était le signe le plus visible et le plus gênant de l’emprise communiste sur le site. On pouvait, en effet, y lire: «Ici, de 1940 à 1945 quatre millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été torturés et assassinés par les meurtriers hitlériens». Non seulement le chiffre était grossièrement erroné, mais le texte ne faisait aucune allusion à l’identité juive de 90 % des victimes. Lors de l’inauguration de ce «monument international à la mémoire des victimes du fascisme», le 16 avril 1967, en trois heures de discours, les orateurs (dont le Premier ministre polonais et le libérateur soviétique du camp) avaient réussi le prodige de ne pas prononcer une seule fois le mot «juif».
Pendant des dizaines d’années, cette négation du judéocide fut l’une des constantes de l’approche stalinienne. D’Auschwitz, elle faisait avant tout le lieu de la souffrance polonaise et du martyre des combattants antifascistes. D’où le choix, à cette époque, de privilégier le site d’Auschwitz 1, lieu principal d’internement et d’exécution de 75 000 résistants et otages polonais, et de négliger l’énorme complexe de Birkenau, centre d’extermination de masse des juifs de Pologne et d’Europe. Hormis le monument en hommage aux 15 000 soldats soviétiques assassinés. La majeure partie du musée d’Auschwitz I se compose de «pavillons nationaux» —; un pavillon juif figurant simplement parmi les autres —; dont beaucoup vantent surtout les lumières du communisme, comme le scandaleux pavillon bulgare (alors qu’il n’y a pas eu de déportés de Bulgarie à Auschwitz), que le musée vient de prendre la liberté de fermer (officiellement, pour raisons de sécurité…), et l’ex-pavillon soviétique, aujourd’hui à l’abandon, qui vantait les mérites de l’Armée rouge. Ce mensonge historique devait cesser d’urgence. Mais c’est seulement lorsque l’ancienne plaque fut déposée que les membres du comité s’aperçurent qu’ils n’étaient pas d’accord sur le nombre de victimes à inscrire sur la nouvelle. Selon les évaluations les plus sérieuses —; celles de Raul Hilberg, Franciszek Piper et Jean-Claude Pressac —; de 800 000 à 1,2 million de personnes ont été assassinées à Auschwitz, dont de 650 000 à 1 million de juifs. Les écarts s’expliquent, essentiellement, par la difficulté de chiffrer le nombre des victimes polonaises et hongroises, tandis que celui des juifs déportés d’Europe de l’Ouest est bien connu, notamment grâce aux travaux de Serge Klarsfeld. La discussion fut tendue. La solution logique consistait à reprendre l’estimation —; 1,1 million de tués dont 960 000 juifs —; établie par le département d’histoire du musée et issue de dix ans de travaux de Franciszek Piper. Ou à n’indiquer aucun chiffre, comme le proposait le musée. Serge Klarsfeld suggérait de ne pas mentionner de chiffre global, inconnu, mais de donner le maximum d’informations sur les origines géographiques en inscrivant, pays par pays, le nombre précis de victimes en provenance de l’Ouest (France, Belgique, Pays-Bas, Italie, Allemagne), ainsi que des fourchettes d’estimations pour les victimes déportées de Pologne, de Slovaquie et de Hongrie. Stefan Wilkanowicz, en bon conciliateur, avait proposé la formule «plus de 1 million». Faute d’accord au sein du comité, l’affaire fut finalement tranchée à la chancellerie de la présidence de la République: «1,5 million». Il n’y eut, en revanche, aucune discussion sur la nécessité de combler l’«oubli» à propos de l’identité juive de la majorité des victimes. Le texte définitif est explicite: «Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, en majorité des juifs de divers pays d’Europe, soit à jamais pour l’humanité un cri de désespoir et un avertissement.»
Cette nouvelle lecture, plus conforme à la réalité historique, se traduit également par le rééquilibrage du site en faveur de Birkenau. «D’ici à quelques années, nous espérons en faire le lieu essentiel de toute visite, alors que, pendant longtemps, la majorité des visiteurs, qui n’y étaient pas incités, n’allaient même pas à Birkenau, trois kilomètres plus loin», précise Teresa Swiebocka, responsable des expositions à la direction du musée. Scandalisée par l’ignorance massive de Birkenau, une organisation de juifs canadiens a pris l’initiative, en 1991, de financer un bus qui fait désormais la navette entre les deux camps. L’arrivée de ce véhicule fut le premier signe des interventions étrangères avec lesquelles la Pologne est maintenant condamnée à cogérer le camp. Puis vint la fondation Estée-Lauder. Ronald Lauder, homme d’affaires et ex-ambassadeur des Etats-Unis en Autriche, dirige cette riche institution de Philadelphie qui s’emploie à entretenir les cimetières et les synagogues des pays de l’Est. Il tombe des nues lorsqu’il constate l’état d’abandon de Birkenau. Ancien diplomate, il sait l’être avec les Polonais: ils ont fait ce qu’ils ont pu avec leurs faibles moyens, leur explique-t-il. Lui va leur en apporter de gros. Car il en faut. Le devis qu’il a demandé à une commission d’experts américains du Metropolitan Museum, dépêchée sur le site en septembre 1993, chiffre à 230 millions de francs le coût des travaux les plus urgents. Le mécène américain a une idée habile: demander une contribution financière à tous les pays d’origine des juifs déportés vers Auschwitz. Il sollicite un mandat officiel du Comité international d’Auschwitz. Celui-ci le lui accorde bien volontiers, le musée s’étant toujours refusé, par principe, à faire appel aux apports étrangers, mais n’étant pas opposé à ce qu’on le fasse pour lui… L’effet Lauder est radical. L’Allemagne, qui n’a jamais rien fait pour Auschwitz, paie. Avec ferveur. Mais préfère les relations directes avec le musée. «Ils ne décident pas des travaux: nous leur proposons des projets précis et chiffrés et ils choisissent», explique Krystyna Oleksy, vice-directrice. Ces discussions passent, le plus souvent, par le consul d’Allemagne à Cracovie. Aux termes d’un accord signé en novembre 1994, le gouvernement fédéral vient de s’engager pour 10 millions de marks. A l’initiative de la Basse-Saxe, les Länder, soucieux de ne pas être en reste, se sont associés pour réunir la même somme. Ils se sont déjà engagés dans les travaux de restauration du «sauna central». Et la station de radio-télévision allemande Norddeutscher Rundfunk a organisé une sorte de Téléthon «contre l’oubli» et récolté 2 millions de marks auprès du public.
Les autres pays passent par la fondation Lauder. La Grèce a répondu à l’appel (500 000 dollars), de même que les Pays-Bas et la Belgique. Mais également l’Espagne, le Japon et la Grande-Bretagne, qui n’étaient pas sollicités. En octobre dernier, Edouard Balladur a décidé que la France contribuerait, pour 10 millions de francs, à cette collecte internationale. L’Autriche n’a pas donné de réponse.
Alors que, pour la première fois, des moyens importants — ; dont plus de la moitié viennent d’Allemagne — ; sont alloués à la préservation d’Auschwitz, subitement, le financement ne semble plus prioritaire. Car le fait de pouvoir enfin discuter de ces ruines maudites, gelées pendant si longtemps par le communisme, a suscité une multitude de propositions, toutes contradictoires, auxquelles personne ne pensait il y a encore quelques années. Certaines remettent même en question des projets déjà engagés. Embarrassés, le Comité international et le musée organisent, en août 1993, un colloque rassemblant historiens, religieux, philosophes et techniciens: «L’avenir d’Auschwitz: conserver les ruines?» Loin de clarifier la situation, la réunion donna le vertige par l’ampleur des clivages. «Le plus surprenant fut de constater que des gens ayant le même statut, qu’il s’agisse d’anciens déportés, d’universitaires ou de religieux, pouvaient exprimer des positions totalement opposées», remarque Stefan Wilkanowicz. Jonathan Webber, professeur d’études hébraiques à Oxford, raconte que, avant de venir au colloque, il était allé demander son avis à un rabbin britannique de ses connaissances qui lui répondit: «Laissons pourrir ce lieu maudit!» James Young, historien et professeur d’études judaiques à l’université du Massachusetts, suggéra que la préservation de spécimens, à côté du reste des ruines —; que l’on laisserait vieillir doucement —; permettrait aux visiteurs de «voir à la fois ce qui était, et le temps qui s’est écoulé depuis». Detlef Hoffmann, professeur d’histoire de l’art à l’Institut des sciences de la culture d’Essen, estime au contraire que «ce travail de la nature et du temps, ordinairement chargé de soigner toutes les blessures, n’est pas imaginable à Auschwitz. A cause du caractère unique du crime nazi. Il faut préserver les ruines, et l’Allemagne doit y participer financièrement». Certains proposent de limiter la dégradation par tous les moyens, par exemple en recouvrant les ruines des crématoires d’une sorte de serre en Plexiglas. D’autres envisagent d’aller plus loin: reconstruire. Plusieurs projets concernent le vaste sauna central, en cours de restauration, où les déportés qui n’étaient pas immédiatement gazés à leur arrivée mais sélectionnés pour le travail étaient rasés, douchés et tatoués. Certains souhaitent voir ce lieu, où les détenus perdaient leur personnalité, devenir un mémorial dans lequel une voix réciterait, en permanence, les noms de victimes connues. Il y en a qui veulent y installer tous les objets personnels dont les déportés étaient dépouillés. D’autres préconisent, au contraire, de le laisser éternellement vide. Quelqu’un a même émis l’idée de creuser une tranchée dans les anciennes fosses où étaient incinérés les corps des gazés lorsque les crématoires ne suffisaient pas ou tombaient en panne, comme lors des gazages massifs des juifs hongrois, en mai-juin 1944. La galerie serait dotée de parois de verre, pour que l’on voie bien l’épaisseur des cendres… Selon Yaffa Eliach, professeur d’études judaiques à Brooklyn, des wagons d’époque devraient être placés sur les rails de Birkenau. Il y a aussi le projet de Serge Klarsfeld: reconstituer symboliquement l’ancienne rampe d’arrivée, qui était jusqu’en mai 1944 à l’extérieur de Birkenau, avant que la voie soit prolongée jusque dans le camp. Tandis que, à l’intérieur, il préférerait qu’on «laisse se dégrader ces traces matérielles, dont le sort doit être lié à celui de la génération qui a connu les victimes». Pour Jean-Claude Pressac, il faudrait reconstruire sur place l’ancien crématoire-III, dispositif énorme qui associait une chambre à gaz et des fours crématoires. «Pour que les visiteurs se représentent la rationalité concrète et transparente d’une machine de meurtre de masse, ce que ne permettent pas les ruines.» Serge Klarsfeld n’est pas opposé à cette reconstitution, à condition qu’elle soit réalisée à l’extérieur du camp. Théo Klein, en revanche, n’en voit pas l’utilité. «Tout cela est contraire à la tradition juive: la mémoire des morts doit servir les vivants.» David Cesarini, directeur de la bibliothèque Wiener de Londres, consacrée à l’Holocauste, résume le désarroi ressenti par bien des participants de ce colloque: «Nous ne pouvons pas prendre le risque de susciter de nouvelles accusations de falsification. Nous ne pouvons pas, à l’inverse, laisser les ravages du temps détruire le site. L’avenir d’Auschwitz-Birkenau nécessite un large débat international, nous sommes tous concernés par ces lieux.»
Une question, en particulier, grandit, au point d’obséder: que faire des cheveux? Les cheveux des victimes. Lors de la libération du camp, les Soviétiques en trouvèrent sept tonnes, non encore expédiées dans les filatures allemandes. Et qui ont disparu. Lors de la création du camp, les Polonais avaient trouvé 2,5 tonnes de cheveux provenant d’Auschwitz dans une filature de Kietz. Ils en exposèrent la majeure partie au musée, amoncelés derrière une immense vitrine. Comme preuve de barbarie. Puis, ces dernières années, quelques voix s’élevèrent pour dénoncer ce «sacrilège». Personne, auparavant, n’avait formulé une telle objection. Elle fut immédiatement prise au sérieux. Fallait-il continuer à montrer ces cheveux aux 500 000 visiteurs qui passaient chaque année? Les garder, mais ne plus les exhiber? Les enterrer? Depuis, le débat n’a cessé de s’amplifier. «A qui appartiennent ces cheveux?» s’interroge Wladyslaw Bartoszewski. Ils ne sont évidemment pas la propriété de l’Etat polonais. Pour Jonathan Webber, «ils font partie des dépouilles mortelles, ils doivent être ensevelis». Théo Klein est partagé: «Je n’aime pas les musées des horreurs, mais des gens ont peut-être besoin de cela pour comprendre ce qui s’est passé. Je pense qu’il faut garder une petite partie de ces cheveux, à titre symbolique, et enterrer le reste, sur place, au cours d’une cérémonie qui ne soit pas un spectacle.»
Aujourd’hui, ces cheveux hantent Auschwitz. «Lorsque nous prêtions des objets pour des expositions à l’étranger, il y avait toujours un peu de cheveux. Plus maintenant», précise Teresa Swiebocka. Et Witold Smrek n’ose plus y toucher: «Pour leur préservation, ils étaient régulièrement traités chimiquement contre les mites, dépoussiérés et lavés, enfermés dans de grands sacs. Ce traitement les a sauvegardés tout en les abîmant: ils sont devenus grisâtres et cassants. Nous avons tout arrêté en attendant de savoir ce que l’on devait faire.»
Autre sujet délicat: que faire des falsifications léguées par la gestion communiste? Dans les années 50 et 60, plusieurs bâtiments, qui avaient disparu ou changé d’affectation, furent reconstruits, avec de grosses erreurs, et présentés comme authentiques. Certains trop «neufs», ont été fermés au public. Sans parler de chambres à gaz d’épouillage présentées parfois comme des chambres à gaz homicides. Ces aberrations ont beaucoup servi aux négationnistes, qui en ont tiré l’essentiel de leurs affabulations. L’exemple du crématoire-I, le seul d’Auschwitz-I, est significatif. Dans sa morgue fut installée la première chambre à gaz. Elle fonctionna peu de temps, au début de 1942: l’isolement de la zone, qu’impliquaient les gazages, perturbait l’activité du camp. Il fut donc décidé, à la fin d’avril 1942, de transférer ces gazages mortels à Birkenau, où ils furent pratiqués, sur des victimes essentiellement juives, à une échelle industrielle. Le crématoire I fut, par la suite, transformé en abri antiaérien, avec salle d’opération. En 1948, lors de la création du musée, le crématoire-I fut reconstitué dans un état d’origine supposé. Tout y est faux: les dimensions de la chambre à gaz, l’emplacement des portes, les ouvertures pour le versement du Zyklon B, les fours, rebâtis selon les souvenirs de quelques survivants, la hauteur de la cheminée. A la fin des années 70, Robert Faurisson exploita d’autant mieux ces falsifications que les responsables du musée rechignaient alors à les reconnaître [Note de PHDN: Il ne s’agit pas en réalité de «falsifications». Il n’y avait aucune volonté de tromper, mais bien des maladresses et des négligences coupables certes, mais non volontaires. Les négationnistes ont exploité ce passage trop véhément — et pour le coup inexact — de l’article d’Éric Conan pour confirmer leurs propres mensonges que Conan dénonce pourtant lui-même: triste ironie…]. Un négationniste américain vient de tourner un film vidéo dans la chambre à gaz (toujours présentée comme authentique): on l’y voit interpeller les visiteurs avec ses «révélations». Jean-Claude Pressac, l’un des premiers à établir exactement l’histoire de cette chambre à gaz et de ses modifications pendant et après la guerre, propose de la restaurer dans son état de 1942, en se fondant sur des plans allemands qu’il vient de retrouver dans les archives soviétiques. D’autres, comme Théo Klein, préfèrent la laisser en l’état, mais en expliquant au public le travestissement: «l’Histoire est ce qu’elle est; il suffit de la dire, même lorsqu’elle n’est pas simple, plutôt que de rajouter de l’artifice à l’artifice.» Krystyna Oleksy, dont le bureau directorial, qui occupe l’ancien hôpital des SS, donne directement sur le crématoire-I, ne s’y résout pas: «Pour l’instant, on la laisse en l’état et on ne précise rien au visiteur. C’est trop compliqué. On verra plus tard.» «Comment décider lorsque le clivage des propositions est extrême? Et qu’elles sont toutes légitimes et de bonne foi? Dans ces matières, un quasi-consensus est nécessaire. Lorsqu’il n’existe pas, mieux vaut ne pas prendre de décision. Il faut attendre et continuer à discuter», estime Stefan Wilkanowicz, qui, au cours de ses longues années dans l’opposition, a appris la patience. Cela explique le peu de choix concrets. Outre le changement de la plaque commémorative de Birkenau et la rigueur nouvelle dans les restaurations, la seule orientation déjà perceptible est l’accent mis sur Birkenau, qui acquiert progressivement le statut sacré de cimetière. Depuis quelques semaines, des panneaux dressés aux endroits importants exposent des photos d’époque permettant aux visiteurs de comprendre ce qui se passait là. L’opération est financée par le gouvernement allemand (400 000 marks). Une fois surmonté le débat moral sur le fait que les seules photos existantes furent prises par des SS, il fut décidé d’installer chaque cliché sur un bloc de granite noir. La multiplication de ces stèles posées sur le sol donne à Birkenau un aspect de lieu de sépultures. Aspect encore renforcé par d’autres blocs de granite rappelant l’emplacement des anciennes fosses d’incinération. Et par d’autres stèles, encore, dans la troisième partie du camp —; le «Mexique» —; dont il ne reste rien et où moururent à l’air libre tant de femmes hongroises laissées à l’abandon. «C’est ce qu’il faut privilégier, précise Detlef Hoffmann: le droit pour Birkenau d’être un cimetière, un endroit de silence et de prière.»
Teresa Swiebocka revendique cette orientation: «Nous agissons désormais en fonction de la nature du lieu: Birkenau est le plus grand cimetière au monde. Sur des dizaines d’hectares, le sol y est indissolublement mêlé aux cendres de centaines de milliers de personnes.» Le musée vient de prendre des mesures pour mieux protéger cette vaste nécropole. Une «cellule de sécurité» a été créée, la surveillance doublée, et un poste de garde placé au bout de Birkenau, vers le sauna central, près des bois de bouleaux et des anciennes fosses d’incinération. Pour dissuader les orpailleurs qui resurgissent épisodiquement, parfois équipés de détecteurs de métaux, comme cela se produisit en 1994. Héritiers infâmes de ces Polonais qui fouillaient, après guerre, les fosses macabres, à la recherche de pépites. Cette vigilance évitera aussi que l’on ne croise des cueilleurs de champignons, comme c’était encore le cas il y a peu.
Le glissement progressif vers le silence sacré provoque déjà d’autres questions. Depuis quelque temps, la direction du musée reçoit des requêtes inédites: des juifs demandent à être enterrés à Birkenau. Certains expliquent que cet endroit est la sépulture d’une partie de leur famille. A nouveaux problèmes, nouveaux clivages. «Nous leur répondons que ce n’est pas possible, mais qu’il y a un cimetière juif dans la ville d’Auschwitz», précise Teresa Swiebocka. Elle pense, cependant, qu’avec l’accord du Comité international un petit cimetière pourrait être créé près de la fosse commune où furent ensevelis les centaines de cadavres découverts dans le camp à sa libération. Personnellement, Stefan Wilkanowicz y serait favorable. A condition de réserver cette possibilité aux anciens détenus: «Un terrain pourrait être acheté en bordure du camp. On va en discuter.» Théo Klein n’est pas d’accord: «C’est sans limites. Les enfants des enfants voudront, à leur tour, s’y faire enterrer. L’histoire s’est terminée. Il ne faut pas prolonger de cette façon la vie de ce lieu. C’est un lieu fini.»
Eric Conan
Nous remercions vivement L'Express de nous avoir autorisé à reproduire cet article sur le site PHDN[ Auschwitz | un dictionnaire du génocide | Génocide & 2ème GM | Toutes les rubriques ]
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09/07/2001